Ceci se passait un jeudi.
Le dimanche, – ce fut comme un fait exprès, – je m’éveillai plus tôt qu’à l’ordinaire, et tout de suite l’idée d’Angèle m’arriva. Car enfin, il faut bien dire la vérité : Laurianne, en me demandant « si elle me plaisait », ne m’avait pas posé une question si bête ; elle me plaisait certainement, elle me plaisait même beaucoup. Vous comprenez, on a beau ne plus être un gamin et avoir passé l’âge où l’on tombe en extase devant les figures de cire des devantures de perruquiers, vous, moi, tous enfin, tant que nous sommes, nous n’en avons pas moins, comme dit le poète, le cochon qui nous dort dans l’âme et auquel il n’en faut pas lourd pour s’éveiller. Or, je ne sais rien de dangereux comme ces jeux de mains avec les femmes ; ça vous fiche dedans, avant même qu’on ait eu le temps d’y penser, et c’est tout justement ce qui m’était arrivé avec la femme de Laurianne : à force de lui lancer des calottes pour rire et de la bousculer dans les coins, j’avais fini, non, si vous voulez, par en devenir amoureux, mais tout au moins par la désirer violemment.
Naturellement j’avais gardé cela pour moi ; mais depuis le jour de notre entrevue, j’avais vécu dans un état d’hésitation et de perplexité extrême, tellement cet imbécile m’avait bouleversé les idées avec ses airs d’indifférence. C’est vrai, les histoires de lassitude rapide, les protestations de satiété et de désintéressement, tout cela avait été dit avec une telle apparence de sincérité que, ma foi, je m’y étais presque laissé prendre.
Je restai donc une grande demi-heure à me retourner d’un flanc sur l’autre en me demandant ce que j’allais faire, conservant toujours dans l’oreille l’écho de la phrase de Laurianne : « Je t’avertis que dimanche prochain je passe la journée à la campagne, ce qui fait qu’Angèle sera seule », également partagé entre le désir de la femme et le désir non moins ardent de m’épargner une action dont, malgré tous mes raisonnements et mes tentatives de conciliation avec ma propre conscience, je sentais bien que je me repentirais plus tard.
Toujours la vieille histoire d’Hercule entre la vertu et la volupté.
Et, en somme, le cas était embarrassant : car, d’une part, si j’ai été créé avec la répugnance innée des petites saletés de l’espèce en question, d’autre part j’ai toujours pensé que l’homme ne pouvait rien tant regretter au monde que d’avoir manqué par sa faute la femme qu’il convoitait et qu’il eût pu avoir.
Pour en finir, je me décidai brusquement. Je sautai à bas de mon lit, je mis mon pantalon et mes bottes et je filai d’une seule traite à Montmartre, priant le bon Dieu pour que Laurianne y fût et le diable pour qu’il n’y fût pas.
Ce fut le diable qui m’écouta.
Angèle vint m’ouvrir.
– Tiens, c’est toi !
(Parce qu’il faut vous dire que nous nous tutoyions.)
– Oui, dis-je tranquillement, c’est moi ; comme je passais dans le quartier, je suis monté vous dire bonjour.
– Tu es bien aimable, reprit-elle ; seulement, tu sais, Charles n’y est pas. Il est allé à la campagne et il ne reviendra que demain. Ça ne fait rien, entre tout de même.
J’entrai.
Elle était encore en tout matin, n’ayant sur elle qu’une méchante camisole et un jupon qui, à chaque pas qu’elle faisait, lui dessinait les jambes à travers la chemise. Moi, naturellement, j’avais pris une figure de circonstance, l’air désappointé du monsieur qui a raté une rencontre. Du reste, il m’arrivait une chose sur laquelle je n’avais pas compté : un embarras d’écolier de septième, que je ne m’étais jusqu’alors connu devant aucune femme et qui me prenait tout à coup devant cette bonne fille réjouie avec laquelle, depuis près de six mois, je m’étais si peu gêné de jouer avec des délicatesses de porc-épic.
Expliquez ça si vous le pouvez, mais pour un rien je fusse rentré me coucher. Heureusement, l’idée que ma visite suivie d’un retrait précipité serait rapportée à Laurianne le lendemain, et que je pourrais servir de cible aux moqueries de cet imbécile, me rendit toute mon énergie.
Brusquant les choses, je demandai à Angèle où elle comptait déjeuner.
– Ma foi, fit-elle, je n’en sais rien.
– Eh bien, habille-toi, lui dis-je ; je te paye à déjeuner au moulin de Sannois.
Elle sauta de joie ; je vis le moment où elle allait m’embrasser, puis elle tourna les talons et disparut comme un coup de vent.
Pendant un quart d’heure, vingt minutes, je l’entendis chanter en s’habillant, de l’autre côté de la cloison, et j’en conclus, ce que j’avais toujours pensé, que la pauvre fille, avec Laurianne, n’avait guère de distractions. Bref, à midi, nous étions à table, et à deux heures la jeune Angèle, que j’avais confortablement grisée, bavardait comme une petite pie, en riant de tout sans savoir pourquoi.
Je jugeai donc le moment venu de proposer une excursion.
Elle accepta immédiatement, se leva de table, et, devenue soudain sérieuse, vint remettre son chapeau devant la glace, après quoi elle prit mon bras.
Je connaissais aux environs un coin de forêt fait à plaisir pour les mystérieuses promenades des amoureux. Je l’y entraînai sournoisement ; elle, bonne fille, ne voyait rien, marchait toujours, sans défiance ; incapable, d’ailleurs, de réunir deux idées de suite. Ce ne fut que quand elle vit autour d’elle l’ombre épaisse de la forêt qu’elle parut enfin se reconnaître.
Elle eut un mouvement de recul :
– Où donc nous mènes-tu ? demanda-t-elle.
Je la regardai.
Elle comprit.
– Oh ! dit-elle, non, non ; je ne veux pas, allons-nous-en !
Elle voulut fuir, mais je la renversai sur mon bras.
– Voyons, lui dis-je, tu es une folle. Reste ici ! Qu’est-ce que ça te fait ?
Elle se débattit, jeta un cri – un cri que j’éteignis aussitôt. Elle était sans force, impuissante.
Ce fut une résistance d’une minute, au bout de laquelle mon Laurianne avait reçu la juste récompense de son stupide entêtement.
J’appris alors d’Angèle elle-même qu’elle m’aimait depuis longtemps déjà, ce qui me surprit sans m’étonner, attendu que nous autres gens de presse nous avons toujours eu l’honneur d’arriver dans la considération des femmes immédiatement après les cabotins.
Je vous prie de croire que la constatation de ce fait est exempte de toute vanité.