IX Mlle CHANTOISEAU, MARRAINE

C’était le temps des marraines de guerre, qui furent un baume sur des plaies… quand elles n’occasionnèrent pas les plaies qu’elles prétendaient panser. Et c’était aussi le temps des colis, qui eussent été moins nombreux si les filleuls n’en avaient point reçu leur large part. On leur en expédiait de partout, et les plus modiques n’étaient pas toujours les moins touchants. Denrées, tabac et lainages voyageurs ont fait, somme toute, moins de mal que de bien.

En peut-on dire autant de ce qui revenait au pigeonnier en épîtres de remerciements, sous les ailes ?

Mlle Chantoiseau, l’intérimaire de l’école des filles, avait elle-même un filleul. Elle ne le connaissait pas. Elle ne l’avait jamais vu. C’était par une feuille mondaine qui traînait sur une table, chez les Chévremont, que la jeune fille était entrée en correspondance avec un aviateur, nommé Gaston Romanet. Il ne demandait rien… que la sympathie d’une âme-sœur, l’âme pour le rêve, la sœur pour la réalité. Clémence avait écrit ; Gaston avait répondu. Une liaison idéale s’en était suivie. L’institutrice n’avait pas dissimulé sa condition précaire et l’aviateur ne s’était pas montré en reste de confiance. La déclaration de guerre l’avait trouvé, à vingt-neuf ans, comptable dans une grande fabrique de Lille. Il ne laissait personne derrière lui. Orphelin de bonne heure, il s’inspirait, pour apitoyer l’inconnue, du romantisme de Didier dans Marion Delorme. Il jouait l’air de violon qu’il savait le mieux ; et Clémence l’écoutait, ravie. On, avait ensuite, échangé des photographies. Elle n’en possédait qu’une, en carte postale, exécutée à Paris, sur les boulevards, à bas prix. Elle y apparaissait plutôt à son avantage. La photographie n’enlaidit pas les laides. Le teint de Mlle Chantoiseau n’avait pas plus d’éclat au naturel que sur son portrait et la pâleur de ses yeux pouvait être attribuée au mauvais éclairage ou à l’inhabileté de l’opérateur.

Gaston, lui, n’avait envoyé qu’un instantané pris aux armées par un amateur. C’était, sous l’uniforme et la bourguignotte, un assez joli garçon, à moustache noire effilée, au menton carré : un soldat. Clémence cherchait à se l’imaginer en civil, frère d’infortune, cœur solitaire. Elle marchait… c’est-à-dire qu’elle avançait chaque jour en âge et en affection pour son filleul. Elle était au bord de l’amour.

Il avait eu beau lui dire qu’il ne désirait que son amitié, elle était persuadée qu’il y mettait de la discrétion. Et puis la joie d’adresser, elle aussi, elle pauvre, un colis au combattant ! Elle ne s’en cachait pas. Elle avait inventé un cousin aux armées. Elle n’était plus seule, et il n’était plus seul non plus. Elle aimait. Elle attendait une lettre. Le jour qui se lève reçoit sa teinte du facteur. Attendre le facteur… le voir venir, approcher… « Rien pour moi ?… – Si – Ah !… » Si prompte que soit la main, le cœur l’a précédée. Faire la classe ensuite. Réclamer le silence. Pour mieux se faire entendre des élèves ? Non. Pour mieux entendre une autre voix que la sienne, que la leur ; pour mieux entendre bourdonner l’essaim des mots contenus dans la ruche. Elle était impatiente d’aller s’enfermer dans sa chambre en location, pour lire et relire sa lettre, et puis écrire, écrire, écrire… Tant d’économies à dépenser ! Elle avait acquis le droit d’être prodigue.

Quand elle sortait avec Nanette, elle sortait dans son rêve, elle sortait en Gaston. La lettre dans son enveloppe battait sur sa poitrine comme une montre dans son boîtier. Elle la remontait en la relisant encore avant de s’endormir.

Lorsque Nanette lui demandait : « À quoi pensez-vous ? mademoiselle Clémence ? » elle se retenait pour ne pas répondre : « À Gaston, voyons ! À qui veux-tu que je pense ? » Si, à ce moment-là, elle avait eu auprès d’elle une amie, au lieu d’une fillette, son cœur aurait éclaté en confidence, comme un fruit mûr qui se fend.

Il n’était pas jusqu’au sombre étang de Sablonnières, au milieu de la forêt, qui ne changeât d’aspect en la voyant paraître : elle l’éblouissait. Certain jour, où, plus encore que d’habitude, il s’enveloppait d’un douloureux mystère, elle laissa échapper :

« Mais non, il n’est pas si triste que cela… »

Elle avait reçu, le matin, une tendre lettre, et les feuilles jaunies cousaient un volant d’or à la jupe de l’eau pleine de trous, et noire.

Sans doute, elle n’expédiait qu’un paquet par mois et c’était peu au regard du paquet que faisaient partir tous les deux jours, à l’adresse de leurs fils, une Mme Chévremont ou une Mme Boussuge… ; mais que l’on songe aux privations que représentait ce colis de l’intérimaire obligée, avec cent francs par mois, de subvenir à son logement, à sa nourriture et à son entretien. Si son père ne lui avait pas envoyé vingt francs de temps en temps, jamais la pauvre jeune fille n’eût joint les deux bouts. Elle y parvenait ; mais en rognant sur la table, en dînant d’une tablette de chocolat. C’était surtout d’illusions qu’elle vivait. Elle ne gémissait pas. Son filleul la consolait de tout.

Elle savait par cœur une Idylle prussienne de Théodore de Banville, tableau de genre représentant un moineau franc qui, sur le champ de bataille, boit, au creux d’un éclat d’obus taché de sang, quelques gouttes de rosée. Le poète concluait :

Ce charnier de deuil et de gloire

Au souffle pestilentiel,

À la fin sert à faire boire

Un tout petit oiseau du ciel !

C’était cela, Clémence ne lisait pas les communiqués et ne languissait qu’après le facteur. Il y avait la guerre uniquement pour lui donner l’occasion de se rafraîchir, une fois par semaine, à la même coupe alternativement remplie de sang et d’eau pure.

Une fois qu’elle se trouvait à la poste et qu’elle y attendait son tour, Mme Boussuge envoyait un mandat de vingt francs à son fils. Quand elle fut sortie, la petite aide, qui sympathisait avec l’intérimaire, par affinité, lui dit :

– Toutes les semaines elle en envoie autant. C’est beau d’être riche !

Elle disait cela sans envie ; elle était jeune, elle ne mâchait pas amer encore.

– Oui, c’est beau, répéta Mlle Chantoiseau. C’est surtout bon de pouvoir ne rien refuser à ceux qu’on aime.

Une idée germait dans son esprit. Gaston était pauvre et le lui cachait, par délicatesse. Comment s’y prendre pour lui faire accepter le petit mandat qu’elle rêvait de lui adresser, elle aussi, en se privant davantage ? Elle se reprochait sa franchise. Qu’avait-elle eu besoin, au début de leur correspondance, d’avouer sa situation précaire ? Elle gagnait sa vie. Elle n’était pas des deux la plus à plaindre. Elle songeait à racheter sa maladresse puisque c’était non pas en disant la vérité, mais en mentant, qu’elle se rapprochait le plus de lui.

Elle mit un mois à bâtir son petit roman, brin à brin, et les Chévremont, à leur insu, lui en fournirent l’intrigue. Elle n’inventa pas qu’elle donnait à Marie-Anne des leçons particulières, mais elle inventa qu’on les lui payait, et elle écrivit dans ce sens à son filleul chéri. Elle était riche ; elle allait pouvoir mettre un peu d’argent de côté pour les mauvais jours… ou pour soulager une infortune plus grande que la sienne. Elle amorçait l’envoi d’argent possible grâce au petit appoint qu’elle recevait de son père…

Mais la moitié seulement de la difficulté était surmontée, car Gaston, tel qu’il se montrait sourcilleux sur le point d’honneur, renverrait certainement la somme qu’elle lui destinait. Et, d’autre part, elle ne se jugeait pas marraine complète sans cela. Il y a tant de choses qu’un soldat ne peut s’offrir que sur place ! Un vin plus fin que le pinard, par exemple…

Elle avait trouvé !

Elle écrivit :

Je veux vous faire partager mon plaisir. Je viens de toucher mon premier mois de leçons. Buvez une bouteille de bon vin avec le meilleur de vos camarades, en pensant à moi, et à votre santé.

Et elle glissa dans sa lettre deux coupures de cinq francs bien propres, ayant à peine circulé.

En revenant de la poste, elle rencontra la maman d’une de ses élèves et lui dit bonjour.

– Comme vous avez bonne mine ! s’écria la femme. L’air de Bourg vous profite à vous.

– Oui, je vais bien. Je me plais ici.

Elle avait craché rouge dans son mouchoir, la veille, et la flamme qui lui rosissait les joues la dévorait intérieurement. Mais puisque l’autre lui donnait le change, elle le prenait, tant elle était heureuse !

Un peu d’appréhension, néanmoins, se mêlait à son bonheur intime. Qu’allait dire Gaston ? Il pourrait bien ne pas être dupe…

Elle fut promptement rassurée.

Merci, répondit le filleul. Votre souhait charmant a été exaucé. Nous avons bu à notre santé ; mais c’était la vôtre que je portais à part moi.

Elle rayonna. Elle vida d’un trait sa coupe d’eau fraîche, son éclat d’obus. Ah ! qu’elle méritait bien son nom de Chantoiseau ce jour-là ! Elle était ivre de rosée et elle chantait !

Elle dit à Nanette, au cours de leur promenade du jeudi en forêt :

– Il faudra que tu me copies cette jolie chanson que tu chantes… tu sais…

– Non. Laquelle, mademoiselle ?

– Celle dont le refrain est :

Je t’ai rencontré simplement

Et tu n’as rien fait pour chercher à me plaire…

– Je veux bien, mais en cachette, dit la petite. Madame prétend que ce n’est pas une chanson pour une enfant de mon âge.

– Bien sûr, reprit l’intérimaire. Je ne te dis pas de la chanter, mais, puisque tu la sais, de me la copier. C’est mon filleul qui ne se rappelle pas les paroles et qui me les demande.

Le mois suivant, elle s’enhardit ; elle ne chercha plus de prétexte et mit dix francs, avec sa lettre, sous enveloppe.

Et elle attendit, le cœur battant, comme la première fois. Nouvelle ivresse ! Gaston, jusque-là, ne l’avait jamais tutoyée, même dans le feu de ses démonstrations. Lui aussi s’émancipait à écrire :

J’ai peur, marraine chérie, que tu ne fasses des folies pour moi… Mais la folie est contagieuse et la tienne me gagne… Prends garde !

Contre quoi elle aurait à se défendre, il ne le disait pas ; mais une précision est-elle nécessaire à qui n’a plus les moyens de lutter et bénit son désarmement ?

Une distraction pour les gens de loisir fut, pendant quelque temps d’aller voir une compagnie de prisonniers allemands travailler en forêt. Ils venaient chaque jour de Sablonnières, à dix kilomètres de Bourg, et faisaient des traverses et des fagots… à moins qu’ils ne fissent rien. Ils étaient déguenillés, mais les territoriaux chargés de leur surveillance n’étaient pas beaucoup mieux vêtus et paraissaient plus fatigués. Les prisonniers n’auraient pas eu de peine à s’en débarrasser ; ils n’y pensaient pas et jouissaient de leur sécurité, à l’abri des marmites et des shrapnells. Un seul tenta de s’échapper et, repris, fut mal vu par les autres, auxquels, pendant huit jours, la vis fut serrée d’un tour. On avait la paix ; était-ce raisonnable de la troubler ?

Les jours, de pluie, les prisonniers ne sortaient pas de leur cantonnement ; ils n’en sortaient pas non plus le dimanche. Ils en profitaient pour raccommoder leurs hardes en chantonnant. Deux d’entre eux avaient une belle voix. Ils la faisaient entendre quelquefois sous bois, à l’instigation des territoriaux eux-mêmes. Tout le monde s’arrêtait de travailler pour les écouter. Un territorial faisait le guet, appuyé sur son fusil, pour signaler les trouble-fête, officiers, inspecteurs, etc.… On eût été si tranquilles sans eux !

Une fois, les coryphées chantèrent un lied que tous les prisonniers, électrisés, reprirent en chœur et debout, comme sous les voûtes d’une cathédrale aux piliers frémissant eux-mêmes d’une émotion sacrée.

Boussuge était de ceux qui « allaient sus Boches » assez fréquemment. Il leur trouvait des faces bestiales. Il les voyait à travers les articles de journaux qui représentaient nos prisonniers à nous, victimes des mauvais traitements de l’Allemagne, dans les camps où ils étaient parqués. Il réclamait des représailles ; mais Pioux, le maître maçon qui avait un fils prisonnier, craignait, par des rigueurs de notre part, d’en provoquer de nouvelles chez l’ennemi. Alors, où s’arrêterait-on ? D’autant plus que le nombre de nos prisonniers était sensiblement supérieur au nombre des prisonniers allemands.

– Vous avez raison, dit Boussuge.

Il pensait à son fils qui pouvait, lui aussi, tomber aux mains des Boches.

Les territoriaux venaient quelquefois se ravitailler à Bourg. Ils ne manquaient pas, alors, d’aller vider bouteille au Plat d’étain, la meilleure auberge de Bourg-en-Thimerais.

Elle était la meilleure parce qu’elle avait conservé quelque chose des auberges d’autrefois. Elle était intime et l’on y mangeait bien. La vaste cuisine était une salle commune ouverte à tous. On y causait, on y buvait, on y regardait Mme Bretonnet, la patronne, préparer loyalement les repas, éplucher les légumes, battre les sauces, découper les viandes sur un énorme billot de chêne. Le chêne avait eu deux cents ans d’existence et son cadavre inusable rendait encore des services. Il occupait le centre de la cuisine et toute la vie de la maison tournait autour ; il avait remplacé le tourne-broche.

Les territoriaux s’attablaient et s’attardaient, servis par Tiennette Bretonnet, une grande belle fille de vingt ans qui riait toujours et à laquelle on ne manquait pas de respect, parce qu’elle envoyait, sans cesser de rire, son coude nu et pointu dans la figure des clients entreprenants. Elle avait, un jour, brisé deux dents à l’un d’entre eux ; on se le tenait pour dit.

Les territoriaux venaient aux nouvelles et en apportaient. Ils se laissaient interroger sur les prisonniers qu’ils gardaient, ils n’en disaient ni bien ni mal. Ils faisaient les commissions de ceux qui avaient un peu d’argent.

Comme on leur demandait si quelques Boches parlaient français :

– Oui, répondit un territorial… trois ou quatre, en dehors de leur interprète, écorchent notre langue. Tiens, ça me rappelle une chose… Est-ce que vous n’avez pas, ici, des réfugiés de l’Aisne ?

– Si. Plusieurs sont des environs de Laon et de Soissons.

– Justement. Deux de nos prisonniers ont occupé cette région et, ma foi, c’est malheureux à dire, ils n’en gardent pas un mauvais souvenir.

– Pourquoi ?

– Parce qu’ils y ont reçu, qu’ils disent, la plus complète hospitalité. Enfin, quoi ! ils ne manquaient de rien, vous comprenez ?

Le territorial clignait de l’œil en regardant Tiennette qui « remettait ça », remplissait les verres.

– Oh ! fit-elle, c’est encore plus facile que malheureux à dire. À beau mentir qui vient de loin.

– Ils donnent des détails que je n’oserais pas répéter devant vous, candide enfant… à moins que votre mère ne m’y autorise, reprit le territorial.

– On ne vous les demande pas, trancha la belle fille.

Il y avait là une femme en camisole sale qui venait chercher, dans un pot à eau ébréché, un peu de bouillon pour son enfant malade.

– Vous ne vous souvenez pas du nom de l’endroit où ça se serait passé, dit-elle au soldat.

– C’est quelque chose comme…

Il écorcha le nom d’une localité. Elle rectifia.

– Peut-être bien.

– Et les noms des femmes complaisantes, tandis que leurs maris se font casser la g…, vous ne les savez pas ? questionna âprement la réfugiée.

– Ah ! la petite mère, si vous croyez que ça m’intéresse !… Il n’y en avait d’ailleurs que deux au village, paraît-il. Je ne les excuse pas, mais quoi ! Quand l’occupant parle en vainqueur et en maître, une faible femme se rend… et n’en meurt pas… Il ne faut pas trop faire la maligne quand on n’a pas été exposée soi-même…

– Si c’est vrai, interrompit la réfugiée, on peut dire tout de même que voilà deux fameuses saletés !

Et elle s’en alla lentement, afin de ne pas renverser son bouillon, ou bien dans l’attente d’une réplique.

Mais sa voix n’eut pas d’écho. La population indigène de Bourg n’aimait pas les accourues et se méfiait de toutes, indistinctement.

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