XV OÙ L’ON RETROUVE Mlle CHANTOISEAU

L’automne touchait à sa fin : on allait entrer dans l’hiver. Boussuge profitait des derniers beaux jours pour se livrer à sa chasse favorite. Il revenait souvent avec une courbature, mais payé de sa peine par les connaissances mycologiques étendues qu’il avait acquises. Son apprentissage était terminé… Nul ne notait avec plus d’exactitude que lui la station, les formes, la consistance, la couleur, l’odeur et la saveur des champignons vivants. Après les avoir cassés, flairés et goûtés, il les déterminait avec précision, tantôt d’après leur saveur astringente ou poivrée, tantôt leur odeur innocente ou vireuse. Quand il avait encore une hésitation, il s’en serait plutôt réjoui, car elle lui donnait l’occasion de soumettre le cas au Laboratoire de cryptogamie du Muséum, qui prononçait. Il ne se contentait plus, pour tapisser les murs de son cabinet de travail, des cartes éditées en France ; il en avait fait venir de l’étranger et s’était procuré par surcroît, en y mettant le prix, les ouvrages des bonnes autorités, il alignait sur les rayons de sa bibliothèque les Traités et Flores de Paulet, d’Élias Fries, le Linné de la mycologie dont la classification des hyménomycètes est célèbre ; de Persoon, Boudier, Quelet, Gillet, Lucaud, Bigeard et Guillaumin, Sartory et Maire, Bulliard, Cordier, Crouan, de Seynes, Cook, Secrétan, et jusqu’aux quinze volumes de l’italien Saccardo. Sans parler des Revues et Bulletins par fascicules ou reliés.

Il contemplait avec respect ces doctes et massives leçons qui avaient repoussé et parqué dans un coin la cavalerie légère des poètes de sa jeunesse. Il ne les reniait pas. Il avait renouvelé ses motifs d’inspiration, voilà tout. Pourquoi la spore n’en serait-elle pas un, de même que le pollen des fleurs ? Il comptait bien n’être jamais au bout de ses recherches, travaillant sur des espèces sans nombre et que l’on doit étudier à tous les âges, jeunesse, complet développement et déclin.

Il répétait volontiers :

– On ne connaît pas les champignons… On croit les connaître : on ne les connaît pas. Ils ont leur existence propre et mystérieuse, et une chair comme nous. Il n’y a ici que l’instituteur avec qui je puisse parler d’eux… Et encore ! Tout ce qu’il ne sait pas ! C’est une science… On ne s’improvise pas mycologue. On le devient à la longue et lorsqu’on est initié aux mœurs et coutumes de ce petit peuple : les champignons. Aucun n’est plus sociable et patriarcal que lui. On peut me plaisanter comme fait ce grand dadais de Chévremont en disant que j’écris la Vie tragique des amanites et des volvaires, les Crimes de l’entolome livide… ou bien un feuilleton populaire intitulé Tue-mouches, la fausse oronge… C’est très spirituel… mais qu’est-ce que cela prouve ? Que la vie des champignons, pour qui sait l’observer, renferme autant d’éléments d’intérêt que la vie humaine ; je n’entends pas démontrer autre chose.

Boussuge avait commencé, comme tout le monde, par ne considérer les champignons qu’au point de vue comestible et simplement pour discerner les mauvais des bons. Puis, ces rudiments franchis, il avait pris goût à toutes les espèces indistinctement, il les avait aimées pour elles-mêmes et jusque dans leurs risques. Sa curiosité insatiable finissait même par le conduire à préférer les nuisibles, amanites redoutables et volvaires perfides, aux inoffensifs, aux domestiques, aux cèpes bordelaises, aux champignons de couche et de bouche.

Une planche qu’il avait sous les yeux et qui représentait des échantillons de champignons vénéneux, était séduisante, comme une gravure de modes. On y voyait l’amanite panthère, au béret moucheté, le tricholome tigré, à la casquette de laine enfoncée sur les oreilles, le bolet satan, boletus satanas, trapu, verdâtre et au chapeau taché de sang.

– Mes apaches, disait Boussuge avec orgueil. Il ajoutait :

– Et l’amanite citrine est-elle assez élégante sous son feutre à larges bords, parsemé de boutons d’or, et sa collerette rabattue ? Ne pas s’y fier… bien qu’elle soit moins dangereuse, en définitive, que la Reine des pierreuses, l’amanite tue-mouches, assez mal chaussée, mais d’une chair si blanche, et si aguicheuse, la mâtine, dans les bois, sous son parasol vermillon ! Vous avez peur de ces rouées qui sentent l’anis, le laurier-cerise et l’amande amère ? Eh ! laissez-les tranquilles. N’allez pas les chercher pour les faire cuire et les consommer. Elles se défendent. Les champignons, en tout cas, ont cette supériorité sur les familles humaines, qu’ils ne se dévorent pas entre eux. Toutes les espèces vivent entre elles en bonne intelligence. De combien de nations et même de races peut-on en dire autant ?

Il avait des sujets d’irritation qui amusaient ses amis. Il ne comprenait pas que la tendance des champignons à se grouper en cercle eût incité le vulgaire à baptiser ces réunions intimes : cercles du sabbat ou ronds des sorcières. Les assemblées de champignons sur la souche d’un sapin ou d’un hêtre évoquaient plutôt le hameau, l’écart, la veillée autour de l’âtre des villageois de la vieille France, féconds, paisibles et si loin de tout ! Les champignons prolongeaient la causette dans la journée, tout simplement. Il demeuraient immobiles sur leur tabouret et avaient toujours, à la lueur du feu ou au coucher du soleil, une histoire à se conter, histoire de bêtes ou histoire d’hommes. Les hommes sont plus méchants encore que les insectes qui vivent sur les champignons. Et ceux-ci ne se vengeraient pas de l’homme en l’empoisonnant accidentellement ? Non, mais !…

Enfin, il arrivait parfois qu’un profane égrillard à qui Boussuge montrait de belles illustrations en couleurs, avançait le groin vers l’amanite phalloïde, en ricanant…

Le mycologue haussait les épaules à ces émois faciles, il avait la chasteté des savants devant les aspects et les formes dont l’ignorant s’ébaudit. Les planches anatomiques l’excitaient autrement, le transportaient littéralement au cœur de la forêt. Il avait un recul physique en contemplant certaines oronges à l’odeur fétide. Il la sentait réellement, comme il sentait la chair fraîche, tendre et veloutée d’autres espèces.

Au début de sa carrière, il avait été flatté qu’on vînt soumettre à son examen les cas suspects. Il tenait bureau de consultation. Et puis, blasé sur les satisfactions de l’expertise, il ne s’était plus soucié de rabaisser ses connaissances botaniques à ce rôle utilitaire.

D’autant plus, – il faut le dire, – qu’il n’aimait pas les champignons, les digérant mal. On en servait à sa table, mais il n’en mangeait pas. Sa compétence éloignait l’idée qu’il pût craindre d’être empoisonné. La résistance de son estomac lui laissait le bénéfice d’un goût purement artistique et scientifique. Le spécialiste ne frayait pas avec le gastronome. Il n’était ambitieux que d’entendre dire de lui : « L’homme de la région qui connaît le mieux les champignons. » Ses cartes de visite mentionnaient uniquement son nom : membre de la Société mycologique de France, chevalier de la Légion d’honneur. Si bien que la première distinction semblait lui avoir valu l’autre.

Quelqu’un signala un jour à Boussuge l’ardeur qu’un mycologue, ancien juge de paix, apportait dans sa campagne contre le Maudit. Ce missionnaire cantonal traitait le champignon comme les hygiénistes traitent l’alcool et, sur l’affiche destinée à la propagande, faisait surmonter d’une tête de mort emblématique deux tibias de panoplie !

Boussuge souriait de ce zèle et ne s’y associait en aucune façon.

– Il serait si simple de décréter que nulle espèce n’est comestible, disait-il. On cesserait bientôt de commercialiser le végétal qui s’habille le mieux et qui porte, comme la rose, des noms si variés, si charmants et si bien appropriés : la boule de neige, la chanterelle, l’anisé, l’améthyste, la palombette, la russule jolie, la chevrette, la girondelle, la tête de nègre… »

Il leur donnait plus volontiers ces noms vulgaires que leurs noms latins, chers aux pédants. Loin de modérer sa passion, la guerre en avait fait un culte où il se réfugiait, s’isolait, cherchait à s’abstraire…

La démence des hommes, acharnés à leur destruction, lui faisait chérir davantage, par contraste, la diligence des parasites à se reproduire, à multiplier, à s’abriter, par bandes ou solitaires, sous leurs petits toits moussus et leurs boucliers fragiles.

Il pensait : « Ah ! si j’avais le talent de Maeterlinck, quel pendant je donnerais à sa Vie des abeilles, sous ce titre : Caractères généraux d’un peuple dispersé ! »

Il rencontrait assez souvent Mlle Chantoiseau en forêt. Il la saluait, mais il ne lui parlait pas. La présence de Nanette auprès d’elle la rapprochait trop de Chévremont pour ne point imposer une certaine réserve à leur ancien ami. Mais, dans cette seconde quinzaine d’octobre, Boussuge remarqua que l’institutrice se promenait seule. Sa silhouette mince et noire apparaissait de loin, au bout d’une allée, comme un fût élancé, moins haut que les autres. Deux ou trois fois, le mycologue croisa l’institutrice et lui trouva mauvaise mine. Les vacances ne lui avaient point profité. Il en fit l’observation à sa femme.

– Elle a l’air de filer un vilain coton. C’est un dur métier, pour les poitrines délicates, que celui de maîtresse d’école. Elle ne pourra pas rester dans l’enseignement.

Clémence Chantoiseau, en effet, dépérissait. Elle avait de plus en plus, en classe, « des absences ». Elle était « ailleurs » ; mais son visage exprimait maintenant autre chose que l’attente consolée ; elle suivait toujours, par la fenêtre, les nuages ; mais sa pensée ne les accompagnait plus. Elle était triste et lasse. De la visite qu’elle avait reçue, pas un mot. Il faut laisser le temps aux mauvaises nouvelles de faire leur œuvre. Le cadavre de son amour se putréfiait en elle et l’empoisonnait lentement. Son cœur ne bondissait plus au-devant de la petite factrice sautant de sa bicyclette pour lui remettre une lettre. La vue de cette femme, au contraire, causait à Clémence une douleur lancinante. Nous souffrons de nos habitudes enracinées comme d’une dent gâtée. Deux jeudis de suite, sous prétexte de leçons à préparer, la jeune fille n’alla point chez les Chévremont, et ils ne la virent pas davantage le dimanche. Elle s’enfermait dans sa chambre et n’y faisait pas plus de bruit que d’habitude, si bien que l’épicière, sa voisine de palier, eût été incapable de dire si elle était là ou non.

Le jour de la Toussaint fut lugubre. Il avait plu, la veille, sans interruption et toute la nuit la forêt s’était plainte dans le vent. Son souffle humide, fourrier de l’hiver, prenait possession des maisons. Il pleuvait encore au sortir de la grand’messe, après quoi chacun rentra chez soi. C’était le moment d’une de ces hésitations qui remplissent la vie de province. Il ne faisait pas assez froid pour allumer les poêles, et la petite ville ; cependant, trempée et transie, tendait les bras à une flambée. Beaucoup s’en privaient néanmoins, gagnaient encore un jour, quitte à se blottir de bonne heure dans des draps glacés. Les vieilles personnes qui ont le plus besoin de chaleur sont les dernières, par économie, à faire du feu. C’est peut-être parce que le feu ne pétille plus comme autrefois. Le bois, dans la cheminée vide, ne jette plus d’étincelles. La bûche ne brûle plus gaiement sur les chenets. La chaleur a cessé d’entrer par les yeux d’abord dans le corps frissonnant. Poêles, fourneaux et radiateurs conjurés ont asservi la flamme libre qui donnait tant de prix au retour de l’hiver.

Il y eut une éclaircie après le déjeuner.

– Ma foi ! dit Boussuge, je vais faire un tour pour me réchauffer. Viens-tu avec moi, gamin ?

Nanand n’y tenait pas. Palmyre prit son parti.

– J’aime mieux qu’il reste ici. Il n’est pas comme toi, solidement chaussé, il me rapporterait un rhume… Merci bien ! Le temps n’est pas tellement engageant…

– Possible, mais je me morfonds ici, sans feu.

– On n’en fait nulle part avant la Toussaint, et encore !… tu le sais bien. L’été de la Saint-Martin promet quelques beaux jours, les derniers. Demande à Aurélie si elle aime à rallumer les feux éteints.

Boussuge n’insista pas, s’enveloppa dans sa pèlerine, prit sa canne et se dirigea vers la forêt.

Elle était sombre et mouillée ; elle avait l’air d’un pauvre ruisselant d’eau sous sa charge de bois mort. Les pieds enfonçaient dans un sol élastique, les feuilles épaississant le plus possible leurs tapis pour retarder le moment où elles deviennent de la boue.

À la lisière, au bord de la route, Boussuge rencontra le major Faucherel qui faisait, lui aussi, sa promenade quotidienne. Ils se serrèrent la main.

– Il n’y a que nous deux pour être dehors par un temps pareil, monsieur le major, dit Boussuge.

– C’est bien pour cela que j’y suis, répondit Faucherel. Ce qui me plaît avant tout dans une forêt, c’est la solitude. Elle n’est complète que par un mauvais temps comme celui-ci. On n’aperçoit âme qui vive. La terre peuplée est petite. Le moins vaste désert est immense. L’année prochaine, si la guerre est finie, j’irai en Suisse. Pour les mêmes raisons, la hauteur m’attire, les ascensions me tentent… Vous, pas ?

Ils étaient entrés sous bois en causant ; ils prirent une allée étroite et fangeuse qui aboutissait à l’étang. Les arbres au tronc luisant s’égouttaient ; un voile de brume recouvrait la forêt ; des limaces rouges ou noires traversaient le sentier, pompaient les feuilles. Le major reprit :

– Je pensais à vous ce matin en lisant qu’un botaniste avait découvert dans les Alpes, à deux mille six cents mètres d’altitude, un champignon savoureux, cousin de l’edelweiss. Il est du genre pleurote, et comestible.

– Il y a, dit Boussuge, le pleurote du chêne, le pleurote de l’olivier, qui est vénéneux ; le pleurote de l’orme, dont le chapeau est blanc crème et qui pousse sur l’orme et le charme ; le pleurote huître, ainsi nommé parce qu’il se présente comme une écaille d’huître… Il pousse en touffes et les Vosgiens s’en nourrissent.

– Le pleurote dont je vous signale l’existence est appelé pleurote des neiges. Préparé à la béchamel, c’est un régal, paraît-il.

– Je ne le connais pas, dit Boussuge, et je vous avoue que j’aimerais à l’examiner ailleurs que sur mon assiette et autrement qu’en gourmet.

– Les cèpes dont l’odeur se répand de la cuisine dans la maison l’embaument, déclara le major… ; mais il y faut une pointe d’ail du Midi.

– Je ne sais pas, répliqua Boussuge. J’étudie les champignons, je ne me flatte pas d’être le tombeau des meilleurs.

– Vous ne buvez pas le vin des burettes, fit le major en riant.

Il marchait pesamment et à si grandes enjambées que son compagnon était toujours derrière lui. Au débouché du sentier qu’ils avaient parcouru, l’étang de Sablonnières songeait. Il exerçait sur les promeneurs une sorte de fascination. Il n’offrait rien de plaisant et l’on allait vers lui comme si la forêt n’avait eu des chemins que pour y conduire. On prenait le premier venu et l’étang était au bout, comme par hasard.

Boussuge et Faucherel eux-mêmes avaient subi encore une fois la force attractive de cet aimant. Ils s’arrêtèrent au bord de l’étang quelques minutes avant de rebrousser chemin. Il était équivoque dans le brouillard et ne reflétait rien. Son eau trouble ne se défendait plus contre les herbes qui l’avaient envahie et aveuglée. Le soir descendait sur lui comme sur une ruine. Les deux hommes le contemplèrent en silence et furent tirés par un frissonnement de leurs réflexions. Ils n’apercevaient déjà plus le bord opposé ; le haut du cadre formé par les arbres était seul visible. L’étang, d’ailleurs son pouvoir de séduction satisfait, ne retenait personne. Il ressemblait aux femmes froides qui se bornent à constater qu’elles sont encore désirables et auxquelles on ne connaît pas d’amants.

– Allons-nous-en, dit Faucherel, Que faisons-nous ici ?

En se retournant pour le suivre, Boussuge vit quelque chose à ses pieds, se baissa et ramassa une paire de gants noirs et usagés qu’il avait d’abord pris pour une souche. Il allait les rejeter, il se ravisa. Il étendit les gants sur sa canne et les présenta au major.

– Voyez donc… ils ont été perdus ici depuis peu… Ce sont des gants de femme… pas beaux… et qui sentent encore le nettoyage à la benzine, malgré la pluie qui est tombée dessus…

Ces gants mouillés n’étaient pas beaux, en effet ; leurs doigts vides pendaient comme les pattes d’une peau d’écureuil ou de fouine.

Faucherel ne donna qu’un coup d’œil à la trouvaille, et dit :

– Jetez donc ça.

Ce que fit Boussuge. Ils repartirent et se séparèrent à l’entrée du village, sur une poignée de main.

En attendant le dîner, Boussuge eut l’idée, pour se distraire, de faire répéter ses leçons à Nanand. Il dit à Zénaïde de lui envoyer le petit et demanda en même temps à la servante si sa maîtresse était en haut avec lui.

– Non, monsieur, répondit la Malaisée ; Madame est ressortie après vêpres pour une commission qu’elle avait oubliée.

Nanand était descendu sans empressement, son livre de récitation à la main ; mais tandis qu’il ânonnait la fin de la fable : Le Chêne et le Roseau, Palmyre survint.

– J’avais affaire chez l’épicier, dit-elle ; je m’y suis un peu attardée. Elle nous confiait ses inquiétudes relativement à l’institutrice qui est, comme tu le sais, sa locataire. Le lait et le pain qu’on dépose chaque matin, à sa porte, y sont restés. Mlle Chantoiseau n’a pas couché dans sa chambre. Mme Brun en possède une clef… Le lit n’était pas défait. On a d’abord cru qu’elle avait pris le train pour Paris, hier soir ; mais le chef de gare est certain de ne pas lui avoir délivré de billet… Alors ?

– C’est le cas de dire qu’on se perd en conjectures, plaisanta Boussuge.

– Si Mlle Chantoiseau s’est lancée dans une aventure, insinua Palmyre, l’école laïque n’y gagnera rien en prestige.

Ils pensaient tous les deux aux Chévremont chez qui la jeune fille était reçue et donnait des leçons à Nanette. Car la province ne s’intéresse à un scandale qu’en raison du nombre de victimes qu’il fait par éclaboussement.

– J’ai aperçu Agathe et sa petite réfugiée à la sortie des vêpres, dit Mme Boussuge. Agathe avait un air tout drôle. Dame ! la disparition de l’institutrice faisait le sujet de toutes les conversations…

– Et c’est pourquoi tu t’es mise en quête d’un supplément d’informations auprès de l’épicière, conclut Boussuge malicieusement.

Ils n’en reparlèrent plus de la soirée, bien que la langue démangeât à Palmyre ; mais, au milieu de la nuit, Boussuge, qui ne dormait pas, s’agita jusqu’à ce qu’il eût réveillé sa femme.

– Tu es souffrant ? demanda-t-elle.

– Non, tu ne sais pas à quoi je pense ?

Et il raconta la découverte, qui lui était revenue à l’esprit dans son sommeil, de la paire de gants au bord de l’étang de Sablonnières.

– Pourquoi ne l’as-tu pas rapportée ? dit Palmyre.

– Est-ce que je pouvais, à ce moment-là, me douter ?… Et puis, il n’y a peut-être aucun rapprochement à faire… Il serait facile de la retrouver, d’ailleurs… ; mais avant d’orienter les recherches par là, il faudrait savoir si Mlle Chantoiseau avait un motif de désespoir tel…

– Elle en avait un certainement. Elle a reçu, il y a peu de temps, une visite mystérieuse… et, depuis cette visite, Mlle Chantoiseau, préoccupée, n’était plus la même.

– Le fait est que sa mauvaise mine m’a frappé la dernière fois que nous nous sommes croisés dans la forêt. Car c’était son lieu de promenade favori, avec la petite réfugiée de Chévremont…

– Justement ! Depuis la rentrée des classes, elle n’emmenait plus cette enfant… On l’a remarqué… Avertis le docteur Chazey, dès demain, de tes présomptions… ; le maire et l’instituteur.

– Et aussi le major, qui était avec moi. Si réellement cette paire de gants appartenait à Mlle Chantoiseau, l’indice serait troublant…

Ils causèrent longtemps encore sur l’oreiller. Les vieux ménages, qui dorment peu, ont la nuit pour renouer les conversations du jour… Ils aperçoivent mieux dans les ténèbres ce qu’ils n’ont pas vu dans la lumière.

Le premier soin de Boussuge, au réveil, fut d’aller chez le docteur Chazey, auquel il confia ses inquiétudes.

– Je les partage, dit le maire. J’ai vu M. Faverol hier soir… Pour lui aussi la disparition de son intérimaire est inexplicable. Il éprouvait un peu d’embarras à m’en parler, et je comprends cela. Il sent bien que des aventures de ce genre sont préjudiciables à l’école laïque et, comme il est lui-même irréprochable, il s’afflige de tout ce qui rend son exemple stérile. J’aurai beau demeurer personnellement hors du débat, je n’empêcherai pas les soutiens de l’école libre d’exploiter l’incident contre leurs adversaires. C’est bien fâcheux. Mon rôle est délicat. Je serai aussi suspect si je fais preuve de diligence que si je n’en montre pas assez. Mlle Chantoiseau, n’avait aucune raison que je sache de se suicider… Tout est possible, néanmoins…

À ce moment, la petite factrice, laissant sa bicyclette à la porte du maire, entra pour lui remettre le courrier du matin. Il ne se disposait pas à le dépouiller en présence de Boussuge, lorsque Mme Philbert demanda :

– On n’a pas de nouvelles de Mlle Clémence, monsieur le maire ?

– Non, fit celui-ci.

– Excusez-moi, monsieur le maire, de vous faire observer qu’il y a une lettre d’elle à votre adresse. Oh ! c’est bien son écriture… La lettre a été mise à la poste ici…

Le docteur Chazey la trouva tout de suite, en effet, parmi sa correspondance.

– Bien, fit-il. Je vous remercie, mon enfant. Nous allons être sans doute rassurés sur son compte.

Il attendit pourtant que la factrice fût partie, décacheta la lettre, en prit connaissance et la tendit d’une main tremblante à Boussuge qui lut à son tour :

Je vous demande pardon, monsieur le maire, pour les ennuis que je vais certainement vous occasionner. Que l’on ne s’inquiète pas de ma disparition ; c’est volontairement que je dis adieu à la vie, n’ayant plus rien à en espérer de bon.

Clémence Chantoiseau.

Les deux hommes se consultèrent rapidement.

– Voyez… fit le docteur Chazey. Si vous retrouvez cette paire de gants et si réellement elle a appartenu à l’institutrice, j’ordonnerai tout de suite des recherches.

Les gants étaient encore à l’endroit où Boussuge les avait jetés ; il les rapporta et l’épicière qui logeait Mlle Chantoiseau les reconnut. Une longue exploration ne fut pas nécessaire pour que l’étang livrât le cadavre de la suicidée. On le découvrit non loin du bord, dans les herbes visqueuses que la jeune fille avait agrippées, obéissant à l’instinct de la conservation.

Le père et la mère, avertis, assistèrent muets et hagards aux obsèques. Eux non plus ne comprenaient rien au drame… Ils écoutaient les questions, se regardaient en silence et ne répondaient pas. Le père avait apporté, pour tout bagage, dans un carton à chapeau, un haut de forme ancien qu’il en retira avant la cérémonie et qu’il y remit soigneusement au moment de reprendre le train. La mère avait cet air effacé des gens qu’on ne s’imagine pas autrement que les yeux rouges et en deuil. Tout ce que possédait la défunte tenait dans sa malle. L’institutrice, quand ses parents furent partis, ne laissa rien derrière elle, pas même une prière. L’Église ne lui avait pas pardonné son acte de désespoir et l’école lui en voulait de l’avoir compromise. L’étang seul garda son souvenir. L’eau morte en reçut comme un regain de vie.

« C’est là que s’est noyée l’intérimaire… »

L’étang de Sablonnières hanta les veillées sous les apparences d’un visage humain, triste et livide.

Le soir du jour où Mlle Chantoiseau eut été inhumée dans le cimetière communal, la petite factrice demanda à parler au docteur Chazey. Elle lui révéla que la jeune fille entretenait une correspondance avec un aviateur et que son caractère s’était assombri quand cette correspondance avait cessé.

– Pour moi, monsieur le maire, c’est d’un chagrin d’amour qu’elle est morte… et ses parents mêmes ne s’en doutent pas. Il y a environ trois semaines, une dame en noir est venue de Paris lui rendre visite et probablement lui apporter une mauvaise nouvelle. On ne m’ôtera pas de l’idée que cette personne savait son secret…

Le docteur Chazey réfléchit une minute et dit :

– Vous n’avez fait cette confidence qu’à moi ?

– Oui, monsieur le maire.

– Eh bien ! qu’elle reste entre nous deux. L’opinion publique l’interpréterait différemment et s’en servirait peut-être pour alimenter des querelles locales… Est-ce bien utile ? je ne le crois pas. Cette malheureuse a emporté son secret avec elle : laissons-le lui. Soyons moins sévères que l’Église qui refuse ses prières aux suicidés ; pratiquons le moyen d’expression qui convient le mieux à la miséricorde : le silence.

Share on Twitter Share on Facebook