Scène première

Angélique, Phylis

Angélique
Ton frère, je l’avoue, a beaucoup de mérite ;

Mais souffre qu’envers lui cet éloge m’acquitte,

Et ne m’entretiens plus des feux qu’il a pour moi.

Phylis
C’est me vouloir prescrire une trop dure loi.

Puis-je, sans étouffer la voix de la nature,

Dénier mon secours aux tourments qu’il endure ?

Quoi ! tu m’aimes, il meurt, et tu peux le guérir ;

Et sans t’importuner je le verrais périr !

Ne me diras-tu point que j’ai tort de le plaindre ?

Angélique
C’est un mal bien léger qu’un feu qu’on peut éteindre.

Phylis
Je sais qu’il le devrait ; mais avec tant d’appas,

Le moyen qu’il te voie et ne t’adore pas ?

Ses yeux ne souffrent point que son cœur soit de glace ;

On ne pourrait aussi m’y résoudre, en sa place ;

Et tes regards, sur moi plus forts que tes mépris,

Te sauraient conserver ce que tu m’aurais pris.

Angélique
S’il veut garder encor cette humeur obstinée,

Je puis bien m’empêcher d’en être importunée ;

Feindre un peu de migraine, ou me faire celer,

C’est un moyen bien court de ne lui plus parler :

Mais ce qui m’en déplaît, et qui me désespère,

C’est de perdre la sœur pour éviter le frère,

Et me violenter à fuir ton entretien,

Puisque te voir encor c’est m’exposer au sien.

Du moins, s’il faut quitter cette douce pratique,

Ne mets point en oubli l’amitié d’Angélique,

Et crois que ses effets auront leur premier cours

Aussitôt que ton frère aura d’autres amours.

Phylis
Tu vis d’un air étrange, et presque insupportable.

Angélique
Que toi-même pourtant dois trouver équitable ;

Mais la raison sur toi ne saurait l’emporter ;

Dans l’intérêt d’un frère on ne peut l’écouter.

Phylis
Et par quelle raison négliger son martyre ?

Angélique
Vois-tu, j’aime Alidor, et c’est assez te dire.

Le reste des mortels pourrait m’offrir des vœux,

Je suis aveugle, sourde, insensible pour eux ;

La pitié de leurs maux ne peut toucher mon âme

Que par des sentiments dérobés à ma flamme.

On ne doit point avoir des amants par quartier ;

Alidor a mon cœur, et l’aura tout entier ;

En aimer deux, c’est être à tous deux infidèle.

Phylis
Qu’Alidor seul te rende à tout autre cruelle,

C’est avoir pour le reste un cœur trop endurci.

Angélique
Pour aimer comme il faut, il faut aimer ainsi.

Phylis
Dans l’obstination où je te vois réduite,

J’admire ton amour, et ris de ta conduite.

Fasse état qui voudra de ta fidélité,

Je ne me pique point de cette vanité ;

Et l’exemple d’autrui m’a trop fait reconnaître

Qu’au lieu d’un serviteur c’est accepter un maître.

Quand on n’en souffre qu’un, qu’on ne pense qu’à lui,

Tous autres entretiens nous donnent de l’ennui,

Il nous faut de tout point vivre à sa fantaisie,

Souffrir de son humeur, craindre sa jalousie,

Et de peur que le temps n’emporte ses ferveurs,

Le combler chaque jour de nouvelles faveurs :

Notre âme, s’il s’éloigne, est chagrine, abattue ;

Sa mort nous désespère, et son change nous tue.

Et de quelque douceur que nos feux soient suivis,

On dispose de nous sans prendre notre avis ;

C’est rarement qu’un père à nos goûts s’accommode ;

Et lors, juge quels fruits on a de ta méthode.

Pour moi, j’aime un chacun, et sans rien négliger,

Le premier qui m’en conte a de quoi m’engager :

Ainsi tout contribue à ma bonne fortune ;

Tout le monde me plaît et rien ne m’importune.

De mille que je rends l’un de l’autre jaloux,

Mon cœur n’est à pas un, et se promet à tous ;

Ainsi tous à l’envi s’efforcent à me plaire ;

Tous vivent d’espérance, et briguent leur salaire ;

L’éloignement d’aucun ne saurait m’affliger,

Mille encore présents m’empêchent d’y songer.

Je n’en crains point la mort, je n’en crains point le change

Un monde m’en console aussitôt, ou m’en venge.

Le moyen que de tant et de si différents

Quelqu’un n’ait assez d’heur pour plaire à mes parents ?

Et si quelque inconnu m’obtient d’eux pour maîtresse,

Ne crois pas que j’en tombe en profonde tristesse ;

Il aura quelques traits de tant que je chéris,

Et je puis avec joie accepter tous maris.

Angélique
Voilà fort plaisamment tailler cette matière,

Et donner à ta langue une libre carrière ;

Ce grand flux de raisons dont tu viens m’attaquer

Est bon à faire rire, et non à pratiquer.

Simple ! tu ne sais pas ce que c’est que tu blâmes,

Et ce qu’a de douceurs l’union de deux âmes ;

Tu n’éprouvas jamais de quels contentements

Se nourrissent les feux des fidèles amants.

Qui peut en avoir mille en est plus estimée ;

Mais qui les aime tous de pas un n’est aimée ;

Elle voit leur amour soudain se dissiper.

Qui veut tout retenir laisse tout échapper.

Phylis
Défais-toi, défais-toi de tes fausses maximes ;

Ou si ces vieux abus te semblent légitimes,

Si le seul Alidor te plaît dessous les cieux,

Conserve-lui ton cœur, mais partage tes yeux :

De mon frère par là soulage un peu les plaies ;

Accorde un faux remède à des douleurs si vraies ;

Feins, déguise avec lui, trompe-le par pitié,

Ou du moins par vengeance et par inimitié.

Angélique
Le beau prix qu’il aurait de m’avoir tant chérie,

Si je ne le payais que d’une tromperie !

Pour salaire des maux qu’il endure en m’aimant,

Il aura qu’avec lui je vivrai franchement.

Phylis
Franchement, c’est-à-dire avec mille rudesses

Le mépriser, le fuir, et par quelques adresses

Qu’il tâche d’adoucir… Quoi, me quitter ainsi

Et sans me dire adieu ! le sujet ?

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