Dans son petit appartement du boulevard Raspail, la pièce où Zonzon donnait ses consultations était très gaie. Sièges, table-bureau, bahut à usage de vitrine et de bibliothèque, tout le meuble était de ce style flamand moderne aux lignes simples et pures et dont le chêne clair a les tons chauds et dorés des moissons mûres. Les frais bouquets de la toile de Jouy fleurissaient la tenture. Dans des cadres sobres, de bonnes héliographies reproduisaient des chefs-d’œuvre préférés. Un peu partout, des pots de cuivre et de grès flambé. Et même le classique fauteuil articulé, toujours sinistre sous ses faux airs d’instrument de torture, était remplacé par un divan jonché de petits coussins à volants.
C’est là qu’au lendemain de son retour des Barres elle reçut son beau-frère. Entre ces murs où, depuis cinq ans, elle avait déjà sondé et soulagé tant d’intimes misères, elle se sentait plus confiante, plus désignée que partout ailleurs pour lui faire entendre en franchise les paroles de guérison.
A peine entré, il demanda âprement:
—Vous avez vu Lucette? Vous l’avez confessée?
—Oui.
De la main, elle lui désigna un fauteuil. Il s’y laissa tomber.
—Ah!... Eh bien, qu’est-ce qu’elle a?
Zonzon s’était assise derrière son bureau. Elle ébaucha:
—Peuh!... Du malaise.
Mais de sa main gantée, impatiente, il frappait la table:
—Voyons, voyons, ne me ménagez pas, je vous en prie. Je suis prêt à tout. Elle se détache de moi, n’est-ce pas? Elle ne m’aime plus?...
Zonzon leva les bras:
—Là! le voilà parti ... Mais si, elle vous aime. Elle n’a jamais cessé de vous aimer. Elle va rentrer, d’ici quelques jours. Je vous le promets.
Un peu rassuré, il reprit;
—Alors, d’où vient ce malaise? Pourquoi cette fuite sous un vain prétexte, ce besoin de solitude et de retraite? Encore une fois, qu’est-ce qu’elle a?
Zonzon ouvrait et refermait le couvercle de l’encrier de cristal:
—Il ne faut pas chercher ce qu’elle a, il faut chercher ce qu’elle n’a pas ... Tenez, il arrive qu’en sortant de chez soi, dès la porte claquée, on éprouve l’impression d’avoir oublié quelque chose. Un objet indispensable, clef, argent, lettre. On ne sait pas encore quoi. On s’interroge, on se tâte. Lucette est à peu près dans cet état-là. Elle sent qu’il lui manque quelque chose. Elle ne sait pas ce qui lui manque. De là son inquiétude et son trouble.
Il s’écria:
—Que lui manque-t-il? Je lui ai tout offert. Tout ce que ma tendresse, mon culte m’ont inspiré d’attentions ...
Elle l’interrompit:
—Je sais de quelle adoration vous entourez ma petite Lucette. Et je vous en ai bien de la gratitude, allez. Mais êtes-vous sûr de lui avoir donné tout ce que vous pouviez lui donner?...
—Je ne vous comprends pas.
Elle insista:
—D’avoir tout tenté pour la rendre heureuse? Cherchez bien. Vous m’avez dit que, tous ces jours-ci, vous aviez fait votre examen de conscience. Vous n’avez rien trouvé? Vous n’avez rien à vous reprocher?
—Non, dit-il. Ah! Parfois, j’en venais à souhaiter de me prendre en faute. Au moins, ç’aurait été une explication, une chance de réparer, une lueur d’espoir. Non. Rien. Mais vous, Suzanne, vous devez savoir ... Ah! parlez, parlez. Je vous l’ai dit, je suis prêt à vous suivre aveuglément.
Elle pensa tout haut:
—Allons, c’est bien décidément de l’ignorance.
Et elle ajouta en souriant:
—Avez-vous lu Daphnis et Chloé?
—Non.
—Même pas! J’aurais dû m’en douter.
Ah! c’est bien la peine de posséder à fond son antiquité!... Eh bien, Daphnis et Chloé s’aiment. Mais ils ne savent pas s’aimer. Ils manquent d’expérience. Et ils ne sont pas heureux. Ils sont tourmentés, inquiets. Jusqu’au jour où une certaine Lycénion dissipe l’ignorance de Daphnis. Grâce à quoi les deux amants goûtent enfin le bonheur. Oh! je ne prétends pas vous renseigner à la manière de Lycénion, rassurez-vous. Sérieusement, Paul, c’est en médecin que je veux vous parler. En médecin ami, très ami, mais en médecin. Vous aussi, votre ignorance peut compromettre votre bonheur. Il faut qu’elle cesse.
Et comme il s’apprêtait à parler:
—Eh! parbleu, poursuivit-elle. Je sais bien ce que vous allez me répondre. Vous connaissez votre a b c. C’est entendu. La preuve, c’est que vous avez un enfant. Un enfant ... Justement, rappelez-vous les trente heures de tortures qu’a passées Lucette à ce moment-là. Où elle demandait grâce, et qu’on l’achève, et qu’on la tue ... Où vous pleuriez, vous, d’avoir été comme l’artisan de son supplice et de ne pas pouvoir l’adoucir. Vous ne vous êtes jamais demandé ni sur-le-champ, ni plus tard, ni ces jours-ci quand vous êtes descendu en vous-même, vous ne vous êtes jamais demandé si une pareille souffrance ne devait pas être compensée par du plaisir? Vous trouvez naturel qu’une femme puisse endurer le martyre, risquer sa peau, mettre au monde une demi-douzaine d’enfants, sans éprouver de la satisfaction au moment où elle les conçoit? J’en connais, de ces malheureuses. Elles sont légion. Mais je dis qu’il ne devrait pas y en avoir. Non, non, c’est trop injuste, et d’une injustice qui devrait frapper un esprit réfléchi comme le vôtre.
Elle s’échauffait, frappait à son tour le bureau du plat de la main.
—Car enfin, vous autres hommes, non seulement vous êtes dispensés de ces abominables tortures, mais encore, vous êtes certains, à coup sûr, avec qui que ce soit, pour ainsi dire mécaniquement, automatiquement, d’atteindre à ce plaisir qu’ignorent tant de femmes. N’est-ce pas une pitié qu’il y ait tout juste une élue sur quatre appelées?... Eh! oui, voilà le chiffre, autant qu’on puisse faire de la statistique en ces matières-là. Et le plus fort,—est-ce par un calcul de l’égoïsme mâle, ou par cette maudite horreur de tout ce qui touche au sexe,—le plus fort, c’est que, la plupart du temps, celles qui ne goûtent pas le plaisir n’en connaissent même pas l’existence! Elles ne savent pas qu’il y a une volupté précise, une extase culminante, quelques secondes de frénésie, de folie heureuse, auxquelles elles ont droit—comme vous. Elles ne savent pas ce qui leur manque ...
—Cependant, put placer Paul, n’y a-t-il pas des femmes insensibles ...
—C’est un bruit que les hommes font courir! s’écria Zonzon. La frigidité! Une femme frigide. C’est vite dit. C’est commode. Comme si la froideur ne pouvait pas toujours s’échauffer! On dit encore, inversement: il y a des femmes qui ont du tempérament, des femmes qui ont des sens. Et par là on laisse entendre que toutes les autres sont inertes. Mais toutes les femmes ont des sens; seulement il faut savoir s’en servir. Je sais bien, sur cette question-là comme sur toutes les questions, on se sépare en deux camps. Mais je me range parmi ceux qui proclament qu’il n’y a pas de frigidité absolue, de femmes à jamais insensibles. Il n’y a que des endormies qu’on peut toujours éveiller. Leur sensibilité est latente. Il s’agit de la développer pour en révéler les effets. Eh oui, l’histoire de la plaque photographique, toujours sensible, elle aussi, dont la faculté d’impression existe, et qui, pourtant, a besoin d’être développée pour révéler l’image qu’elle tient enclose. Il lui faut le bain favorable, des soins, tout un traitement dans l’ombre, pour que les oppositions apparaissent, s’affirment en vigueur. La révélation ... Le mot est juste, même au sens religieux. Ce je ne sais quoi de miraculeux, d’éblouissant, qui vous ouvre le ciel ... Mais il faut révéler, il faut aider la nature. C’est très joli, d’être en adoration devant sa femme, comme vous l’êtes. Mais vous m’avez promis de tout entendre, n’est-ce pas? Eh bien, mon cher, on n’adore pas une femme avec les mains jointes ...
Et pour justifier l’audace nécessaire de ses paroles:
—Voilà, la lacune, voilà la faille où pouvait sombrer votre bonheur. Il faut la combler. Il faut seconder la nature. Elle-même le demande. Mieux, elle y invite. Elle a ses vigies, qui sont aux aguets du plaisir, qui se portent au-devant de lui, qui annoncent et préparent son approche. Elle veut que le vainqueur ne se précipite pas trop vite dans la place, qu’il s’arrête à ces postes avancés, qu’il les flatte au passage. Afin qu’il ne puisse pas ignorer ses vedettes, elle les érige habilement aux seuils et aux faîtes, à fleur de lèvres, à fleur de gorge, et la plus secrète, mais aussi la plus sensible, n’est pas plus difficile à trouver qu’une violette sous la mousse ... A toutes, il faut payer le tribut d’hommages qu’elles réclament ... Il ne faut pas penser qu’à soi. Il faut penser à l’autre, sans cesse.
«Et plus tard, avant d’atteindre an sommet du plaisir, il faut se rappeler encore qu’on est deux à tenter l’ascension. Il faut se défier de sa fougue et de son impatience, et cela d’autant plus qu’on se sait plus rapide et plus pressé. Il faut s’assurer qu’on est suivi par l’autre, le stimuler, l’entraîner au rythme de sa propre marche, l’attendre au prix même d’une halte, afin d’arriver ensemble à la cime ... Et tout cela, parbleu, c’est de l’altruisme! Mais oui. C’est peut-être l’exemple le plus frappant de cet altruisme que prêchent les morales et les religions. De cet altruisme qui a l’air de nous coûter et qui, en fin de compte, nous rapporte. Ce qu’il y a d’admirable dans l’amour, c’est qu’en s’occupant de l’autre, on s’occupe encore de soi. Car c’est accroître sa joie que de la partager. Et l’éprouver à deux, c’est l’éprouver deux fois ...
«Voilà l’avantage immédiat. Mais l’avantage continu, l’avantage vital, c’est que la femme dont toutes les aspirations sont satisfaites, la femme contentée, est du même coup fixée. Elle ne chasse plus sur l’ancre. Ayant ce qu’il lui faut, elle ne faute pas. Ses sens sont à l’abri d’une surprise, puisqu’ils sont avertis. C’est le pivot, c’est l’axe du mariage. Par là, l’homme tient dans ses mains le sort de la vie à deux. Pour lui, quelle sécurité, quelle sauvegarde! Voilà le vrai lien, la vraie soudure entre les deux êtres associés. Et l’opinion ne s’y trompe pas. Si elle s’apitoie si peu sur le sort du mari trompé, c’est qu’elle le soupçonne confusément d’avoir méconnu, soit par égoïsme, soit par ignorance, cette grande vérité.
Et se portant d’elle-même au-devant des obstacles:
—Surtout, ne vous laissez pas arrêter par les objections que l’on ne manque pas d’opposer à une pareille doctrine. Dangereux, dit-on, de faire de sa femme sa maîtresse. Moins dangereux, en tout cas, que d’en faire la maîtresse d’un autre! Dangereux, dit-on, d’exciter les curiosités et les convoitises de sa femme. Mais ces convoitises et ces curiosités sont en elle. Et elle cherchera obscurément à les satisfaire au dehors si elles ne sont pas satisfaites au logis. On vous dira aussi qu’il existe de bons ménages où la femme n’éprouve pas de plaisir. Parbleu, il en existe aussi où la femme est cul-de-jatte! Mais l’homme qui tient ce discours oublie qu’il prive sa compagne d’un bonheur qui lui est dû. Enfin, qu’on n’aille pas prétendre non plus qu’initier ainsi sa femme, c’est l’asservir. Non. C’est simplement lui faire la part égale.
«Ne vous laissez pas influencer par de telles préventions. Au contraire, regardez autour de vous. Est-ce que cette clef n’ouvre pas, ne livre pas toutes les existences féminines? Voyez ces inachevées comme cette petite Mme Chazelles que vous avez connue, dont la vie gâchée, délayée, s’en va à vau-l’eau, faute d’avoir fait prise sous l’étreinte. Et derrière cette pauvre silhouette falote, d’autres m’apparaissent, identiques, ses sœurs en infortune, ces nostalgiques provinciales dont le mari rentre fourbu de la chasse, du cercle ou du banquet, et qui s’étiolent, végètent, soupirent, rêvent à de romanesques aventures, tandis qu’il eût suffi qu’un peu de bonheur attentif se posât sur elles pour qu’elles s’épanouissent ... Voyez les Madame Evenon, délaissées, elles aussi, par un mari fantoche, mais qui s’acharnent à la poursuite du grand frisson, qui veulent à tout prix parvenir à la cime, et qui roulent, de culbute en culbute, se détraquent, se souillent et s’abîment.
«Et les autres, les révélées ... Ah! on ne devrait pas pouvoir s’y tromper. On devrait les reconnaître rien qu’à leur allure équilibrée, stable et coulante de frégate en course, leur langueur fraîche et saine de fleur arrosée.
«Le peuple, dans sa clairvoyance instinctive, reconnaît la femme qui «a ce qui lui faut, qui a son contentement». Les mots dégagent l’idée. Ah! j’en ai recueilli bien d’autres, au dispensaire, sur les lèvres de pauvres filles. Tenez, celui-là, d’un raccourci en éclair: «J’ai relui ...».
Les révélées ... Comme elles sont en quiétude et bien d’aplomb ... Il n’y a qu’à la nuit qu’elles s’agitent, un peu fébriles. La soirée leur paraît longue, le bridge interminable. Ah! parmi elles, il n’est pas d’oisives. La vie ne leur paraît jamais ni creuse ni vide. Leur journée a toujours un but: elles attendent le soir.
«Et le bienfait se répand sur toute leur existence. C’est lui qui fait ces maturités aimables dont nous avons, vous et moi, un exemple si proche qu’il n’est point utile de le citer. C’est lui qui fait ces jolies vieilles indulgentes, dont l’œil reste piquant, la lèvre bonne et le cœur tendre. Parce qu’elles ont attendu en frémissant les soirs de leur jeunesse, elles attendent en souriant le soir de leur vie.
«Les révélées!... L’empreinte qu’elles ont reçue est si profonde, si vive, qu’elles sont heureuses, même si leur compagnon n’est pas digne d’elles par ailleurs. Il suffit qu’un Turquois ait ainsi marqué sa femme au coin du plaisir, pour se l’attacher tout entière. Elle est l’esclave, mais l’esclave qui ne veut pas s’affranchir. De lui, elle accepte tout, elle pardonne tout. Pour elle, c’est le demi-dieu. Le demi-dieu pétri de travers humains, mais qui donne la vie, qui anime la statue ... Et, peut-être, ce pouvoir si facilement conquis n’est-il point si injuste qu’il le paraît. Car il ne va pas, chez l’homme, sans un certain sens de bonté, de prévenance et d’attention.
«Les révélées ... Ont-elles, au contraire, un compagnon parfait? Oh! alors, ce sont les vraies bienheureuses. Elles ont l’existence divine, le bonheur en diamant que rien n’entame, que rien ne raye et qui ne tombe qu’à la mort. Le bonheur, l’existence qui vous attendent, vous deux, vous qui avez tout, la fortune, l’amour, vous à qui ne manque que ce joyau pour couronner, pour fermer le diadème....
Et, les avant-bras appliqués à la table, les mains jointes, en suppliante:
—Je vous en prie, Paul, croyez-moi. Méditez, creusez tout ce que je viens de vous dire. Certes, ma tâche est ingrate. Connaissant votre idéal, votre culture, votre tournure d’esprit, je me doute bien que je vous rebrousse et que je vous révolte. Je me doute bien qu’il doit vous paraître misérable, presque vil, de vouloir donner au bonheur des racines de chair, faire dépendre son éclosion de soins et d’expédients dont vous ne voyez peut-être que la trivialité, de hausser la volupté jusqu’au rang des vertus et de fonder l’honnêteté sur le plaisir ...
«Et pourtant, pourtant ... Ah! vous qui aimez Lucette de tant de façons déjà, vous devriez chercher à l’aimer pour ainsi dire anatomiquement, à comprendre combien tout son organisme délicat est différent du vôtre ... Vous devriez concevoir que, chez la femme, le sexe est comme un second cœur. Oui, un second cœur où, comme dans l’autre, la vie afflue, se ramasse et bat son grand rythme. Un second cœur, peut-être plus sensible que le premier, et dont les émotions, les maux, les joies, retentissent profondément sur les sentiments, le caractère, sur toute la femme. Un second cœur, dont il faut aussi écouter les appels et combler les vœux ...
«Mais il n’y a pas besoin de raison de science pour saisir l’importance et la grandeur de cette révélation, de l’unisson dans le plaisir. Il suffit de se rappeler tout ce qu’il y a d’imparfait, d’incomplet, dans le plus rare amour; cette impossibilité, pour deux êtres qui s’adorent, de se comprendre, de se connaître à fond; ces cloisons qui se dressent, ces mensonges qui s’imposent, ces malentendus qui s’établissent entre eux, malgré leurs efforts désespérés de se pénétrer, de plonger l’un dans l’autre. C’est par là qu’ils sentent toute leur misère. Et c’est par l’extase qu’ils s’en affranchissent. Leur rêve de communion absolue, sans entrave et sans masque, ne se réalise que dans la sensation éperdue d’être enfin parcourus et liés par le même frisson, fondus au même creuset, de n’avoir plus qu’une vie, n’étant plus qu’une joie ...
Paul errait seul, dans la nuit et le vent, sous la pluie tenace et violente, autour de la gare de Lyon.
Il guettait Lucette. Cependant, Zonzon l’avait bien détourné d’aller la chercher à la gare. Il ne fallait pas, disait-elle, donner à ce retour une importance de solennité, souligner ainsi la durée de l’absence. Au contraire, Lucette devait rentrer simplement, comme d’une fugue aux Barres entre deux trains, d’une course. Elle-même, au téléphone, avait prié qu’on ne l’attendît point.
Mais il avait passé outre, ou, du moins, tourné le conseil, dans son impatience de la revoir un quart d’heure plus tôt qu’à la maison, de s’assurer ainsi qu’elle rentrait vraiment. Si, au dernier moment, elle se dérobait, si elle reculait devant la crainte d’une explication? Ou même, si une cause fortuite l’avait empêchée de partir?
Seulement, il se contenterait de la contempler dans l’ombre, sans se montrer. Et il rentrerait derrière elle, lui laissant ainsi le temps de reprendre contact avec les choses, de se réaccoutumer au logis. Il lui avait envoyé l’auto, sans y monter lui-même.
Arrivé trois grands quarts d’heure trop tôt, il avait d’abord attendu à la terrasse d’un café dont les bâches, gonflées d’eau à crever, lâchaient des cataractes sous les coups de vent. De là, il épiait l’énorme horloge lumineuse incrustée dans le beffroi de la gare. Et son impatience était si vive, qu’il se félicitait de voir la gigantesque aiguille avancer par saccades. Il lui semblait, à chaque secousse, gagner instantanément une minute. Mais comme elle restait longtemps immobile!..
Enfin, l’heure approcha. Agité, incapable de demeurer plus à la même place, il se leva, commença de guetter la sortie. Et, obligé de se cacher de son chauffeur qui devait ignorer sa présence et qui attendait sur le terre-plein, il se glissait, avec toutes sortes de ruses et de précautions, derrière les balustrades et les files de voitures, sans jamais perdre de vue l’arrivée.
Il envia ceux qui pouvaient se montrer, ceux qui, en ce moment, déambulaient tranquillement sur les quais ou se groupaient autour de la sortie. Mais, en même temps, il goûtait une sorte de volupté à se sentir isolé, perdu, dans le déluge et la rafale, à marcher dans les minces lames d’eau qui vernissaient les trottoirs, sous les regards des agents encapuchonnés qu’inquiétait son allure louche de chasseur en embuscade.
L’idée qu’elle allait venir le soutenait, l’exaltait. Et soudain, il était poignardé de la crainte de ne pas la voir. Il ne pouvait plus contenir son impatience. Elle le dépassait. Elle l’étouffait. Un de ces moments à commettre un vol, un meurtre, n’importe quoi, pour tromper l’attente.
L’heure arriva. Mais le train avait sans doute du retard, car la sortie restait vide. La possibilité d’un accident le traversa. Il vit Lucette morte, dans la nuit, en rase campagne. Sûrement, il se tuerait. Mais un mouvement se dessina. Les petits groupes massés à l’arrivée s’en rapprochèrent. Les files de voitures se resserrèrent. Les gabelous se postaient à la porte. Des chauffeurs mirent leur moteur en marche. Les premiers voyageurs apparurent, pressés, isolés, sous la lumière violente des globes électriques. Puis, le flot grossit.
Caché entre deux voitures, le cœur dans la gorge, le cou et le regard tendus, Paul se haussait sur ses pointes. Mais sa vue se troublait. Dix fois, il crut reconnaître Lucette. Il se trompait. Elle ne viendrait pas. Et tout à coup, sans savoir comment elle était parvenue là, il la vit au ras du trottoir, dans son long manteau de voyage. Elle s’immobilisait, cherchant sans doute des yeux son auto.
Et lui ne voyait qu’elle, droite et svelte, le visage dans l’ombre du chapeau, sous la clarté crue. Toutes ses pensées, toute sa vie s’en allaient dans ce regard qu’il projetait sur elle, dont il l’enveloppait et la pénétrait. Il eut l’impression étrange de découvrir une Lucette nouvelle, la Lucette plus fragile, plus délicate, que les paroles de sa sœur lui avaient dévoilée. Oui, il avait compris, il avait foi. Il saurait achever de la conquérir.
Mais le chauffeur l’avait aperçue. L’auto vint ranger le trottoir et la masquer. Alors, il courut jusqu’à la voiture qu’il avait retenue et qui l’attendait dans la rue voisine. Il bondissait, sans souci des flaques, de la rafale et de la boue. Maintenant qu’il ne voyait plus Lucette, l’émotion, tenue un instant en suspens, rompait ses digues. Elle le bouleversait. Jamais il n’en avait connu d’aussi violente. Il en admirait la franchise et la force. Il n’y avait en lui que son amour.
Transporté d’espoir, de hâte, fou, la tête perdue, il sanglotait par la rue déserte en poursuivant sa course. Et dans son trouble, son attendrissement insensés, il jetait—lui qui avait à peine connu sa mère—ce cri de tous ceux qui ont faim, qui ont mal, qui ont peur, de tous ceux dont la vie est en jeu, ce cri qui monte du berceau et du champ de bataille: «Maman, maman!...»