IV

Nous passâmes une journée charmante dans la solitude du tête-à-tête, ou, pour mieux dire, du bouche à bouche, et nous ne revînmes à Paris qu’assez tard. Nous avions pris le dernier train du soir, un train bourré de canotiers dont les hurlements furieux nous arrivaient par les glaces baissées, mêlés au roulement du wagon. J’avais fait le voyage sans mot dire, enfoncé dans mon coin, maussade, mécontent, malade de cette triste réaction des sens qui suit l’apaisement du désir. Pourtant, je ramenai Angèle jusqu’à sa porte, où je l’embrassai une dernière fois avec toute la conviction que j’y pus mettre et où nous prîmes rendez-vous pour le lendemain.

Ce même lendemain, comme je flânais sur le boulevard, quelqu’un m’emprisonna les coudes par derrière et hurla de façon à ameuter la foule :

– Tiens, tu es donc sorti de Mazas !

Et à cette fine plaisanterie, sentant d’une lieue son Laurianne, je n’eus pas besoin de me retourner pour répondre en toute assurance :

– Comment vas-tu, espèce d’imbécile ?

Nous causâmes ; il avait passé son bras sous le mien, et nous marchions doucement, côte à côte ; Laurianne, retour de la campagne, était gai comme un pinson, et il me narra en détails tous les plaisirs de sa journée.

Je répondis :

– Allons, tant mieux ; comme ça, nous ne nous serons ennuyés ni l’un ni l’autre.

Je n’avais pas sans un petit battement de cœur lâché cette déclaration ; mais Laurianne n’y vit que du feu.

– Ah ! fit-il curieusement, qu’est-ce que tu as fait ?

– J’ai fait, dis-je, ce que tu m’avais conseillé de faire.

– Moi ?

Il s’était arrêté net, et il attachait sur le mien un œil rond et stupéfait de poule qui a trouvé vingt sous.

– Je ne sais pas ce que tu veux me dire ! je ne t’ai rien conseillé du tout !

Je repris :

– Mais si, mon vieux ! tu sais bien, à propos d’Angèle ?

– D’Angèle ?

– Eh oui, parbleu, d’Angèle ! Voyons, rappelle-toi donc, jeudi, à la brasserie. Fichtre ! tu as la mémoire courte !

Lui, cependant, cherchait toujours.

– D’Angèle, d’Angèle ? Je veux être pendu…

Mais brusquement.

– Ah oui ! Eh bien ?

– Eh bien, déclarai-je, ça y est !

– Bah ! fit-il tranquillement ; c’est vrai ?

– Parfaitement vrai. Comme tu m’y avais engagé, je suis allé chez toi hier, j’ai emmené Angèle à Sannois, je l’ai grisée comme une petite caille, et tout s’est passé le mieux du monde. C’est, maintenant, pour avoir l’honneur de te remercier.

Il m’avait écouté, très calme, un mince sourire au coin des lèvres.

– Tu la fais bien, dit-il d’un air malin.

Je bondis.

– Quoi, je la fais bien ? Tu crois que c’est une blague ?

Il sourit :

– Tiens !…

– Ah ! par exemple, m’écriai-je, ceci est bien la chose du monde à laquelle je m’attendais le moins ! Et sur quoi te bases-tu, je te prie, pour croire à une plaisanterie ?

– D’abord, si c’était vrai, répondit Laurianne, tu ne viendrais pas me le dire ; et puis ensuite, mon vieux, tu sais, le jour où Angèle me trompera, ce ne sera pas avec toi.

– Très bien ! dis-je ; voilà une pierre dans mon jardin que je suis ravi d’y recevoir : elle m’enlèverait mon dernier remords si j’en eusse conservé quelqu’un ! Rien de tel comme un coup de fer rouge sur l’amour-propre pour cicatriser les scrupules ! Décidément, tu as pour moi toutes les prévenances. Donc, voilà qui est bien compris : non seulement Angèle n’a pas été à moi, mais encore elle n’est pas pour moi ; c’est dur, mais enfin, c’est comme ça ; et je n’ai plus, dans ces conditions, qu’à te féliciter comme tu le mérites.

Sur quoi, voyant venir trois heures, je serrai la main de Laurianne et m’en fus retrouver Angèle qui m’attendait devant ma porte.

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