XVI LE GESTIONNAIRE

Un autre sujet de conversation fut bientôt fourni aux habitants de Bourg par le dépècement de la forêt. Un beau matin, les Canadiens s’abattirent dessus et la mirent en coupe réglée. Ils commencèrent par s’y construire des baraquements, un petit village ; puis ils élevèrent une vaste scierie mécanique « au cœur frais de la forêt ».

Le bon docteur Chazey ne décolérait pas. Il blâmait à la fois le déboisement et la curiosité publique. Il était conservateur dans toutes les acceptions du mot. Il n’admettait pas cette exigence de la défense nationale qui, pour sauver une partie de notre patrimoine, en sacrifiait une autre. Avec nous ou contre nous, les mêmes forces destructives agissaient. Il appelait le Camp des Canadiens l’Abattoir et regardait d’un mauvais œil les tueurs lorsqu’ils voituraient vers la gare le troupeau égorgé.

Il disait à ses administrés qui allaient en promenade, sur le lieu des exécutions :

– Vous n’êtes pas honteux ! Est-ce un spectacle pour les honnêtes gens ? On vous pille et vous assistez au pillage en spectateurs pour lesquels il est une distraction ! Vous n’aimez donc pas les arbres ? Ceux-là sont vos ancêtres et il y a parmi eux des patriarches que vous paraissiez vénérer pourtant, puisque vous les montriez avec orgueil et que des cartes postales en reproduisent l’auguste image. Ce n’était donc qu’une enseigne banale ? Allez à la fête, et soyez logiques : si les Canadiens vous demandent un coup de main, ne le refusez pas.

On feignait de croire qu’il plaisantait ; ses adversaires politiques le taxaient d’antipatriotisme. Ils disaient : « Qui veut la fin veut les moyens, tous les moyens. S’il faut que des arbres périssent pour que les hommes vivent, périssent les arbres ! » Les sédentaires du pays, en donnant la forêt, avaient l’air de donner quelque chose d’eux-mêmes, de souscrire en nature à l’emprunt : ils versaient leurs arbres.

À dire vrai, les habitants de Bourg, s’ils ne tuaient pas les arbres, les blessaient cruellement. Plutôt que de cueillir la fleur des tilleuls, l’époque venue, ils arrachaient brutalement les branches ; elles pendaient, lamentables, aux arbres mutilés de l’avenue. Les arrêtés du maire ne les préservaient pas de ce vandalisme, si bien que les Canadiens étaient fondés à penser : « Nous, du moins, nous ne les faisons pas souffrir : mieux vaut la mort qu’un supplice annuel. »

Zénaïde, elle, se réjouissait ouvertement de la dévastation. Peu de temps avant l’invasion des Canadiens, elle avait eu encore la figure enflée et les dents au martyre ; elle accueillit l’entreprise des bûcherons comme une délivrance. Elle ne doutait pas qu’ils ne vinssent à bout de leur tâche avant la fin de la guerre. Ils allaient chasser le Malin.

De temps en temps, elle interrogeait son maître :

– Est-ce qu’ils avancent ?

– Qui ça ? demandait Boussuge, tout au communiqué.

– Les Canadiens, pardi ! Combien de temps mettront-ils à tout abattre ?

– D’abord, j’espère que leurs dégâts sont limités.

– On voit bien que vous ne souffrez pas des dents.

– Ils procèdent méthodiquement. Après avoir renversé l’arbre, ils le débitent comme une viande de consommation. C’est instructif. J’ai déjà mené Nanand voir cela. Vous devriez, Zénaïde, aller un dimanche avec lui faire un tour par là. Vous ne connaissez pas votre ennemie, la forêt : c’est une occasion…

Elle hésitait ; mais après une semaine de mentonnière et de torture, elle se fit conduire par le petit réfugié au camp des Canadiens.

Leur petit chemin de fer à voie étroite parcourait la partie de la forêt qui leur avait été concédée. Des trains roulaient au milieu de la dépouille et du sang des arbres. Le docteur Chazey disait bien : des Abattoirs…, des abattoirs modernes, perfectionnés, tels que l’Amérique en possède pour transformer avec célérité le gros bétail en viande. L’arbre assommé, tué, passait par des centaines de mains habiles à le préparer, à entailler sa peau, à le coucher sur son lit de mort, à l’éventrer, à mettre de côté les déchets utilisables, à tout traiter mécaniquement, enfin : poil, peau, viande, fressure et carcasse. Rien n’était perdu. La scie glissait, comme un couteau dans du beurre, et du bel arbre qui avait vécu dans le ciel, dans la lumière et pleuré sous l’orage ; des chênes, des hêtres et des charmes populeux habités par les familles d’oiseaux, il ne restait plus que des toisons éparses et des rognures de peaux, des madriers et des traverses pour la guerre et l’industrie. Et, c’était une mort joyeuse, exempte des effroyables beuglements dont retentissent les stick-yards de Chicago. La mort des vieux arbres français, sous la cognée et la scie des étrangers, était discrète et digne. Leur majesté allait au supplice comme un souverain à l’échafaud. Et tout cela s’accomplissait parmi la gaieté des soldats et l’indifférence de la foule. Ceux-ci chantaient et sifflaient en travaillant. Ils avaient leur cantine et leur infirmerie dans le camp, et dans les chambrées, le soir, au son des gramophones, les hommes dansaient entre eux, comme des lutins dans un cimetière. C’en était un. Les petites lampes de poche des officiers qui rentraient allumaient des feux follets çà et là.

Zénaïde, tenant le petit réfugié par la main, parcourait, du pas lourd d’un général inspecteur, le terrain jonché de morts. Et ce fut l’enfant qui, dans son innocence, prononça les paroles de sagesse :

– Quel mal qu’ils faisaient ?

La question surprit la servante ; elle eut honte d’avouer l’intérêt personnel qu’elle croyait avoir à l’extermination, et elle dit, du ton sans réplique de l’ignorance prise au dépourvu :

– Tu es trop jeune pour savoir.

Ce fut le moment où Octave Chévremont, légèrement blessé à la tête, vint en convalescence à Bourg-en-Thimerais, après un mois d’hôpital.

Il l’avait échappé belle et Mme Chévremont attribuait cette chance à la prophylaxie superstitieuse qu’elle avait pratiquée en faisant opérer Nanette et en l’entourant de soins à cette occasion. Octave en était quitte pour une plaie de peu d’étendue et qui n’intéressait que le cuir chevelu.

Il arriva, le front encore bandé et s’appuyant sur une canne dont il n’avait nul besoin. Il portait avec plus de plaisir le bandeau que la croix de guerre : c’était la croix de guerre illustrée, et la coquetterie de cet âge héroïque. La cocarde est aux vieux soldats. Aux jeunes en tient lieu, – et ils ne l’échangeraient point contre l’autre, – un bandeau, une écharpe, une béquille, un signalement de gloire. Il y a peu d’hommes insensibles au prestige et aux marques extérieures qui le confèrent.

Octave se montra d’abord tantôt avec son père, tantôt avec sa mère, également fiers de son pavillon. Il fit des visites. Il alla – seul – chez les Boussuge, demander des nouvelles de son camarade Justin. Il était attendu en permission prochainement.

– Alors, je le verrai avant de repartir, dit Justin, car j’obtiendrai certainement une prolongation de congé.

Au bout de huit jours et après qu’il eut fait vingt fois le tour de la ville, Octave s’ennuya. Il accompagnait son père, le soir, à l’apéritif ; mais comme la manille lui était aussi indifférente que les chamaillis locaux, là non plus il ne s’amusait pas.

Il allait tous les deux ou trois jours à l’hôpital, faire examiner sa plaie par le major Faucherel, et il s’attardait ensuite à causer avec les uns et avec les autres. C’était le meilleur instant de la journée. Octave avait fait la connaissance du gestionnaire qui s’appelait Jurieux et que les soldats surnommaient Jour-sans-pain ou Pain-de-fantaisie, à la fois parce qu’il était long et parce qu’il n’avait point de fantaisie. Il souffrait de l’estomac et n’était pas, alors, abordable. Inoffensif au demeurant, il passait avant tout pour tatillon. Il avait des moustaches blondes, dont les pointes tombantes lui mettaient entre guillemets une bouche aux dents gâtées. Marié, sans enfant, il venait de la Sarthe et de l’Enregistrement. Il logeait au Plat d’Étain et se plaignait que son estomac n’en supportât pas la nourriture.

– J’y suis dans des conditions déplorables pour suivre le régime qui m’est prescrit, disait-il. Je paie les repas que je ne prends pas, et quand je les prends, ce ne sont pas ceux qui me conviennent. À la maison (il voulait dire chez lui), ma femme sait à quels ménagements je suis astreint… et j’ai déjà beaucoup de peine à obtenir qu’on les observe.

On lui conseillait de la faire venir, si rien ne la retenait au Mans.

– Rien que sa famille, qui est des environs. Oui, il faudra en arriver là… Ce qui m’arrête, c’est aussi la difficulté de trouver ici deux pièces meublées et une cuisine.

Il finit pourtant par se décider à appeler Mme Jurieux auprès de lui.

Elle avait vingt-neuf ans et elle était d’une taille à représenter le petit pain auprès du pain de fantaisie. Brune, encore fraîche et rondelette, afin d’accentuer le contraste, elle aimait à rire pour montrer de jolies dents. Enfin, autant il était minutieux en tout, autant « elle ne s’en faisait pas ».

– Il n’y a pas de meilleur ménage que le nôtre, déclarait-elle.

Et elle le croyait. Clotilde Jurieux, quand elle voyait son mari au désespoir, y remédiait en s’abandonnant à son humeur enjouée, égale. Il eût mieux aimé être plaint ; mais elle disait, peut-être avec raison, que si elle avait gémi avec lui, il n’eût pas manqué de souhaiter une compagne gaie.

– Tu n’es jamais content, coupait-elle court, sans se fâcher.

Détestant les scènes, elle s’appliquait à les éviter.

– C’est surtout avec le mariage qu’il y a des accommodements, énonçait-elle après huit ans de ménage.

En arrivant, elle descendit au Plat d’étain et, contrairement au gestionnaire, s’y plut. Elle trouvait à table d’hôte quelques personnes à qui parler et n’était pas pressée de reprendre le tête-à-tête conjugal. Aussi ne mit-elle aucune hâte à découvrir « les deux pièces et une cuisine » que réclamait Jour-sans-pain. Elle se levait tard, s’habillait lentement et, vers onze heures et demie, allait chercher son mari à l’hôpital. Elle y revenait à six heures, après une promenade en forêt vers le camp des Canadiens.

À l’hôpital, elle rencontrait Octave et causait avec lui comme avec tout le monde ; mais il l’amusait plus que les autres par son bagout. De son côté, elle lui faisait agréablement passer le temps.

Il commença par aller au-devant d’elle ; il lui proposa ensuite de l’accompagner au Camp et ils s’y rendirent ensemble.

Il apprit, par hasard, qu’elle avait apporté sa bicyclette.

– Et vous n’en disiez rien ?

– Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? demanda-t-elle provocante.

– À moi, rien, répondit-il en la regardant effrontément, mais vous trouveriez peut-être, en pédalant un peu, la petite maison qui vous fait défaut ici, et je serais heureux de vous servir de guide. Ma blessure à la tête ne m’interdit pas la bicyclette, vous savez…

Elle ne dit ni oui ni non, mais le jour même elle soumit l’idée au gestionnaire qui ne la discuta pas.

– C’est à voir, en effet. Il en faut en finir, dit-il.

Tous les jours, après déjeuner, elle partait rejoindre Octave Chévremont en forêt. Ils ne poussaient pas plus loin. On jasa. On raconta que leurs bicyclettes ne les gênaient pas et qu’un bon tour à jouer au couple eût été de les faire disparaître tandis qu’ils regardaient la feuille à l’envers.

Seul le gestionnaire ne s’apercevait de rien, le nez dans sa paperasse et ses approvisionnements.

– J’en suis comptable envers l’État, répétait-il, méticuleux jusqu’à la manie. Il se croyait toujours dans l’Enregistrement et se rendait plus insupportable par ses vérifications qu’il ne l’eût été par sa négligence ou ses dilapidations. C’était tout juste si on ne lui reprochait pas de se faire remarquer par sa probité, en un temps où le contraire était la règle.

Une paire de draps ayant été égarée, il s’en prit au magasinier, jurant qu’il ne lui laisserait de répit qu’elle ne fût retrouvée.

À peine eut-il le dos tourné qu’il entendit l’autre grommeler :

– Il ferait bien mieux de veiller au grain chez lui qu’ici.

Jour-sans-pain haussa les épaules. Chez lui ? C’était l’auberge. Aucun soupçon n’effleura l’honnête homme. Il avait en sa femme une confiance absolue. Il continua ses investigations. Chaque matin il demandait :

– Et cette paire de draps ? Il faut me remettre la main dessus.

On eût dit qu’il ne pensait qu’à cela.

– Il n’y a donc pas moyen qu’il pense à autre chose ? disait-on à l’hôpital.

C’est alors que Jurieux reçut une lettre anonyme ainsi conçue :

La Chanson du jour : Il est cocu le gestionnaire, se chante sur un air connu.

D’un geste qui lui était familier, l’officier d’administration ferma les guillemets et les mordillant entre ses dents noires, conclut :

– L’essentiel est qu’on ne chante pas ça ici… je le saurais.

Il déchira la lettre et revint à ses moutons :

– A-t-on retrouvé cette paire de draps, à la fin ?

Il semblait que ce fût à qui aurait le dernier mot.

Un nouvel avertissement anonyme assaillit Jurieux.

La paire de draps égarée voyage à bicyclette. Le linge est marqué aux initiales C. J. ou O. C. Récompense honnête à la blanchisseuse qui le rapportera au gestionnaire de l’hôpital.

Jurieux ne perdit pas une minute de son temps précieux à éclaircir le mystère des initiales, opération qui l’eût peut-être conduit à soupçonner Clotilde, sa femme, et Octave Chévremont, qu’il voyait souvent en sa compagnie. Il jeta la seconde lettre au panier comme la première, appela le magasinier et lui dit avec insistance :

– Cette paire de draps ne peut pas être perdue. Plus j’y pense, plus j’en suis convaincu. Arrangez-vous comme vous voudrez : je veux mon compte.

Il n’en démordait pas. Il n’y avait point de place sous son crâne pour deux idées fixes. On eût sans doute fini, néanmoins, pour avoir la paix, par lui mettre les points sur les i ; mais le congé de convalescence du fils Chévremont étant expiré, on cessa de part et d’autre des hostilités qui paraissaient n’avoir eu pour cause, au fond, qu’une diversion nécessaire.

Mme Jurieux, faute de deux pièces meublées à louer dans le pays, retourna dans sa famille, et l’officier gestionnaire ne renouvela pas sa réclamation.

Aussi quel ne fut pas son étonnement quand le magasinier, un matin, vint lui dire, avec un peu de confusion :

– C’est à n’y rien comprendre… La paire de draps…

– Quelle paire de draps ?

– Celle qui manquait, et qu’on a cherchée partout…

– Eh bien ?

– Non seulement elle est rentrée… mais il y en a maintenant une de trop !

Le fonctionnaire de l’Enregistrement, accidentellement militaire, rêva un moment en ouvrant et fermant les guillemets sur la ligne de sa bouche, et dit :

– Ce sont des choses qu’on ne voit que dans l’armée.

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