Scène V

Égée, Créuse, Cléone

Égée
Sur un bruit qui m’étonne, et que je ne puis croire,

Madame, mon amour, jaloux de votre gloire,

Vient savoir s’il est vrai que vous soyez d’accord,

Par un honteux hymen, de l’arrêt de ma mort.

Votre peuple en frémit, votre cour en murmure ;

Et tout Corinthe enfin s’impute à grande injure

Qu’un fugitif, un traître, un meurtrier de rois,

Lui donne à l’avenir des princes et des lois ;

Il ne peut endurer que l’horreur de la Grèce

Pour prix de ses forfaits épouse sa princesse,

Et qu’il faille ajouter à vos titres d’honneur :

« Femme d’un assassin et d’un empoisonneur. »

Créuse
Laissez agir, grand roi, la raison sur votre âme,

Et ne le chargez point des crimes de sa femme.

J’épouse un malheureux, et mon père y consent,

Mais prince, mais vaillant, et surtout innocent.

Non pas que je ne faille en cette préférence ;

De votre rang au sien je sais la différence :

Mais si vous connaissez l’amour et ses ardeurs,

Jamais pour son objet il ne prend les grandeurs ;

Avouez que son feu n’en veut qu’à la personne,

Et qu’en moi vous n’aimiez rien moins que ma couronne.

Souvent je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer

Nous surprend, nous emporte, et nous force d’aimer ;

Et souvent, sans raison, les objets de nos flammes

Frappent nos yeux ensemble et saisissent nos âmes.

Ainsi nous avons vu le souverain des dieux,

Au mépris de Junon, aimer en ces bas lieux,

Vénus quitter son Mars et négliger sa prise,

Tantôt pour Adonis, et tantôt pour Anchise ;

Et c’est peut-être encore avec moins de raison

Que, bien que vous m’aimiez, je me donne à Jason.

D’abord dans mon esprit vous eûtes ce partage :

Je vous estimai plus, et l’aimai davantage.

Égée
Gardez ces compliments pour de moins enflammés,

Et ne m’estimez point qu’autant que vous m’aimez.

Que me sert cet aveu d’une erreur volontaire ?

Si vous croyez faillir, qui vous force à le faire ?

N’accusez point l’amour ni son aveuglement ;

Quand on connaît sa faute, on manque doublement.

Créuse
Puis donc que vous trouvez la mienne inexcusable,

Je ne veux plus, seigneur, me confesser coupable.

L’amour de mon pays et le bien de l’État

Me défendaient l’hymen d’un si grand potentat.

Il m’eût fallu soudain vous suivre en vos provinces,

Et priver mes sujets de l’aspect de leurs princes.

Votre sceptre pour moi n’est qu’un pompeux exil ;

Que me sert son éclat ? et que me donne-t-il ?

M’élève-t-il d’un rang plus haut que souveraine ?

Et sans le posséder ne me vois-je pas reine ?

Grâces aux immortels, dans ma condition

J’ai de quoi m’assouvir de cette ambition :

Je ne veux point changer mon sceptre contre un autre ;

Je perdrais ma couronne en acceptant la vôtre.

Corinthe est bon sujet, mais il veut voir son roi,

Et d’un prince éloigné rejetterait la loi.

Joignez à ces raisons qu’un père un peu sur l’âge,

Dont ma seule présence adoucit le veuvage,

Ne saurait se résoudre à séparer de lui

De ses débiles ans l’espérance et l’appui,

Et vous reconnaîtrez que je ne vous préfère

Que le bien de l’État, mon pays et mon père.

Voilà ce qui m’oblige au choix d’un autre époux ;

Mais comme ces raisons font peu d’effet sur vous,

Afin de redonner le repos à votre âme,

Souffrez que je vous quitte.

Égée , seul.
Allez, allez, madame,

Étaler vos appas et vanter vos mépris

À l’infâme sorcier qui charme vos esprits.

De cette indignité faites un mauvais conte ;

Riez de mon ardeur, riez de votre honte ;

Favorisez celui de tous vos courtisans

Qui raillera le mieux le déclin de mes ans ;

Vous jouirez fort peu d’une telle insolence ;

Mon amour outragé court à la violence ;

Mes vaisseaux à la rade, assez proches du port,

N’ont que trop de soldats à faire un coup d’effort.

La jeunesse me manque, et non pas le courage :

Les rois ne perdent point les forces avec l’âge ;

Et l’on verra, peut-être avant ce jour fini,

Ma passion vengée, et votre orgueil puni.

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