Scène VI

Tircis, la Nourrice, Éraste, Mélite, Chloris

Tircis

De grâce, mon souci, laissons cette causeuse :

Qu’elle soit, à son choix, facile ou rigoureuse,

L’excès de mon ardeur ne saurait consentir

Que ces frivoles soins te viennent divertir.

Tous nos pensers sont dus, en l’état où nous sommes,

À ce nœud qui me rend le plus heureux des hommes,

Et ma fidélité, qu’il va récompenser…

La Nourrice

Vous donnera bientôt autre chose à penser.

Votre rival vous cherche, et la main à l’épée,

Vient demander raison de sa place usurpée.

Éraste , à Mélite.
Non, non, vous ne voyez en moi qu’un criminel,

À qui l’âpre rigueur d’un remords éternel

Rend le jour odieux, et fait naître l’envie

De sortir de sa gêne en sortant de la vie.

Il vient mettre à vos pieds sa tête à l’abandon ;

La mort lui sera douce à l’égal du pardon.

Vengez donc vos malheurs ; jugez ce que mérite

La main qui sépara Tircis d’avec Mélite,

Et de qui l’imposture avec de faux écrits

A dérobé Philandre aux vœux de sa Chloris.

Mélite

Éclaircis du seul point qui nous tenait en doute,

Que serais-tu d’avis de lui répondre ?

Tircis

Écoute

Quatre mots à quartier.

Éraste

Que vous avez de tort

De prolonger ma peine en différant ma mort !

De grâce, hâtez-vous d’abréger mon supplice,

Ou ma main préviendra votre lente justice.

Mélite

Voyez comme le ciel a de secrets ressorts

Pour se faire obéir malgré nos vains efforts.

Votre fourbe, inventée à dessein de nous nuire,

Avance nos amours au lieu de les détruire :

De son fâcheux succès, dont nous devions périr,

Le sort tire un remède afin de nous guérir.

Donc, pour nous revancher de la faveur reçue,

Nous en aimons l’auteur à cause de l’issue ;

Obligés désormais de ce que tour à tour

Nous nous sommes rendu tant de preuves d’amour,

Et de ce que l’excès de ma douleur sincère

A mis tant de pitié dans le cœur de ma mère,

Que, cette occasion prise comme aux cheveux,

Tircis n’a rien trouvé de contrainte à ses vœux ;

Outre qu’en fait d’amour la fraude est légitime ;

Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime,

Regardez, acceptant le pardon ou l’oubli,

Par où votre repos sera mieux établi.

Éraste

Tout confus et honteux de tant de courtoisie,

Je veux dorénavant chérir ma jalousie ;

Et puisque c’est de là que vos félicités…

La Nourrice , à Éraste.
Quittez ces compliments, qu’ils n’ont pas mérités ;

Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance

Ils tiennent le passé dans quelque indifférence,

N’osant se hasarder à des ressentiments

Qui donneraient du trouble à leurs contentements.

Mais Chloris qui s’en tait vous la gardera bonne,

Et seule intéressée, à ce que je soupçonne,

Saura bien se venger sur vous, à l’avenir,

D’un amant échappé qu’elle pensait tenir.

Éraste , à Chloris.
Si vous pouviez souffrir qu’en votre bonne grâce

Celui qui l’en tira pût occuper sa place,

Éraste, qu’un pardon purge de son forfait,

Est prêt de réparer le tort qu’il vous a fait.

Mélite répondra de ma persévérance :

Je n’ai pu la quitter qu’en perdant l’espérance ;

Encore avez-vous vu mon amour irrité

Mettre tout en usage en cette extrémité ;

Et c’est avec raison que ma flamme contrainte

De réduire ses feux dans une amitié sainte,

Mes amoureux désirs, vers elle superflus,

Tournent vers la beauté qu’elle chérit le plus.

Tircis

Que t’en semble, ma sœur ?

Chloris

Mais toi-même, mon frère ?

Tircis

Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire.

Chloris

Tu sais qu’en tel sujet ce fut toujours de toi

Que mon affection voulut prendre la loi.

Tircis

Encor que dans tes yeux tes sentiments se lisent,

Tu veux qu’auparavant les miens les autorisent.

Parlons donc pour la forme. Oui, ma sœur, j’y consens,

Bien sûr que mon avis s’accommode à ton sens.

Fassent les puissants dieux que par cette alliance

Il ne reste entre nous aucune défiance,

Et que m’aimant en frère, et ma maîtresse en sœur,

Nos ans puissent couler avec plus de douceur !

Éraste

Heureux dans mon malheur, c’est dont je les supplie,

Mais ma félicité ne peut être accomplie

Jusqu’à ce qu’après vous son aveu m’ait permis

D’aspirer à ce bien que vous m’avez promis.

Chloris

Aimez-moi seulement, et, pour la récompense,

On me donnera bien le loisir que j’y pense.

Tircis

Oui, sous condition qu’avant la fin du jour

Vous vous rendrez sensible à ce naissant amour.

Chloris

Vous prodiguez en vain vos faibles artifices ;

Je n’ai reçu de lui ni devoir, ni services.

Mélite

C’est bien quelque raison ; mais ceux qu’il m’a rendus,

Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus ;

Ma sœur, acquitte-moi d’une reconnaissance

Dont un autre destin m’a mise en impuissance ;

Accorde cette grâce à nos justes désirs.

Tircis

Ne nous refuse pas ce comble à nos plaisirs.

Éraste

Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières,

Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières ;

Et pour faire aujourd’hui le bonheur d’un amant,

Laissez-les disposer de votre sentiment.

Chloris

En vain en ta faveur chacun me sollicite,

J’en croirai seulement la mère de Mélite ;

Son avis m’ôtera la peur du repentir,

Et ton mérite alors m’y fera consentir.

Tircis

Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,

Nourrice, va t’offrir pour maîtresse à Philandre.

La Nourrice

(Tous rentrent, et elle demeure seule.)

Là, là, n’en riez point ; autrefois en mon temps

D’aussi beaux fils que vous étaient assez contents,

Et croyaient de leur peine avoir trop de salaire

Quand je quittais un peu mon dédain ordinaire.

À leur compte, mes yeux étaient de vrais soleils

Qui répandaient partout des rayons nonpareils ;

Je n’avais rien en moi qui ne fût un miracle ;

Un seul mot de ma part leur était un oracle.

Mais je parle à moi seule. Amoureux, qu’est ceci ?

Vous êtes bien hâtés de me quitter ainsi !

Allez, quelle que soit l’ardeur qui vous emporte,

On ne se moque point des femmes de ma sorte ;

Et je ferai bien voir à vos feux empressés

Que vous n’en êtes pas encor où vous pensez.

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