II L’APPÂT DE LA CAMPAGNE

Édouard et Palmyre Boussuge vivaient depuis quatre ans retirés à Bourg-en-Thimerais.

Boussuge, sous-chef de bureau au ministère de l’Agriculture, s’était mis lui-même à la retraite en 1910, à la mort d’un oncle de sa femme, enrichi au Sentier dans les tissus de coton et qui laissait une assez belle fortune à partager entre trois héritiers.

L’aisance assurée, Boussuge n’avait pas cru devoir différer davantage la réalisation de son rêve d’une existence paisible à la campagne. Son fils unique venait de terminer ses études, le fonctionnaire s’ankylosait à Paris où, depuis longtemps, rien ne l’amusait plus. Son père avait succombé à une affection cardiaque… Il y pensait toujours et ménageait son cœur.

Et puis, « je voudrais bien ne pas disparaître sans avoir acquis quelques notions d’agriculture », disait plaisamment le bureaucrate à qui des dossiers et des cartons verts avaient, pendant vingt-sept ans, masqué la vue.

Il n’était point un sot pour cela. Il avait eu dans sa jeunesse, vers 1887, des velléités littéraires. Il avait collaboré à la Revue moderne dont le siège était rue du Département, à La Chapelle, dans l’arrière boutique d’un marchand de vin. La rédaction s’y réunissait à table une fois par mois, autour d’un jeune employé de commerce de complexion délicate, Robert Bernier. Quelques-uns de ses hôtes, poètes ou romanciers, s’étaient fait un nom plus tard. Édouard Boussuge avait aussi donné des articles à la Revue rose, de Henry Lapauze, au Passant, de Maurice Bouchor et Guigou, à la Jeune France, d’Émile Michelet. Enfin, il avait fait jouer aux Folies-Bobino, sous le pseudonyme d’A. Manda, une arlequinade mettant en scène et traduisant en vers banvillesques, les charmantes affiches de Jules Chéret qui étaient alors des bouquets sur les murs. On avait même connu à Boussuge, pendant un mois, une jolie maîtresse surnommée Symbola, porte-bannière des esthètes belliqueux aux spectacles d’avant-garde.

Il conservait de cette époque un bon souvenir. Le ministère auquel, en y entrant, il avait cru ne demander qu’un abri provisoire, s’était refermé définitivement sur lui à partir de son mariage avec la fille assez bien dotée d’un vinaigrier d’Orléans ; mais s’il n’avait point oublié ses trois ans d’initiation à la vie littéraire, il n’en était pas moins pour cela exempt d’amertume et de regret. Dans la course à la gloire, la perspective d’arriver est ouverte à tous les partants. Il n’avait tenu qu’à lui d’opter pour la carrière où l’on mange le plus de vache enragée. Il s’était toujours félicité de n’en avoir rien fait, sous l’empire de sa nature ennemie de la lutte, des viandes coriaces et des résultats aléatoires. Sa vie, somme toute, avait été conforme aux idées et aux partis moyens. Il n’avait pas lieu de se plaindre et montrait sa sagesse en ne se plaignant point.

Chaque génération laisse ainsi un résidu littéraire et artistique qui n’est pas perdu parce qu’il trouve un autre emploi. Toutes les bohèmes ont leurs Schaunards. Les ministères et les administrations, l’industrie et le commerce même gardent souvent la proie qui pensait leur échapper.

Mais ne vaut-il pas mieux renoncer formellement que de s’abaisser à ces avortements ? On ne risque de donner l’impression d’être un raté qu’en persévérant sans succès. Aussi bien, Boussuge ne s’était pas absolument détaché de ses confrères en les perdant de vue.

Pendant une dizaine d’années, il avait saisi, pour leur rappeler son existence, l’occasion d’un livre qu’ils faisaient paraître ou d’un événement auquel leur nom était associé. Les uns répondaient ; les autres avaient déjà oublié le camarade qui s’était mis de lui-même hors de combat : presque un déserteur. Et puis, la mort avait éclairci les rangs de la phalange sacrée… et Boussuge, seul, dans son cabinet de travail, regardait parfois mélancoliquement les Revues qui étaient sa jeunesse en feuilles mortes. Un portrait de lui sur un programme représentait un garçon fluet, avec une ombre de moustache et l’air pincé. Il s’était développé sans devenir trop gros ; il avait laissé pousser sa barbe taillée en pointe, blonde et peu fournie sur les joues, si bien que le poivre et le sel s’y mariaient sans attirer l’attention ; n’était-ce pas assez, à cinquante ans sonnés, pour être reconnaissant à la vie de ne l’avoir maltraité d’aucune manière ?

Dans les premières années de son mariage, quand certains souvenirs lui causaient encore des élancements comme en a un névralgique dans ses fausses dents, il prenait, sur les rayons de sa bibliothèque, un volume relié des revues qui lui renvoyaient, ainsi qu’un miroir, son image. Il ouvrait le volume au hasard et y trouvait généralement le remède à sa douleur fugace. Il tombait, par exemple, sur ces vers de Gabriel Vicaire, fleurs toujours fraîches aux feuillets du Passant, que Maurice Bouchor dirigeait :

Je te bercerai

Dans la mousseline,

Je te bercerai

Tout un soir doré.

Et tu dormiras

Câline, câline,

Et tu dormiras

Nue entre mes bras.

Il frémissait un moment, troublé dans son cœur et dans sa chair, ainsi qu’une vierge vieille fille, à laquelle un livre parle de printemps et d’amour.

Maintenant, toute douleur lancinante avait disparu… Boussuge ne conservait, dans un coin, les témoins d’autrefois, que comme de vieux serviteurs inutiles auxquels il ne donnait plus de gages.

Ce n’était point le hasard et pas davantage le voisinage d’une belle forêt, qui avaient déterminé les Boussuge à se fixer, en 1910, à Bourg-en-Thimerais. Ils y étaient attirés par leurs vieux amis, le vétérinaire Chévremont et sa femme. Palmyre Boussuge et Agathe Chévremont, cette dernière, fille d’un grand épicier d’Orléans, avaient fréquenté la même pension et, mariées, ne s’étaient jamais perdues de vue. Tous les ans, aux vacances, les Boussuge passaient trois semaines chez les Chévremont, et ceux-ci, en revanche, lorsqu’ils allaient à Paris, descendaient chez leurs amis. Autre lien entre eux : un fils dans chaque ménage. Octave Chévremont et Justin Boussuge, du même âge, avaient joué ensemble et n’épousaient pas la mésintelligence née, un jour, d’une cause futile, entre leurs parents.

Donc, en 1910, profitant d’une « superbe occasion », que Chévremont leur avait signalée, les Boussuge s’étaient rendus acquéreurs, à Bourg-en-Forêt, d’une petite maison confortable, à deux étages, dont le propriétaire, un ancien officier, venait de mourir. Elle se faisait remarquer par des contrevents bleus et s’appelait Les Tilleuls.

– Tu n’en trouveras nulle part de mieux située, avait dit Agathe Chévremont à son amie. La poste et la pharmacie sont en face, ce qui met beaucoup d’animation dans la rue, tu comprends ? C’est un va-et-vient continuel. On finit par s’intéresser aux courriers qui arrivent et qui partent. On sait l’heure en les voyant passer devant la fenêtre. La pharmacie n’est pas une moins grande distraction. J’allais quelquefois en visite chez la femme du colonel… Aussitôt qu’elle entendait le timbre de la porte d’entrée, chez le pharmacien, elle tournait la tête pour reconnaître le client. Quand elle a quitté sa maison pour aller vivre chez ses enfants, à la mort de son mari, elle m’a dit : « Ce que je regrette le plus, ma chère amie, ce n’est pas encore la poste… c’est la pharmacie. Grâce à elle, jamais une journée ne m’a semblé vide. Ce sont des devinettes du matin au soir… car le malade est une chose, et la maladie en est une autre… »

Palmyre s’était laissé tenter. Au printemps, les Boussuge avaient emménagé dans la maison du colonel décédé. Elle était à l’alignement de la rue, mais, par derrière, s’étendait un beau jardin, moitié d’agrément, moitié potager. Une allée de tilleuls magnifiques en ombrageait le fond, d’où le nom du logis : Les Tilleuls.

Les six premiers mois, jusqu’à l’automne, furent consacrés par les Boussuge à leur installation. Les Chévremont la leur facilitèrent cordialement. Cependant, vers la fin de l’été, Édouard Boussuge donna quelques signes de désœuvrement, presque d’ennui. Et ce fut alors que le docteur Chazey lui fit faire la connaissance de l’inspecteur des forêts, M. Bourdillon, que tout le monde tenait en haute estime.

C’était un petit homme simple, doux et secret, toujours un peu, non pas dans les nuages, comme on dit, mais dans la forêt. Les arbres prolongeaient indéfiniment une famille réduite pour lui sans cela, à une mère âgée, impotente et despotique devant laquelle il demeurait, dans son âge mûr, petit garçon. Elle gouvernait sans bouger plus qu’un arbre, sauf quand elle suivait son fils dans ses déplacements ; autrement, elle avait des vieilles souches la circonférence et les racines. Rivée à son fauteuil, elle faisait marcher à sa place, au doigt et à l’œil, son fils et la servante de l’Assistance publique qui les servait.

M. Bourdillon jouissait d’une grande réputation de sagesse que lui avaient acquise son existence retirée et son urbanité.

Le docteur Chazey aimait à causer avec lui, au hasard des rencontres. Il lui disait :

– Vous savez, Bourdillon, que les protestants empruntent à la Bible des versets dont ils garnissent les murs, pour leur édification constante. Vous devriez vous composer une décoration analogue avec tout ce qu’ont inspiré les arbres aux penseurs et aux écrivains célèbres. Il y a dans les Paroles d’un croyant, notamment, une bien belle méditation que j’ai apprise par cœur, dans ma jeunesse, comme un poème. La voici :

« Je viens de revoir le lieu où je souhaite qu’on dépose mes os. Un rocher, un chêne qui croît dedans, c’est là tout. Pauvre chêne, tu seras mon dernier et mon plus fidèle ami. Lorsque tous auront dit : « Je ne le connais point ! » toi, tu me connaîtras encore et tu me protégeras de ton ombre. Puis, viendra un jour où tu plieras aussi sous le temps, ou sous la cognée. Alors, je tressaillirai une dernière fois sous la terre. »

– C’est admirable !

– N’est-ce pas, Bourdillon ? On croirait y être.

– Et le vœu de Lamennais a été exaucé ?

– Non. À la fin de sa vie, il s’est ravisé. Il a demandé que son corps fût porté à la fosse commune, au milieu des pauvres. Tout est contradiction dans la nature humaine, Bourdillon ! Aussi bien, Lamennais ne se contentait pas de célébrer les arbres : il en plantait.

– J’aime mieux cela.

– Moi aussi. Il en plantait par milliers et se désolait de les voir jaunir, se dépouiller et mourir. « Ma distraction, disait-il encore, est de semer et de planter des arbres. D’autres en jouiront ; mais je les verrai croître à mesure que je m’en irai, et La Chênaie, dans un demi-siècle, sera un lieu fort joli. »

– La Fontaine a mis cela en vers :

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage,


observait l’inspecteur des forêts, pour n’être point en reste de citation.

En réalité, les arbres que Lamennais a plantés n’ont pas atteint le siècle. C’est dire qu’ils ne sont pas morts de vieillesse. On les a abattus. Il arrive toujours une heure où les arbres masquent la vue – ou la ruine. Alors on fait de l’argent avec – ou du feu.

Le docteur Chazey présenta donc Boussuge à M. Bourdillon. Quand celui-là, dans la conversation, manifesta l’intention de s’intéresser particulièrement à quelque chose, le forestier sourit en dedans et n’eut pas une minute l’idée de proposer les arbres aux aspirations de l’oisif. C’était trop pour lui. Il faut la vocation. Les arbres ne se laissent pas aimer comme cela par le premier venu. Ils sont renfermés. Ils exigent des gages.

Bourdillon abaissa son regard et dit :

– Il y a les fourmis sur lesquelles on a déjà écrit de bons ouvrages d’entraînement.

– Oui, répondit Boussuge, mais l’entomologie n’est pas un goût, c’est une passion, et je ne l’ai pas.

– Alors, écartons les abeilles.

– Après Maeterlinck, en effet…

– Il ne s’agit pas de les étudier, ni de broder sur un canevas… L’apiculture, à laquelle vous auriez pu songer, assimile la ruche à une coopérative de production.

– Merci. Je préférerais une occupation d’esprit qui fût comme un régime à suivre partout, chez moi, dehors, en voyage…

– Il y aurait bien, en ce cas, les fougères… ou les champignons…

L’inspecteur des forêts, en disant cela, avec une petite moue sous sa moustache grise, avait l’air d’un riche, muni de billon, pour ses charités.

– Oui, les champignons, reprit-il. Il n’en manque pas ici… On les récolte, on les identifie en rentrant, on compare entre elles les espèces qui ne sont pas les mêmes dans toutes les régions ; on fait des communications à la Société de Mycologie… ; on consulte les spécialistes qui font autorité en la matière… C’est une distraction fort agréable à la campagne.

Boussuge, cependant, rêvait tout haut : « Les champignons… C’est vrai, je n’y avais pas pensé, je ne les aime pas. J’aurais ceci de commun avec les bibliophiles qui ne lisent pas les volumes qu’ils collectionnent. »

– Vous me donnez une bonne idée, reprit-il en s’adressant à M. Bourdillon. C’est mieux porté que les papillons, les timbres-postes, les vieux silex, etc.…

L’inspecteur eut un geste vague qui signifiait : « Oh ! l’un ou l’autre… »

– Vous êtes un peu sur votre terrain, insinua Boussuge, en quête déjà d’un initiateur.

– Oh ! fit M. Bourdillon, c’est tout au plus si je discerne les champignons comestibles d’avec ceux qui ne le sont pas ; mais l’instituteur, M. Faverol, guidera bien volontiers, j’en suis sûr, vos premiers pas. Vous serez à bonne école, c’est le mot, car il passe pour un connaisseur.

Boussuge le vit et lui demanda les premières leçons sur place, en forêt. Il apprit à vérifier les échantillons qu’il rapportait et à les classer, il se procura, pour commencer, des Atlas élémentaires et la Flore des champignons indispensable pour déterminer facilement les espèces de France, au moins. Il tapissa les murs de son cabinet de travail, au rez-de-chaussée, de belles cartes qu’il fit venir de Paris et auxquelles il donna pour sœur, par inclination, une mappemonde ; mais tout cela laissait encore, dans son emploi du temps, quelques vides. Il les remplit le jour où il prit la résolution de se remettre au latin, afin de comprendre et de parler le langage congruent aux sciences naturelles. Il était dans l’engrenage. Il projeta, pour compléter plus tard son apprentissage, le Tour de France du mycologue, l’exploration de nos grandes forêts, comme celles de Fontainebleau, de Compiègne, de Rambouillet et d’Orléans ; puis des voyages dans les Landes, le Jura, les Ardennes, la Côte-d’Or, la Gironde, le Dauphiné, le Var… où se rencontrent des variétés que l’on n’observe que là.

En attendant, il commanda au menuisier des casiers et les garnit de cartons non pas verts, mais rouges, afin de rappeler le ministère, sans affectation. Il avait, à la fin de sa carrière, amassé des fournitures de bureau, de quoi subvenir aux besoins d’un fonctionnaire pendant toute sa vie ; il fut heureux d’en trouver l’écoulement. Il ne lui manquait, somme toute, qu’un garçon à sonner de temps en temps. Il arriva plus d’une fois à Boussuge, distrait, d’étendre la main vers un timbre électrique imaginaire, le moment venu d’allumer la lampe ou d’entretenir le feu.

Il écrivit à quelques libraires de lui envoyer leurs catalogues et il prit plaisir à les feuilleter comme dessert, après des lectures plus substantielles. Il s’abonna à la Revue des Deux Mondes et au Mercure de France, à l’une par tradition, à l’autre en souvenir de sa jeunesse.

Enfin, il croyait bien avoir organisé sa vie nouvelle de façon à la rendre aisément supportable.

Il comptait sans ses hôtes.

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