X BOBOCHE ET BANBAN

On voyait entre Bourg et la lisière de la forêt une grande ferme abandonnée à la suite d’un incendie qui en avait dévoré une aile sur trois. On allait la reconstruire quand la mobilisation avait pris le fermier, dispersé sa famille et découragé le propriétaire, qui attendait la fin des hostilités pour reprendre les travaux et repartir sur de nouveaux frais d’exploitation.

Le docteur Chazey avait réquisitionné l’aide droite du bâtiment pour y loger les « accourues » que n’avaient point recueillies, à cause de leur famille trop nombreuse, les particuliers. Elles étaient là une douzaine avec vingt enfants en bas âge. Elles touchaient l’allocation pour elles et pour eux. Les plus grands allaient à l’école ; les petits occupaient leurs mères et leur donnaient une contenance.

Il y avait, à l’entrée de la Ferme, dite (on ne savait pas pourquoi), Ferme Bourrue, un magnifique frêne pleureur sous lequel s’abritaient les réfugiées pour causer entre elles, comme elles faisaient au lavoir naguère ; mais au lieu de savonner, de tordre et de battre le linge, elles démaillotaient et remmaillottaient les marmots, leur donnaient le sein ou le biberon, les caressaient ou tapaient dessus.

On leur avait proposé des travaux d’aiguille pour se distraire ou combattre l’oisiveté ; on leur avait offert de la toile et de l’étoffe pour les inciter à confectionner elles-mêmes layette, trousseau et vêtements ; mais la plupart ne savaient pas coudre, et celles qui savaient étaient paresseuses. Elles ne pratiquaient pas cette vertu bourgeoise : le raccommodage.

Le docteur Chazey avait l’œil sur la colonie ; il surveillait avant tout l’allaitement des bébés.

– Demandez-moi ce qui vous manque, disait-il, mais je ne veux pas… vous entendez bien, je ne veux pas de décès d’enfants. Il n’y en a jamais ici. Des biberons bien propres, hein ? Si je trouve dedans, en arrivant à l’improviste, autre chose que du lait ou ce que j’aurais prescrit d’y mettre, c’est le congé immédiat pour la mère coupable. Parfaitement. Aussi coupable que si elle se servait encore du biberon à tube. On pourra vous dire que ce malfaiteur, traqué par moi, s’est défendu avec l’énergie du désespoir… ; mais je l’ai eu. On n’en trouverait pas un à trois lieues à la ronde. Ce n’est plus qu’un souvenir, un mauvais souvenir. Compris ? La santé de l’enfant dépend de la mère. Quand il meurt, elle devrait être poursuivie pour infanticide par imprudence. J’ai bien l’honneur, mesdames, de vous saluer.

Le bon docteur grommelait en s’en allant :

– Coupable, sans doute… mais pas nécessairement, et pas seule, à la vérité. L’auteur du délit est souvent le père. S’il a mis dans le sang de l’enfant l’alcool que la mère n’a pas versé dans son biberon…, la belle avance.

Il tenait parole. À chacune de ses visites inopinées, il examinait les enfants sur toutes les coutures, comme à une consultation de nourrissons. Il donnait des conseils, et le moyen de les suivre.

Sa sollicitude n’était pas récompensée.

Le choix qu’il avait fait de la femme Louvois et de ses trois enfants lui aliénait les sympathies des douze locataires de la Ferme Bourrue. « Pourquoi elle et pas nous ? » s’entre-disaient l’amertume et l’envie. Le temps que les accourues ne passaient pas à se chercher dispute, elles l’employaient à se réconcilier sur le dos de Sa mignonne, de Sa chérie, comme elles appelaient le grand berger en cape brune, leur compagne d’infortune cependant. C’était le sujet quotidien de leurs conversations, quand elles ne se querellaient pas ; car la Ferme Bourrue, sur ce point, avait tout de la caserne de gendarmerie où les ménages, excités les uns contre les autres, se rendent invariablement la vie insupportable.

Une des commères, la Bougeaille, était celle qui se trouvait au Plat d’étain lorsqu’un territorial y avait colporté des racontages sur quelques femmes restées dans l’Aisne envahie. La Ferme abritait justement une femme du village désigné. C’était celui qu’habitaient Mme Louvois, Nanette et Nanand. Le cailletage s’alimenta pendant huit jours de cette devinette : quelles étaient les deux femmes sur lesquelles pouvaient se porter les soupçons ? La seule fugitive à même d’émettre un avis, cherchait, passait en revue, conjecturait, sous le frêne qui semblait pleurer de cette investigation.

Les enfants écoutaient, comme intéressés par la solution d’un problème.

À la fin, la commère intriguée rendit son arrêt.

– Plus j’y pense, plus je suis convaincue que les Boches font allusion à la Servais, la mère du petit Fernand, qui est chez des bourgeois d’ici. C’était un mauvais ménage. Le gosse pourrait en dire long, si on le questionnait. Comprend-on qu’elle l’ait laissé partir tout seul ? Elle éloignait un témoin gênant. Elle a déjà eu des histoires étant jeune. Fernand est né avant son mariage. Il y avait chez eux des scènes continuelles… Alors Servais s’est mis à boire, naturellement. La mobilisation a été un bon débarras pour tous les deux. Oui, plus j’y réfléchis, plus je la crois capable… L’autre je n’en suis pas aussi sûre… ; j’aime mieux ne rien dire.

– C’est tout de même malheureux pour ce pauvre enfant… Quand il rentrera chez lui et qu’il entendra juger sa mère…

– Elle ne pourra pas rester dans le pays, c’est clair.

Et les langues allaient leur train, sous le frêne pleureur, devant la nichée tout oreilles.

Les jours suivants, le fils de la Bougeaille, qui était un peu plus âgé que Fernand et ne lui pardonnait pas son existence agréable, redoubla d’animosité vis-à-vis de lui. Manifestement il le cherchait, se sentant soutenu par la majorité de ses camarades. À la récréation, Nanand était exclu de leurs jeux, ou bien on organisait un simulacre de bataille entre Allemands et Français, et comme c’était à qui ne serait pas Allemand :

– Hé ! Fernand, criait Bougeaille, dévoue-toi… T’as moins d’efforts à faire qu’un autre.

Nanand évitait de répondre et demeurait à l’écart, n’étant point batailleur et ne comprenant pas. La récréation lui devenait aussi pénible que la classe, à laquelle il ne prenait pas un intérêt bien vif. Son intelligence restait endormie et n’avait que de courts réveils. Il attendait avec impatience la sortie. Il aimait à rencontrer Nanette qu’il voyait venir clopin-clopant et qui lui eût moins plu si elle avait boité moins. Elle se distinguait par là des autres. Elle était bien tenue. Elle avait toujours des rubans clairs et propres au bout de ses nattes tombantes, et ses yeux étaient ceux d’une grande personne ; elle paraissait les avoir empruntés et ils l’intimidaient un peu par leur éclat et leur fixité. Elle avait toujours une bonne parole pour Nanand. Ils marchaient un moment à côté l’un de l’autre et se séparaient à regret, en se regardant amicalement.

Ils allaient ainsi, gentiment, le jour où le drame éclata.

Le fils Bougeaille les suivait en ricanant avec trois ou quatre drôles de son espèce. Comme ils en étaient pour leurs frais, Bougeaille pressa le pas et ayant dépassé Nanette et Nanand, se retourna pour dire insolemment :

– Boboche et Banban : les deux font la paire !

Banban était le surnom que les fillettes de la Ferme Bourrue avaient donné à Nanette pour la mortifier. En classe, on l’appelait plutôt la Tite Bote. Un jour déjà, elle avait corrigé une gamine de la Ferme, et elle était toute prête à recommencer. Mais l’insulte, cette fois, glissa sur elle, et ce fut à Nanand seulement qu’elle prit garde. Elle rattrapa, d’un saut en avant, le mauvais garnement, le saisit par la manche, le secoua et dit :

– Pourquoi que tu l’appelles Boche ?

– Demande-lui, répondit l’autre en se dégageant.

Elle répéta :

– Qu’est-ce qu’il t’a fait pour que tu l’appelles Boche, ce petit ?

Jamais ses yeux n’avaient été plus larges ni plus brillants ; mais la teinte en avait subitement passé du bleu au violet.

Bougeaille était plus grand et plus fort qu’elle ; deux raisons pour qu’il s’exécutât.

– Quand on a une mère qui fait ce que la sienne a fait avec les Allemands, on mérite le nom de Boboche, et ça n’est pas toi qui…

Il n’acheva pas : la petite lui avait planté ses ongles dans la figure, et s’acharnait.

Nanand stupéfait et les autres témoins, assistaient sans mot dire au châtiment du méchant garçon qui se défendait mal et, aveuglé par le sang, se bornait à parer de nouveaux coups de griffe. La poule c’était lui, et c’était elle le coq.

La scène se passait devant la boutique du sellier-bourrelier. Il sortit et intervint. Bougeaille, honteux, s’en alla.

– Qu’est-ce qu’il t’avait fait ? demanda le bourrelier à Nanette.

– À moi rien… Mais c’est-y permis d’appeler Boboche un gosse qui ne lui disait rien de mal ?

– Non, ça n’est pas permis, fit l’homme, en riant du restant de colère qui embellissait Nanette, car ses yeux à présent lui « mangeaient » la figure et le bleu en paraissait plus foncé de ce qu’elle était plus pâle.

– N’aie pas peur, il se souviendra de la leçon, ajouta la petite en ramassant son cartable. Viens, Nanand.

Et ils continuèrent côte à côte leur chemin, sans s’adresser la parole.

Au moment de se quitter seulement, pour rentrer chacun chez soi, elle dit encore :

– T’en fais pas, va… Il n’y reviendra plus…

Nanand sourit à sa petite amie. Il ne trouvait pas de mots pour la remercier et n’en cherchait même pas.

L’incident transpira tout de suite. On donna raison à la Tite Bote. Des gens qu’elle ne connaissait pas l’arrêtaient dans la rue pour la féliciter.

– C’est toi qui as rossé le gamin de la Ferme Bourrue ? Tu n’as pas froid aux yeux. Voyez-vous ce petit coq !…

Mais il fallait expliquer la dispute… ; et l’on sut ainsi ce qu’il eût été préférable qu’on ignorât. On s’apitoya hypocritement sur Nanand. Le sobriquet infamant le marqua. On disait : « C’est le petit réfugié qu’on appelle Boboche, à cause que sa mère a eu des bontés pour les Allemands logés chez elle. » On brodait. On forgeait des détails. Un essaim de mots, comme un essaim de mouches, voletait sur cette ordure et la propageait.

On ne fut pas fâché qu’elle pénétrât chez les Boussuge et les punît d’avoir les moyens de recueillir un réfugié. Il faut bien que la fortune, elle aussi, expose à de petits désagréments. Les Boussuge n’avaient pas eu la main heureuse. Tant pis.

Boussuge avait fait son enquête et en publiait coram populo les résultats.

– Rien n’autorise même une conjecture, vous savez… C’est un simple ragot… Ce territorial que j’ai interrogé n’a prononcé aucun nom. Celui du village n’est même pas certain. Ce canard est né à la Ferme Bourrue… : il est bon de ne pas le laisser courir et de lui tordre le cou.

– Bien sûr, monsieur Boussuge, répondaient les gens. Mais on élève encore plus de vipères que de canards chez ces accourus… Et puis, quand même il y aurait une part de vérité, votre petit serait-il responsable ? On ne choisit pas ses parents.

L’enfant avait heureusement des défenseurs moins circonspects. Zénaïde bougonnait :

– C’est dommage que cette petite Nanette soit chez M. Chévremont : j’aurais du plaisir à l’embrasser. Ce qu’on lui a dit… je ne conseille à personne de le répéter devant moi. Ma main serait encore trop propre pour la figure du saligaud !…

La galerie, avertie, finit par s’abstenir de commentaires ; mais des regards, pendant quelque temps encore, témoignèrent aux Boussuge une discrète compassion. Ils n’avaient pas de chance. Faire le bien n’est pas chose facile.

Zénaïde, cependant, n’osait pas s’avouer qu’elle était tentée d’ajouter foi à l’odieux commérage. Tout ce qui faisait le vide autour de l’enfant le rapprochait davantage de la servante.

Elle ne lui posa aucune question ; mais, le soir, en bordant son lit elle disait parfois :

– Si tu entends des paroles malsonnantes, mon fieu, ne les répète qu’à moi… Tu ne les entendras pas deux fois de la même bouche, je t’en réponds. Bonne nuit. Dors bien.

Quant à Boussuge, il avait fait part de ses impressions au maire.

– Il ne faut pas que cela se renouvelle. C’est honteux. Parents et enfants ont autant besoin les uns que les autres qu’on leur donne sur les doigts. C’est surtout le rôle du prêtre et du maître d’école, j’en parlerai à l’abbé Grossœuvre ; parlez-en, de votre côté, à M. Faverol.

– Je n’y manquerai pas, dit le docteur Chazey ; et la première fois que j’irai à la Ferme Bourrue, je laverai la tête aux pies borgnes. Comptez-y.

Ainsi fut fait.

L’algarade de Nanette avait plutôt flatté les Chévremont. Il ne leur déplaisait pas qu’elle eût protégé le petit réfugié des Boussuge. Agathe et Palmyre en sortant de la messe, le dimanche suivant, s’entretinrent un moment de l’affaire chez le pâtissier.

– Cette petite a du cœur, dit Palmyre. Notre Nanand aussi en a : c’est le caractère qui chez lui est mou. Il ne paraît pas non plus, par bonheur, avoir très bien compris l’allusion à la conduite de sa mère. La petite a l’esprit plus éveillé, l’intelligence plus précoce…

– C’est une fille, dit Agathe.

Share on Twitter Share on Facebook