Or, je dégringolais la rue Germain-Pilon quand quelqu’un me barra la route. Je levai le nez et je vis… – Non, devine un peu qui je vis ? – Maman ! maman elle-même, qu’un hasard amenait en course dans le quartier. Hein, c’en était une, de malchance ?
Elle était très gentille, maman, en ce temps-là ; de dix ans plus jeune que son âge et grosse comme deux liards de beurre, mais maîtresse femme, je t’en réponds, et entre les mains de laquelle tout grands gaillards que nous fussions, papa et moi, ne pesions pas lourd.
Elle dit :
– Ah ! te voilà, toi ; et il faut que je te rencontre pour savoir comment tu te portes. Pourquoi n’es-tu pas venu nous voir tous ces temps-ci ? Qu’es-tu devenu ? Qu’as-tu fait ? Si ce n’est pas honteux, à ton âge, de ne penser qu’à l’amusement. Va, tu es bien le fils de ton père ; ta tante me le disait encore hier soir.
Et patati, et patata. Elle m’étourdissait. Vainement je tentais de placer un mot :
– Voyons, maman ! Voyons, maman !…
Peine perdue ; elle allait toujours ; et les passants se retournaient, amusés, et surpris un peu, d’entendre ce carabinier appeler « maman » d’un air d’écolier pris en faute un petit bout de femme qu’il eût pu prendre entre deux doigts et mettre tranquillement dans sa poche. Enfin, pourtant, elle se calma et consentit à se laisser embrasser. Puis :
– Que tiens-tu là ? demanda-t-elle.
– Ce sont des livres, répondis-je, avec une agréable audace ; oui une véritable occasion : l’Histoire des peintres primitifs, en trois volumes, que je viens d’acheter chez un bouquiniste.
– Des livres ! dit maman, très flattée ; est-ce que tu deviendrais raisonnable ?
Moi, là-dessus, je voulus faire l’intéressant et je commençai de me dandiner, disant qu’on s’était fort mépris sur le fond de mon caractère, que j’étais le monsieur le plus sérieux du monde avec mes airs de me ficher de tout, que le travail avait toutes mes veilles, et cætera, et cætera. Et juste comme j’en étais là, voici tout à coup – ô stupeur ! – que l’Histoire des peintres primitifs sonna trois heures sous mon bras !
Maman me regarda ; je regardai maman ; nous nous regardâmes, maman et moi. Oh ! dame, je crus à une calotte ; pour ce qui est d’y croire, j’y crus, car je lui savais la main leste. Mais sans doute mon air idiot la désarma.
– Menteur ! dit-elle sans colère.
Et avec un haussement d’épaules :
– S’il est permis, avec une barbe pareille, d’avoir aussi peu de raison. – C’est ma pendule qui est là dedans ?
– Oui, maman.
– Tu l’allais mettre au mont-de-piété, je parie ?
– Oui, maman.
– Tu n’as plus le sou !
– Non maman.
– Ah ! mon Dieu.
Ce fut tout. Elle tira sa bourse.
– Tiens, voilà deux louis, grand serin. Tâche au moins que ça te profite.
Cinq minutes plus tard je réintégrais l’atelier à la manière d’un obus.
– Lamerlette, criais-je, v’là deux louis ! et voilà aussi la pendule !
Lamerlette n’y comprenait rien. En trois mots, je le mis au fait. Alors, nous nous prîmes par les mains et nous nous mîmes à danser comme deux énergumènes en braillant à tue-tête :
– Vive la vie ! Vive la joie ! Vive le père Zackmeyer ! Vive la mère Maudruc !
Il se tut. Il rétrograda de quelques pas, clignant des yeux pour mieux juger l’aspect de sa toile. Mais, à ses hochements de tête, je le sentais rêveur, la pensée à cent lieues de là, partie à la chasse aux souvenirs. Et par trois fois, du bout de ses lèvres serrées :
– Jeunesse ! Jeunesse ! Jeunesse ! murmura-t-il.