LE SUICIDE (suite).

Les mers, les îles, les forêts, les retraites inaccessibles étaient visitées avec soin par des gens acharnés à la destruction de l’espèce humaine.

Quelques fugitifs avaient employé des moyens ingénieux pour tenter de se soustraire à la mort ; mais nul n’y réussit, si ce n’est celui qui est vénéré aujourd’hui comme le sauveur et le père de la race starienne moderne.

Ramzuel était son nom ; étranger à toutes les agitations du monde, il avait quitté, depuis de longues années, le pays des Tréliors, sa patrie, et s’était retiré au centre de l’île d’Infressia, pour y suivre dans le calme et la méditation des expériences physiques sur la pesanteur des corps, car il avait entrevu la possibilité de balancer son action sans détruire la force qui tient les molécules agrégées. Sa découverte, bien que complète, devait être cependant simplifiée pour les besoins de l’application, quand arrivèrent près de lui Cosmaël et ses deux amis. Cosmaël avait été le maître et l’inspirateur de Ramzuel. Lorsqu’il sut la découverte de son élève, il conçut le projet de la faire servir à son salut et à celui de l’humanité future, de sauver par elle le germe reproducteur de la race de l’homme. Ramzuel, aidé du vaste savoir du Nemsède, eut bientôt avisé aux moyens de tromper la barbarie des égorgeurs. Après quelques recherches, ils arrêtèrent leurs efforts à la construction de deux machines auxquelles nous donnerons de suite le nom qu’elles auront plus tard : c’étaient des abares. Ces machines de vaste dimension avaient une forme ovoïde et étaient doublées extérieurement d’une lame métallique percée seulement à certains endroits de petits vitrages recouverts d’une toile du même métal. C’était sur cette lame métallique qui enveloppait les abares de tous côtés, que s’exerçait l’action physique formant la base de la découverte de Ramzuel, et qui suspendait pour les corps enveloppés par elle l’effet de la pesanteur, ou même imprimait aux abares une tendance plus ou moins forte à lutter en sens inverse de l’attraction terrestre.

Ramzuel adapta au premier abare un réservoir rempli d’air oxygéné, l’approvisionna de toutes les choses nécessaires à la vie, y fit monter les trois Nemsèdes, Cosmaël, Séelevelt et Mundaltor, en même temps que sa famille composée de ses quatre enfants, de sa femme Corrilis et de la sœur de celle-ci appelée Essula.

Le second abare, moins vaste, était tenu au premier par un lien métallique. Il avait été rempli de livres et d’instruments précieux par les soins des trois Nemsèdes ; il devait être sacrifié en cas de danger au salut du premier.

Cosmaël et Ramzuel eurent l’occasion de faire l’essai de leurs machines au moment où Farnozas avec ses légions aborda dans l’île d’Infressia. Ils planèrent dans l’espace à une hauteur qui les rendait invisibles à l’armée du suicide, et trompant une première fois la fureur des Farnoziens, ils allèrent s’abattre sur les glaces de la terre Bazoumrée vers le pôle sud de Star.

Cependant Farnozas avait résolu d’en finir, et après s’être assuré qu’il ne restait plus au monde qu’un petit nombre d’hommes valides, il choisit et désigna pour tous l’heure et le lieu du grand suicide.

Ce lieu était le Cap du gouffre, immense promontoire vers l’Océan nord du continent oriental, au pied duquel les eaux de la mer viennent se briser en tournoyant avec force et emportent au loin et broyés les objets entraînés dans le gouffre par le courant des flots.

Les disciples de Farnozas chassèrent devant eux, de tous les points du globe, les vieillards, les femmes, les enfants et les malades, les dirigeant, comme dans une vaste battue, vers le fatal promontoire.

La chasse dura encore trois ans, et pendant ce temps Farnozas, incertain s’il ferait bien périr jusqu’au dernier homme, et vivant toujours dans la crainte qu’il n’en échappât quelqu’un, cherchait par tous les moyens à assurer le complet anéantissement de l’espèce.

Les ravages de la peste lente s’étaient peu fait sentir sur les repleux ; cependant ces individus de race poltronne demeuraient remplis d’épouvante des souffrances dont ils avaient vu le tableau chez leurs maîtres. Farnozas leur suggéra la pensée et tâcha de les persuader que jamais ce mal affreux ne cesserait tant qu’il y aurait un homme au monde pour entretenir l’épidémie. Il savait bien que la peur les rendrait cruels et il comptait de plus que, se voyant devenus la race dominante de la terre, ils entreraient dans ses desseins en faisant périr tous ceux qui lui auraient échappé.

Il ne se trompa pas, car pendant qu’il conduisait les hommes au lieu funèbre, les repleux assassinaient sur ses derrières les victimes qui parvenaient à rompre les lignes de l’armée des futurs suicidés. Quelques rares Longévites qui erraient isolés, n’échappèrent pas même à leur poignard homicide.

Enfin les masses humaines se trouvèrent réunies au Cap du gouffre. Ramzuel réglant la force centrifuge de ses machines, les avait suivies, et du haut des airs assistait aux préparatifs de l’immense holocauste.

Au jour fixé, les sectaires de Farnozas, une dernière fois harangués par leur chef, après avoir successivement vociféré de formidables imprécations contre la terre, la mer et les cieux, poussent dans le gouffre avec fureur les vieillards, les femmes et les enfants, et se précipitent à leur tour jusqu’au dernier du haut des falaises du promontoire.

 

Et Ramzuel, abîmé de douleur, s’élance au plus haut des cieux, cherchant un autre monde pour l’homme dépossédé de la terre !…

FIN DU LIVRE II.

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