Adraste, Isabelle
Adraste
Hélas ! s’il est ainsi, quel malheur est le mien !
Je soupire, j’endure, et je n’avance rien ;
Et malgré les transports de mon amour extrême,
Vous ne voulez pas croire encor que je vous aime.
Isabelle
Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous me blâmez.
Je me connais aimable, et crois que vous m’aimez ;
Dans vos soupirs ardents j’en vois trop d’apparence ;
Et quand bien de leur part j’aurais moins d’assurance,
Pour peu qu’un honnête homme ait vers moi de crédit,
Je lui fais la faveur de croire ce qu’il dit.
Rendez-moi la pareille ; et puisqu’à votre flamme
Je ne déguise rien de ce que j’ai dans l’âme,
Faites-moi la faveur de croire sur ce point
Que, bien que vous m’aimiez, je ne vous aime point.
Adraste
Cruelle, est-ce là donc ce que vos injustices
Ont réservé de prix à de si longs services ?
Et mon fidèle amour est-il si criminel
Qu’il doive être puni d’un mépris éternel ?
Isabelle
Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses :
Des épines pour moi, vous les nommez des roses ;
Ce que vous appelez service, affection,
Je l’appelle supplice et persécution.
Chacun dans sa croyance également s’obstine.
Vous pensez m’obliger d’un feu qui m’assassine ;
Et ce que vous jugez digne du plus haut prix
Ne mérite, à mon gré, que haine et que mépris.
Adraste
N’avoir que du mépris pour des flammes si saintes
Dont j’ai reçu du ciel les premières atteintes !
Oui, le ciel, au moment qu’il me fit respirer,
Ne me donna de cœur que pour vous adorer.
Mon âme vint au jour pleine de votre idée ;
Avant que de vous voir vous l’avez possédée ;
Et quand je me rendis à des regards si doux,
Je ne vous donnai rien qui ne fût tout à vous,
Rien que l’ordre du ciel n’eût déjà fait tout vôtre.
Isabelle
Le ciel m’eût fait plaisir d’en enrichir une autre.
Il vous fit pour m’aimer, et moi pour vous haïr ;
Gardons-nous bien tous deux de lui désobéir.
Vous avez, après tout, bonne part à sa haine,
Ou d’un crime secret il vous livre à la peine ;
Car je ne pense pas qu’il soit tourment égal
Au supplice d’aimer qui vous traite si mal.
Adraste
La grandeur de mes maux vous étant si connue,
Me refuserez-vous la pitié qui m’est due ?
Isabelle
Certes j’en ai beaucoup, et vous plains d’autant plus
Que je vois ces tourments tout à fait superflus,
Et n’avoir pour tout fruit d’une longue souffrance
Que l’incommode honneur d’une triste constance.
Adraste
Un père l’autorise, et mon feu maltraité
Enfin aura recours à son autorité.
Isabelle
Ce n’est pas le moyen de trouver votre conte,
Et d’un si beau dessein vous n’aurez que la honte.
Adraste
J’espère voir pourtant, avant la fin du jour,
Ce que peut son vouloir au défaut de l’amour.
Isabelle
Et moi, j’espère voir, avant que le jour passe,
Un amant accablé de nouvelle disgrâce.
Adraste
Eh quoi ! cette rigueur ne cessera jamais ?
Isabelle
Allez trouver mon père, et me laissez en paix.
Adraste
Votre âme, au repentir de sa froideur passée,
Ne la veut point quitter sans être un peu forcée ;
J’y vais tout de ce pas, mais avec des serments
Que c’est pour obéir à vos commandements.
Isabelle
Allez continuer une vaine poursuite.
Scène IV
Matamore, Isabelle, Clindor
Matamore
Eh bien ! dès qu’il m’a vu, comme a-t-il pris la fuite ?
M’a-t-il bien su quitter la place au même instant !
Isabelle
Ce n’est pas honte à lui, les rois en font autant,
Du moins si ce grand bruit qui court de vos merveilles
N’a trompé mon esprit en frappant mes oreilles.
Matamore
Vous le pouvez bien croire ; et pour le témoigner,
Choisissez en quels lieux il vous plaît de régner ;
Ce bras tout aussitôt vous conquête un empire :
J’en jure par lui-même, et cela c’est tout dire.
Isabelle
Ne prodiguez pas tant ce bras toujours vainqueur ;
Je ne veux point régner que dessus votre cœur :
Toute l’ambition que me donne ma flamme,
C’est d’avoir pour sujets les désirs de votre âme.
Matamore
Ils vous sont tout acquis, et pour vous faire voir
Que nous avons sur eux un absolu pouvoir,
Je n’écouterai plus cette humeur de conquête ;
Et laissant tous les rois leurs couronnes en tête,
J’en prendrai seulement deux ou trois pour valets,
Qui viendront à genoux vous rendre mes poulets.
Isabelle
L’éclat de tels suivants attirerait l’envie
Sur le rare bonheur où je coule ma vie ;
Le commerce discret de nos affections
N’a besoin que de lui pour ces commissions.
Matamore
Vous avez, Dieu me sauve ! un esprit à ma mode ;
Vous trouvez comme moi la grandeur incommode.
Les sceptres les plus beaux n’ont rien pour moi d’exquis ;
Je les rends aussitôt que je les ai conquis,
Et me suis vu charmer quantité de princesses,
Sans que jamais mon cœur les voulût pour maîtresses.
Isabelle
Certes, en ce point seul je manque un peu de foi.
Que vous ayez quitté des princesses pour moi !
Que vous leur refusiez un cœur dont je dispose !
Matamore
Je crois que la Montagne en saura quelque chose.
Viens çà. Lorsqu’en la Chine, en ce fameux tournoi,
Je donnai dans la vue aux deux filles du roi,
Que te dit-on en cour de cette jalousie
Dont pour moi toutes deux eurent l’âme saisie ?
Clindor
Par vos mépris enfin l’une et l’autre mourut.
J’étais lors en Égypte, où le bruit en courut ;
Et ce fut en ce temps que la peur de vos armes
Fit nager le grand Caire en un fleuve de larmes.
Vous veniez d’assommer dix géants en un jour ;
Vous aviez désolé les pays d’alentour,
Rasé quinze châteaux, aplani deux montagnes,
Fait passer par le feu villes, bourgs et campagnes,
Et défait, vers Damas, cent mille combattants.
Matamore
Que tu remarques bien et les lieux et les temps !
Je l’avais oublié.
Isabelle
Des faits si pleins de gloire
Vous peuvent-ils ainsi sortir de la mémoire ?
Matamore
Trop pleine de lauriers remportés sur les rois,
Je ne la charge point de ces menus exploits.