Tircis, Chloris
Tircis
Ma sœur, un mot d’avis sur un méchant sonnet
Que je viens de brouiller dedans mon cabinet.
Chloris
C’est à quelque beauté que ta muse l’adresse ?
Tircis
En faveur d’un ami je flatte sa maîtresse.
Vois si tu le connais, et si, parlant pour lui,
J’ai su m’accommoder aux passions d’autrui.
Sonnet
Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable…
Chloris
Ah ! frère, il n’en faut plus.
Tircis
Tu n’es pas supportable
De me rompre sitôt.
Chloris
C’était sans y penser ;
Achève.
Tircis
Tais-toi donc, je vais recommencer.
Sonnet
Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable ;
Il n’est rien de solide après ma loyauté.
Mon feu, comme son teint, se rend incomparable ;
Et je suis en amour ce qu’elle est en beauté.
Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté,
Mon cœur à ses traits demeure invulnérable ;
Et bien qu’elle ait au sien la même cruauté,
Ma foi pour ses rigueurs n’en est pas moins durable.
C’est donc avec raison que mon extrême ardeur
Trouve chez cette belle une extrême froideur,
Et que sans être aimé je brûle pour Mélite :
Car de ce que les dieux, nous envoyant au jour,
Donnèrent pour nous deux d’amour et de mérite,
Elle a tout le mérite, et moi j’ai tout l’amour.
Chloris
Tu l’as fait pour Éraste ?
Tircis
Oui, j’ai dépeint sa flamme.
Chloris
Comme tu la ressens peut-être dans ton âme ?
Tircis
Tu sais mieux qui je suis, et que ma libre humeur
N’a de part en mes vers que celle de rimeur.
Chloris
Pauvre frère ! vois-tu, ton silence t’abuse ;
De la langue ou des yeux, n’importe qui t’accuse :
Les tiens m’avaient bien dit, malgré toi, que ton cœur
Soupirait sous les lois de quelque objet vainqueur ;
Mais j’ignorais encor qui tenait ta franchise,
Et le nom de Mélite a causé ma surprise
Sitôt qu’au premier vers ton sonnet m’a fait voir
Ce que depuis huit jours je brûlais de savoir.
Tircis
Tu crois donc que j’en tiens ?
Chloris
Fort avant.
Tircis
Pour Mélite ?
Chloris
Pour Mélite ; et, de plus, que ta flamme n’excite
Au cœur de cette belle aucun embrasement.
Tircis
Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ?
Chloris
Justement.
Tircis
Et c’est ce qui te trompe avec tes conjectures,
Et par où ta finesse a mal pris ses mesures.
Un visage jamais ne m’aurait arrêté,
S’il fallait que l’amour fût tout de mon côté.
Ma rime seulement est un portrait fidèle
De ce qu’Éraste souffre en servant cette belle ;
Mais quand je l’entretiens de mon affection,
J’en ai toujours assez de satisfaction.
Chloris
Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus de joie ;
Et rends-toi moins rêveur, afin que je te croie.
Tircis
Je rêve, et mon esprit ne s’en peut exempter ;
Car sitôt que je viens à me représenter
Qu’une vieille amitié de mon amour s’irrite,
Qu’Éraste s’en offense, et s’oppose à Mélite,
Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival ;
Et, toujours balancé d’un contrepoids égal,
J’ai honte de me voir insensible, ou perfide.
Si l’amour m’enhardit, l’amitié m’intimide.
Entre ces mouvements mon esprit partagé
Ne sait duquel des deux il doit prendre congé.
Chloris
Voilà bien des détours pour dire, au bout du conte,
Que c’est contre ton gré que l’amour te surmonte.
Tu présumes par là me le persuader ;
Mais ce n’est pas ainsi qu’on m’en donne à garder.
À la mode du temps, quand nous servons quelque autre,
C’est seulement alors qu’il n’y va rien du nôtre.
Chacun en son affaire est son meilleur ami,
Et tout autre intérêt ne touche qu’à demi.
Tircis
Que du foudre à tes yeux j’éprouve la furie,
Si rien que ce rival cause ma rêverie !
Chloris
C’est donc assurément son bien qui t’est suspect ;
Son bien te fait rêver, et non pas son respect ;
Et, toute amitié bas, tu crains que sa richesse
En dépit de tes feux n’obtienne ta maîtresse.
Tircis
Tu devines, ma sœur ; cela me fait mourir.
Chloris
Ce sont vaines frayeurs dont je veux te guérir.
Depuis quand ton Éraste en tient-il pour Mélite ?
Tircis
Il rend depuis deux ans hommage à son mérite.
Chloris
Mais dit-il les grands mots ? parle-t-il d’épouser ?
Tircis
Presque à chaque moment.
Chloris
Laisse-le donc jaser.
Ce malheureux amant ne vaut pas qu’on le craigne ;
Quelque riche qu’il soit, Mélite le dédaigne :
Puisqu’on voit sans effet deux ans d’affection,
Tu ne dois plus douter de son aversion ;
Le temps ne la rendra que plus grande et plus forte.
On prend soudain au mot les hommes de sa sorte,
Et sans rien hasarder à la moindre longueur,
On leur donne la main dès qu’ils offrent le cœur.
Tircis
Sa mère peut agir de puissance absolue.
Chloris
Crois que déjà l’affaire en serait résolue,
Et qu’il aurait déjà de quoi se contenter
Si sa mère était femme à la violenter.
Tircis
Ma crainte diminue, et ma douleur s’apaise ;
Mais si je t’abandonne, excuse mon trop d’aise.
Avec cette lumière et ma dextérité,
J’en veux aller savoir toute la vérité.
Adieu.
Chloris
Moi, je m’en vais paisiblement attendre
Le retour désiré du paresseux Philandre.
Un moment de froideur lui fera souvenir
Qu’il faut une autre fois tarder moins à venir.