Scène première

Pollux, Jason

Pollux
Que je sens à la fois de surprise et de joie !

Se peut-il qu’en ces lieux enfin je vous revoie,

Que Pollux dans Corinthe ait rencontré Jason ?

Jason
Vous n’y pouviez venir en meilleure saison ;

Et pour vous rendre encor l’âme plus étonnée,

Préparez-vous à voir mon second hyménée.

Pollux
Quoi ! Médée est donc morte, ami ?

Jason
Non, elle vit ;

Mais un objet plus beau la chasse de mon lit.

Pollux
Dieux ! et que fera-t-elle ?

Jason
Et que fit Hypsipyle,

Que pousser les éclats d’un courroux inutile ?

Elle jeta des cris, elle versa des pleurs,

Elle me souhaita mille et mille malheurs ;

Dit que j’étais sans foi, sans cœur, sans conscience,

Et lasse de le dire, elle prit patience.

Médée en son malheur en pourra faire autant :

Qu’elle soupire, pleure, et me nomme inconstant ;

Je la quitte à regret, mais je n’ai point d’excuse

Contre un pouvoir plus fort qui me donne à Créuse.

Pollux
Créuse est donc l’objet qui vous vient d’enflammer ?

Je l’aurais deviné sans l’entendre nommer.

Jason ne fit jamais de communes maîtresses ;

Il est né seulement pour charmer les princesses,

Et haïrait l’amour, s’il avait sous sa loi

Rangé de moindres cœurs que des filles de roi.

Hypsipyle à Lemnos, sur le Phase Médée,

Et Créuse à Corinthe, autant vaut, possédée,

Font bien voir qu’en tous lieux, sans le secours de Mars,

Les sceptres sont acquis à ses moindres regards.

Jason
Aussi je ne suis pas de ces amants vulgaires ;

J’accommode ma flamme au bien de mes affaires ;

Et sous quelque climat que me jette le sort,

Par maxime d’État je me fais cet effort.

Nous voulant à Lemnos rafraîchir dans la ville,

Qu’eussions-nous fait, Pollux, sans l’amour d’Hypsipyle ?

Et depuis à Colchos, que fit votre Jason,

Que cajoler Médée et gagner la toison ?

Alors, sans mon amour, qu’eût fait votre vaillance ?

Eût-elle du dragon trompé la vigilance ?

Ce peuple que la terre enfantait tout armé,

Qui de vous l’eût défait, si Jason n’eût aimé ?

Maintenant qu’un exil m’interdit ma patrie,

Créuse est le sujet de mon idolâtrie ;

Et j’ai trouvé l’adresse, en lui faisant la cour,

De relever mon sort sur les ailes d’Amour.

Pollux
Que parlez-vous d’exil ? La haine de Pélie…

Jason
Me fait, tout mort qu’il est, fuir de sa Thessalie.

Pollux
Il est mort !

Jason
Écoutez, et vous saurez comment

Son trépas seul m’oblige à cet éloignement.

Après six ans passés, depuis notre voyage,

Dans les plus grands plaisirs qu’on goûte au mariage,

Mon père, tout caduc, émouvant ma pitié,

Je conjurai Médée, au nom de l’amitié…

Pollux
J’ai su comme son art, forçant les destinées,

Lui rendit la vigueur de ses jeunes années :

Ce fut, s’il m’en souvient, ici que je l’appris ;

D’où soudain un voyage en Asie entrepris

Fait que, nos deux séjours divisés par Neptune,

Je n’ai point su depuis quelle est votre fortune ;

Je n’en fais qu’arriver.

Jason
Apprenez donc de moi

Le sujet qui m’oblige à lui manquer de foi.

Malgré l’aversion d’entre nos deux familles,

De mon tyran Pélie elle gagne les filles,

Et leur feint de ma part tant d’outrages reçus,

Que ces faibles esprits sont aisément déçus.

Elle fait amitié, leur promet des merveilles,

Du pouvoir de son art leur remplit les oreilles ;

Et pour mieux leur montrer comme il est infini,

Leur étale surtout mon père rajeuni.

Pour épreuve elle égorge un bélier à leurs vues,

Le plonge en un bain d’eaux et d’herbes inconnues,

Lui forme un nouveau sang avec cette liqueur,

Et lui rend d’un agneau la taille et la vigueur.

Les sœurs crient miracle, et chacune ravie

Conçoit pour son vieux père une pareille envie,

Veut un effet pareil, le demande, et l’obtient ;

Mais chacune a son but. Cependant la nuit vient :

Médée, après le coup d’une si belle amorce,

Prépare de l’eau pure et des herbes sans force,

Redouble le sommeil des gardes et du roi :

La suite au seul récit me fait trembler d’effroi.

À force de pitié ces filles inhumaines

De leur père endormi vont épuiser les veines :

Leur tendresse crédule, à grands coups de couteau,

Prodigue ce vieux sang, et fait place au nouveau ;

Le coup le plus mortel s’impute à grand service ;

On nomme piété ce cruel sacrifice ;

Et l’amour paternel qui fait agir leurs bras

Croirait commettre un crime à n’en commettre pas.

Médée est éloquente à leur donner courage :

Chacune toutefois tourne ailleurs son visage ;

Une secrète horreur condamne leur dessein,

Et refuse leurs yeux à conduire leur main.

Pollux
À me représenter ce tragique spectacle,

Qui fait un parricide et promet un miracle,

J’ai de l’horreur moi-même, et ne puis concevoir

Qu’un esprit jusque-là se laisse décevoir.

Jason
Ainsi mon père Éson recouvra sa jeunesse,

Mais oyez le surplus. Ce grand courage cesse ;

L’épouvante les prend ; Médée en raille, et fuit.

Le jour découvre à tous les crimes de la nuit ;

Et pour vous épargner un discours inutile,

Acaste, nouveau roi, fait mutiner la ville,

Nomme Jason l’auteur de cette trahison,

Et pour venger son père assiège ma maison.

Mais j’étais déjà loin, aussi bien que Médée ;

Et ma famille enfin à Corinthe abordée,

Nous saluons Créon, dont la bénignité

Nous promet contre Acaste un lieu de sûreté.

Que vous dirai-je plus ? mon bonheur ordinaire

M’acquiert les volontés de la fille et du père ;

Si bien que de tous deux également chéri,

L’un me veut pour son gendre, et l’autre pour mari.

D’un rival couronné les grandeurs souveraines,

La majesté d’Égée, et le sceptre d’Athènes,

N’ont rien, à leur avis, de comparable à moi,

Et banni que je suis, je leur suis plus qu’un roi.

Je vois trop ce bonheur, mais je le dissimule ;

Et bien que pour Créuse un pareil feu me brûle,

Du devoir conjugal je combats mon amour,

Et je ne l’entretiens que pour faire ma cour.

Acaste cependant menace d’une guerre

Qui doit perdre Créon et dépeupler sa terre ;

Puis, changeant tout à coup ses résolutions,

Il propose la paix sous des conditions.

Il demande d’abord et Jason et Médée :

On lui refuse l’un, et l’autre est accordée ;

Je l’empêche, on débat, et je fais tellement,

Qu’enfin il se réduit à son bannissement.

De nouveau je l’empêche, et Créon me refuse ;

Et pour m’en consoler il m’offre sa Créuse.

Qu’eussé-je fait, Pollux, en cette extrémité

Qui commettait ma vie avec ma loyauté ?

Car sans doute à quitter l’utile pour l’honnête,

La paix allait se faire aux dépens de ma tête ;

Le mépris insolent des offres d’un grand roi

Aux mains d’un ennemi livrait Médée et moi.

Je l’eusse fait pourtant, si je n’eusse été père :

L’amour de mes enfants m’a fait l’âme légère ;

Ma perte était la leur ; et cet hymen nouveau

Avec Médée et moi les tire du tombeau :

Eux seuls m’ont fait résoudre, et la paix s’est conclue.

Pollux
Bien que de tous côtés l’affaire résolue

Ne laisse aucune place aux conseils d’un ami,

Je ne puis toutefois l’approuver qu’à demi.

Sur quoi que vous fondiez un traitement si rude,

C’est montrer pour Médée un peu d’ingratitude ;

Ce qu’elle a fait pour vous est mal récompensé.

Il faut craindre après tout son courage offensé :

Vous savez mieux que moi ce que peuvent ses charmes.

Jason
Ce sont à sa fureur d’épouvantables armes ;

Mais son bannissement nous en va garantir.

Pollux
Gardez d’avoir sujet de vous en repentir.

Jason
Quoi qu’il puisse arriver, ami, c’est chose faite.

Pollux
La termine le ciel comme je le souhaite !

Permettez cependant qu’afin de m’acquitter,

J’aille trouver le roi pour l’en féliciter.

Jason
Je vous y conduirais, mais j’attends ma princesse

Qui va sortir du temple.

Pollux
Adieu : l’amour vous presse,

Et je serais marri qu’un soin officieux

Vous fît perdre pour moi des temps si précieux.

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