XX ON LIQUIDE

Que la France était belle au temps de l’armistice ! La pluie de sang avait cessé. La guerre avait tué la guerre : on le croyait. Le signe de la croix sur la tombe des combattants donnait un sens à la rédemption du genre humain par le sacrifice. On avait fini de s’entr’égorger. Tous les yeux contemplaient au ciel la première étoile. Les enfants ne naissaient plus comme des épis à faucher tous ensemble à un moment donné.

– La guerre a tué la guerre !

C’était le mot favori de Chévremont. Il le répétait depuis quatre ans pour se fortifier dans son stoïcisme. Il voyait l’homme reculer épouvanté devant son ouvrage. Qu’avait-il fait de son frère ?

– Hélas ! disait le docteur Chazey, c’est malheureusement la question que l’homme ne se pose jamais. Homo homini lupus. Le vieux Plaute avait raison. La guerre est à l’état permanent sur la terre. Les hommes ne se sont jamais aimés entre eux. Caïn a déclaré la guerre éternelle, et Abel ne ressuscite que pour être retué.

Le vétérinaire reprenait :

– C’est l’honneur de la démocratie de réparer le mal que la superstition a fait. Caïn est un accident. L’heure de la fraternité universelle sonnera le jour où tous les hommes seront convaincus de l’inexistence du meurtre originel. L’humanité n’est pas condamnée au crime à perpétuité parce qu’un nommé Caïn aurait mis à mort un nommé Abel, son frère.

– Comme tous les fleuves, les fleuves de sang ont une source.

– Elle est dans le mensonge et l’erreur. La civilisation dessèche le lit des torrents.

– En soufflant dessus ?

– Pourquoi pas ? Quel cri vous pousseriez si les religions pouvaient s’attribuer un seul des miracles que la science et le génie de l’homme ont accomplis ?

– Le miracle de tous les temps est d’aimer son prochain, et ce miracle-là, voyez-vous, Chévremont, il n’y a encore que la foi qui soit capable de le produire.

Ainsi devisaient, en sortant d’une séance du Conseil municipal, le docteur Chazey et le vétérinaire. Ils n’avaient pas vu venir au-devant d’eux un bonhomme d’une quarantaine d’années, court, trapu, barbu et bigle. Il était habillé de neuf à la confection et marchait du pas pesant des cultivateurs. Il aborda le docteur Chazey et son compagnon et, sans même porter la main à son chapeau mou, demanda :

– Lequel de vous deux que c’est le maire ?

– C’est moi, dit le médecin.

– Le docteur Chazey, quoi ?

– Lui-même.

– Tant mieux… parce que je reprends le train tout à l’heure et que je n’ai pas de temps à perdre. Voilà. Je suis Louvois… le mari de votre réfugiée… je sors de chez vous. Pas de chance ! Quand j’y vais, vous n’y êtes jamais.

– Je ne pouvais pas deviner…

– Laissez donc. Y a pas d’offense. C’est plutôt ma femme que je cherchais, pas vrai ? Ce qui ne m’empêche pas d’être content de vous rencontrer. J’ai à vous remercier de l’hospitalité qu’elle reçoit chez vous… et les enfants itou. C’est bien honnête de votre part… bien honnête… Elle a bien fait de ne pas m’écouter quand je lui ai dit de partir. Vous vous rappelez ? Faut m’excuser, j’étais bête. Je m’emballais… et balai de crin ! Où pourrait-elle être mieux que chez vous ? Nulle part, je n’ai pas attendu d’être démobilisé pour savoir à quoi m’en tenir là-dessus…

Il se mit à rire dans le poil rude et grisonnant qui lui couvrait la figure.

– C’est pas toujours le premier mouvement le bon, poursuivit-il. J’ai réfléchi… et j’ai laissé Léonie tranquille… enfin vivre à sa guise… Elle m’aurait fait cocu que j’aurais trouvé ça naturel…

– Vous plaisantez, dit le maire, par contenance.

– Pas du tout ! Cette sacrée guerre n’en finissait pas… C’était permis de se croire séparés pour toujours et de commencer une autre vie…

– Vous ne pensez pas ce que vous dites, fit le docteur Chazey, qui ne voyait pas où l’autre voulait en venir.

Louvois regarda l’heure à sa montre et continua posément :

– Ça vous est égal, messieurs, de m’accompagner jusqu’à la gare ? Plus que dix minutes…

– Vous êtes obligé de repartir aujourd’hui ? demanda le maire, sans méfiance encore.

– Oui.

– Je comprends… Votre femme et vos enfants vous rejoindront au pays, lorsque vous saurez quelles ressources il vous offre.

Les trois hommes marchaient de front, le docteur entre Louvois à sa droite et Chévremont à sa gauche.

Du même ton calme, Louvois déclara :

– Léonie retournera au pays si ça lui fait plaisir. À présent, moi, je m’en fous dans les grandes largeurs !

– Comment cela ? dit le maire. Vous l’avez mise au courant de vos intentions, de vos projets ?…

– Non, répondit Louvois avec indifférence. Vous avez toujours été si bon pour elle que je compte encore sur vous pour lui faire avaler la pilule.

– Quelle pilule ?

Ils n’étaient plus qu’à deux cents mètres de la gare, et le maire désirait maintenant retenir le mari de sa réfugiée, aussi vivement qu’il avait souhaité ne jamais le voir ; mais celui-ci, après un nouveau coup d’œil à sa montre, pressa le pas.

– J’arriverai juste… Pourquoi aussi n’avez-vous qu’un train par jour dans cette direction-là ?

Le docteur insista :

– Qu’avez-vous dit à votre femme ?

– À Léonie ? Que je la ferais venir dès que j’aurais trouvé du travail chez nous ; mais c’est de la frime, répliqua Louvois sans la moindre émotion. Chacun son tour, j’ai fait, moi aussi, une connaissance, dans le petit patelin où on était au repos. J’ai trouvé à brouter par là : j’y resterai. Prévenez Léonie.

– Mais vous n’avez pas le droit… s’écria le docteur Chazey.

– Oh ! le droit, je le prends à la semelle de mes godasses !

– C’est votre devoir, si vous aimez mieux… Vos enfants ont besoin de vous.

– Ils se sont passés de moi pendant quatre ans et plus.

– Par la force des choses.

– Oh ! pas de blagues… Je les ai vus : ils n’ont jamais eu meilleure mine. C’est à peine d’ailleurs s’ils m’ont reconnu.

– Raison de plus pour les reprendre et pour vous faire aimer d’eux. Vous n’aurez pas le cœur de les abandonner.

– Je l’ai eu.

– Quand cela ?

– Le jour de la mobilisation.

– C’est tout différent. Vous n’obéissez aujourd’hui qu’à vous-même.

– Eh oui.

– Vous n’êtes pas un lâche… et c’est de la lâcheté qu’il y aurait de votre part à laisser la lourde tâche d’élever vos enfants à leur mère seule, lorsque vous êtes vivant et valide.

– Mais puisqu’elle est à la hauteur de cette tâche-là, grâce à vous…

Ils étaient arrivés devant la gare ; le maire saisit le bras de Louvois.

– Allons, je vois ce que c’est… et je ne vous laisserai pas partir. Il y a un malentendu à dissiper entre votre femme et vous. De misérables lettres anonymes n’ont jamais rien prouvé. La conduite de votre femme fut toujours sans reproche. M. Chévremont peut l’attester. Elle jouit ici d’une réputation inattaquable, est-ce vrai ?

– C’est absolument vrai, dit le vétérinaire pris à témoin. Il n’y a pas dans le pays une réfugiée plus digne de respect qu’elle.

Le train était signalé ; sur un mouvement que fit Louvois pour se dégager, le docteur resserra son étreinte.

– Faites-moi le plaisir de revenir à la maison, mon ami… Vous vous renseignerez… Je ne veux pas qu’il subsiste dans votre esprit le moindre doute.

L’homme loucha davantage et dit, équivoque :

– Vous y tenez donc bien ?

Le docteur Chazey, croyant qu’il allait céder, redoubla :

– Je tiens à ce que vous rendiez à votre femme l’estime et la confiance qu’elle n’a jamais cessé de mériter.

Le train entrait en gare. Louvois, d’un coup de coude, écarta le vieillard et dit :

– Heureusement que j’ai mon retour… Adieu, je réfléchirai.

Il traversa la salle d’attente, le quai, monta dans un compartiment de 3e classe, referma la portière et, bien installé dans un coin, mordit avec appétit dans une épaisse tranche de pain qu’il avait retirée de sa poche.

– Avais-je raison de vous dire que cette histoire n’était pas finie ? soupira le maire consterné.

– Moi, fit le vétérinaire, je me demande si le drôle ne s’est pas moqué de nous.

– Vous croyez ?

– Il n’est pas aussi méchant qu’il en a l’air ; il doit maintenant rire dans sa barbe à vos dépens. Sa vengeance, c’est de vous avoir fait peur.

– Dieu vous entende. Chévremont… si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénients, ajouta le docteur en souriant, je serai, d’ailleurs, bientôt fixé.

Et il rentra chez lui.

Mme Louvois l’y attendait, sans inquiétude.

– Vous avez rencontré mon mari ? dit-elle.

– Oui.

– Vous le ramenez ?

Il ne répondait pas ; elle reprit, sans s’étonner de son silence :

– Je lui ai fait honte de ses soupçons injustes et il m’a promis d’être raisonnable. Ce n’est point un mauvais homme, au fond. Comme il ne veut pas être un embarras pour vous, je vais m’apprêter à partir avec lui le plus tôt possible… enfin, dès que vous m’aurez trouvé une remplaçante.

Elle parlait tranquillement au milieu de ses enfants. Elle interpella l’aînée :

– Va dire à ton père de ne pas s’éloigner : nous déjeunerons dans un moment. Il doit avoir faim. Il a emporté tout à l’heure un morceau de pain et du fromage, pour prendre patience.

L’enfant sortit en courant ; son frère et sa sœur la suivirent ; le vieux docteur resta seul avec la réfugiée dans la cuisine dont les cuivres, par rang de taille au mur, étincelaient. La servante lui tournait le dos, occupée au fourneau. Le docteur Chazey dit :

– Êtes-vous sûre qu’il reviendra ?

Elle continua de veiller au plat qu’elle préparait.

– Pardi ! Où voulez-vous qu’il aille ? À l’auberge ?

– Je veux dire… qu’il a pu partir… tout à fait.

– Comment ?

Elle avait tout lâché, frappée de révélation comme on l’est de stupeur. Elle se rappelait l’attitude sournoise de l’homme, le faux contentement paisible qu’il avait affiché dans le peu de temps passé auprès d’elle, depuis son arrivée à l’improviste.

Le maire brûla ses vaisseaux :

– Ma pauvre Léonie, j’ai bien peur que vous ne soyez abandonnée… Tous mes efforts pour retenir votre mari ont été inutiles. Il s’est enfui… positivement… comme le malfaiteur après un mauvais coup.

– Il est retourné chez nous ?

– Je ne crois pas.

– Il vous a dit qu’il allait autre part ?

– Oui… mais sans déterminer l’endroit.

– Il n’a pas dit la vérité ; c’est chez nous qu’il va. Mais puisqu’il était convenu que je l’accompagnais, pourquoi est-il parti seul ? Il a fait semblant de partir.

– Malheureusement non. Chévremont a été témoin comme moi…

– Alors, je comprends : c’est pour trouver de l’ouvrage avant que nous allions le rejoindre. Je n’ai pas eu le temps de lui apprendre que j’avais quelques petites économies. C’est un drôle d’homme, aussi capable d’un bon mouvement que d’un mauvais. On ne sait jamais ce qu’il pense.

– Enfin, qu’est-ce qu’il vous a dit ? demanda le vieux docteur.

– Ce qu’il m’a dit ? Attendez… Peu de chose… Il m’a dit : « Tu regretteras cette maison… Vous n’y avez manqué de rien… Va falloir se débrouiller. On n’est pas au bout de nos peines… » Et il serait parti… comme ça… sans me prévenir ? C’est donc qu’il serait devenu marteau

Elle ne pleurait pas. Le regard fixe, elle semblait se parler à elle-même, en essuyant machinalement avec son tablier un couvercle de casserole.

– Que comptez-vous faire ? dit le maire.

Elle parut surprise de la question.

– Ce que je vais faire ? Partir… Partir dès demain le retrouver au pays… vu qu’il ne peut être que là.

– Si pourtant il n’y était plus… Écoutez… Voulez-vous me laisser le temps de télégraphier au maire et d’avoir sa réponse ? C’est l’affaire de deux jours au plus… Vous ne pouvez pas vous embarquer ainsi, au hasard…

Elle consentit. Les enfants rentraient.

– Je n’ai pas rencontré papa, dit l’aînée.

Déjà la mère s’était ressaisie.

– Je sais. On a eu besoin de lui dans une ferme, pour travailler tout de suite. On déjeunera sans lui…

Elle avait redressé sa haute taille et telle qu’au premier jour de son arrivée, elle était le berger comptable de ce qui reste du troupeau.

Deux jours après, le docteur Chazey rapporta de la mairie la réponse au télégramme expédié par lui. Louvois n’avait point reparu dans sa commune d’origine occupée mais non détruite par les Allemands.

– Vous savez la sympathie que j’ai pour vous, dit le vieillard à sa réfugiée. Du moment que rien ne vous oblige à partir, vous pouvez prolonger votre séjour ici, chez moi, tant qu’il vous plaira.

– Merci, dit la femme. Il y a assez longtemps que je vous fais du tort. On a jasé sur vous, sur moi…, on continuerait. Mieux vaut se séparer. Je vais faire mes paquets et vous quitter… Ma place est au pays. Un jour ou l’autre, Louvois y reviendra. C’est un coup de tête. On n’abandonne pas sans motif une femme et trois enfants…

– Mais… en attendant ?

– Vous inquiétez pas… je travaillerai.

Elle s’en alla le lendemain comme elle était venue quatre ans auparavant. Les enfants avaient seulement un peu grandi… ; mais leur bagage à tous était le même au départ qu’à l’arrivée. Les petits trottaient devant leur mère, et comme ils soulevaient, en traînant les pieds, beaucoup de poussière, le berger avait l’illusion de reconduire au bercail le troupeau que l’invasion en avait chassé.

Le docteur regarda partir ses réfugiés d’un œil triste. Il rencontra Boussuge dans la matinée et ne dissimula pas un certain dépit.

– Je vais croiser dans la rue tout à l’heure le plus honnête de mes administrés. Il s’arrêtera pour causer avec moi. Il aura l’air bon, loyal, humain, et c’est lui… à moins que ce ne soit sa femme, l’auteur de la lettre anonyme qui réduit à la misère une famille et me fait regretter d’avoir appelé sur elle, en la recueillant, cette calamité ! Voilà de la belle ouvrage… et de quelle manière un bienfait n’est jamais perdu !

Chaque jour, cependant, voyait s’égrener le chapelet des réfugiées. Au fur et à mesure de la démobilisation, celles qui n’étaient point veuves réintégraient le foyer – ou ses ruines. Le docteur Chazey, qui faisait son livre de chevet des Mémoires d’outre-tombe, y relisait, le soir, l’admirable page où le grand Désenchanté raconte son retour en France, en 1800.

Sur la route, on n’apercevait presque point d’hommes ; des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, la tête découverte ou entourée d’un mouchoir, labouraient les champs ; on les eût prises pour des esclaves… J’aurais dû plutôt être frappé de l’indépendance et de la virilité de cette terre où les femmes maniaient le boyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet.

– C’est encore l’état de la France en 1919, pensait le père Chazey entre les lignes. Je n’ai pas toujours eu à me louer de ces femmes qui s’en vont, pauvre bétail… Celles de la Ferme-Bourrue m’ont souvent donné du fil à retordre. Beaucoup étaient paresseuses et se croyaient dispensées de tout travail par l’allocation qu’elles touchaient. Mais d’autres, telle cette brave Léonie Louvois, reconstruiront la maison autant de fois qu’on la détruira. Rien n’abat leur courage.

Il lisait encore : Cette nation qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde.

Et il songeait au départ de la mère et de sa marmaille qui s’en allaient aussi recommencer un monde. Il n’avait pas eu de leurs nouvelles. Les pauvres n’écrivent pas ; ceux de la glèbe encore moins que les autres.

Une pudeur singulière retenait le vieillard de s’informer… Il craignait d’accréditer les bruits qu’on avait fait courir sur son compte. Il prétendait se moquer du qu’en-dira-t-on ? et il y était asservi. Du silence de Mme Louvois, il inférait que son mari l’avait rejointe… « Autrement elle m’aurait donné signe de vie… » Il mourut en 1921 sans savoir ce qu’elle était devenue.

Et les veuves aussi, qu’il avait averties de leur malheur, quittèrent leur asile. Trois ou quatre seulement, qui s’étaient placées, restèrent dans le pays. Une s’y remaria. À celles qui s’endormaient dans la trompeuse sécurité d’une insuffisante pension, fallait-il jeter la pierre ? Elles appartenaient au passé. Elles avaient contracté en se mariant une assurance contre le travail : elles n’en démordraient plus. Et puis, qu’auraient-elles pu faire ? On ne leur avait rien appris… Celles-là étaient incapables de recommencer un monde.

Un matin, le docteur Chazey trouva dans le courrier de la mairie l’avis de décès d’un militaire dont le nom, d’abord, ne lui rappela rien.

Grimodet, Mle 2730, soldat de 2 e classe, né le 20 juin 1880, à Soissons (Aisne), mort le 13 janvier 1919, à l’hôpital d’Argentan. M. le maire est prié d’en informer la famille avec tous les ménagements possibles.

C’était la formule… ; mais envers quelle famille avoir ces ménagements dont le maire croyait bien être déchargé ?

Tout à coup, la lumière se fit dans son esprit. Grimodet… parbleu ! c’était le nom de la petite fille recueillie par les Chévremont !

Il consulta ses registres : c’était bien cela. Les formalités se simplifiaient. Il se contenta de communiquer la nouvelle au vétérinaire. Ce dernier, à son tour, en fit part à sa femme avant d’en instruire Nanette.

Les deux époux délibérèrent.

– Il faut lui faire prendre le deuil, dit Chévremont.

– Je vais m’en occuper déclara Agathe.

– Est-ce toi qui l’avertira ?

– Je veux bien. Elle parlait rarement de son père ; mais c’est une petite nature sensible : elle aura du chagrin.

– N’a-t-elle pas quelque part une tante ?

– Oui. Une sœur de sa mère… ; mais cette sœur a disparu…

Le mari et la femme se regardèrent en silence, comme au bord d’une résolution dont l’un et l’autre hésitaient à prendre l’initiative. Justement Nanette revenait de l’école. L’opération, pratiquée trop tard, n’avait eu aucune suite heureuse.

L’infirmité persistait, plus douloureuse à voir à mesure que l’enfant grandissait et avançait en âge. Ce n’était point qu’elle en fût contristée. Le pavillon de la jeunesse couvrait sa disgrâce physique. Elle avait l’air de sautiller par jeu et de boiter par imitation. L’adolescence n’imprimait pas encore de gravité à ses mouvements et à son caractère. Elle jouissait de son reste d’insouciance. Elle venait d’avoir treize ans et possédait son certificat d’études depuis les dernières vacances. Ses yeux bleus magnifiques n’étaient humides que d’innocence.

Agathe Chévremont l’appela.

– Ma petite Nanette, nous avons reçu de mauvaises nouvelles de l’hôpital où ton père était soigné. Voilà l’explication de son long silence. Il ne pouvait plus écrire. Une pleurésie l’a terrassé… J’ai bien peur que tu ne le revoies plus…

Elle avait attiré Nanette contre sa poitrine, et ce geste qu’elle faisait pour la première fois révéla mieux que des larmes à l’intelligente enfant son infortune. Elle jeta ses bras autour du cou de Mme Chévremont et dit, dans un sanglot :

– Papa est mort !

Agathe ne savait, en vérité, quelle consolation inventer ; elle ajouta : « Il est allé rejoindre ta pauvre maman » et regretta aussitôt cette phrase toute faite, qui signifiait à l’enfant qu’elle était pleinement orpheline.

Nanette avait compris. Elle pâlit, sa gorge se contracta et ses yeux se remplirent de larmes. Son père en avait sa part, sans doute…, mais la plus grosse était pour cette maison qu’il allait falloir quitter, comme une robe neuve prêtée… Elle en découvrait la douceur et l’accueil. Elle entrait dans l’adolescence par cette même porte que des mains invisibles, après l’avoir ouverte, refermaient sans bruit. Le soin même que prenait Mme Chévremont de lui amortir le coup ne la rassurait pas… Il en est ainsi du moribond à qui l’on ne refuse plus rien. Elle se sentait une étrangère dans la maison, au moment même où sa bienfaitrice l’adoptait réellement. Elle glissa doucement des genoux d’Agathe et s’enfuit dans sa chambre.

Comme elle ne descendait pas pour dîner, Mme Chévremont envoya Rose la chercher.

Rose revint affolée.

– Madame, montez vite ! Nanette s’est blessée… C’est tout plein de sang autour d’elle !…

Agathe ne fit qu’un saut jusqu’à la chambre où la Tite Bote pleurait, pleurait, étendue en travers de son lit.

Lorsque Chévremont rentra, une demi-heure après, sa femme lui dit :

– Je viens d’en avoir une émotion ! J’ai eu beau annoncer à Nanette avec toutes les précautions possibles la mort de son père, elle en a éprouvé un tel saisissement, figure-toi, qu’elle est devenue femme… subitement.

– C’est mieux qu’un accident, fit rondement Chévremont en se mettant à table.

– Il va pourtant falloir se décider, reprit Agathe. J’aurai besoin de sa chambre, au retour d’Octave, c’est-à-dire incessamment.

Le vétérinaire essuya avec sa serviette sa moustache trempée de potage et répondit :

– Il n’y a pas péril en la demeure, hein ? Ce n’est pas lorsque cette pauvre enfant a le plus besoin d’assistance qu’on va la mettre dehors.

– Il n’en est pas question…

Les yeux de la femme rencontrèrent le regard du mari et s’en détournèrent… ; car on ne rougit pas que de honte et l’expression de la bonté a sa pudeur aussi.

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