VIII NANETTE VA À LA MESSE

En 1915, Bourg-en-Forêt reçut un hôpital auxiliaire pour les petits blessés et les malades destinés à retourner au front. Il fut installé dans l’école des filles, désaffectée à cette intention. Les filles allèrent se faire instruire dans une salle mise par la mairie à leur disposition.

On n’avait vu jusque-là, dans les rues, que des convalescents et des permissionnaires en petit nombre, outre une compagnie de corbeaux qui musait en forêt. Elle était composée de territoriaux du Midi, bons vivants et inoffensifs, lesquels, entre deux coupes d’arbres, récoltaient des champignons ou braconnaient.

Boussuge le mycologue eut d’abord en horreur ces hommes grossiers qui ravalaient le peuple cryptogame aux comestibles ; mais un territorial étant venu, un jour, lui demander de l’aider à déterminer une espèce, Boussuge rendit son estime aux parasites dont il avait déploré l’intrusion. Plus tard, d’ailleurs, tout le monde devait les regretter, car ils ne firent pas autant de mal à la forêt que les Canadiens, sur lesquels l’inspecteur Bourdillon avait moins d’empire.

L’hôpital fut bien accueilli par les commerçants. On venait voir les malades, et ceux-ci dépensaient également. Dans les premiers temps. Boussuge allait au-devant d’eux à la gare, avec du tabac et des cigarettes plein ses poches. Il les leur offrait généreusement en les appelant : mes braves, et en leur disant qu’ils étaient des héros.

Quelques-uns protestaient modestement.

– Si, si, vous êtes des héros ! Qu’est-ce que nous serions devenus sans vous ? Allemands. Prenez, prenez… c’est comme si je les donnais à mon fils qui est soldat comme vous.

Il fallait aussi, le long des trains arrêtés, quêter les journaux que les voyageurs ne lisaient plus et il les portait à l’hôpital. Enfin il se rendait utile le plus possible.

À la fin, il se lassa de ces allées et venues ; mais il avait toujours sur lui quelques vues de Bourg sur cartes postales et il les distribuait aux convalescents qu’il rencontrait.

Il apprit que Chévremont se gaussait de son zèle.

– Eh bien ! qu’il en fasse autant, dit Boussuge.

Mais à compter de ce jour, il se tint coi et se contenta de saluer le premier – quoique légionnaire – les soldats qu’il croisait en chemin. Certains lui rendaient son salut ; d’autres le regardaient avec étonnement et se demandaient entre eux :

– Tu connais ce type-là, toi ?

– Il est décoré. Un ancien officier probablement.

– Sans blague ! Un ancien officier ne saluerait pas le premier.

– Alors, c’est quéque pétrousquin qui veut se faire remarquer : bouge pas.

Une fois, il avait essayé d’apaiser la querelle de deux soldats ivres qui sortaient du cabaret. Mal lui en prit. Les pochards le couvrirent d’injures et il sentit que l’opinion publique ne lui était pas favorable.

« Quoi ? Ces hommes étaient à peine remis de leurs blessures et désœuvrés. Chacun prend son plaisir où il le trouve. Tout est permis à des héros. »

Une discrète enquête révéla à Boussuge que les deux héros soignaient à l’hôpital des douleurs rhumatismales ; mais il ne confia qu’au maire cette découverte.

Le docteur Chazey ne s’en offusqua pas.

– Êtes-vous encore naïf, cher monsieur ! fit-il. Mettez-vous donc bien dans la tête que vous représentez au Conseil municipal les intérêts des débitants avant tout. Ce n’est pas qu’ils soient par eux-mêmes grands électeurs, comme on dit : mais la clientèle reçoit leurs inspirations et vote en conséquence. Il faut les ménager – ou passer la main. Quant aux ivrognes que vous avez prétendu sermonner et qui ont invectivé contre vous, c’est toute la leçon que vous méritiez. Parfaitement. La guerre n’est pas finie. Vous devez les traiter en héros…

– Qu’ils ne sont pas encore.

– Ça viendra. Ils ont le temps. Même en état d’ivresse et momentanément empêchés, ils sont en puissance d’héroïsme… Ça ne peut faire aucun doute pour des civils comme vous et moi.

– Vous ne croyez pas que c’est la bande à Chévremont qui les excite ?

– Mais non. Les passions s’excitent sans cela. C’est sans importance. Bien faire et laisser dire. Savez-vous ce qu’on me reproche à moi ? Je vous le donne en mille.

– C’est trop.

– On estime que mon hospitalité à la mère Louvois et à ses trois enfants n’est pas désintéressée.

– Autrement dit ?

– Que je couche avec elle. Une pareille supposition honore trop mes soixante-dix ans pour que je perde mon temps à en chercher la source. Si je n’agissais pas ainsi, je devrais commencer par mettre cette malheureuse à la porte pour faire plaisir à mes détracteurs. Mais alors, au lieu de n’être pas de bois pour les uns, je serais de pierre pour les autres… enfin d’une sécheresse de cœur abominable. Voulez-vous me dire ce que j’y gagnerais ?

– Je vous trouve tout de même de bonne composition, dit Boussuge. Mais vous pouvez vous offrir le luxe de mépriser la calomnie… Quand on habite une maison de verre comme la vôtre…

– Elle n’est pas de verre, cher monsieur… heureusement pour moi ! Il n’en resterait rien, tant elle a déjà reçu de pierres ! Et elle en recevra encore car, loin de désarmer la médisance, je vais sans doute lui donner un aliment.

– Comment cela ?

– Ma cuisinière est malade… condamnée au repos par une phlébite. Par qui la remplacerai-je ? Par ma réfugiée qui sait faire un peu de cuisine et se rend utile dans la maison.

– Vous êtes beau joueur !

– Oui. Quitte ou double !

– Et Mme Louvois… quel front oppose-t-elle à la calomnie ?

– Un front qu’on ne voit pas rougir… peut-être parce qu’il est hâlé. Elle est philosophe comme moi et conserve peu d’illusions sur l’espèce humaine. Elle m’a dit hier : « Il est naturel que je fasse des envieuses parmi les autres réfugiées, si j’ai tiré un meilleur numéro qu’elles à la loterie. »

 

Boussuge et Chévremont ne s’étaient pas réconciliés. « Mais nos femmes se voient », disait le premier, à l’occasion. Et l’on devinait par là que tout espoir de raccommodement n’était pas, de sa part, abandonné. Il ne « tenait » plus que par amour-propre. Si Chévremont y avait mis du sien le moins du monde, les liens de l’amitié eussent été vite renoués.

Agathe et Palmyre, en effet, quand elles se rencontraient, se demandaient des nouvelles de leurs fils et causaient un moment.

Un événement de petite ville rapprocha encore les distances.

Les Chévremont, au bout de trois mois, avaient enfin reçu une lettre du père de Nanette en réponse à leurs questions touchant les devoirs religieux de l’enfant.

Marie-Anne a été baptisée. Elle ira à la messe et priera le bon Dieu pour moi. Je certifie que c’est ma volonté. J’espère que je ne demande pas la mer à boire et que ça ne sera pas de refus.

La lettre n’était pas de sa main ; il l’avait simplement signée à gros jambages.

– Eh bien ! que sa volonté soit faite, dit rondement Chévremont. Mais il n’avait pas besoin d’ajouter : Je ne demande pas la mer à boire, s’il est vrai qu’il aime à lever le coude.

– Et puis, reprit Agathe, sa prétention, à cet homme, n’a rien d’exorbitant, somme toute, quand on songe que la femme de notre député radical fait brûler un cierge chaque fois que son mari se représente devant les électeurs.

– Mieux vaut faire semblant de ne pas le savoir, dit le vétérinaire, qui soutenait la candidature de l’anticlérical.

Il n’empêcha pas Agathe d’accompagner tous les dimanches Nanette à la messe.

– On comprendra que nous ne l’y laissions pas aller seule, dit-il.

Mme Chévremont publiait, de son côté, les instructions qu’elle avait reçues du père.

Elle s’y soumettait sans peine, d’ailleurs, et même avec une secrète délectation. Elle avait épousé par convenance les opinions et les intérêts de son mari, alors que son éducation l’inclinait à s’allier dans l’autre camp. Il lui restait dans l’esprit ce qui reste parfois dans le cœur d’une femme mariée : le souvenir très doux d’un premier amour blanc. Enfin, outre que la messe lui rappelait son enfance et une partie de sa jeunesse à Orléans, comme elle restait coquette dans sa maturité, l’église lui procurait une de ces occasions de s’habiller si rares en province. Elle retrouva au fond d’un tiroir le vieux livre de messe de ses premières années et ce fut dans ce livre que Nanette apprit ses prières.

– Tous les soirs en te couchant tu diras, après ton Pater : « Mon Dieu, conservez la santé à papa… »

– À vous, à M. Chévremont et à M. Octave aussi, ajouta la fine mouche.

– À M. Octave surtout, fit Agathe, qui rapporta à son mari la charmante pensée de l’enfant.

– Ça ne m’étonne pas, dit le vétérinaire ; elle a un fond excellent. C’est égal, si l’on m’avait annoncé que quelqu’un prierait pour moi, sous mon toit !…

Et de rire, dans sa moustache de Gaulois débonnaire.

Le dimanche, à la messe, Agathe ne manquait pas de dire à la petite réfugiée :

– N’oublie pas ton père… Tu n’as pas oublié ton père ?

Elle était chargée d’une commission : elle s’en acquittait, rien de plus.

– Je n’oublie personne, murmurait l’enfant en coulant un regard vers Nanand, sans doute appliqué de son côté à la même chose qu’elle.

À la sortie de l’église, Agathe et Palmyre devisaient un instant.

– Il me semble impossible que Dieu n’exauce pas le vœu d’une mère lorsqu’il est exprimé, en plus, par une bouche innocente comme celle-ci, dit un jour Palmyre à son amie en lui montrant Nanand. Deux prières valent mieux qu’une.

Agathe ne répondit pas ; mais le dimanche suivant, songeant à son fils en même temps que Nanette songeait à son père, la femme du vétérinaire laissa errer sur ses lèvres ce qu’égrenaient celles de la petite.

Seulement, elle n’en dit rien à Chévremont. Sur la conduite de ce dernier les avis étaient partagés. Les uns disaient : « Qu’avait-il besoin de consulter le père mobilisé sur un point aussi secondaire ? »

À quoi les autres répliquaient : « Oui, mais l’ayant consulté, il ne lui restait qu’à exécuter loyalement ses instructions. »

L’abbé Grossœuvre, qui espérait beaucoup du retour d’Agathe, déclara modérément :

– Je n’aurais pas cru M. Chévremont capable de ce sacrifice à ses opinions bien connues. C’est très honorable de sa part et il a fait preuve d’une haute sagesse en ne substituant pas son autorité à celle du père, dans un cas aussi grave. L’enfant peut tomber malade, être en danger de mort… Quelle responsabilité pour cet homme si les secours de la religion manquaient au frêle esquif en perdition !

 

Le premier major appelé à diriger l’hôpital auxiliaire fut un vieillard qui passa inaperçu. Il avait un bel uniforme neuf dans lequel sa compagne mirait la fierté de Baucis. Ils se promenaient tous les deux en forêt, bras dessus, bras dessous, comme des petits rentiers, et grignotaient en paix une solde inespérée. La guerre leur donnant de quoi vivre à leur aise : ils n’en revenaient pas !

Il y avait si peu de malades à l’hôpital que l’on en contestait l’utilité. Mais ses partisans disaient : « Patience ! Souhaitez qu’il ne devienne pas trop petit. »

En attendant, médecin, pharmacien, gestionnaire, infirmières et employés, au nombre d’une vingtaine, vivaient modestement sur dix malades dont un seul gardait la chambre. Quelques dames leur apportaient des douceurs et les aiguillaient vers la cure où l’abbé Grossœuvre, tous les dimanches après vêpres, offrait aux soldats qui allaient à la messe un sirop, des gâteaux secs ou des pruneaux et une conversation sur des sujets édifiants.

Et puis, un jour, le vieux major sentimental, auquel le voisinage humide de la forêt ne convenait pas, obtint sa permutation ou réintégra Sainte-Périne avec sa digne compagne. Il fut remplacé par un homme plus jeune et célibataire, qui avait été chirurgien en province et n’exerçait plus depuis quelques années. Celui-ci se promenait également, mais seul et à grandes enjambées, avec un chien de berger qu’il avait amené.

Il manifesta tout de suite une froide indépendance et le désir qu’on le laissât tranquille, lui et les malades. Les dames qui avaient accès dans l’hôpital à toutes les heures du jour furent consignées à la porte, sauf le dimanche, de deux à quatre heures.

– Pas de poules dans les plates-bandes, dit-il.

Les poules s’en vengèrent en disant :

– Toi, mon bonhomme, tu ne moisiras pas ici.

Le propos lui fut répété. Il haussa les épaules.

– J’engage ces pécores à venir me dire ça à deux pouces du nez en tirant la langue d’un pied !

Mais ce n’était pas le nez qu’il leur présentait. Les soldats rigolèrent. Trois ou quatre cessèrent d’aller à la cure. Chévremont l’apprit et en jubila.

– Voilà un de ces gaillards comme je les aime, dit-il. Je ferais volontiers sa connaissance.

Mais le major Faucherel demeurait réfractaire aux avances, d’où qu’elles vinssent. Il saluait le maire, le curé, le vétérinaire, tout le monde, mais ne fréquentait personne.

L’inspecteur des forêts était la seule personne avec laquelle il sympathisait ouvertement. Ils avaient pour la forêt la même adoration muette. Les cœurs épris sont silencieux ou discoureurs, en amour. Ils se contiennent ou s’épanchent, suivant les tempéraments. La forêt est aimée, comme la femme, par les uns et par les autres. Le major Faucherel et l’inspecteur Bourdillon l’aimaient sans effusion, sans flux inutile de paroles. Ils étaient les sages qui se taisent devant le tableau et se contentent d’en jouir. Ils prenaient, comme des bêtes, contact avec la forêt. Ils marchaient pendant une heure à travers les sentiers, pareils au chien qui suit une piste et va où son nez le mène. Ils aimaient voluptueusement la forêt, comme il faut l’aimer et non pas comme l’aimait un Boussuge – en artiste, en amateur, en spécialiste. Ils évitaient le mycologue, car souvent encore, sa manie satisfaite, il sentait se réveiller en lui un littérateur, un poète, un peintre, qui l’incitaient à traduire son admiration par des gestes, des vers, des citations, des touches de coloristes dans le vide.

– C’est curieux, disait Faucherel à Bourdillon ; entre quatre murs, ce M. Boussuge est un causeur agréable ; il sait bien des choses et n’est pas ennuyeux ; et dès qu’il se trouve devant la nature… en forêt, il devient insupportable. Pourquoi ?

– Parce qu’il veut nous faire plaisir, répondait l’inspecteur. Il a le défaut commun à tous les citadins en partie de campagne : il s’exalte, se grise, se découvre une vocation d’explorateur. Il vous prend à témoin de son ravissement.

– Il n’éprouve pas comme nous, tout d’un coup et tout simplement, le besoin impérieux… de fumer une bonne pipe. Il n’aime pas véritablement la forêt.

– Non. L’aimer, c’est vivre en elle. Le bûcheron l’aime. Il cogne dessus, mais il l’aime : ils sont amis. Quant au braconnier, elle lui ouvre son lit comme à un mâle qu’elle entretient : son homme.

La forêt de Bourg n’attirait pas les peintres, ces parasites d’un autre genre. Ils n’y trouvaient pas « le motif », qui est leur rond de serviette. Elle ne les invitait pas à se mettre à table et à revenir. Et c’était une raison de plus pour que Faucherel fît ses délices des taillis et des futaies. Il s’y promenait par tous les temps, et les plus mauvais ne le rebutaient pas. Il aimait les murmures de la forêt sous son manteau de pluie. Longtemps après qu’elle avait fini de tomber, les arbres qui s’égouttaient en prolongeaient le bruit. Toutes les feuilles faisaient leur partie dans le concert. La feuille, comme l’oiseau, boit en chantant, et quand elle est morte, le dernier soupir de sa sécheresse est encore une chanson. Le major l’écoutait comme on écoute aux carrefours un refrain populaire.

Son chien ayant été mordu par une vipère, Chévremont lui donna des soins, et des rapports s’établirent entre le vétérinaire et le major. Celui-ci n’accepta pas à déjeuner, mais il accepta une tasse de café, fut présenté à Mme Chévremont et vit Nanette aller et venir dans la maison en sautillant.

– Croyez-vous que c’est dommage ! dit Chévremont. Une enfant si gentille !

– Les parents sont bien coupables. Une intervention au début eût été efficace, fit le major.

– Et il est trop tard maintenant ?

– Je ne sais pas. Il faudrait voir. On pourrait, en tout cas, atténuer le mal.

Chévremont n’insista pas ; mais une idée lui avait traversé l’esprit et il la confia à sa femme.

– Oui, dit-elle, c’est une bonne idée ; mais on ne peut rien faire sans le consentement formel du père.

– C’est mon avis. Il pourrait demander une permission qu’il passerait ici et l’on en profiterait…

– Je n’y vois pas d’inconvénient.

Quel triomphe pour la Libre-Pensée de Bourg si l’enfant recouvrait la validité, non point par l’opération du Saint-Esprit, mais par celle du chirurgien et pendant son séjour chez les Chévremont !

Le vétérinaire récrivit au père de Marie-Anne et l’invita, sans donner de prétexte à son hospitalité.

La réponse n’arriva qu’au bout d’un mois.

Grimodet faisait écrire :

Je n’aurai pas de permission avant six mois au moins. Je viens justement d’en passer une chez ma marraine ; mais la première fois, on pourra en recauser.

Chévremont prit la chose en riant.

– C’est quand même un drôle de père ! Il aurait bien pu s’arranger pour venir embrasser sa fille, qu’il n’a pas vue depuis tantôt deux ans et qui est toute sa famille.

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