Je demande premièrement que les lecteurs considèrent combien foibles sont les raisons qui leur ont fait jusques ici ajouter foi à leurs sens, et combien sont incertains tous les jugements qu'ils ont depuis appuyés sur eux ; et qu'ils repassent si long-temps et si souvent cette considération en leur esprit, qu'enfin ils acquièrent l'habitude de ne se plus fier si fort en leurs sens : car j'estime que cela est nécessaire pour se rendre capable de connoître la vérité des choses métaphysiques, lesquelles ne dépendent point des sens.
En second lieu, je demande qu'ils considèrent leur propre esprit et tous ceux de ses attributs dont ils reconnoîtront ne pouvoir en aucune façon douter, encore même qu'ils supposassent que tout ce qu'ils ont jamais reçu par les sens fût entièrement faux ; et qu'ils ne cessent point de le considérer que premièrement ils n'aient acquis l'usage de le concevoir distinctement, et de croire qu'il est plus aisé à connoître que toutes les choses corporelles.
En troisième lieu, qu'ils examinent diligemment les propositions qui n'ont pas besoin de preuve pour être connues, et dont chacun trouve les notions en soi-même, comme sont celles-ci, « qu'une même chose ne peut pas être et n'être pas tout ensemble ; que le néant ne peut être la cause efficiente d'aucune chose, » et autres semblables : et qu'ainsi ils exercent cette clarté de l'entendement qui leur a été donnée par la nature, mais que les perceptions des sens ont accoutumé de troubler et d'obscurcir ; qu'ils l'exercent, dis-je, toute pure et délivrée de leurs préjugés ; car par ce moyen la vérité des axiomes suivants leur sera fort évidente.
Eu quatrième lieu, qu'ils examinent les idées de ces natures qui contiennent en elles un assemblage de plusieurs attributs ensemble, comme est la nature du triangle, celle du carré ou de quelque autre figure ; comme aussi la nature de l'esprit, la nature du corps, et par-dessus toutes la nature de Dieu ou d'un être souverainement parfait. Et qu'ils prennent garde qu'on peut assurer avec vérité que tontes ces choses-là sont en elles que nous concevons clairement y être contenues. Par exemple, parce que dans la nature du triangle rectiligne cette propriété se trouve contenue, que ses trois angles sont égaux à deux droits ; et que dans la nature du corps ou d'une chose étendue la divisibilité y est comprise, car nous ne concevons point de chose étendue si petite que nous ne la puissions diviser, au moins par la pensée ; il est vrai de dire que les trois angles de tout triangle rectiligne sont égaux à deux droits, et que tout corps est divisible.
En cinquième lieu, je demande qu'ils s'arrêtent long-temps à contempler la nature de l'être souverainement parfait : et, entre autres choses, qu'ils considèrent que dans les idées de toutes les autres natures l'existence possible se trouve bien contenue ; mais que dans l'idée de Dieu ce n'est pas seulement une existence possible qui se trouve contenue, mais une existence absolument nécessaire. Car de cela seul, et sans aucun raisonnement, ils connoîtront que Dieu existe ; et il ne leur sera pas moins clair et évident, sans autre preuve, qu'il est manifeste que deux est un nombre pair, et que trois est un nombre impair, et choses semblables. Car il y a des choses qui sont ainsi connues sans preuves par quelques uns, que d'autres n'entendent que par un long discours et raisonnement.
En sixième lieu, que, considérant avec soin tous les exemples d'une claire et distincte perception, et tous ceux dont la perception est obscure et confuse desquels j'ai parlé dans mes Méditations, ils s'accoutument à distinguer les choses qui sont clairement connues de celles qui sont obscures : car cela s'apprend mieux par des exemples que par des règles ; et je pense qu'on n'en peut donner aucun exemple dont je n'aie touché quelque chose.
En septième lieu, je demande que les lecteurs, prenant garde qu'ils n'ont jamais reconnu aucune fausseté dans les choses qu'ils ont clairement conçues, et qu'au contraire ils n'ont jamais rencontré, sinon par hasard, aucune vérité dans les choses qu'ils n'ont conçues qu'avec obscurité, ils considèrent que ce seroit une chose tout-à-fait déraisonnable, si, pour quelques préjugés des sens ou pour quelques suppositions faites à plaisir, et fondées sur quelque chose d'obscur et d'inconnu, ils révoquoient en doute les choses que l'entendement conçoit clairement et distinctement ; au moyen de quoi ils admettront facilement les axiomes suivants pour vrais et pour indubitables : bien que j'avoue que plusieurs d'entre eux eussent pu être mieux expliqués, et eussent dû être plutôt proposés comme des théorèmes que comme des axiomes, si j'eusse voulu être plus exact.