VII L’INTÉRIMAIRE

Octave Chévremont et Justin Boussuge, à leur première permission, firent la connaissance des talismans que leurs parents s’étaient donnés. Avertis déjà par lettres, les deux jeunes gens disaient que leurs familles avaient « touché » chacune un réfugié, comme les soldats disent, dans leur argot, qu’ils ont touché des vêtements ou des vivres.

Le premier soin d’Octave et de Justin, en arrivant, était de reprendre l’air du pays en s’informant des uns et des autres. Ils apprirent ainsi que le fils du cordonnier, vingt-deux ans, et le facteur de ville, trente ans, avaient été tués. La femme du facteur Philbert continuait son service à bicyclette, courageusement, par tous les temps. On la voyait passer ruisselante ou rissolée, et quand elle s’arrêtait, on lui offrait, ainsi qu’à son mari auparavant, de quoi se rafraîchir ou se réchauffer, suivant la saison. Elle refusait de prendre « quelque chose » dans l’espoir qu’on lui donnerait un pourboire à la place ; mais on ne lui donnait rien et les gens mêmes qui déploraient le plus les progrès de l’alcoolisme, aimaient mieux l’encourager chez le mari que de récompenser à la fois la sobriété de la femme et son penchant à l’économie. La raison en est qu’un verre de vin ou d’eau-de-vie a l’avantage d’évaluer toutes les commissions au même prix et conséquemment de les payer moins cher.

Bourg-en-Thimerais n’est pas un pays d’industrie. Les ouvriers sont rares. Quelques fours à chaux en font vivre une soixantaine au plus. L’usine d’autrefois, où l’on traitait le minerai de fer extrait de la forêt ; cette usine ayant disparu, la petite ville était retombée en léthargie, comme tant d’autres en France. On n’y voyait donc aucune femme aller fabriquer des munitions ; mais les petits commerces dont les patrons étaient mobilisés occupaient la patronne. La jeune femme du coiffeur coupait les cheveux et rasait ; la bouchère et l’épicière suppléaient leurs maris.

Quelques « accourus » hors série avaient rejoint les premiers arrivés. La poste avait « touché » une petite aide que remarquèrent tout de suite Octave et Justin. Elle venait de la Marne. Son père ayant trouvé du travail à Paris y était resté avec une famille nombreuse. Elle-même avait dû, étant l’aînée, chercher un emploi. Elle s’appelait Thérèse Paulin. C’était une petite brunette qui avait sur le visage les couleurs de la jeunesse et de la santé. Elle riait facilement, était vive et pleine de bonne volonté.

Elle avait l’air, derrière son grillage, d’un pinson en cage privé de chansons. Car elle n’y était malheureusement pas seule. La receveuse, Mme Lefouin, ne plaisantait pas dans le service. Plus jeune qu’elle, son mari, Hector, conservait la prestance du maître d’armes de régiment qu’il avait été ; quant à Mme Lefouin, grisonnante et couperosée, avec un grand nez et des cheveux qui bouclaient artificiellement sur un front plat, elle dévorait le regret d’une union mal assortie et le tournait en atrabile. Elle s’exaspérait en dedans d’un renversement des rôles qui autorisait l’escrimeur retraité à faire le marché et les commissions, tandis qu’elle avait affaire au public. Hector, cependant, de porte en porte et de boucher en épicier, pérorait et discutait le communiqué, il en avait surtout après la guerre de tranchées.

– Qu’est-ce qu’on attend pour sortir ? s’écriait-il. Ça peut coûter cher, c’est convenu ; mais on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs.

Il laissait en tout percer le militaire, plastronnait comme à la salle et portait le filet à provisions comme autrefois le masque de treillis lorsqu’il l’avait ôté.

Thérèse Paulin était nourrie, couchée, blanchie et dérisoirement rétribuée : vingt francs par mois. Mme Lefouin était toujours sur son dos et lui menait, au bureau, la vie dure. Elle ne pouvait la voir causer avec quelqu’un, au guichet, sans intervenir.

« Il faut que je veille à tout et que je lui apprenne tout, gémissait-elle. C’est trop jeune. Ça commet erreur sur erreur. Une bonne instruction primaire n’est même plus exigée. Je ne suis pourtant pas payée pour préparer aux examens. »

Lefouin Hector, à l’heure du courrier, donnait quelquefois un coup de main à Thérèse ; mais Mme Lefouin ne le laissait pas s’attarder dans le bureau et le renvoyait au ménage, voire au café où chaque soir, la porte fermée, il allait faire le quatrième à la manille et la critique des opérations. Car Mme Lefouin traitait en ennemie la jeunesse de Thérèse, et préférait éloigner de son mari la tentation. L’incompatibilité de caractère entre époux n’a jamais supprimé la jalousie.

Thérèse prenait son mal en patience à cause du public dont le va-et-vient la désennuyait. Elle était aimable pour sa distraction à elle, plus encore que pour sa satisfaction à lui. Elle se morfondait le soir dans sa chambre où elle était consignée.

– Il n’est pas convenable qu’une jeune fille sorte seule, avait déclaré Mme Lefouin, une fois pour toutes.

Thérèse, pour respirer un peu, en était réduite à suivre les offices du dimanche, messe et vêpres, ce qu’elle ne faisait pas dans son pays. Elle avait demandé des livres au Patronage Jeanne-d’Arc qui s’était constitué une petite bibliothèque triée sur le volet. Boussuge en avait, à la prière du maire, dressé le catalogue. Il était aussi chargé des prêts aux familles, et c’est à ce titre que Thérèse, un dimanche, l’avait sollicité. Elle s’était naïvement confessée à lui. Il s’intéressa à son sort et en parla à Palmyre.

– On pourrait l’inviter à dîner de temps en temps, proposa-t-il.

– Soit… mais Mme Lefouin consentira-t-elle ? Nous sommes en bons termes ; je ne voudrais pas la désobliger.

– Sans doute. Je crois, moi, qu’elle sera surtout sensible à l’économie d’un repas.

La receveuse « à condition que le service n’en souffrirait pas », avait accordé la permission demandée, et Thérèse, une ou deux fois par mois, le dimanche, s’asseyait à la table des Boussuge.

Elle s’y trouvait, un soir que Justin arriva en permission à l’improviste. L’abat-jour de la suspension, dôme de porcelaine, répandait une chaleur douce, intime, sur les fronts penchés de Justin, de ses parents, de Thérèse et du petit réfugié. L’air de la famille emplissait les poumons comme l’air du pays. Au dessert, Justin voulut entendre le phonographe, condamné au silence depuis son départ. On n’avait rien à refuser au fils vivant et momentanément là…

– Si ça te fait plaisir, dit la mère.

– Qu’est-ce que tu vas nous jouer ? dit le père.

Justin chercha parmi les disques. Il choisit les Noces de Jeannette et tourna la manivelle. L’appareil nasilla :

Cours mon aiguille dans la laine,

Ne t’arrête pas en chemin…

Nanand s’était approché de la boîte sonore et en avait ouvert les portes, afin de recevoir en pleine figure, comme une odeur en même temps qu’un bruit, la conserve musicale. Thérèse, le menton dans sa main et toute molle de plaisir, écoutait :

– Vous connaissez ? demanda Justin.

– Non, dit-elle. Ça vous berce…

– C’est les Noces de Jeannette.

– Une chanson ?

– Oui… dans un opéra-comique.

– Ah !… Où le joue-t-on ?

– À l’Opéra-Comique, quelquefois. On ne vous y a jamais conduite ?

– Non. Je ne suis jamais allée au théâtre, ni à Paris, ni ailleurs.

La fontaine était vide ; l’air s’arrêta de couler.

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous donne à présent ? reprit Justin.

Elle s’enhardit à demander :

– Vous n’auriez pas une valse ?

– Comment donc !… Une valse… une !…

Il compulsa les disques et retira de la collection que son père avait faite la valse de Faust.

– C’est un peu vieux, dit-il.

– C’est toujours agréable, ajouta Boussuge.

– On ne s’en lasse pas, tandis qu’on se lasse vite du tango et de la matchiche, renchérit Palmyre.

Justin tourna le robinet, la valse jaillit et inonda la salle à manger. Zénaïde, tout en desservant, regardait le petit Nanand comme une mère regarde son enfant heureux.

Mais, heureux, ils l’étaient tous. On ne pensait plus à la guerre, à la séparation, aux choses tristes. Le phonographe déroulait son fil, et le bonheur d’un moment semblait tenir à ce fil invisible et qui ne cousait rien.

– Il y a tout de même longtemps que je n’avais passé une soirée pareille, dit Justin en allant se coucher. Il faudra remettre ça.

Était-ce encore par émulation que les Chévremont avaient adopté, pour leur part, une intérimaire à l’école communale, Mme Clémence Chantoiseau ?

Elle remplaçait une adjointe mobilisée. Elle était grande, maigre et sans beauté. Ses yeux bleus semblaient s’être fanés en même temps que son teint. Elle se promenait seule, un livre à la main, et cueillait des fleurs des champs dont elle mâchait la tige. On ne savait rien d’elle, sinon, que ses parents avaient eu des revers de fortune, ce qui l’obligeait à travailler. Elle ne manquait pas de courage, mais elle manquait de santé. Elle avait une petite toux sèche et « de la température » vers le soir. C’était une épave de la vie qui s’en allait au fil de l’eau. Agathe Chévremont l’avait connue aux soupes de l’Assistance et l’invitait à venir passer la soirée « pour le cas où l’on voudrait danser ». Mme Chantoiseau était suffisamment musicienne, en effet, pour faire une bonne tapeuse. Elle rendait d’autres services. Le jeudi et le dimanche elle sortait avec Nanette et lui expliquait ce qu’elle n’avait pas compris en classe. Il leur arrivait parfois de rencontrer en forêt les enfants du Patronage Jeanne-d’Arc, dont faisait partie Nanand. Ceux-ci jouaient sous la surveillance du vicaire, un jeune prêtre qui portait des lunettes. Nanette aurait bien voulu se joindre à eux, car ils s’amusaient. La forêt domaniale, en sa partie la plus rapprochée de Bourg, était semée de vastes entonnoirs qui déchaussaient les arbres et se prêtaient merveilleusement à la petite guerre. Ils provenaient de l’extraction du minerai de fer dont les forges autrefois s’étaient alimentées. Baptisés « trous d’obus » par la troupe enfantine, ces entonnoirs lui offraient des embuscades et des abris naturels dont elle sortait en poussant des cris.

Le jeune vicaire avait d’abord songé à interdire ce jeu ; et puis il s’était contenté de le déguiser en exercice historique et religieux. Fillettes et garçons jouaient au « siège d’Orléans ». Les garçons représentaient les Anglais dans la ville et les fillettes l’armée de Jeanne d’Arc, qu’elle conduisait à l’assaut. La plus grande, son mouchoir en bannière au bout d’un bâton donnait le branle en criant : « Dieu le veut ! Dieu le veut ! »

Nanette jetait en passant un coup d’œil d’envie sur les combattants qu’elle connaissait pour la plupart. Elle leur souriait mais ne leur parlait pas. Elle ne parlait même pas à Nanand, tellement elle avait peur de déplaire à M. Chévremont. Et les enfants du Patronage ne tenaient pas, de leur côté, à se compromettre. Plusieurs fillettes de l’âge de Nanette lui en voulaient de faire bande à part et n’étaient pas fâchées de lui montrer qu’on se divertissait sans elle.

Nanette et l’institutrice traversaient donc la bataille et ne s’y mêlaient pas. Au bras l’une de l’autre, elles gagnaient à travers bois l’étang de Sablonnières, à cinq cents mètres de là. L’air sentait la résine et les feuilles. Les hautes voûtes vertes des sentiers cachaient le ciel. Nanette jacassait. Mme Chantoiseau n’était pas à la conversation et la petite, parfois, en faisait la remarque.

– Répondez-moi. À quoi pensez-vous ?

– À mes leçons de demain qui ne se préparent pas toutes seules, répondait l’intérimaire.

Elles arrivaient enfin au bord de l’étang, but ordinaire de leurs promenades. Il n’était ni vaste ni profond. Les étés brûlants l’asséchaient. Il avait une sorte de tristesse et de pauvreté. Peut-être que, de grand matin, des biches y venaient boire. Il appartenait à un seigneur de la République, lequel permettait d’y pêcher, probablement pour distraire le brochet, qui serait mort d’ennui sans cela.

L’étang de Sablonnières n’ajoutait rien à la beauté de la forêt. On en avait vite fait le tour ; aussi les habitants de Bourg le délaissaient-ils, comme un ermite abandonné à lui-même. L’azur et les nuages étaient impuissants à rajeunir son eau fanée. Il avait cet air résigné des malades qui souffrent sans se plaindre. Mme Chantoiseau s’asseyait un moment à son chevet, sur l’herbe et les mousses. Visite de convenance, plutôt que d’affection, à un parent éloigné qui dépérit. Nanette n’aimait pas ce coin mort. Les cris de ses petites camarades : « Dieu le veut ! Dieu le veut ! » la poursuivaient. Elle sautillait sur son pied valide, oiseau tombé du nid et que le nid rappelle. Elle répétait dix fois :

– On s’en va ?

– Encore un moment, disait l’institutrice. On n’est pas bien ici ?

– Il n’y a pas assez d’eau.

– Qu’en ferais-tu s’il y en avait davantage ?

– Je ne sais pas moi…

C’était vrai que celle-là ne rafraîchissait pas même les yeux.

Mme Chantoiseau se levait enfin et l’on rentrait à petits pas. Mais les enfants du Patronage, que Nanette souhaitait revoir, avaient quitté leurs trous d’obus et disparu. Le soir allait tomber. Tombait-il ? Ne montait-il pas plutôt de l’étang, de son eau noire, grossie et débordante, qui marchait sur les talons de l’institutrice avec des intentions suspectes de rôdeur ?

– Il commence à faire froid en forêt, le soir, disait-elle.

Et elle revenait, néanmoins, le lendemain, à l’étang désolé, comme si elle prenait un amer plaisir à mettre, en s’en allant, cette traîne assortie à sa robe noire.

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