Scène IV

Tircis, Chloris

Tircis

Ma sœur, un mot d’avis sur un méchant sonnet

Que je viens de brouiller dedans mon cabinet.

Chloris

C’est à quelque beauté que ta muse l’adresse ?

Tircis

En faveur d’un ami je flatte sa maîtresse.

Vois si tu le connais, et si, parlant pour lui,

J’ai su m’accommoder aux passions d’autrui.

Sonnet

Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable…

Chloris

Ah ! frère, il n’en faut plus.

Tircis

Tu n’es pas supportable

De me rompre sitôt.

Chloris

C’était sans y penser ;

Achève.

Tircis

Tais-toi donc, je vais recommencer.

Sonnet

Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable ;

Il n’est rien de solide après ma loyauté.

Mon feu, comme son teint, se rend incomparable ;

Et je suis en amour ce qu’elle est en beauté.

Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté,

Mon cœur à ses traits demeure invulnérable ;

Et bien qu’elle ait au sien la même cruauté,

Ma foi pour ses rigueurs n’en est pas moins durable.

C’est donc avec raison que mon extrême ardeur

Trouve chez cette belle une extrême froideur,

Et que sans être aimé je brûle pour Mélite :

Car de ce que les dieux, nous envoyant au jour,

Donnèrent pour nous deux d’amour et de mérite,

Elle a tout le mérite, et moi j’ai tout l’amour.

Chloris

Tu l’as fait pour Éraste ?

Tircis

Oui, j’ai dépeint sa flamme.

Chloris

Comme tu la ressens peut-être dans ton âme ?

Tircis

Tu sais mieux qui je suis, et que ma libre humeur

N’a de part en mes vers que celle de rimeur.

Chloris

Pauvre frère ! vois-tu, ton silence t’abuse ;

De la langue ou des yeux, n’importe qui t’accuse :

Les tiens m’avaient bien dit, malgré toi, que ton cœur

Soupirait sous les lois de quelque objet vainqueur ;

Mais j’ignorais encor qui tenait ta franchise,

Et le nom de Mélite a causé ma surprise

Sitôt qu’au premier vers ton sonnet m’a fait voir

Ce que depuis huit jours je brûlais de savoir.

Tircis

Tu crois donc que j’en tiens ?

Chloris

Fort avant.

Tircis

Pour Mélite ?

Chloris

Pour Mélite ; et, de plus, que ta flamme n’excite

Au cœur de cette belle aucun embrasement.

Tircis

Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ?

Chloris

Justement.

Tircis

Et c’est ce qui te trompe avec tes conjectures,

Et par où ta finesse a mal pris ses mesures.

Un visage jamais ne m’aurait arrêté,

S’il fallait que l’amour fût tout de mon côté.

Ma rime seulement est un portrait fidèle

De ce qu’Éraste souffre en servant cette belle ;

Mais quand je l’entretiens de mon affection,

J’en ai toujours assez de satisfaction.

Chloris

Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus de joie ;

Et rends-toi moins rêveur, afin que je te croie.

Tircis

Je rêve, et mon esprit ne s’en peut exempter ;

Car sitôt que je viens à me représenter

Qu’une vieille amitié de mon amour s’irrite,

Qu’Éraste s’en offense, et s’oppose à Mélite,

Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival ;

Et, toujours balancé d’un contrepoids égal,

J’ai honte de me voir insensible, ou perfide.

Si l’amour m’enhardit, l’amitié m’intimide.

Entre ces mouvements mon esprit partagé

Ne sait duquel des deux il doit prendre congé.

Chloris

Voilà bien des détours pour dire, au bout du conte,

Que c’est contre ton gré que l’amour te surmonte.

Tu présumes par là me le persuader ;

Mais ce n’est pas ainsi qu’on m’en donne à garder.

À la mode du temps, quand nous servons quelque autre,

C’est seulement alors qu’il n’y va rien du nôtre.

Chacun en son affaire est son meilleur ami,

Et tout autre intérêt ne touche qu’à demi.

Tircis

Que du foudre à tes yeux j’éprouve la furie,

Si rien que ce rival cause ma rêverie !

Chloris

C’est donc assurément son bien qui t’est suspect ;

Son bien te fait rêver, et non pas son respect ;

Et, toute amitié bas, tu crains que sa richesse

En dépit de tes feux n’obtienne ta maîtresse.

Tircis

Tu devines, ma sœur ; cela me fait mourir.

Chloris

Ce sont vaines frayeurs dont je veux te guérir.

Depuis quand ton Éraste en tient-il pour Mélite ?

Tircis

Il rend depuis deux ans hommage à son mérite.

Chloris

Mais dit-il les grands mots ? parle-t-il d’épouser ?

Tircis

Presque à chaque moment.

Chloris

Laisse-le donc jaser.

Ce malheureux amant ne vaut pas qu’on le craigne ;

Quelque riche qu’il soit, Mélite le dédaigne :

Puisqu’on voit sans effet deux ans d’affection,

Tu ne dois plus douter de son aversion ;

Le temps ne la rendra que plus grande et plus forte.

On prend soudain au mot les hommes de sa sorte,

Et sans rien hasarder à la moindre longueur,

On leur donne la main dès qu’ils offrent le cœur.

Tircis

Sa mère peut agir de puissance absolue.

Chloris

Crois que déjà l’affaire en serait résolue,

Et qu’il aurait déjà de quoi se contenter

Si sa mère était femme à la violenter.

Tircis

Ma crainte diminue, et ma douleur s’apaise ;

Mais si je t’abandonne, excuse mon trop d’aise.

Avec cette lumière et ma dextérité,

J’en veux aller savoir toute la vérité.

Adieu.

Chloris

Moi, je m’en vais paisiblement attendre

Le retour désiré du paresseux Philandre.

Un moment de froideur lui fera souvenir

Qu’il faut une autre fois tarder moins à venir.

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