La pendule

– Lamerlette ! il demande si je connais Lamerlette ! s’écria mon vieux camarade le peintre Théodore Maudruc, de la même voix qu’il se fût écrié : « Il demande si j’ai vu les moulins de Montmartre ou entendu parler de Christophe Colomb ! » Lamerlette ? Mais sache donc ceci, malheureux enfant que tu es, c’est que nous avons, lui et moi, fait ménage ensemble trois ans ! Nous en avions vingt, alors. Oh ! dame, ce n’est pas d’hier, encore que je le croirais volontiers, tant le passé est tout à la fois loin et proche. Quel chic garçon, ce Lamerlette, et gentil, et bon cœur, et gai !… Nous habitions rue Véron, sur la Butte, un petit atelier de trois cents francs qu’emplissait du matin au soir le vacarme de nos chansons et où nous travaillions au même modèle en nous chauffant du même bois. Car nous étions terriblement pauvres, sais-tu ; sans le sou la plupart du temps et sans pain un peu plus souvent qu’à notre tour.

– Sans pain ? fis-je, un peu sceptique.

– Oui, mon cher, dit Maudruc, sans pain ; à telle enseigne que Lamerlette, bien des fois, dut aller faire le chapardeur chez un épicier de la rue Burq qui l’honorait de sa sympathie et s’était logé en l’esprit de le faire renier sa foi républicaine. De là, entre eux, des prises de bec qui assourdissaient le quartier. Lamerlette se défendait, parlait d’un sien grand-oncle tué à Jemmapes, et tout en braillant comme un âne il abattait de furieux coups de poing au hasard des sacs de lentilles, de haricots rouges et de pois secs qui parsemaient la boutique. Puis, quand il avait la poche pleine de ces légumes enlevés au vol dans le feu de la discussion, il concluait d’un mot énorme et cavalait, laissant l’épicier triompher sur le seuil de son épicerie et lui jeter de loin, dans le dos, une goguenarderie dernière. Oui, ah ! oui, c’en était un type, ce Lamerlette, et en voilà un, par exemple, qui peut se vanter de m’avoir fait rire. C’était le contraire du bon sens, ce garçon ; l’absurdité elle-même faite chair et poussée à de tels paroxysmes qu’elle en devenait démontante. Que de fois je le vis employer les deux sous qui composaient toute notre fortune à acheter des cure-dents, des épingles à cheveux ou des portraits de l’empereur du Brésil ! Il trouvait cela tout naturel et il le proclamait avec tant de candeur que je perdais jusqu’à la force de le blâmer. Tout de même nous dansions devant le buffet ces jours-là, car l’épicier de la rue Burq n’était pas toujours en humeur de faire de la politique, et puis enfin il fermait le dimanche, ce brave homme ! Mais, bah ! c’était l’âge admirable où l’on vivrait sans boire, ni manger, ni dormir, l’âge où l’on vit, parce que l’on vit, et qu’il n’y a pas à en chercher plus long. Ah ! la jeunesse !…

Il s’interrompit. Du bout de sa brosse il posa un reflet de lumière en la prunelle du saint Jérôme qu’il peignait. Et tandis que je le regardais faire, silencieux et intéressé, des meuglements lointains de cornets à bouquins peuplaient le calme de l’atelier, s’en venaient expirer par les lourdes tapisseries qui en masquaient, entre leurs loques vénérables, les murs au ton de chocolat.

– Au fait, dit-il tout à coup, t’ai-je jamais conté l’histoire de la pendule ? C’est cette mi-carême qui me la remet en mémoire.

– Ma foi non, répondis-je.

Il reprit :

– Eh bien ! écoute-la ; elle vaut la peine d’être entendue. Cela se passait justement un de ces jours d’effroyable dèche qui occupaient pour nous tant de place dans le mois. On nous eût mis, Lamerlette et moi, sous le pressoir, du diable si de nos goussets eût jailli seulement une pièce de six liards ! Nous avions déjeuné de quatre pommes de terre et commencions à nous demander si le destin n’allait pas nous contraindre à ne dîner que de leurs pelures, quand le père Zackmeyer vint nous voir.

Ce Zackmeyer était un vieux fripier de Montmartre qui vendait et achetait de tout, depuis des Diaz apocryphes jusqu’à des fers à repasser. Il fit le tour de l’atelier, inspecta sans souffler mot la nuée d’études et d’ébauches qui en habillait les murailles, et finalement déclara :

– Tout cela ne vaut pas un clou ; bien sûr non, ça ne le vaut pas. C’est sec, ça manque d’intérêt et ça sent le pompier à plein nez. Ah ! la la ! en voilà de la sale peinture. N’importe, je suis un brave homme ; je ne veux pas être monté pour rien. Qu’est-ce que vous voulez de tout ça ?

– Douze cents francs, dit Lamerlette.

Zackmeyer ne s’émut pas ; il dit tranquillement :

– Douze cents francs ? Je vous en offre quatre louis.

Nous acceptâmes aussitôt.

Zackmeyer, sur un coin de table, nous aligna donc quatre jaunets ; Lamerlette, de sa main droite, les chassa dans le creux de sa main gauche, puis dans les profondeurs ténébreuses de ses poches, où on les entendit s’abattre l’un sur l’autre avec le bruit d’une grêle d’or, après quoi il dit gravement :

– Il faut employer utilement un argent qui nous vient du ciel. Nous sommes aujourd’hui lundi gras, c’est bal à l’Opéra demain, nous allons nous offrir ça ; y a trop longtemps que ça me démange.

Au mot de « bal », le père Zackmeyer était devenu attentif.

– Parbleu, fit-il, voilà une admirable idée et véritablement vous jouez de bonheur ; j’ai chez moi un stock de costumes variés qui sont les plus jolis du monde et qui vous iraient comme des gants. Je vous les céderais pour un morceau de pain, histoire de vous rendre service.

Tout de suite ce fut affaire faite. Zackmeyer se chargea nos toiles sur les épaules et nous le suivîmes à sa boutique, où nous choisîmes deux costumes, de singes, je crois, ou de mousquetaires ; deux ignominies en tout cas, deux saletés rongées de vermine et d’usure qui valaient bien trente sous la paire et qu’il nous vendit vingt francs pièce. Encore jura-t-il hautement qu’il s’imposait un sacrifice et que nous serions des sans-cœur si nous ne lui payions le vermouth. Quel vieux filou ! Nous le lui payâmes, cependant, enchantés de notre acquisition et tout à l’idée du plaisir que nous procurerait le lendemain.

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