Scène III

Médée, Jason, Nérine

Médée
Ne fuyez pas, Jason, de ces funestes lieux.

C’est à moi d’en partir : recevez mes adieux.

Accoutumée à fuir, l’exil m’est peu de chose ;

Sa rigueur n’a pour moi de nouveau que sa cause.

C’est pour vous que j’ai fui, c’est vous qui me chassez.

Où me renvoyez-vous, si vous me bannissez ?

Irai-je sur le Phase, où j’ai trahi mon père,

Apaiser de mon sang les mânes de mon frère ?

Irai-je en Thessalie, où le meurtre d’un roi

Pour victime aujourd’hui ne demande que moi ?

Il n’est point de climat dont mon amour fatale

N’ait acquis à mon nom la haine générale ;

Et ce qu’ont fait pour vous mon savoir et ma main

M’a fait un ennemi de tout le genre humain.

Ressouviens-t’en, ingrat ; remets-toi dans la plaine

Que ces taureaux affreux brûlaient de leur haleine ;

Revois ce champ guerrier dont les sacrés sillons

Élevaient contre toi de soudains bataillons ;

Ce dragon qui jamais n’eut les paupières closes

Et lors préfère-moi Créuse, si tu l’oses.

Qu’ai-je épargné depuis qui fût en mon pouvoir ?

Ai-je auprès de l’amour écouté mon devoir ?

Pour jeter un obstacle à l’ardente poursuite

Dont mon père en fureur touchait déjà ta fuite,

Semai-je avec regret mon frère par morceaux ?

À ce funeste objet épandu sur les eaux,

Mon père trop sensible aux droits de la nature,

Quitta tous autres soins que de sa sépulture ;

Et par ce nouveau crime émouvant sa pitié,

J’arrêtai les effets de son inimitié.

Prodigue de mon sang, honte de ma famille,

Aussi cruelle sœur que déloyale fille,

Ces titres glorieux plaisaient à mes amours ;

Je les pris sans horreur pour conserver tes jours.

Alors, certes, alors mon mérite était rare ;

Tu n’étais point honteux d’une femme barbare.

Quand à ton père usé je rendis la vigueur,

J’avais encor tes vœux, j’étais encor ton cœur ;

Mais cette affection mourant avec Pélie,

Dans le même tombeau se vit ensevelie :

L’ingratitude en l’âme et l’impudence au front,

Une Scythe en ton lit te fut lors un affront ;

Et moi, que tes désirs avaient tant souhaitée,

Le dragon assoupi, la toison emportée,

Ton tyran massacré, ton père rajeuni,

Je devins un objet digne d’être banni.

Tes desseins achevés, j’ai mérité ta haine,

Il t’a fallu sortir d’une honteuse chaîne,

Et prendre une moitié qui n’a rien plus que moi,

Que le bandeau royal que j’ai quitté pour toi.

Jason
Ah ! que n’as-tu des yeux à lire dans mon âme,

Et voir les purs motifs de ma nouvelle flamme !

Les tendres sentiments d’un amour paternel

Pour sauver mes enfants me rendent criminel,

Si l’on peut nommer crime un malheureux divorce,

Où le soin que j’ai d’eux me réduit et me force.

Toi-même, furieuse, ai-je peu fait pour toi

D’arracher ton trépas aux vengeances d’un roi ?

Sans moi ton insolence allait être punie ;

À ma seule prière on ne t’a que bannie.

C’est rendre la pareille à tes grands coups d’effort :

Tu m’as sauvé la vie, et j’empêche ta mort.

Médée
On ne m’a que bannie ! ô bonté souveraine !

C’est donc une faveur, et non pas une peine !

Je reçois une grâce au lieu d’un châtiment !

Et mon exil encor doit un remerciement !

Ainsi l’avare soif du brigand assouvie,

Il s’impute à pitié de nous laisser la vie ;

Quand il n’égorge point, il croit nous pardonner,

Et ce qu’il n’ôte pas, il pense le donner.

Jason
Tes discours, dont Créon de plus en plus s’offense,

Le forceraient enfin à quelque violence.

Éloigne-toi d’ici tandis qu’il t’est permis :

Les rois ne sont jamais de faibles ennemis.

Médée
À travers tes conseils je vois assez ta ruse ;

Ce n’est là m’en donner qu’en faveur de Créuse.

Ton amour, déguisé d’un soin officieux,

D’un objet importun veut délivrer ses yeux.

Jason
N’appelle point amour un change inévitable,

Où Créuse fait moins que le sort qui m’accable.

Médée
Peux-tu bien, sans rougir, désavouer tes feux ?

Jason
Eh bien, soit ; ses attraits captivent tous mes vœux :

Toi, qu’un amour furtif souilla de tant de crimes,

M’oses-tu reprocher des ardeurs légitimes ?

Médée
Oui, je te les reproche, et de plus…

Jason
Quels forfaits ?

Médée
La trahison, le meurtre, et tous ceux que j’ai faits.

Jason
Il manque encor ce point à mon sort déplorable,

Que de tes cruautés on me fasse coupable.

Médée
Tu présumes en vain de t’en mettre à couvert ;

Celui-là fait le crime à qui le crime sert.

Que chacun, indigné contre ceux de ta femme,

La traite en ses discours de méchante et d’infâme,

Toi seul, dont ses forfaits ont fait tout le bonheur,

Tiens-la pour innocente et défends son honneur.

Jason
J’ai honte de ma vie, et je hais son usage,

Depuis que je la dois aux effets de ta rage.

Médée
La honte généreuse, et la haute vertu !

Puisque tu la hais tant, pourquoi la gardes-tu ?

Jason
Au bien de nos enfants, dont l’âge faible et tendre

Contre tant de malheurs ne saurait se défendre :

Deviens en leur faveur d’un naturel plus doux.

Médée
Mon âme à leur sujet redouble son courroux,

Faut-il ce déshonneur pour comble à mes misères,

Qu’à mes enfants Créuse enfin donne des frères ?

Tu vas mêler, impie, et mettre en rang pareil

Des neveux de Sisyphe avec ceux du Soleil !

Jason
Leur grandeur soutiendra la fortune des autres ;

Créuse et ses enfants conserveront les nôtres.

Médée
Je l’empêcherai bien ce mélange odieux,

Qui déshonore ensemble et ma race et les dieux.

Jason
Lassés de tant de maux, cédons à la fortune.

Médée
Ce corps n’enferme pas une âme si commune ;

Je n’ai jamais souffert qu’elle me fît la loi,

Et toujours ma fortune a dépendu de moi.

Jason
La peur que j’ai d’un sceptre…

Médée
Ah ! cœur rempli de feinte,

Tu masques tes désirs d’un faux titre de crainte ;

Un sceptre est l’objet seul qui fait ton nouveau choix.

Jason
Veux-tu que je m’expose aux haines de deux rois

Et que mon imprudence attire sur nos têtes,

D’un et d’autre côté, de nouvelles tempêtes ?

Médée
Fuis-les, fuis-les tous deux, suis Médée à ton tour,

Et garde au moins ta foi, si tu n’as plus d’amour.

Jason
Il est aisé de fuir, mais il n’est pas facile

Contre deux rois aigris de trouver un asile.

Qui leur résistera, s’ils viennent à s’unir ?

Médée
Qui me résistera, si je te veux punir,

Déloyal ? Auprès d’eux crains-tu si peu Médée ?

Que toute leur puissance, en armes débordée,

Dispute contre moi ton cœur qu’ils m’ont surpris,

Et ne sois du combat que le juge et le prix !

Joins-leur, si tu le veux, mon père et la Scythie,

En moi seule ils n’auront que trop forte partie.

Bornes-tu mon pouvoir à celui des humains ?

Contr’eux, quand il me plaît, j’arme leurs propres mains ;

Tu le sais, tu l’as vu, quand ces fils de la Terre

Par leurs coups mutuels terminèrent leur guerre.

Misérable ! je puis adoucir des taureaux ;

La flamme m’obéit, et je commande aux eaux ;

L’enfer tremble, et les cieux, sitôt que je les nomme,

Et je ne puis toucher les volontés d’un homme !

Je t’aime encor, Jason, malgré ta lâcheté ;

Je ne m’offense plus de ta légèreté :

Je sens à tes regards décroître ma colère ;

De moment en moment ma fureur se modère ;

Et je cours sans regret à mon bannissement,

Puisque j’en vois sortir ton établissement.

Je n’ai plus qu’une grâce à demander ensuite :

Souffre que mes enfants accompagnent ma fuite ;

Que je t’admire encore en chacun de leurs traits,

Que je t’aime et te baise en ces petits portraits ;

Et que leur cher objet, entretenant ma flamme,

Te présente à mes yeux aussi bien qu’à mon âme.

Jason
Ah ! reprends ta colère, elle a moins de rigueur.

M’enlever mes enfants, c’est m’arracher le cœur ;

Et Jupiter tout prêt à m’écraser du foudre,

Mon trépas à la main, ne pourrait m’y résoudre.

C’est pour eux que je change ; et la Parque, sans eux,

Seule de notre hymen pourrait rompre les nœuds.

Médée
Cet amour paternel, qui te fournit d’excuses,

Me fait souffrir aussi que tu me les refuses,

Je ne t’en presse plus ; et prête à me bannir,

Je ne veux plus de toi qu’un léger souvenir.

Jason
Ton amour vertueux fait ma plus grande gloire ;

Ce serait me trahir qu’en perdre la mémoire :

Et le mien envers toi, qui demeure éternel,

T’en laisse en cet adieu le serment solennel.

Puissent briser mon chef les traits les plus sévères

Que lancent des grands dieux les plus âpres colères ;

Qu’ils s’unissent ensemble afin de me punir,

Si je ne perds la vie avant ton souvenir !

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