INTERMISSION.

DOMINATION DES REPLEUX.

À l’époque où Famozas faisait la chasse aux hommes récalcitrants au suicide, il hésita, dit-on, un moment, ne sachant s’il devait comprendre les Cétracites dans le grand meurtre de l’humanité ; mais réfléchissant que cette race inhabile à engendrer devait bientôt s’éteindre elle-même, il chercha plutôt à s’en faire des auxiliaires. À cet effet, il organisa des régiments composés uniquement de ces métis, et les plaça à l’arrière-garde de son armée, avec mission d’égorger les hommes qui auraient réussi à rompre les premières lignes.

Le commandement des soldats cétracites fut donné à un des leurs nommé Portamoût, qui s’était déjà distingué par son courage et sa férocité.

Le suicide universel accompli au Cap du gouffre, Portamoût, estimé de ses soldats et déjà à la tête d’une troupe imposante, bien supérieure en force et en adresse aux masses des repleux, eut peu d’efforts à faire pour établir son pouvoir sur cette espèce qui dès ce moment était devenue dominante sur la terre. Au moyen des Cétracites aguerris, il dressa au métier des armes des troupes de repleux, qui presque tous se trouvèrent avoir du goût pour les exercices et la discipline militaires. Aussi on les vit bientôt, transformés en matamores, fiers et vains de porter des instruments qui pour la première fois les rendaient redoutables.

Portamoût divisa sa nouvelle armée en plusieurs détachements qu’il envoya fouiller tous les coins de la terre, afin de s’enquérir si quelques hommes n’avaient point échappé au massacre. Il se trouva, en effet, que, perdues dans des îles précédemment désertes ou au sommet des hautes montagnes, quelques familles avaient pu s’y soustraire. Les repleux achevèrent l’œuvre de Farnozas, et l’humanité disparut entièrement de la terre.

 

Farnozas en détruisant l’homme avait respecté son œuvre : villes, palais, monuments, richesses ; tout était resté debout. Comment tout cela fut-il saisi, dépecé, partagé par les repleux ? Ce fut une goinfrerie violente où le sang coula plus d’une fois autour de la curée. Les Cétracites, les plus forts et les mieux aguerris, se firent avant tout riches et puissants. Le mélange de leur sang avec celui de l’homme les distinguait assez pour eux-mêmes ; mais, méprisant l’espèce immonde qu’ils dominaient, ils crurent en tirer leurs proches et leurs parents en créant pour ceux-ci, d’un sang exclusivement repleu, une noblesse qui, peu après, fut rendue héréditaire. Au surplus, comme les mœurs des repleux n’étaient rien moins qu’irréprochables, il fut convenu que l’hérédité dans la noblesse se transmettrait par les femelles, parce qu’on était sûr que les enfants nés d’elles seraient au moins d’un sang demi-noble. La noblesse avait été inconnue aux hommes. L’idée sotte et vaine qui fit établir de pareilles distinctions n’aurait jamais germé dans une tête humaine. Mais elle devait convenir tout naturellement à l’orgueil d’un repleu. Au reste, du haut jusqu’en bas, ce ne fut parmi eux que bigarrures et crachats ; et il n’était pas de sale et vil repleu qui ne regardât du haut de son dédain un autre individu de sa race encore plus abject que lui.

L’homme, qui avait réduit le repleu à l’état domestique, avait trouvé en lui un serviteur d’une soumission passive, et souvent d’une bassesse cauteleuse. Mais s’il pouvait se plaindre du naturel gourmand, poltron et dissolu du second être de la création, il s’en consolait en voyant qu’il possédait l’intelligence et le goût de la servitude. Malgré l’esprit querelleur que les repleux montraient entre eux, jamais aucune révolte, aucune insubordination n’avait été à craindre ; car le fond même de leur caractère était une poltronnerie batailleuse et vantarde que le succès ou la peur, seuls, auraient pu rendre féroce. Quand l’homme fut détruit et passé à l’état fossile, les repleux, avec cette humeur querelleuse, apportèrent dans leurs relations mutuelles un esprit presque belliqueux, gardant pourtant des instincts d’obéissance et de servilité. Ces défauts en firent une race assez propre à l’état et à la discipline militaires ; aussi, au rebours des hommes stariens chez qui l’armée n’était rien, chez les repleux ce fut l’armée qui fut tout.

Portamoût eut donc peu de chose à faire pour enrégimenter les plus hardis d’entre les repleux, d’autant plus qu’il leur attribua argent, pouvoir et dignités.

La nouvelle noblesse se déclara apte seulement au métier des armes.

Plus près de la raison humaine que les masses ignorantes des repleux, Portamoût, qui voulut être aussi législateur, ne crut pas le pouvoir assez fort avec une armée instinctivement et brutalement obéissante : il voulut encore faire peser sur le peuple la tyrannie d’une superstition religieuse. Son père, pauvre mineur du pays des Savelces, avait été l’un des derniers et des rares sectateurs de l’Oxyure. Il avait élevé Portamoût dans cette religion, et celui-ci, accoutumé aux dogmes et aux cérémonies de ce culte, ne voulut point se donner la peine d’en connaître un nouveau. Des temples, des autels étaient debout ; c’étaient, selon les pays, ceux de Ruliel, de Starilla et de Panéther. Des repleux transformés en prêtres de l’Oxyure en prirent possession et y déroulèrent la série de leurs hideuses mascarades liturgiques. On rapporte même qu’il s’assembla un concile de ces nouveaux prêtres, où les repleux se reconnurent dès à présent une âme immortelle, et s’attribuèrent un paradis de jouissances futures réservées surtout en perspective aux guerriers et aux membres du clergé.

On dit que Portamoût, en voyant les instincts orgueilleux et bas de l’espèce qu’il gouvernait et se rappelant la majesté et la franchise de la race humaine, se repentit, avant de mourir, d’avoir été l’un des instruments de la destruction de l’homme sur la terre. Il regrette, dit-on, que cette admirable sphère, que cette nature étincelante n’eût plus pour spectateurs que des êtres dégradés et incapables d’en sentir les charmes et la poésie.

 

Portamoût avait épousé une repleuse nommée Oussanru. Comme il ne devait pas laisser d’enfants, ce fut son frère de mère, le repleu Cassupif, qui lui succéda. Ce dernier épousa la reine Oussanru, de laquelle il eut plusieurs enfants. Cassupif était une sorte de repleu idiot et débile. Les chefs de l’armée et les nobles, voyant l’insanité du nouvel empereur, se divisèrent pour s’emparer du pouvoir, et entassèrent massacres sur incendies et pillages sur viols. La reine Oussanru ayant réussi à réunir à elle une certaine partie des troupes, envoya en présent aux armées soulevées, comme si elle eût voulu les apaiser, une quantité considérable d’eau-de-vie et de liqueurs fortes. Les soldats en délire s’abreuvent d’alcool. Ce ne fut pendant quelques jours dans les camps qu’orgie, ivresse et abrutissement. Sur ces entrefaites, la reine Oussanru, les sachant ivres et incapables de combattre, fit marcher contre ces masses inertes sa petite troupe fidèle, qui en fit une épouvantable boucherie ; et la paix fut rétablie.

 

Déjà le plus grand nombre des Cétracites étaient morts, et comme une génération de repleux avaient passé sur le monde depuis le suicide de l’homme, ces êtres, d’une plus haute taille et d’une intelligence plus grande que celle des repleux, étaient vénérés et contemplés avec une terreur superstitieuse. Bientôt l’étonnement qu’inspiraient au peuple ces vieillards cétracites fit place à une sorte de culte. Ils étaient d’une nature supérieure ; vite, les repleux en firent des demi-dieux. Le dernier qui survécut fut le cétracite Corlaop. Celui-là, ma foi ! devenu une rareté, fut tout à fait déifié, et eut des temples de son vivant, ni plus ni moins que l’Oxyure. On croit, du reste, que la supercherie des prêtres repleux contribua fortement à amener ce résultat. Voici, en deux mots, l’histoire du dieu Corlaop :

Ce Cétracite, qui était arrivé à un âge avancé, après avoir successivement survécu à plusieurs femelles, épousa à quatre-vingts ans une repleuse appelée Rédidou. Celle-ci, au bout d’une année, mit au monde un enfant de sang repleu. Corlaop, qui ne se rappelait pas qu’aucun Cétracite eût jamais eu de progéniture, voulait tuer la repleuse et son fils, lorsque le grand-prêtre de l’Oxyure, qui était le parent et probablement le séducteur de Rédidou, fit interpréter cet événement comme un miracle du Ciel ; et Corlaop se consola de sa mésaventure en faisant le dieu dans un temple splendide autrefois consacré à Ruliel.

 

L’hérédité se transmettant par les femmes, à Cassupif succéda un fils de sa sœur nommé Bénoraou. Ce prince repleu fut certes le plus capricieux et le plus fantaisiste des empereurs de sa race. Ayant ouï dire que les hommes avaient été plus forts et plus beaux que les repleux, parce qu’ils avaient les oreilles plates et la peau blanche et lisse, il voulut que tous ses sujets se fissent raccourcir les oreilles et épiler la peau. Ce fut à cette occasion grincements et grimaces dans la gent repleuse ; mais Bénoraou tint bon, et les repleux, bientôt sans oreilles et sans poils, de laids qu’ils étaient, devinrent affreusement hideux. C’est ce que ne put s’empêcher à la fin de reconnaître Bénoraou. Alors, il enjoignit à tous, sous peine de mort, de se teindre des pieds à la tête en rouge écarlate, et leur en donna lui-même l’exemple. Cette métamorphose plut assez aux repleux en ce que la population, ainsi rutilante, était devenue méconnaissable, et que ce masque favorisait le pillage et la débauche. Bientôt, enfin, mécontent de la couleur rouge, Bénoraou fit teindre successivement le peuple en bleu, en vert, etc., faisant passer, d’un instant à l’autre, du blanc au noir sa docile nation.

 

Son successeur, nommé Corrip, grand partisan de l’étiquette, conserva l’habitude de faire teindre ses sujets, mais il assigna une couleur ou une nuance à chaque classe et à chaque rang. Il avait réservé le blanc pour lui, sa famille et sa haute noblesse. Tous les ordres s’alignaient ensuite par couleurs et par nuances ; puis, enfin, venait la plebs qui, pour couleur distinctive, portait le gris clair. Malheureusement, il arrivait toujours que les mœurs malpropres et goinfres des hauts dignitaires ternissaient en peu de temps la blancheur de leur corps, et que la saleté et l’ordure de leur robe les faisait confondre avec les derniers repleux de l’échelle sociale barbouillés de gris.

 

Pendant que l’empereur Corrip passait son temps à débattre avec ses ministres les formes et les usages de l’étiquette aulique, l’empire se démembrait et plusieurs chefs d’armée se créaient un royaume indépendant. Nous voyons donc après Corrip la terre de Star divisée par États ou royaumes de repleux ; États se pillant, s’égorgeant, se conquérant à tour de rôle ; l’esprit des repleux s’en allant toujours aussi plus abruti et plus féroce.

Ce qui domine dans les guerres internationales comme dans les dissensions intestines des repleux, c’est le désordre et le mal occasionnés par les paniques qui survenaient assez fréquemment à propos d’une rumeur absurde, et qui jetaient en déroute des armées entières victorieuses ou vaincues, ou bien qui mettaient aux prises, en un clin d’œil et sans motif, des individus d’un même peuple s’égorgeant par peur les uns des autres. Dans ces circonstances, tout individu tremblant et bouleversé massacrait sans pitié toute chair repleuse qui tombait sous sa main. Il arrivait à chaque instant que les soldats d’une armée ou les habitants d’une même ville, pris d’une peur ridicule, en venaient aux mains et s’exterminaient avec fureur, jusqu’à ce que enfin, la peur devenant plus vive que la fureur, tous se mettaient à fuir dans toutes les directions. Ces peurs féroces s’expliquent en partie par l’extrême poltronnerie qui faisait le fond du caractère des repleux. Tous les gouvernements tentèrent de faire des lois contre la peur, sans parvenir à en modérer les excès. Quoi qu’il en soit, dans tous les pays du monde, chaque individu convaincu d’avoir divulgué ses terreurs à son voisin était condamné à périr immédiatement par le pal.

Cette loi, qui forçait les repleux à déguiser leur poltronnerie, ne contribua pas peu à exagérer en eux le caractère vantard et bravache qu’ils ont conservé aujourd’hui.

 

Parmi les cinq ou six empires qui partageaient alors la terre habitée, celui qui compta surtout dans le monde fut celui de Polymanie, par cette raison que ses peuples se permirent le plus d’extravagances. Nous allons raconter sommairement les principaux traits de son histoire, parce que leur connaissance importe à l’intelligence des événements qui vont suivre.

 

Après une tourmente politique où quelques individus, qui se montrèrent presque des hommes, voulurent faire l’essai d’un gouvernement indépendant et libre, le despotisme et la guerre reparurent, traînant à leur suite une foule batailleuse de ces repleux de vanité et de sang, appelés héros, et que cette race avait toujours acclamés, probablement parce qu’ils étaient les bouchers de leur troupeau stupide.

L’état de Polymanie eut à souffrir misère, angoisse et désolation, de la gloire que s’acquirent dans tous les temps les chefs belliqueux de leurs hordes brutes et ahuries. On cite parmi les princes repleux qui occupèrent successivement le trône de Polymanie, Coscolo, Rontalouf et Tortipu. Ils furent les plus célèbres d’entre les rois des nations, par cette raison qu’ils firent tuer plus de repleux qu’aucun despote conquérant n’en avait encore fait périr, et parce qu’ils commirent le plus grand crime de lèse-repleusité qui peut-être eût été perpétré depuis le commencement de la domination de la race.

Les Polymaniaques faisaient la guerre à tous leurs voisins à la fois, aux Ursusottins, aux Gibbogrimes, etc. Mais ceux-ci, de leur côté, tout en rendant la guerre aux Polymaniaques, ne se combattaient pas moins les uns les autres ; et il arrivait même aux repleux d’une nation de se battre entre eux et avec tous les autres peuples en même temps. Cependant cette race était poltronne et lâche ; mais peut-être trouvera-t-on cette contradiction apparente suffisamment expliquée, si l’on réfléchit que c’étaient des lâches disciplinés, obéissant servilement à des lâches vaniteux.

Il fallait assurément que l’espèce repleuse repullulât outre-mesure pour suffire à la consommation de la chair de repleu que faisaient des héros qui, à coup sûr, ne la marchandaient guère. Ce qu’il y a de singulier, c’est que plus Coscolo, Rontalouf, Tortipu et autres faisaient massacrer de leurs repleux, plus ceux qu’ils avaient exposés et qu’ils devaient exposer à la mort, fascinés et abrutis par la discipline, admiraient leurs sanguinaires extravagances.

Après une période de plus d’un demi-siècle, vraie débauche furieuse, véritable fouillis politique, le monde repleu dépeuplé, las et épuisé plutôt qu’assouvi et corrigé, se trouva un beau jour jouir d’une paix approximative.

À cette époque, ce fut un nommé Pansouillu qu’on pense avoir été le roi de Polymanie.

Pansouillu ne pouvant faire la guerre, mangea beaucoup, dormit bien et ne voulut faire autre chose.

Puis, vinrent après lui d’autres rois qui, eux, voulurent faire quelque chose ; mais qu’aurait pu vouloir une cervelle de repleu roi, si ce n’est vexer et torturer un peu sa nation stupide. Quelques-uns de ces princes employaient toutes les forces de leurs sujets à se bâtir des mausolées ; et l’on cite, à ce sujet, un trait qui montre jusqu’où put aller leur orgueil.

Quand les repleux ne guerroyaient point, il était sûr qu’ils disputaient entre eux. Or, sous le règne d’un des derniers rois Polymaniaques, nommé Cafou, un schisme s’était produit parmi les prêtres du grand Oxyure, dont les uns voulaient placer dans le ciel leur paradis de jouissances futures, tandis que les autres le voulaient sous la terre. Cafou, lui, avait une prétention bien digne d’un repleu, c’est que ce n’était pas trop pour un roi comme lui d’aller en paradis corps et âme. C’est pourquoi, ayant d’abord embrassé la croyance de ceux qui mettaient le paradis dans l’espace, il fit construire par son peuple une tour dont le sommet devait toucher le ciel afin qu’on put après sa mort y jucher son tombeau. Mais par la suite ayant été ramené à la doctrine des prêtres qui soutenaient que le séjour bienheureux du grand Oxyure était sous la terre, Cafou fit abattre la tour et creuser à sa place un puits d’une profondeur incalculable, destiné à engloutir sa dépouille mortelle.

Au reste, si les Polymaniaques faisaient par leurs sottises l’admiration des Ursusottins, des Gibbogrimes et autres peuples imbéciles, ceux-ci, il faut le dire, faisaient leur possible pour leur ressembler, et tous montraient dans leur conduite une insanité à peu près égale.

 

Nous verrons plus tard quels événements vinrent bouleverser en un instant les conditions politiques et sociales de ces divers empires.

FIN DE L’INTERMISSION.

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