Examen

Un voyage que je fis à Paris pour voir le succès de Mélite, m’apprit qu’elle n’était pas dans les vingt et quatre heures : c’était l’unique règle que l’on connût en ce temps-là. J’entendis que ceux du métier la blâmaient de peu d’effets, et de ce que le style en était trop familier. Pour la justifier contre cette censure par une espèce de bravade, et montrer que ce genre de pièces avait les vraies beautés de théâtre, j’entrepris d’en faire une régulière (c’est-à-dire dans ses vingt et quatre heures), pleine d’incidents, et d’un style plus élevé, mais qui ne vaudrait rien du tout ; en quoi je réussis parfaitement. Le style en est véritablement plus fort que celui de l’autre ; mais c’est tout ce qu’on y peut trouver de supportable. Il est mêlé de pointes comme dans cette première ; mais ce n’était pas alors un si grand vice dans le choix des pensées, que la scène en dût être entièrement purgée. Pour la constitution, elle est si désordonnée, que vous avez de la peine à deviner qui sont les premiers acteurs. Rosidor et Caliste sont ceux qui le paraissent le plus par l’avantage de leur caractère et de leur amour mutuel : mais leur action finit dès le premier acte avec leur péril ; et ce qu’ils disent au troisième et au cinquième ne fait que montrer leurs visages, attendant que les autres achèvent. Pymante et Dorise y ont le plus grand emploi ; mais ce ne sont que deux criminels qui cherchent à éviter la punition de leurs crimes, et dont même le premier en attente de plus grands pour mettre à couvert les autres. Clitandre, autour de qui semble tourner le nœud de la pièce, puisque les premières actions vont à le faire coupable, et les dernières à le justifier, n’en peut être qu’un héros bien ennuyeux, qui n’est introduit que pour déclamer en prison, et ne parle pas même à cette maîtresse dont les dédains servent de couleur à le faire passer pour criminel. Tout le cinquième acte languit, comme celui de Mélite, après la conclusion des épisodes, et n’a rien de surprenant, puisque, dès le quatrième, on devine tout ce qui doit arriver, hormis le mariage de Clitandre avec Dorise, qui est encore plus étrange que celui d’Éraste, et dont on n’a garde de se défier.

Le roi et le prince son fils y paraissent dans un emploi fort au-dessous de leur dignité : l’un n’y est que comme juge, et l’autre comme confident de son favori. Ce défaut n’a pas accoutumé de passer pour défaut : aussi n’est-ce qu’un sentiment particulier dont je me suis fait une règle, qui peut-être ne semblera pas déraisonnable, bien que nouvelle.

Pour m’expliquer, je dis qu’un roi, un héritier de la couronne, un gouverneur de province, et généralement un homme d’autorité, peut paraître sur le théâtre en trois façons : comme roi, comme homme et comme juge ; quelquefois avec deux de ces qualités, quelquefois avec toutes les trois ensemble. Il paraît comme roi seulement, quand il n’a intérêt qu’à la conservation de son trône ou de sa vie, qu’on attaque pour changer l’État, sans avoir l’esprit agité d’aucune passion particulière ; et c’est ainsi qu’Auguste agit dans Cinna, et Phocas dans Héraclius. Il paraît comme homme seulement quand il n’a que l’intérêt d’une passion à suivre ou à vaincre, sans aucun péril pour son État ; et tel est Grimoald dans les trois premiers actes de Pertharite, et les deux reines dans Don Sanche. Il ne paraît enfin que comme juge quand il est introduit sans aucun intérêt pour son État ni pour sa personne, ni pour ses affections, mais seulement pour régler celui des autres, comme dans ce poème et dans le Cid ; et on ne peut désavouer qu’en cette dernière posture il remplit assez mal la dignité d’un si grand titre, n’ayant aucune part en l’action que celle qu’il y veut prendre pour d’autres, et demeurant bien éloigné de l’éclat des deux autres manières. Aussi on ne le donne jamais à représenter aux meilleurs acteurs ; mais il faut qu’il se contente de passer par la bouche de ceux du second ou du troisième ordre. Il peut paraître comme roi et comme homme tout à la fois quand il a un grand intérêt État et une forte passion tout ensemble à soutenir, comme Antiochus dans Rodogune, et Nicomède dans la tragédie qui porte son nom ; et c’est, à mon avis, la plus digne manière et la plus avantageuse de mettre sur la scène des gens de cette condition, parce qu’ils attirent alors toute l’action à eux, et ne manquent jamais d’être représentés par les premiers acteurs. Il ne me vient point d’exemple en la mémoire où un roi paraisse comme homme et comme juge, avec un intérêt de passion pour lui, et un soin de régler ceux des autres sans aucun péril pour son État ; mais pour voir les trois manières ensemble, on les peut aucunement remarquer dans les deux gouverneurs d’Arménie et de Syrie que j’ai introduits, l’un dans Polyeucte et l’autre dans Théodore. Je dis aucunement, parce que la tendresse que l’un a pour son gendre, et l’autre pour son fils, qui est ce qui les fait paraître comme hommes, agit si faiblement, qu’elle semble étouffée sous le soin qu’a l’un et l’autre de conserver sa dignité, dont ils font tous deux leur capital ; et qu’ainsi on peut dire en rigueur qu’ils ne paraissent que comme gouverneurs qui craignent de se perdre, et comme juges qui, par cette crainte dominante, condamnent ou plutôt s’immolent ce qu’ils voudraient conserver.

Les monologues sont trop longs et trop fréquents en cette pièce ; c’était une beauté en ce temps-là : les comédiens les souhaitaient, et croyaient y paraître avec plus d’avantage. La mode a si bien changé que la plupart de mes derniers ouvrages n’en ont aucun ; et vous n’en trouverez point dans Pompée, la Suite du Menteur, Théodore et Pertharite, ni dans Héraclius, Andromède, Œdipe et la Toison d’Or, à la réserve des stances.

Pour le lieu, il a encore plus d’étendue, ou, si vous voulez souffrir ce mot, plus de libertinage ici que dans Mélite : il comprend un château d’un roi avec une forêt voisine, comme pourrait être celui de Saint-Germain, et est bien éloigné de l’exactitude que les sévères critiques y demandent.

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