III BROUILLÉS DEPUIS JEANNE D’ARC

Octave Chévremont se destinait à la carrière de son père, s’y préparait depuis trois ans, à l’école d’Alfort, quand la guerre avait éclaté. Justin Boussuge, lui, terminait son service militaire, après quoi il se proposait de subir le concours d’admission à la Banque de France.

Les deux jeunes gens ne se rencontraient que par hasard et assez rarement à Bourg-en-Thimerais ; mais ils ne manquaient pas, alors, de traduire en ridicule une querelle obscure et futile dont ils ne voulaient même pas entre eux approfondir les motifs d’ordre politique et électoral.

Le fils Chévremont, un petit brun gai et nerveux, disait à son camarade :

– Au fond, tu sais, ton père et le mien sont aussi désolés que ta mère et que la mienne d’être brouillés depuis trois ans. Mais tu ne connais pas comme moi l’esprit de la petite ville. Cent bouches invisibles soufflent le froid sur leurs velléités de réconciliation… quand ils en manifestent. La province suscite et entretient les animosités, parce que la médisance est plus féconde que la mansuétude. Les seules personnes capables de fournir un inépuisable sujet de conversation sont celles qui vivent en état de guerre. Rien ne réclame plus de soins constants qu’une plaie à envenimer. La galerie n’a point d’autre rôle : elle arrache plus de pansements qu’elle n’en fait. Une petite ville à laquelle les passe-temps sont mesurés doit vivre davantage sur les ressources tirées de son fonds. Les deux mille habitants de Bourg ont bien plus d’occasions de ne pas s’aimer entre eux que les dix mille âmes de la sous-préfecture.

– C’est un peu paradoxal, répondait le fils Boussuge, blond, mince et plus pondéré qu’Octave Chévremont. Tout s’arrangera, j’en suis persuadé comme toi. La seule chose fâcheuse, c’est que deux familles longtemps liées d’amitié à distance, ne réussissent pas à s’entendre autour d’un clocher.

– C’est à croire, dit le petit Chévremont, que les clochers sont des traits d’union relevés – comme les ponts-levis.

– Papa n’avait jamais fait de politique avant de venir ici, reprit Justin Boussuge. Je crois même qu’il ne remplissait pas exactement ses devoirs de citoyen. Il a fallu, pour le perdre, que ton père l’initiât aux jeux du suffrage universel. Résultats : ils ne peuvent plus se voir en face, et nos pauvres mamans doivent suivre le mouvement par solidarité conjugale. Est-ce bête ?

– Oui, c’est bête, répliquait le fils Chévremont ; mais la politique, dans nos petites villes, est encore une façon de tuer le temps en s’embêtant les uns les autres. Songe au peu de distractions qu’il y a, pour les hommes en dehors du café et de la politique, pour les femmes en dehors de la messe et des cancans ! Il eût été trop beau, voyons, que ton père et le mien fussent du même parti. Une pareille harmonie eût frisé le scandale. Aussi l’opinion publique a-t-elle mis la discorde entre eux afin de s’en amuser, et nos chers parents ont eu la faiblesse de donner dans le panneau. Ils en reviendront, espérons-le.

Et Justin Boussuge avait conclu, en montrant le clocher :

– Ils en reviendraient plus vite tout de même, si l’on avait jamais vu la politique abaisser ce pont-levis.

C’était vrai : une amitié de vingt ans et plus barbotait dans la mare électorale et risquait de s’y envaser.

En arrivant à Bourg, en 1910, Édouard Boussuge y avait trouvé, avec indifférence, la population divisée en deux camps de force égale : celui des réactionnaires ou ratis (ratichons) et celui des républicains modérés ou radis (radicaux).

Le premier était représenté par le maire, le docteur Chazey, et la moitié du Conseil municipal. Les radis avaient à leur tête Évariste Chévremont, enfant du pays, et vétérinaire. La lutte entre ces deux influences durait depuis dix ans, avec des hauts et des bas à chaque renouvellement de mandat. Tantôt les ratis l’emportaient, et tantôt les radis. L’avantage était, pour le moment, à la fraction modérée du Conseil.

Le docteur Chazey appuyait son autorité sur une compétence administrative reconnue et sur l’invariable bonne humeur qu’il opposait à la violence et au dépit de ses adversaires. Il les usait par la douceur. Il tenait sous son talon de feutre Chévremont écumant. Celui-ci, un géant roux et congestionné, avec de longues moustaches tombantes, à la gauloise, et des yeux bleus en boules, qui s’injectaient dans les discussions orageuses, ressemblait aux portraits que l’on a de Gustave Flaubert. Boussuge en avait fait, le premier, la remarque, et la consacrait en appelant quelquefois Chévremont vieux Flau. Le vieux Flau, d’une nature débonnaire, ne se possédait plus devant le sourire mesuré, pas même dédaigneux, dont le maire accompagnait, aux séances du Conseil, une riposte spirituelle ou un exposé irréfutable. On saute à la gorge de l’insolent qui vous provoque ; on se met dans son tort en n’ayant point égard à la courtoisie d’un contradicteur. Et Chévremont y était souvent, dans son tort, et il n’aimait pas à s’entendre dire par les collègues de son bord eux-mêmes, à l’issue d’une réunion orageuse, qu’il avait peut-être été un peu loin… ; car rien ne lui faisait sentir davantage l’infériorité de sa méthode de combat.

– Il est pareil au Clairon de Déroulède : la tête emportée, il sonne encore la charge ! disait plus tard Boussuge.

Le vétérinaire avait pour lui les bilieux : le pharmacien Labaume, un capitaine de gendarmerie en retraite, un gros éleveur, un ancien officier, un marchand de vins en gros, deux cultivateurs et un entrepreneur de maçonnerie.

À droite siégeaient : le docteur Chazey, le notaire, M. Le Menou, deux propriétaires de fabrique, un marchand de bois, un fermier, et deux rentiers que Chévremont appelait dentiers, en jouant sur le mot.

– Nous ne serons jamais d’accord, le vétérinaire et moi, disait le docteur Chazey de son côté : nous n’avons pas à satisfaire la même clientèle.

Un des plaisirs de Boussuge, lorsqu’il venait chaque année, au mois d’août, voir son ami Chévremont, était de lui faire raconter ses démêlés avec le maire.

– Toujours irréconciliables, vous deux ?

– Toujours.

Et Chévremont de ressasser ses griefs, qui étaient ceux de la République vis-à-vis d’enfants ingrats.

– La République n’est plus une gamine. Son âge et son œuvre méritent le respect. Avez-vous jamais eu à vous plaindre d’elle, vous qui la servez depuis vingt ans ?

Fonctionnaire, Boussuge était plutôt comme ses pareils, mécontent du régime dont il subsistait ; mais il n’en laissait rien paraître.

– C’est grâce à elle que le peuple a enfin l’instruction gratuite, obligatoire…

– Et laïque.

– Et laïque, parfaitement ! C’est là, je sais bien, ce que ne digèrent pas les ratis… ; mais la Séparation, croyez-vous qu’ils n’en retourneraient pas les inconvénients contre nous, s’ils avaient le pouvoir ? L’exemple de l’intransigeance nous est venu d’eux. Qui sème le vent récolte la tempête.

– Oui, vieux Flau. La persécution de la moitié du genre humain par l’autre moitié est la loi qui gouverne le monde, et voilà peut-être la seule et unique vérité à faire passer par un gueuloir.

Chévremont reprenait de plus belle :

– Patience ! Notre tour viendra. Le déplacement d’une ou deux voix nous donnera la majorité aux prochaines élections, et l’on verra le maire et sa séquelle baisser pavillon, c’est moi qui vous le dis. Vous avez tort de ne pas prendre ces choses-là au sérieux.

– Je ne les prends pas au sérieux, disait Boussuge, mais je m’explique votre exaltation. Vous allez au café et vous n’y jouez pas : il faut bien que vous y fassiez quelque chose. Vous y faites de la politique.

– Chazey, qui ne va pas au café, n’est pas moins ardent que moi à défendre et à propager ses doctrines.

– Il a peut-être aussi le sentiment de son utilité dans la triture des affaires municipales.

– Allons donc ! Les intérêts de la ville ne seraient pas compromis s’il cédait la place qu’il occupe depuis trop longtemps.

– Vous êtes las de l’appeler le Juste.

– On est surtout las de l’appeler Goupillon. Un goupillon qui n’a d’eau bénite que pour ses paroissiens.

– Mais puisque vous n’en voulez pas…

 

Quand Édouard Boussuge vint s’installer à Bourg, Chévremont vit en lui tout de suite une recrue à mûrir, et il s’y employa diligemment. Il introduisit son ami dans le petit cercle qui avait pour lieu de réunion le Café du Progrès, en face du Café de l’Univers, fréquenté par l’ennemi.

Boussuge n’était pas combatif et désirait la tranquillité. On le savait ; aussi ne l’entreprit-on pas immédiatement. On affectait même de le tenir en dehors des chicanes avec la mairie. Il y avait eu affaire à plusieurs reprises et chaque fois il avait trouvé auprès du docteur Chazey l’accueil le plus obligeant.

– Parbleu ! Ce n’est point à un vieux singe comme celui-là qu’on apprend à faire des grimaces, avait dit Évariste Chévremont, qui redoubla de précautions afin de ne rien brusquer. Lui, si peu diplomate, on ne le reconnaissait pas. Il n’avait mis personne dans le secret de ses projets ; il les dévoila seulement au bout de dix-huit mois, peu de temps avant les élections municipales de 1912.

– Écoutez, Édouard, dit-il alors, je vais vous parler franchement. Une place est vacante au Conseil, par suite du décès de Bonnard, le grainetier. Cette place vous est réservée. Il ne tient qu’à vous de la prendre. Vous avez l’estime de tout le monde ici, et les sympathies de mes amis du Progrès, en particulier. Ils sont tout disposés à faire campagne pour vous, sans conditions. Ancien fonctionnaire de la République, vous êtes, cela va sans dire, attaché aux institutions qu’elle s’est données. Nous ne vous demandons et nul ne vous demandera rien de plus. La ville a besoin d’administrateurs éclairés. C’est presque un devoir qui vous incombe. Nous ne ferons pas appel en vain à votre dévouement.

Boussuge, touché de la démarche, avait néanmoins différé sa réponse. Il ne se décida à laisser poser sa candidature que devant l’insistance des habitués du Progrès qui avaient mis une sourdine à leurs opinions, pour l’amadouer. Il se fit un scrupule, en outre, d’avertir le docteur Chazey de ses intentions et lui rendit visite.

Il rapporta de leur entrevue les meilleures assurances. Avec sa bonne grâce accoutumée et son sourire narquois, le vieux médecin, évitant les personnalités, émit quelques considérations générales sur la valeur desquelles il ne s’abusait pas plus évidemment que sur le reste.

– La carrière est ouverte à tous, dit-il. Quant à savoir s’il faut y entrer jeune ou vieux, c’est une autre question. La politique est, de tous les métiers, celui que l’on exerce pour l’apprendre, tandis qu’il faut, en général, apprendre les autres pour les exercer convenablement. Tout le monde n’est-ce pas ? se juge apte à faire, sans études préalables, un conseiller municipal, un député, un sénateur… voire un ministre. L’attribution des portefeuilles est bien pour le prouver. Vous devez penser comme moi que mieux vaudrait – dans l’intérêt public – acquérir de bonne heure des connaissances indispensables, afin d’en faire profiter le plus vite possible le corps électoral. L’événement n’a pas toujours, en ce qui me concerne, vérifié ce calcul. La confiance que l’on accordait à mes balbutiements est souvent refusée à mon expérience. En politique, c’est quand les années d’apprentissage sont finies que l’on commence à être traité de vieille bête.

– Bref, dit Boussuge, vous trouvez que je viens bien tard et sans préparation suffisante à la chose publique.

– Mais pas du tout ! répliqua le maire. Place aux hommes de bonne volonté ! Place à l’homme qui se cherche dans les autres hommes ! Plus il en verra, mieux il saura, à l’heure de sa mort, ce qu’il faut penser de l’espèce humaine. Jusque-là, il n’a pas le droit de la mépriser. C’est trop facile. Pour moi, sain de corps et d’esprit, l’enquête continue. Je voyais beaucoup de malades comme médecin. Allais-je, d’après eux seulement, me faire une opinion ? À quelles erreurs me serais-je exposé ! j’ai donc mis une autre corde à mon arc, et je n’en suis pas fâché. J’agite dans le même sac mes clients soi-disant malades et mes administrés soi-disant bien portants, et j’obtiens un mélange pas désagréable au goût, non, pas désagréable…

– Enfin, vous êtes optimiste.

– Sans en avoir l’air. Quand on me représente comme un sceptique désabusé, on a également tort. Rien ne m’a jamais découragé. J’ai en aversion les misanthropes. Ils tettent leur pouce et le trouvent amer… Ils n’avaient qu’à ne pas l’enduire d’aloès. Je ne suis point socialiste, mais je suis sociable. Væ soli ! Si je devais mourir d’ennui quelque part, ce serait dans une île déserte. J’y manquerais de phénomènes à observer, de types à définir, d’espèces à classer. J’ai mes champignons comme vous avez les vôtres : les bons, les indifférents, les malfaisants et les très dangereux. Leur fétidité ne m’aide pas toujours à les reconnaître. En tout cas, j’ai une supériorité sur mes adversaires : je ne les hais pas, ils m’amusent, ils ont leur fiche dans ma mémoire ; leurs antécédents, ce sont mes souvenirs.

– Et vous en avez beaucoup, reprit Boussuge.

– Je crois bien ! L’étendue d’un domaine n’en fait pas la richesse. Celui où Fabre, l’entomologiste, opérait n’était pas considérable. Le mien non plus. Ne disons pas de mal des microcosmes : ils nous épargnent l’ennui des voyages.

– Vous n’aimez pas les voyages, monsieur le maire ?

– Voyager, c’est généralement sortir de chez soi, où l’on est bien, pour visiter des pays, des gens et des choses qui ne vous laisseront que des regrets : regret de les quitter, s’ils vous ont plu ; regret de vous être dérangé inutilement, s’ils vous furent antipathiques.

– On s’instruit tout de même, en voyageant.

– Voyager en soi-même, quand on a une vie intérieure, est encore préférable à tout. J’ai aujourd’hui les mêmes curiosités qu’à vingt ans et les mêmes satisfactions. L’opposition me reproche un sourire habituel qui semble dire : « Continue, tu m’intéresses » ; mais c’est justement pour cette raison-là que mes partisans m’aiment : je les écoute. La vérité, c’est qu’ils m’intéressent tous indistinctement. Je les classe, déclasse et reclasse… car il m’arrive de me tromper. Il m’est doux de me coucher, chaque soir, en me disant : « Tiens !… un que je n’avais pas !… » enfin ce qu’on dit d’un papillon, d’un timbre ou d’un cryptogame. Mais c’est encore l’homme, voyez-vous, qui offre les variétés les plus nombreuses et les plus captivantes.

Et le docteur Chazey ayant reconduit son visiteur jusqu’à la grille, prit congé de lui sur ces mots :

– Je serai charmé, monsieur, de l’occasion qui me procurera le plaisir de travailler avec vous, et j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Édouard Boussuge, de son côté, se promettait, s’il était élu, contentement et profit des rapports plus fréquents qu’il aurait nécessairement avec un maire de cette trempe.

– C’est un homme d’autrefois, dit-il à sa femme en rentrant.

Car deux générations suffisent maintenant pour imprimer aux mœurs et aux hommes le caractère démodé qu’ils ne recevaient auparavant que d’un siècle écoulé.

– Ce que je ne comprends pas, observait Palmyre, c’est que le docteur Chazey, tel que tu me le représentes, étant veuf, ne se soit pas remarié et vive seul, dans sa vaste maison, avec un ménage composé de sa cuisinière et de son cocher.

– Contradiction humaine !

Boussuge n’avait pas caché à Chévremont non plus l’excellente impression produite sur lui par sa visite au maire.

– Il vous a parlé de ses fiches, naturellement, dit le vétérinaire goguenard.

– Oui. Mais j’ai pris le mot au figuré… Des fiches comme celle-là, sa mémoire n’est pas la seule à en établir.

– Malheureusement il ne s’en tient pas là et nous avons bel et bien les nôtres, vous et moi, dans ses tiroirs.

– Je ne doute pas qu’il n’en possède, touchant ses malades.

– Et ses administrés aussi. C’est un vieux renard.

Le docteur, en tout cas, n’avait pas combattu la candidature d’Édouard Boussuge qui passa au premier tour, aux élections municipales de 1912, sur la liste de ses adversaires, Chévremont en tête. Le maire, de son côté, fut réélu et les deux partis s’équilibrèrent en définitive comme précédemment jusqu’à la fête de Jeanne d’Arc que le curé de Bourg-en-Forêt voulut célébrer par une procession autour de l’église.

Le Conseil, sur la question, fut nettement partagé. Le maire et son groupe étaient d’avis de ne pas s’opposer à la cérémonie ; mais le Comité radical-socialiste, à l’instigation de Chévremont, manifesta une opinion contraire.

Le nouveau dans la classe balançait.

– J’espère bien que vous n’allez pas nous lâcher sur un principe de cette importance, dit Chévremont.

– C’est que, personnellement, je ne lui en accorde pas beaucoup, répondit Boussuge. Et puis Palmyre va à l’église, et cet acte d’hostilité contre l’abbé Grossœuvre…

– Votre femme fait ce qu’elle veut, et la mienne aussi, reprit rondement le vétérinaire.

Boussuge répliqua sans se fâcher :

– C’est que je ne suis pas d’humeur à imiter celui de nos collègues libre-penseur qui a marié sa fille à l’église parce que c’était la condition sine qua non d’une union avantageuse. Rouge au dehors, blanc au dedans… c’est presque la jolie définition de la fraise par Pierre Dupont :

Rouge au dehors, blanche au dedans

Comme les lèvres sur les dents…

– Oui, elle s’applique assez à certains radicaux de ma connaissance, fit en riant Chévremont. La question n’est pas là… Pensez ce que vous voudrez… mais marchez avec nous, car les conséquences de votre défection seraient graves.

– Vous les exagérez, dit Boussuge. Je n’ai rien d’un sectaire, vous le savez bien. Je désire une seule chose : n’embêter personne.

– On ne vous demande pas d’être sectaire : on vous demande de voter avec nous, voilà tout.

– C’est la même chose. J’aimerais bien que notre liberté de penser fût égale.

Le Conseil municipal s’étant réuni pour délibérer, Chévremont y prit la parole et s’emballa tout de suite. Il dénonça un retour offensif du cléricalisme et jugea le moment venu de soutenir le choc.

– C’est pour la démocratie de Bourg une question de vie ou de mort, s’écria-t-il. Jouons cartes sur table. Sous prétexte d’honorer Jeanne d’Arc, il s’agit tout bonnement d’asseoir sur de solides bases… disons le mot : d’affermir le Patronage Jeanne d’Arc, œuvre notoirement réactionnaire et cléricale, qui sape et met en péril l’enseignement laïque, une des plus belles conquêtes du régime… la plus belle ! Si nous cédons, l’école libre relèvera la tête et sera encouragée à persévérer dans ses empiétements. Il ne le faut pas. Nous n’avons jamais eu une occasion pareille de nous compter. Tous ceux qui ne seront pas avec nous seront contre nous et traités comme tels, si pénible que nous soit cette cruelle nécessité.

Tout le monde comprit l’allusion et pensa à Boussuge, que son ami rappelait un peu durement à la discipline du parti. Simple effet oratoire, d’ailleurs : tout s’arrangerait, à l’issue de la séance, au café du Progrès.

Le maire avait écouté Chévremont avec sa sérénité imperturbable. Il affecta, pour lui répondre, de baisser le ton d’autant que l’avait élevé son contradicteur, afin de ramener la harangue à une conversation, les coudes sur la table.

– Je ne crois pas, dit-il en jouant avec son lorgnon, que l’ordre public sera menacé et que les institutions républicaines seront compromises, parce que le curé fera le tour de l’église en chantant un cantique. Le culte de Jeanne d’Arc n’appartient pas, que je sache, à un Patronage, et pas davantage à l’Église. Il est national d’abord. Jeanne d’Arc est toute à tous, à vous, libres-penseurs, comme à moi qui ne le suis pas. Si la fanfare municipale exprimait le désir de se faire entendre le même jour et ailleurs, en faveur de l’héroïne, ai-je besoin de dire que je n’y verrais aucun inconvénient ? Ma tolérance à moi, qui est infinie, va jusqu’à vous permettre, mon cher Chévremont, de rendre hommage à une victime du clergé, brûlée vive à son instigation ; tandis que nous nous contenterons, si vous le voulez bien, de glorifier la libératrice de la France envahie. Elle entendait des voix, c’est convenu… ; mais nous entendons tous des voix. Dieu merci ! Nous ne suivons pas les conseils qu’elles nous donnent, et l’exemple de Jeanne d’Arc démontre que nous avons souvent tort. Libre à vous donc de considérer la manifestation de l’abbé Grossœuvre comme un sacrifice expiatoire. Ce n’est point la première fois qu’un excès de zèle mettrait dans une commémoration tout ce qu’elle ne comporte pas. Contre la commémoration en soi, personne ne proteste ? Laissons donc chacun la solenniser à sa guise, et l’Église bénir en blanc ce que vous peindrez en rouge : il y a place pour le bleu à côté. L’essentiel, mes amis, est de priver le moins possible le commerce local, dont les intérêts nous doivent être présents, de ne pas le priver, dis-je, d’un petit mouvement qui se traduit toujours par quelque dépense.

Le trait de la fin était habile : il porta sur les commerçants qui siégeaient au Conseil. Chévremont ne put que répéter, en frappant du plat de sa main sur la table :

– Trêve de discussions ! Nous sommes éclairés. Votons. Ceux qui ne voteront pas avec nous ou qui s’abstiendront… seront nos adversaires.

– Mais non, observa tranquillement Boussuge. La question est mal posée. On peut très bien différer d’opinion sur un point, sans pour cela se manger le nez.

Le vétérinaire prit la mouche et dit, avec une emphase un peu dérisoire :

– Que celui à qui j’ai mangé le nez se fasse connaître !

On l’apaisa. Et la majorité du Conseil s’étant rangée de l’avis du maire :

– La cause est entendue, trancha celui-ci.

Chévremont, se levant alors, était sorti, après avoir signifié à Boussuge en ces termes la rupture de leurs relations :

– Le jour où la procession de la Fête-Dieu sera rétablie, ce qui ne peut tarder, j’espère bien voir ces messieurs la suivre, un cierge à la main.

La réconciliation escomptée ne se produisit pas. Boussuge, dont la défection avait été sévèrement jugée au Café du Progrès, n’y retourna point, et, le lendemain de la procession, Chévremont donna sa démission de conseiller municipal, afin de n’être pas exposé, dit-il, à rencontrer le renégat. Celui-ci, d’ailleurs, passa bientôt ouvertement à l’ennemi en changeant de café. Enfin, Agathe Chévremont et Palmyre Boussuge, sans avoir eu aucune explication, firent cause commune avec leurs maris. Les deux amies d’enfance s’évitèrent pendant quelque temps et puis finirent par s’étranger complètement l’une à l’autre.

Le bon docteur Chazey en consolait Boussuge sincèrement contristé.

– On n’a rien vu de pareil depuis l’Affaire ! Passe encore d’être brouillés par Dreyfus… mais pour Jeanne d’Arc ! Voyez-vous cette sainte… avec son air nitouche ! Mais il n’est pas possible que deux vieux amis restent à jamais séparés à cause d’elle. Voulez-vous un bon conseil ? Silence ! Silence absolu. On n’est jamais fâché avec un ami pour ce qu’il vous a dit ou pour ce qu’on lui a dit… mais pour tout ce qui vient infecter ces petites blessures. Pratiquez, en cela aussi, l’antisepsie, vous vous en trouverez bien.

– Comme vous avez raison, docteur !

Facile à dire ! Le colportage verbal, toujours diligent, attribua aux deux antagonistes des propos qu’ils n’avaient pas tenus, pour les inciter à y répondre effectivement Ils ne manquèrent pas de le faire.

Boussuge ayant fait repeindre les contrevents de sa maison, Chévremont en remarqua pour la première fois la couleur et dit :

– C’est la couleur de Marie. Édouard devait nécessairement habiter une maison vouée au bleu… au bleu céleste de Saint-Sulpice !

Boussuge ne fut pas en reste de politesse :

– Je suis voué au bleu, c’est vrai, répondit-il, comme Évariste est voué par sa ressemblance avec Flaubert, à représenter Homais au Conseil municipal. Pharmacien, vétérinaire, radical, c’est tout un.

Au début de leurs relations, Boussuge avait fait cadeau à Chévremont du portrait de Flaubert par Liphart, et le vétérinaire l’avait accroché, bien encadré, dans son cabinet de consultations. Il avait lu ensuite, avec intérêt, Madame Bovary, et il regardait parfois son sosie avec une certaine complaisance. Mais la Tentation de Saint Antoine lui étant tombée ensuite entre les mains, il n’alla pas jusqu’au bout.

– C’est crevant, dit-il.

À partir de ce moment, il cessa de s’intéresser au portrait de Flaubert. Peu de temps après sa brouille avec Boussuge, un matin, il donna l’ordre d’enlever le cadre et de le mettre au grenier, enfin où l’on voudrait, pourvu qu’il en fût débarrassé.

Mais il avait sur le cœur son assimilation à Homais. Il affectait d’en rire.

– C’est plutôt flatteur pour moi, car je ne me considère pas du tout comme rétrogradé par rapport à Flaubert, au contraire ; Homais est bien plus intelligent que lui.

Et il disait encore :

– Édouard a toujours montré des dispositions pour les Belles-Lettres. Je ne m’étonne donc pas qu’il ait haut, à être regardé de haut en bas. Le chien rendait encore son approche dangereuse… C’était Sainte-Hélène à n’en plus finir.

Boussuge, secrètement peut-être pour être désagréable à son ancien ami prit en pitié le déchu et lui offrit l’hospitalité dans son jardin, tant que dureraient les travaux. Elle s’y trouvait quand la guerre éclata.

– Boussuge veille au salut de l’Empire et du Sacré-Cœur, disait Chévremont.

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