XIX UNION SACRÉE

La nouvelle de l’armistice éclata comme une fusée blanche dans le soir de la guerre et de l’année.

Dès que le télégraphe la lui eut transmise, le docteur Chazey fit venir le vieux tambour de ville, le père Froidure, ancien soldat de l’autre guerre, tapin de 70, tellement sûr d’avoir pris sa retraite de tout, qu’il avait laissé rouiller ses baguettes. Il ne leur faisait plus battre que le strict nécessaire, le propre du temps, les broutilles de la vie municipale. C’était le tambour frugal depuis longtemps résigné à vivre de peu.

Le docteur Chazey, quand il entra dans son cabinet, à la mairie, lui dit rondement :

– Père Froidure, vous allez avoir l’occasion de vous distinguer : l’armistice est signé, la guerre est terminée.

Le vieillard, bouche bée, eut besoin de se faire répéter le communiqué verbal.

– Attendez une minute, reprit le maire. J’ai envoyé chercher M. Chévremont et maître Le Menou. J’ai besoin de leur avis. Tenez-vous toujours prêt.

– Les voici, dit le père Froidure, qui, de la fenêtre, les avait aperçus se hâtant.

Ils savaient déjà la nouvelle par une indiscrétion téléphonique de la poste. Ils tremblaient de ne point en avoir la confirmation.

Le docteur Chazey les ôta d’appréhension.

– C’est la vérité. Réjouissons-nous… et réjouissons-nous, cette fois, sans distinction de parti.

Chévremont et le notaire, qui était premier adjoint, répondirent à cette exhortation par une double poignée de main.

Le maire ajouta :

– Je crois avoir votre assentiment et celui du conseil municipal en faisant tout de suite sonner les cloches. S’il y eut jamais fête à carillonner, c’est bien celle-ci, hein ?

– Assurément, dit le notaire, qui était du même bord que le médecin.

Cet empressement incita Chévremont à présenter une observation qu’il n’eût sans doute pas faite s’il avait parlé le premier.

– Ne pensez-vous pas que le père Froidure s’acquitterait comme il faut de la tâche ?

– C’est une espèce de Te Deum, dit le docteur Chazey.

– Sans doute… ; mais le tambour fait bien entendre, d’autre part, le commandement : Cessez le feu ! répliqua le vétérinaire, sans non plus élever la voix.

– Il y a un moyen bien simple de trancher la question, proposa Me Le Menou, conciliant : c’est de faire simultanément battre le tambour et sonner les cloches.

– Parbleu ! s’écria le maire.

– C’est une solution, déclara Chévremont auquel il suffisait d’avoir sauvegardé le principe.

– Je vais avertir l’abbé Grossœuvre en rentrant chez moi, dit le notaire.

Le docteur sortit pour donner de son côté des instructions au père Froidure ; mais ce dernier n’était plus dans l’antichambre et on le chercha en vain alentour.

– Il est allé chez lui prendre sa caisse, présuma le maire.

– En ce cas, je lui donnerai le mot d’ordre en passant.

Mais le vétérinaire n’eut pas plutôt dit, qu’un allègre roulement de tambour se fit entendre sur la place. Le vieux tapin n’avait pas voulu que personne le devançât… Électrisé, le képi sur l’oreille, sentant revenir au bout de ses doigts dégourdis tous les exercices qu’il avait sus et oubliés, le bonhomme exécutait sur sa caisse, en fantaisie, quelque chose d’inouï, tirait un feu d’artifice dont il ne se croyait plus capable. Et il en était ébloui lui-même, au point qu’il ne s’arrêtait pas et que tout son répertoire y passait, depuis le Réveil jusqu’à la Charge.

Il battait aux champs, comme à quelque apparition imaginaire, lorsque les fenêtres s’ouvrant sur la place lui rappelèrent son devoir. Il mit un doigt sur son tambour, comme sur une bouche invitée au silence, et de sa voix chevrotante il annonça l’événement miraculeux. Puis, il salua de l’une de ses baguettes, ainsi qu’un officier de l’épée, et s’en fut porter plus loin le bruit de la paix… Mais il ne répéta pas son chant du cygne ; il se borna au prélude familier à ses doigts taris, et, tambour hors d’usage, ne fit plus que claironner.

Aussi bien, les cloches de Pâques sonnaient maintenant à toute volée dans le dos du père Froidure et sur sa tête… ; mais il en haussait les épaules, façon de dire : « Trop tard ! Bibi-Tapin ne vous a pas attendues ! »

Toute la ville, cependant, était dehors ou aux fenêtres. L’automne faisait sa partie dans le concert. L’air et la lumière s’associaient par leur douceur à la réjouissance nationale. Il n’y avait pas jusqu’à la forêt, portant comme un bandeau sa lisière oxydée, qui ne fît aussi la belle, pareille à ces vieilles femmes auxquelles une teinture est secourable dans un âge avancé.

Sorti l’un des premiers, à l’appel du tambour, Boussuge, qui voulait « avoir des détails », se dirigea vers la mairie où le docteur Chazey devait se trouver, au dire de Lefouin.

Sur le seuil du bureau de poste, l’ancien prévôt plastronnait.

– Eh bien ! on les a eus… et jusqu’au trognon ! Il fallait être aveugle pour en douter…

Aveugle, il l’avait été, mais il ne s’en souvenait déjà plus. À l’apéritif il avait assez souvent dit leur fait aux chefs de l’armée et du gouvernement, pour ne pas leur rendre impartialement justice le jour de la victoire. Il était soulagé d’un lourd fardeau. Le filet de ménage avec lequel, tête haute et jarret tendu, il s’en allait aux provisions, pendait au bout de son bras comme autrefois le masque d’escrime après un sévère assaut.

À la porte de la mairie, Boussuge se heurta presque contre Chévremont, qui en sortait.

Les deux anciens amis s’arrêtèrent.

– Est-ce que vous ne trouvez pas aujourd’hui que notre fâcherie a assez duré ? dit le grand Chévremont spontanément.

– Ma foi, oui, répondit Boussuge, ouvrant les bras à l’autre, qui lui tendait la main.

– C’était dans mon esprit, le jour marqué pour notre réconciliation, fit le vétérinaire.

– Moi, reprit Boussuge, je n’aurais pas attendu ce jour-là, si la guerre nous avait éprouvés dans nos plus chères affections.

– Moi non plus, dit Chévremont. Cela va de soi. Nos enfants heureusement, ont traversé sains et saufs la zone dangereuse. Que pouvons-nous demander de plus ?

– De ne jamais revoir ces horreurs…

Ils hésitaient à se quitter ; le raccommodement leur paraissait trop hâtif pour se maintenir : telle une porcelaine réparée par un gagne-petit.

– Vous alliez chez le père Chazey ? demanda Chévremont.

– Oui… mais s’il n’a rien à m’apprendre…

– Rien que vous ne sachiez par le communiqué.

– Alors, je m’en vais avec vous, décida Boussuge.

Ils étaient aussi heureux qu’ils eussent été contrariés la veille de se montrer ensemble. Ils donnaient l’exemple de l’union sacrée.

Boussuge disait :

– J’ai quelquefois trouvé ridicules des gens qui regardaient un jour sans grande importance comme « le plus beau de leur vie ». Il faut convenir que cette distinction hasardeuse acquiert un sens et de la force, ce 11 novembre 1918.

– Évidemment, approuva Chévremont. Quand on pense à tout ce que nous pouvions perdre et à tout ce qui nous est conservé, oui, ce jour est le plus beau de notre vie.

– Il offre encore ceci d’unique, renchérit Boussuge, que la joie est universelle !

À ce moment, l’épicier déployait sur sa porte un drapeau fripé et terni, qui n’avait jamais commémoré que la prise de la Bastille aux fêtes nationales.

Comme ils tournaient les yeux, cependant, ils virent la bouchère d’en face rentrer vivement dans sa boutique, et ils comprirent que la joie ne pouvait pas être universelle, cette femme étant une mère qui semblait pleurer des larmes de sang dans le tablier blanc maculé dont elle se couvrait la figure, derrière son comptoir.

Boussuge et Chévremont levèrent leur chapeau ; mais déjà la commerçante avait reprit le dessus et leur disait de loin, en s’essuyant les yeux et pour répondre à leur politesse :

– Faut être juste : si le mien était revenu, le chagrin des autres ne m’empêcherait pas de me réjouir.

– Pauvre femme ! fit Boussuge avec une émotion sincère, on aurait presque envie de lui demander pardon…

– Joie de rue, douleur de maison.

– Il y a, rien que dans cette commune, plus de soixante maisons crevassées ainsi… à l’intérieur.

Ils s’en signalèrent une demi-douzaine en chemin. Une seule avait fermé ses volets, indiquant ainsi sa volonté de ne s’associer à aucune manifestation. Les lamelles des persiennes tirées avaient imprimé sur la façade leur marque régulière : on eût dit un faire-part public.

Devant une autre maison en deuil, des enfants allumaient des pétards. Le plus âgé était cet innocent que l’on appelait Guigne-à-Gauche. Il avait ramassé sur la route un vieux stylo avec lequel, ordinairement, il faisait mine d’écrire ; mais soucieux ce jour-là de participer à l’allégresse générale, il se servait du stylo comme d’une clarinette et soufflait dedans en balançant la tête.

Plus loin, une fenêtre s’ouvrit et une jeune femme apparut, les bras levés, un fer à friser dans les cheveux. Son mari avait été tué au début de la guerre et elle en attendait la fin pour se remarier avec un autre mobilisé.

– La Fontaine l’a dit, philosopha Boussuge : Sur les ailes du temps la tristesse s’envole… Il me semble néanmoins, ajouta-t-il, si j’avais perdu l’un des miens, que j’en porterais le deuil plus longtemps.

– Moi aussi, dit Chévremont.

Car le propre de l’homme est de ne jamais se mettre à la place de ses semblables que pour les surpasser en vertu.

Ils étaient arrivés devant le Café du Progrès.

Chévremont s’arrêta et dit :

– Nous entrons un instant ?

Il allait trop vite. Boussuge se demanda quel accueil eût fait son ami retrouvé à la proposition d’entrer à l’Univers, où se réunissaient ses adversaires politiques.

Boussuge tira sa montre.

– Eh non ! s’écria-t-il. On m’attend à la maison. Ce sera pour une autre fois.

Il trouvait Chévremont bien pressé de l’atteler au char de la Victoire. Mais l’union sacrée n’en était pas ébranlée pour cela : à peine une lézarde.

À la minute même, le petit Nanand, qui sortait de l’école, déboucha en courant de la Grande-Rue avec Nanette que son opération avait laissée boiteuse. Leur premier mouvement fut de se séparer, comme ils faisaient, sachant leurs parents adoptifs brouillés ; puis ils se rassurèrent en voyant Chévremont et Boussuge rapatriés et vinrent ensemble au-devant d’eux.

– Voilà Nénette et Rintintin !… s’écria Édouard Boussuge… Enfin, nos fétiches…

Il se hâta d’ajouter :

– C’est du moins ce que s’imagine Palmyre.

– C’est aussi ce que croit Agathe, déclara Évariste Chévremont, en tempérant cet aveu d’un sourire indulgent.

– Eh bien ! vous a-t-on appris la grande nouvelle ? fit le vétérinaire.

Nanette, qui ne s’attendait pas à la question, s’écria tout de go : « Oui, on est bien contents !… » pendant que Nanand baissait la tête, heureux qu’elle eût répondu pour lui quelque chose.

– Tu es si contente que cela de nous quitter ? demanda insidieusement Chévremont.

Nanette sentit son imprudence et se reprit, en adroite petite fille qu’elle était.

– Oh ! non… Contente seulement que la guerre soit finie.

– Vous n’avez pas été trop malheureux chez nous, tous les deux, dit Boussuge, avec cette propension de quelques personnes charitables à se contempler dans leur bienfait.

– Non… pour sûr…, répondit Nanette en minaudant.

Nanand s’éveillait plus lentement à la compréhension des choses. Il était habitué à ce que sa petite amie réfléchît et décidât pour lui. À présent qu’elle avait cru devoir corriger une première impression, il n’était plus aussi certain de son plaisir. Il l’approfondissait. Il admirait la présence d’esprit de Nanette qui, à la question de Chévremont : « Tu es contente de nous quitter ? » avait répondu à côté. Elle n’attachait pas plus d’importance que lui à la cessation des hostilités… ; elle s’était donné le temps de se faire une opinion sur le point capital : laquelle valait le mieux pour eux, de l’ancienne vie de famille troublée par la guerre, ou de la vie nouvelle troublée par la paix.

Il y avait là sujet de se consulter… Bientôt, sans doute, Mme Boussuge l’interrogerait… Nanand envisageait tout à coup, dans une lueur d’intelligence, le passé et l’avenir par rapport l’un à l’autre. Sa mémoire paresseuse se mettait en mouvement pour lui procurer des souvenirs et lui suggérer des termes de comparaison. Des regrets…, non. L’enfant n’a pas de regrets. Lui qui se retourne si souvent, quand on le tient par la main, ne regarde pas, au figuré, en arrière. Il est immobile dans ses turbulences. Il pleure ni plus ni moins la perte d’un jouet et la perte d’une mère. Il a des révélations successives ; la reconnaissance est la dernière. Nanand songeait à ce que lui demanderait Mme Boussuge et ne songeait pas à sa mère, qui allait lui être rendue, ni même à Zénaïde qui l’avait remplacée. L’ingratitude fait de l’enfant une bête à bon Dieu cruelle.

Ce fut pourtant la vieille servante qui posa à Nanand, dès son retour, la question embarrassante :

– Eh bien ! mon petit homme, il va donc falloir nous quitter ?

Il allait dire gentiment : « Pas encore », afin de ne pas faire de peine à la femme qui avait le plus adouci son quasi-orphelinage ; mais la bête à bon Dieu féroce que l’homme n’apprivoise jamais d’une façon complète, lui fit répondre inconsidérément :

– Qu’est-ce que tu veux, Nède, tu n’es pas ma mère.

La servante l’avait pris sur ses genoux et de ses lèvres serrées lui lissait les cheveux.

– C’est vrai que je ne suis pas ta mère, dit-elle tout bas ; mais je t’ai bien aimé, va, comme si je l’étais…

La tête appuyée contre la poitrine de Zénaïde, Nanand se laissait dorloter. Il murmura sans savoir davantage le mal qu’il faisait :

– C’est pas la même chose.

Il ne voyait point, au-dessus de lui, grimacer affreusement la pauvre Zénaïde, peut-être parce que, ce jour-là, elle commençait une fluxion…, peut-être aussi tout simplement parce qu’elle avait le cœur gros.

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