[…] car ils veulent tous tuer l’oracle. Certains par la force du fer, comme l’a fait Harpagos en brûlant le naiskos à Didyma. Mais plus nombreux encore sont les vulgaires dépourvus de gloire qui s’y prennent à leur façon en le noyant dans la graisse de leurs sacrifices. Car, dis-moi, que vaut une brebis offerte par ces hommes qui amènent sur leur nefs les troupeaux grossis à l’herbe juteuse de Kyrène ? Pour nos pères qui paissaient leurs maigres moutons dans le maquis de l’île il en était autrement.
L’oracle est vivant et non pas construction en brique et mortier. C’est pour cela que des gens viennent consulter, de Klazoménai jusqu’à Knidos et même au-delà. J’y ai même vu de ces Lakédaimoniens bannis à Delphi après le scandale. Surtout les habitants de Lakédaimon ne font un pas sans le consulter. Car celui qui pourrait se vanter d’avoir le pouvoir sur l’oracle serait sans doute celui qui aurait aussi le pouvoir sur Hellas. Combien de fois a-t-on essayé de prendre le dessus? Les Kyrriens bannis à Delphi viennent ici pour cette raison précise. Qui n’aurait pas voulu que les oracles correspondent à ses atteintes et lui soient avantageuses ? Mais les mots de Phoïbos sont bouleversants et le dieu est maître de la subversion. Un jour je te raconterai son histoire, Phalanthos, une histoire avec des mots simples, pas les théories compliquées que t’enseignent tes maîtres.
C’est pour le défendre alors que nous le couvrons de murs et de mots. Il faut bien distinguer : d’un côté il y a la brillance de Phoïbos, de l’autre, il y a nos mots, entassés comme des briques et qui l’obscurcissent un peu plus tous les jours. Nos mots, délivrés après sacrifice, petits et sombres, comme les tisons fumants après le bois a été consommé et dont seulement la volute de fumée reste signe qu’il y a eu feu. Les suppliants les reçoivent éblouis comme marque de la grandeur de Phoïbos. Alors que le feu même s’éteint, leurs yeux s’allument. Certains empochent les réponses gribouillées sur le papier humble, d’autres emportent la réponse sur leurs nefs à l’aide de chars et de boeufs, comme lors de la supplication de Lygdamis le tyran qui avait amené au Didymaïon la dîme de son pillage des Pariens. En remerciement, la réponse lui a été entaillée en caractères dorées sur la pierre blanche et sortie sur la porte du temple par huit hommes bien portants. C’est notre travail alors de revêtir Phoïbos de son habit. C’est Phoïbos qui est la beauté alors que nos mots ne sont pas la beauté. Nos mots l’indiquent seulement, à la manière d’un sinistre vêtement qui prendrait sa forme sans le dévoiler. C’est une sorte de temple invisible que nous bâtissons ou, pour mieux dire, un temple uniquement visible par les aveugles. Nous le construisons dans l’espoir qu’un jour, un mendiant, juste arrivé d’un pays barbare et fatigué par les errements de son voyage, le retrouvera et, ne l’ayant jamais connu, en devinera peut-être la forme en tâtant cet habile tissu. Entends : ce quelqu’un, au lieu de se perdre dans l’admiration hébétée, au lieu d’en faire des copies idiotes, sera simplement capable de le détruire d’un revers de la main car le feu se trouve derrière les murs et non pas dans les murs. Détruis un bâtiment et tu auras ses ruines, casse un pot et tu retrouveras ses éclats mais, détruis notre oeuvre et le feu surgira car notre oeuvre est faite pour être détruite. Lorsque le feu s’éteint ici il s’allume ailleurs et ce qui reste sont nos mots, éparpillés et fragmentés, unique preuve qu’il a brûlé chez nous aussi. Quelqu’un le rallumera peut-être dans un autre temple, sur un autre autel d’un dieu autre et dans une langue barbare — il n’aura pas été seul.
Le monde s’obscurcit un peu plus tous les jours sous le poids de nos paroles entassées car nous brûlons encore le feu que nous ont légué nos pères Danaens. Ces mots viennent des sources de l’oracle, là où se trouvent les secrets que j’ai dévoilés. Ce ne sont pas les secrets du dieu que j’ai dévoilés, mais uniquement les agissements corrompus. Sur les mystères j’ai gardé le silence dû. Car de la parole l’homme libre en dispose comme d’une épée […]
[…] amphyctiones de Del[phi…] émissaires quand la source asséchée de Branchidaï paraissait miraculeusement ravivée, sans que le dieu leur ait prévenu. J’ai été attrapé dans les entrailles de Branchidaï et j’ai témoigné des horreurs que les prophétai ont dû subir. Et je vais le dire tant que les murs de Samos restent debout car je n’ai rien à perdre. Je vais sans doute mourir et toutes les choses me semblent aujourd’hui égales. Nous mourons tous un jour. Pour moi c’est maintenant. J’aurais pu rester à mon aise hieromnémonôn dans une de ces belles cités Ioniennes, Kyros sait récompenser ceux qui lui rendent service; mes alliés auraient pu s’envoyer des messagers, mobiliser leur nefs et me sauver. Si j’étais resté à Spartè, Kléomènes le fils d’Anaxandridas m’aurait protégé. J’ai dû partir plus loin parce que mon chemin menait plus loin. J’ai tenté de respecter et obéir aux lois de Lakonie du mieux que j’ai pu mais j’ai dû me rendre à l’évidence que ce n’était pas mon pays. Mon pays est le pays de mes amis et mes amis sont des serviteurs de l’oracle. Mais il se trouve que ces amis ne peuvent me sauver et toi non plus, Phalanthos, tu ne peux le faire, ni Hipparkhos, enfoui dans la reconstruction de son sanctuaire perinthien sur les bords du beau Propontis. Pourquoi sommes nous si dépourvus de pouvoir, les gens du dieu, et notre destinée semble être de naviguer sans atteindre de rivage solide? Il y a une sorte de paix que me donnent ces quelques mois avant la fin, l’ombre de ces murs, les grésillements des grillons assommés par la chaleur dans les oliveraies. J’écris jusqu’à midi quand la chaleur devient insupportable, je me baigne dans l’eau chaude et salée, je vois au loin les terribles trières qu’ils ont amené pour le siège; je rentre et je continue mon écriture jusqu’au soir. J’aurais pu m’exiler ou suivre Pythagoras à Métapontion. C’est ici la fin de mon chemin, que j’ai suivi avec loyauté et sans rechigner. Il est plus juste comme ça, je n’ai pas essayé à m’esquiver: je suis homme qui a mangé à la même table que les homoïoï à Lakédaimon.
Krètè et Lakédaimon, premières en Hellas, ont compris qu’elles devaient s’abreuver publiquement à la source de l’oracle. Cela depuis les temps reculés quand l’eau a pris voix et qu’elles ont commencé à parler à nos ancêtres. Mais trop bien savons-nous comment ces villes respectent la force uniquement et comment c’est le prestige de l’Oracle qui les y amène. Car si c’était plutôt par amour de vérité, les voyants et les devins qui grouillent aussi sur les routes du Péloponnesos seraient à mon avis mieux accueillis. Mais l’Oracle est institution bien établie et respectée chez eux comme chez nous et comme aussi chez les Barbares. Ils y envoient tous les ans leurs garçons qui ont atteint l’âge pour la coupure des cheveux. Il fallait voir, Phalanthos, les émissaires spartiates, les preux, hommes en armes, devant l’autel, lorsqu’ils enlèvent sous le soleil brûlant leurs casques brillants avec ces queues rouges qu’ils portent comme des coqs et qu’ils secouent leurs longs cheveux tressés et épinglés en bronze ! S’ils savaient, seulement, ces rois des Grecs à qui ils obéissent ! S’ils savaient qui jètent les dés des astragali dans la sombre chambre de l’adyton !
Le monde est fait comme ça, Phalanthos. Spartè, qui n’est pas la moindre des villes de Hellas, ne fait qu’obéir à ses lois de la façon la plus complète possible car elle prétend tenir sa loi de la bouche même de la prêtresse de Phoïbos. Maintenant, toutes les cités en Hellas suivent une loi ou une autre. Mais ce qui convient ici ne convient pas là. Ainsi, lorsque Pittakos fils de Hyrrhadios s’est vu nommé aisymnètès à Mytilènè après avoir déposé Melankhros, le tyran, il a donné aux Lesbiens la constitution qu’ils honorent de nos jours encore mais que même leurs voisins proches ignorent. De l’autre côté de la mer, Attika partage ses terres selon les lois qu’a instituées Solon, le sage fils d’Exekestidès, mais avant les lois du pays étaient celles de Drakon. Avant encore les Athéniens vivaient selon les anciennes coutumes pélasgues. Chez nous encore, en Ionie, les lois inscrites en stèle dans l’enceinte d’Apollôn Delphinios à Miletos sont prises pour des simples truanderies par nos geomoroï à Samos qui ont pris goût à la piraterie et au riche butin de la mer qu’elle apporte et c’est en amenant des offrandes toujours plus glorieuses au Heraïon qu’ils ont gagné le respect des notables Ioniens. Ces vénérables lois datent pourtant depuis au moins la purification de la ville par les ainautaï et elle étaient acceptés à ma connaissance encore du temps du vieux Thrasyboulos. Tu vois alors comment il suffit de traverser un parsang d’eau pour que la loi change. Parmi les cités de Hellas, seule Lakédaimon peut s’enorgueillir de posséder une loi qui lui a été donné par la bouche même de la Pythonesse de Delphi et qui est restée inchangée depuis les temps reculés de Lykourgous. Ces hommes coriaces de Spartè, bourreaux de leurs perioikoi et de tout le Peloponnessos voisin, avec leurs camarades krétois, eux aussi sans pitié envers leurs propres Hélotes, se présentent tous devant l’Oracle à Delphi comme des enfants, obligés de laisser les boucliers à l’entrée.
Ils se battent en mensonges comme en boucliers et apprennent à mentir et à se cacher et à esquiver. Ils s’étonnent après que leurs mots ne veulent plus rien dire, qu’ils deviennent muets et méfiants. Car l’homme à la vue courte apprend à mentir comme un raccourci; qui voit qu’au bout n’attendent que le déshonneur et la mort sans grâce ? L’oracle seul dit la vérité et son écho se propage vite comme le vent du Nord qui amène à travers le Hellespont les navires débordant de blé skythe. L’âme du monde bat en paroles et ces paroles sont voie de vérité pour les uns et des outils d’asservissement pour les autres. Ce sont des coups de marteau dont les vibrations réveillent les guerriers de Lakédaimon; l’entendant, ils se mettent en formation et battent leur boucliers en criant « alala » et leurs hérauts entonnent alors les péans aigus de la guerre. Car il n’y a pas de vérité dans la force mais c’est la vérité qui enclenche trop souvent la guerre. J’y arrive: c’est bien dans ce sens, Phalanthos, que nous aussi, mon maître, et moi, bien que chétifs et faibles, à vrai dire ni beaux ni bons, nous sommes pourtant aussi des guerriers. Pas plus que mon maître je n’ai d’arme autre que la vérité. La guerre de Lakédaimon est de régner sur Pythô — notre guerre à nous est de faire en sorte que Pythô règne sur Hellas. Quand face à tant de guerre intestine elle ne sait plus quoi faire, Hellas se retourne en suppliante vers son centre. Il est donc naturel que Pythô en soit maître: ceci doit être notre guerre.
Mais trop. Excuse-moi ces digressions. Le maître était bien plus adroit pour dire la vérité. Il nous en parlait avant que sa parole ne soit devenu marchandise précieusement gardée par son école. Il est devenu silencieux avec le temps et aujourd’hui il vend cher ses paroles aux tyrans italiots. Je me rappelle quand il disait à haute voix dans la place publique à Samos que Pythô avait tué Apollôn: tout le monde le prenait pour un fou. Il disait la même chose du serpent qui gardait la cave du mont Ida. Prend note : il voulait signifier que la violence a mis la main sur l’âme du monde. Il parlait justement de ce danger dont personne ne parle. Car dans la force il n’y a jamais d’étincelle, du neuf ou de surprenant, juste l’enclenchement aveugle des boucliers. Mais ces Lakoniens, aussi courageux qu’ils se montrent, ont besoin de direction et c’est alors qu’ils se tournent vers l’oracle. Mais ils se tournent comme les loups affamés qui le reniflent pour sentir s’ils peuvent le déchirer ou le corrompre. C’est pour cela qu’il nous faut des Pythonesses fortes, des vierges élevées au lait abondant du pays vert de Phokis et brûlées dans le feu du monde, des femmes qui embrassent la vie entière, comme Mêtis et comme l’était aussi Thémistokleïa dans son temps. Ce sont des femmes fortes et faibles. La maison du dieu est dans leurs mains et aucun autre lieu ne leur sied que celui de Pythonesse. Quand tu sortiras le nez de tes livres il faudra aller les trouver car, par ailleurs, elles sont nos femmes.
Surtout, Pythô doit continuer à livrer les paroles du dieu. Il faut savoir que ces mêmes mots sont les armes qu’ils vont tenter d’employer pour arriver à leur fin. Dès que la vérité s’incarne en mots, l’enclenchement bestial de la violence s’enchaîne afin de rétablir le silence complice. Toutes les races s’y emploient, sans exception: les Ioniens, les Lakoniens et les Barbares. La Pythonesse ne doit livrer aucun secret car chaque mot qu’elle prononce peut être retourné contre elle. Pourtant, tout ce qui vaut la peine d’être dit est un secret. D’ici vient le malheur. Vient un moment quand nous sommes tous attrapés par la servitude ou le manque car l’âme du monde est constamment assiégée. Apprends, Phalanthos, toi qui t’intéresses aux doctrines et aux mystères comme à un jeux distractif: la vérité peut se dire à haute voix, sans détour et devant tout le monde. A part la mort, il n’y a pas de danger à cela.
Fais copier ces lettres, envoie-les à Perinthos, après aux autres écoles de Propontis; n’oublie pas la copie pour Euthydamas fils de Glaphyron sur la rue des bijoutiers à Sikyon: il s’occupera de sa publication. Ensuite, tu verras. N’hésite pas à dépenser de l’argent, Phalanthos, car nous sommes par malheur souvent tentés à oublier le sacrifice qu’on exige des autres. Lis-le à haute voix sur les marches du temple le soir à l’heure du récital à Isthmous et plus tard dans l’année quand tu iras aux jeux à Delphi. Que Hellas entende. Ce sera la fin des peurs et ce sera la fin des mots aussi. Je suis semblable en ceci aux habitants de Lakédaimon que je n’ai pas eu le choix de ma vie mais uniquement le choix de ma mort. C’est pour cette raison qu’Anaxandridas m’a nommé pythios à Spartè. Il m’appartient alors de ne pas décevoir mes homoïoi. Car je dois avouer : j’étais esclave avant. Et la sagesse divine se reconnaît dans le monde en ce qu’il y a les hommes libres d’un côté et les esclaves de l’autre. Et le maître se distingue de son esclave en ce qu’il veut vivre alors que son esclave ne veut que mourir. Il est alors juste de donner à chacun ce qu'il recherche et il est juste aussi que celui qui cherche la mort serve celui qui veut vivre. Ma vie à moi a été souvent conscrite aux ombres d’Aidès. Elle ressemblé à une mort lente, comme un venin injecté doucement et pendant longtemps. Ceci pourrait donc être l’histoire de ma mort. Mais je me retrouve dans la main du dieu : Phoïbos qui va me sauver peut me tuer aussi, comme il a écorché dans le temps Marsias le Mysien en lui trouvant faute dans sa chanson. Mais sur ceci trop.
*
[…] le chantier d’Aiakes, le plus remarquable de toute la Ionie tant par la taille de ses équipes que par l’excellence de ses navires. Les Samiens y construisent leurs nefs marchands et leurs vaisseaux de guerre. Deux pentecontères, spécifiquement dessinés à la façon samienne, flottaient amarrés à la digue, commandés par Sostratos, le riche marchand Aiginète. Plus étonnantes encore étaient ces terribles constructions surétagées, les nouvelles trières, où les rameurs se retrouvent claustrés sous le pont, enfermés aux intempéries, de sorte qu’on ne voit plus que le bout de leurs rames pousser la nef en saccades, rythmés par le cri court du triérarque. Le navire avance en sursauts comme un grand crustacé à mille pieds qui glisse à la surface de l’eau par sa propre volonté. Ce ne sont plus les fragiles nefs creuses de nos aïeuls qui sillonnaient la mer au gré du vent et qui, lorsque la clameur de la guerre se faisait entendre, jetaient sur le bord les filets de pêche pour embarquer à leur place les lourds hoplites aux javelots perçants.
Les Ioniens s’étonnaient de la prospérité des Samiens qu’ils avaient surtout connu comme des bergers et comme des pirates habitant leur île rocheuse dont le maquis n’avait jamais été capable de produire plus que le nécessaire. Mais, dans ces jours-là, à Samos les ouvriers grouillaient sur les chantiers, nourris au blé abondant d’Aigyptè et à l’huile grasse d’Attika. On y déchargeait des lourdes cargaisons. Des étrangers venaient de l’Aigée entière attirés par l’argent. Les nefs mégariens aussi, juste arrivées du fond du Saronikos, amarrées en rade, faisant suite aux rumeurs d’opportunités que promettait l’ouverture du nouvel emporion des Hyblaians.
Tout passe par le port de Samos : le miel, le fer, le cuivre, les boeufs trapus et le silphion parfumé de Kyrènè, les chevaux bouleux de Théssalie et les garçons ambrasiotes à la peau nacrée, castrés et enchaînés, eunuques soignés comme aiment les asiarques. On y déchargeait avec soin les lourdes vases pansues aux bords épais que les Khiens avaient rempli jusqu’au bord de leur vin exquis. Les nefs passaient de Kypros en Théssalie et de la riche Korinthos jusqu’à Rhodos. On dédiait à l’Héraïon des hécatombes et des dîmes, plus opulentes encore que du temps de Kroïssos le Lydien.
Tout passe par Samos et rien n’est de Samos. Même le bois de ses nefs vient de Thrakè car le bois de l’île n’est pas bon pour la construction des navires. Ils ont dû abandonner les forêts au-dessous Mykalè à cause de la dispute avec Priènè, la voisine sur la côte, au-delà le détroit. Cela se passait dans ces jours étranges quand Sardis, la ville Lydienne, était soudainement tombée aux mains des Perses et tout avait changé. Priènè en a aussitôt profité pour remettre la main sur la côte. Ils ont expulsé les Samiens installés. Trois des esclaves d’Aiakes ont été tués cette fameuse nuit. Ma mère me disait avec crainte qu’elle aurait pu être parmi eux. Mais elle m’a pris dans ses bras et s’est enfuie dans la forêt s’échappant avec moi. Elle n’aimait pas en parler. Le lendemain, les Samiens s’étaient retrouvés avec deux nefs Milésiens devant la rade. Dikaïos le Magnésien, qui était alors arkhon au Panionion, avait descendu cérémonieusement leur tendre l’écriteau qui arrêtait les Samiens de toucher aux forêts de Mykalè. La seule chose qui leur appartenait donc à cette époque était, à mon avis, la ferme intention de posséder la flotte la plus puissante en Hellas. Car, de l’autre côté de la mer, Kyros avait déjà soumis l’Asie. Les autres villes ioniennes le suivaient déjà, de gré ou de force. La haute Priènè voisine lui obéissait elle aussi, et, surtout, Milétos, la soumise, qui, parmi les cités de la Ionie était dans ce temps le concurrent le plus redoutable de Samos.
Seuls parmi les Ioniens, les marchands du Milétos avaient signé la trêve avec les Perses comme une transaction de poutres et sans effusion de sang. Ils prenaient fierté à leur ruse et ils ont été surpris quand Harpagos, le général de Kyros, leur a demandé d’ouvrir la rade du Milet aux nefs des Sidoniens qui avaient patiemment accompagné son armée le long des côtes de la Karie paisible. Harpagos désirait en secret saisir les pentecontères de Milétos en imaginant les honneurs avec lesquelles Kyros l’aurait accablé. Les Milésiens lui ont répondu :
— Nous nous sommes pliés au désir du roi. Kyros a reçu la terre et l’eau de la Milésie. Mais les navires du Milet, ô Harpagos, ne sont ni terre, ni eau.
Ainsi ont parlé les Milésiens et le Mède a répondu:
— Milésiens, fabricants des mots fourbes, n’oubliez pas Kyros qui vous protège uniquement tant que vous lui obéissez. Craignez ses agissements contre votre trop fière ville.
Mais les Milésiens sont restés inflexibles. « Notre flotte est notre gagne-pain » ils ont répondu, sachant bien que le seul obstacle qui tient les Perses à l’écart de Samos sont ces dix stades d’eau salée qui le séparent du Mont Mykalè. C’est pour cela que Kyros n’a pas la main sur les îles: ni Khios ne lui obéit, ni la rocheuse Lesbos, ni les autres. Il tient à ses pieds la terre entière, pourtant sur l’eau il n’a pas plus de pouvoir qu’un enfant, car il ne possède pas de nefs. S’il advenait que tous les pentecontères de Milétos passent d’un coup sous la commande de Kyros, la flotte milésienne deviendra tout simplement la flotte perse. Déjà tout le monde sait que les nefs milésiens qui s’aventurent au-delà les côtes d’Ikaria sont coulés à chaque occasion par les pirates samiens. Si davantage Milétos se plie aux demandes perses, Samos n’aura pas d’alternative que de déclarer ouvertement la guerre et d’essayer de toutes ses forces de couler l’entière flotte milésienne. Les Milésiens le savent trop bien et sont seuls face au pouvoir samien car leurs alliés de Lesbos, en stasis depuis deux ans, ne peuvent leur porter aucun secours. Je suis d’avis d’ailleurs que Samos n’est pas étranger à la rébellion des Lesbiens. Milétos non plus n’ose pas la guerre ouverte : ils repoussent au lendemain les demandes de Harpagos, toujours plus insistantes, de lui céder la flotte.
Ce qui a suivi est, selon moi, la punition d’avoir tenté si souvent de corrompre l’oracle pour les faire correspondre à leurs buts politiques. Car trop souvent les divinateurs au temple à Didyma se sont retrouvés coincés dans la politique ionienne. Ce que je vais détailler, les Milésiens l’ont appris quelques jours après seulement. Mais, si mes calculs sont corrects, à cette époque déjà, il n’y avait plus d’oracle vivant à Branchidaï.
Car, se voyant refusé la flotte des Milésiens, Harpagos le Mède était parti en colère.
Le lendemain, les Molpoï à Milétos avaient reçu un messager de sa part : l’émissaire a marché droit dans la vaste salle du conseil et, sans mot dire, selon la coutume des Perses, leur a jeté un oiseau mort. Lorsqu’ils ont demandé la signification, l’émissaire a pouffé. Les Perses, comme les habitants de Lakédaimon, ne perdent pas beaucoup de temps à chercher des mots exquis. Les Milésiens ont demandé à ce que l’oiseau soit jeté dehors, en vue de tout le monde. Ils ont ensuite sorti cauteleusement le traité signé par Kyros même et l’ont montré à l’émissaire. Ils ne l’ont pas accueilli entre les murs de la cité, l’émissaire a dû quitter la ville avant le coucher du soleil. Il s’est empressé de rattraper Harpagos et lui a raconté essoufflé le refus des Milésiens. Il se trouve que Harpagos avait campé pour la nuit avec son armée en pleine Milésie, à quelques stades de la ville seulement, à l’endroit même où se trouve Branchidaï, le temple oraculaire d’Apollôn Didymaïos. Le refus des Milésiens lui a rempli l’âme de fureur. Je crois bien que c’est à ce moment précis que c’est arrivé.
C’était dans ces mêmes jours qui ont précédé la nouvelle lune du Boëmistron qu’est tombé l’éclatement du Panionion, peu avant que le temple même de Delphi ait été brûlé, lui aussi, sous la collère des Moïraï, laissant les Phokians à la pitié des Grecs et des Barbares pour sa reconstruction. Sur ceci, lorsqu’il viendra question. C’est dans ces jours-là qu’Aiakès, fils de Syloson, le Samien, avait tenté de se mettre à la tête de la plus grande alliance en Hellas. C’était dans ces temps quand, le royaume de la Lydie étant tombé, Kyros, homme de race Perse, se retrouvait à lui seul, monarque des deux côtés du fleuve Halys. Aiakès avait alors convoqué des délégations de la Ionie entière. Les envoyés de toutes les cités sur la côte asiatique s’étaient entassées effarouchées au pied du Mont Mykalè, devant le nouveau temple Panionion, suivis par les délégations des gens des îles. Lygdamis le Naxien y était, lui aussi, avec ses nefs, suivi par la délégation des Pariens soumis et par les hieromnemonès de Délos, l’île chère à Phoïbos. En bas l’on voyait la flotte de la Ionie entière et il n’y avait pas assez de place dans l’étendue du golfe pour contenir les centaines de navires de guerre rangés en escadrons. La flotte milésienne, la plus nombreuse, suivie de près par celle des Samiens, qui étaient seuls à pouvoir compter dans leur rangs quatre de ces grandes nouvelles trières de guerre. S’ensuivaient les nefs des Lesbiens et celles des gens de Khios. Des messagers couraient en tous sens, les délégations s’inquiétaient. On se consultait, on s’informait, on se suspectait. On lisait l’effroi sur le visage de tous, chacun avait reçu le messager sombre de Kyros avec la demande de terre et d’eau et se demandaient si les autres l’avaient reçu aussi et comment ils s’y prenaient. La rumeur courait que le Milétos était déjà gagnée à la cause de Kyros et qu’ils le suivraient dorénavant dans toutes leurs expéditions terrestres. Personne ne savait s’ils étaient seuls ou pas devant cette force. Ils y ont passé la journée et ils ne sont toujours pas mis d’accord pour désigner le chef de l’alliance. De leur côté, Mitylènè et Kymè peinaient encore à choisir un représentant pour Aiolis. C’est alors qu’Aiakès, puissant parmi les Grecs, leur a parlé comme suit :
« Hommes de Ionie, aujourd’hui Kyros le Mède bat à la porte de vos cités pour en faire sa maison. Mais vous regardez bien et ne soyez pas trompés : votre maison est ici même où Samia, la fille du fleuve Maiandros a indiqué aux rois Néléides l’emplacement des douze cités. Le temple que vous regardez est le vôtre, ses sacerdoces sont de la prodigieuse famille d’Ichtydaï à Priène. C’est dans ces temples que nos pères ont cru qu’ils peuvent être les plus puissants du monde. Ils l’étaient, puissants, car ils ont pris Troie, et d’autres villes aussi, mais ils n’ont pas pu tout prendre. Ils sont rentrés alors, tristes, et ni le sourire de leurs femmes, ni le jeu de leurs enfants ne leur ont pu apporter de soulagement. Ils sont morts, malheureux, leurs maisons se sont écroulées et d’autres ont été bâties. Des années sont passées, et nous, leurs enfants et leurs neveux, sommes toujours tristes. Un jour nous nous sommes mis à faire de l’argent, ici, au milieu du monde et entre toutes les races. Et nous accomplissons leur rêve car nous sommes aujourd’hui puissants, puissants et tristes. »
Ainsi leur a parlé Aiakes et leur a montré la vaste étendue du golf de Mykalè : on y voyait sa flotte d’effrayantes pentekontères. Poseidaôn Hélikonios, le secoueur de la terre, se tenait effaré devant cette vue et suivait inquiet le déroulement de l’assemblée des Ioniens et les grandes rangées de nefs qui se voyaient à la surface d’eau comme des énormes crustacées flottantes. Aiakès a mentionné tout haut devant l’assemblée l’étendue de son commerce, les comptoirs qu’il détenait à Naukratis, en Aigyptè, l’allégeance que lui doivent les cités de Lindos et de Maiandros, les amitiés et les commerces qu’il avait établi en Libye et par ailleurs dans les îles. A peine avait-il fini la phrase que dans l’assemblée on a entendu du bruit du côté des gens de Priène : Bias le vieillard frappait les dalles de sa canne. C’est lui qui s’est levé d’abord et il a été suivi par la délégation de Priènè en prétextant que, derrière les autres, ils ne reçoivent visiblement pas le respect dû à la cité qui fournit les officiants au Panionion. Les envoyés du Milet n’attendaient que cela ! Ils ont aussitôt affecté d’être solidaires avec leurs alliés de Priènè en les montrant du doigt; mais à mon avis ils se seraient levés bien avant les autres s’ils n’avaient pas craint le jugement des Ioniens. L’un après l’autre, ils se sont levés et ont quitté l’assemblée. Erythrai, Lesbos, ensuite Teos, Kolophon et ces traîtres de Phokaïa qui avaient déjà reçu Harpagos les portes ouvertes. Kymè, ensuite, suivie par les autres cités Aioliennes. « Il faut nous comprendre: nous ne pouvons pas combattre seuls », se sont-ils excusés. Les fières cités Ioniennes, toutes dispersées. Aiakès était blême, je me le rappelle comme aujourd’hui, Aiakès aisymnetès dans cette Ionie inexistente qu’il avait tenté de réunir. Aiakès, fils de Syloson, le fier geomoros Samien.
Sache maintenant que cet Aiakès était parmi les plus honorés à Samos, et il était père de ce Polykratès qui m’avait enlevé aux pirates aiginètes qui m’avaient, à leur tour, acheté, dans les bras de ma mère en vente en traite à Odessus en Skythia. Je vais exposer les exploits de sa lignée plus en détail quand il sera question, par peur de ne pas suivre excessivement les poètes dans leurs digressions. Aussi honoré, dis-je, était cet Aiakès, arkhon des geomoroï, pourtant si blême aujourd’hui et i méconnaissable. « Tout ce que j’ai fait dans ma vie, je l’ai fait mal. Que faire ? La guerre à Milétos et donc aux intrépides Perses ? » se plaignait-il à qui voulait l’entendre. « Amasis l’Aigyptien reste mon ami. Mais le restera-t-il lorsqu’il me saura en conflit avec le puissant roi ? De l’autre côté de la mer, peut-on compter sur ces trop fiers Lakédaimoniens, sans nefs, n’aimant pas l’eau, coincés derrière les montagnes du Péloponnessos, craintifs à en sortir ? »
Le Panionion était resté vide, les délégations étaient parties lorsque Molpagoras le Milésien s’approcha avec un sourire au coin de la bouche et avec un clin d’oeil : « Vois-tu Aiakès, il n’est pas simple d’amener les Ioniens ensemble. Crois-tu que je n’ai pas essayé ? On fait du négoce, c’est tout. Tous ces menteurs, qui se disent Ioniens mais qui sont prêts à s’enfoncer un couteau dans le dos dès qu’on tourne la tête. Aiakès, mon ami, écoute mes paroles : tu as été bienvenu dans ma maison. Regarde cette montagne à tes pieds : Milétos se trouve d’un côté, Samos de l’autre. Aiakès, même si Héraklès se ralliait à ta cause pour rapprocher les terres que Zeus a séparées, Milétos s’embarquerait entière et ira fonder ville neuve en terre sikyliote. Il n’y a pas de Panionion, mon ami. J’en souffre aussi, crois-le. C’est regrettable. »
Molpagoras a dit et a descendu les marches. Aiakès s’est tut. Depuis longtemps n’avait-il éprouvé une honte pareille. Sous sa contenance froide il retenait avec peine ses larmes. Il était resté seul, avec, devant, cet énorme horizon. Il se dépécha :
— Que faire, Molpagoras ? Dis-moi, toi, qui étais jadis mon ami ? Souviens-toi de tous ces comptoirs qui ont fait nos fortunes et que nous avons ouverts ensemble à Naukratis.
Et le Milésien lui a répondu :
— Je suis trop vieux pour la politique, ô Aiakès. Je ne voudrais pas t’influencer, loin de là. Va à Branchidaï, au temple d’Apollôn, pour consulter.
Ainsi lui a parlé Molpagoras, le Milésien aux yeux fourbes. Les Samiens ont suivi son injonction, ils ont parcouru le chemin sur leurs chevaux, infatigables.
— Voilà la flotte de Milet, hé hé.
On voyait quelques barques de pêches sorties avec la brise. Polykratès fit juste un gest méprisant de la main.
— Flotte marchande.
Ils y sont arrivés le soir, après moins de soixante stades de chemin de Milétos, à Branchidaï. Il faisait un peu froid. A peine quelques suppléants tardaient encore parmi les torches éteintes. Plus personne pour servir parmi les officiants. Pourtant, comme ils venaient de loin, Aiakès a insisté pour faire les sacrifices et même a demandé à son fils de le faire. La délégation samienne a allumé un brasier et a regardé Polykratès sacrifier les bêtes. Le soleil se couchait, la fraîcheur s’installait mais, affamés, ils ont tranché les cuisses dorées au feu, ils ont mordu la chair juteuse, ils ont versé du vin par terre aux morts, ils ont même ri et se sont échauffés autour du feu en claquant des paumes. Quand finalement Branchios le Jeune, le prêtre d’Apollôn s’est présenté, Aiakès, rechauffé par le vin, lui a simplement demandé si Samos devait se rallier aux Perses. Branchios le Jeune lui a répondu sèchement : « Il serait mieux et préférable que vous payiez tribut au grand roi comme le fait la ville de Milétos et comme le font les grandes villes Ioniennes ».
— C’est tout ?
— C’est tout, a confirmé Branchios.
L’officiant s’étant éloigné, les Samiens ont tenu conseil.
— C’est assez clair, a parlé Polykratès, content, envers son père. Il faut se soumettre à Kyros, voilà tout.
Mais Aiakès, qui était bien versé dans les affaires du Dodékapolis, avait surpris Molpagoras le Milésien glisser dans l’ombre du temple et s’entretenir avec Branchios le Jeune. Il pensait que l’oracle n’avait pas dit vrai mais qu’il était plutôt sous l’emprise des Milésiens. Il a donc répondu à son fils :
— J’ai vu Molpagoras le Milésien, ô Polykratès, mon fils, je l’ai surpris se glisser dans l’ombre du temple et s’entretenir avec Branchios le Jeune. Je crains que l’oracle n’ait pas dit vrai. Je crois plutôt qu’il est sous l’emprise des Milésiens et que c’est juste un de leurs stratagèmes pour nous faire rejoindre leur camp.
Ainsi a parlé Aiakes le vieillard et les Samiens se sont accordés à dire que c’était Molpagoras qui lui avait dicté la réponse, vu que Branchios n’avait même pas pris la peine de rédiger les vers comme il convenait lors d’une consultation. Polykratès était rouge de colère. Aiakès a demandé une deuxième consultation. Il s’est adressé à Molpagoras :
— Il ne me dit autre chose que ce que tu lui as commandé de me dire.
— Je ne veux pas t’influencer, frère Aiakes, lui a dit alors Molpagoras. Demande à l’oracle. Quand à moi, je suis bien trop vieux pour tout cela.
Mais Aiakes a froncé les sourcils devant les paroles du Milésien qui avait, outre ses propres nefs, la flotte de Lesbos en alliée, l’appui armé de Kyros et s’était fait de surcroît tyran sur sa ville qui n’était pas des moindres.
Après s’être concerté avec les Samiens, Aiakes était prêt à composer une nouvelle question à l’oracle, qui l’éclaircirait, pensait-il, sur les intentions des Milésiens : la question précise s’il fallait seulement payer tribut, ou bien se rallier complètement à Kyros dans ses expéditions avec toute la flotte de Samos, comme le font tous ces tyrans et tous ces asiarques que le roi a installés. Maintenant, Polykrates le fils ainé d’Aiakes était connu comme un jeune homme, fort comme un taureau et qui avait remporté le stadion à Olympia, mais qui perdait facilement son sang froid. Pendant que ses compatriotes tenaient conseil il se sentit vexé et commença à maudire et à menacer autour. Il est rentré dans le temple, avec ses gardes armés, malgré la résistance de Branchios et de certains de ses esclaves.
— Donne-moi la vraie réponse !
A la porte même de l’adyton, dans l’obscurité des mûrs, Polykratès a dégainé son couteau à la poignée noire et a poussé Branchios le Jeune en lui portant, d’un revers de poignée, une frappe à la tête. Celui-ci s’est écroulé à ses pieds. Comme si rien n’était, Molpagoras est intervenu, calme et prévenant comme toujours :
— Polykratès, ta bravoure fait honneur à ta maison. Mais tu es jeune, hélas. Aiakès, fait assagir ton fils. Quand à toi Branchios: arrête de pleurnicher et lève-toi : apporte-leur la dernière réponse. Qu’ils entendent ce qu’ils sont venus entendre et qu’ils ne mettent plus jamais le pied ici.
— T’es un charlatan ! criait Polykratès.
C’est en s’entendant appeler de la sorte, avec des noms d’insulte et des injures que Branchios le Jeune a finalement relevé la tête, il s’est essuyé la joue ensanglantée. Il est entré dans la chambre, il est ressorti en peu de temps avec un papier qu’il leur a jeté :
— La voici ta vérité.
Les Samiens ont lu assoiffés les mots suivants :
« Pourquoi vous fatiguez-vous, enfants d’Ankaïos ?
Pourquoi brûler ces cuisses de mouton, pourquoi manger et rire, ici, au pays de la désolation ?
Cette graisse que vous faites couler ne nourrira que les corbeaux qui ont couvert mon toit.
Ne le savez-vous ? Le naïskos gît noirci et toutes les eaux des chasmes ne pourront le laver. »
Quand il a fini de lire Polykratès s’est frotté la tête pendant quelques instants, ensuite a voulu rentrer dans le temple. Le Milésien a claqué les mains :
— Sortez maintenant.
Aiakès a rattrapé son fils. Il était blême. La où la prédiction amenait auparavant la lumière, les oracles ressemblaient maintenant à des résignations et à des insultes. Ils sont descendus la nuit même sur la plage à Panormos, il se sont embarqués, tristes. Aiakes n’a pas pris la peine de prendre congés du Milésien. Dans la nuit ils ont allongé la côte, dans un silence rythmé par le clappement des rames, en se recouvrant par moment les épaules du vent frais. Samos est proche, au-delà du mont.
— Je ne comprends rien.
— Dès que l’oracle parle la vérité il est vague et sombre.
— Comme si rien n’est possible !
Surtout Polykratès, le gaillard samien, tournait comme un enfant autour du mât, comme autour d’un camarade, plongé dans ses pensées; il s’arrêtait après et il s’interrogeait en s’appuyait la tête contre le bois humide et qui sentait le sel :
— Pourquoi je ne peux pas avoir une réponse claire ?
*
Pour ce qui suit je reprendrai un fragment que relate Hékataïos le Milésien dans ses histoires et qui me semble éclaircir les causes des événements. Tu n’étais pas né, Phalanthos, et moi je n’étais qu’un enfant dans les bras de ma mère, lorsqu’ont eu lieu les faits de ce récit. Il semble qu’après s’être faits rebutés devant le conseil de Magnésie, les Milésiens soient allés tout droit demander justice concernant le pillage de Branchidaï devant Kyros le Perse. Le roi n’étant pas encore parti dans l’expédition contre les Massagetaï qui allait lui causer sa perte, mais se trouvait encore à Sardis, la ville Lydienne aux trois rangées de murs qu’il venait juste de soumettre. Comme il était désireux de gagner l’alliance de la plus grande ville Ionienne, il avait accepté que Milétos conserve les privilèges qu’il tenait de Kroïssos, point par point.
Mais depuis que Harpagos avait brûlé le naïskos, le temple n’avait plus d’attrait. Le festival se tenait toujours chaque année mais les gens ne venaient plus si nombreux et ceux qui venaient le faisaient plutôt par habitude. Ni le mystérion ne se jouait plus dans la chambre, mais à l’extérieur, avec des pantins empaillés. Une tristesse s’était abattue sur les Milésiens. Juste Molpagoras, le nouveau tyran aux yeux cernés, passait les jours du marché parmi les comptoirs du marché, affectant la bonne disposition et, suivi par ses gardes du corps, inspectait les figues, en avalait quelques-unes sans payer, feignait de souhaiter des bon voeux aux marchands et, sans que personne ne lui réponde, il disparaissait. Car il avait payé le silence des Milésiens.
A Sardis, quand les envoyés sont entrés dans la salle du palais, ils ont retrouvé Kyros entouré par ses satrapes. Ils ont déposé des présents auprès de son ministre selon la coutume et Kyros leur a dit :
— J’espère qu’au moins vous, Milésiens, n’êtes pas venus me demander de l’argent.
Car il y avait là une femme, habillée à la façon des Grecs, tout près de lui. C’était les temps où le temple de Phoïbos avait brûlé à Delphi et à cette époque les Phokaiens sillonnaient Hellas, de Thrace en Krètè pour récolter des contributions pour la reconstruction. Amasis l’Aigyptien avait participé de cinquante talents d’argent. Ils mettaient beaucoup d’espoir aussi dans la générosité de Kroïssos, le riche Lydien qui sacrifiait aux dieux des Grecs. Ce Kroïssos fils d’Alyattès, qui venait juste de perdre son grand royaume, la Lydie opulente.
— J’ai tant des visiteurs qui me viennent de Hellas dernièrement, a dit Kyros. Voici Thémistokleïa, prêtresse à Delphi. Elle me fait savoir que Kroïssos, qui se trouve maintenant être mon chien, lui a promis de l’argent pour la reconstruction de votre temple de Delphi. Elle regrette d’être arrivée trop tard et me demande si je tiendrai ses engagements. Elle me dit aussi que vous avez des dieux qui parlent. Avec des mots et tout.
Et il a sourit avec malice envers son ministre, Asavanis, le satrape. Il a aussitôt raidi sa figure. A mon avis Thémistokleïa devait être une belle jeune femme à cette époque.
— Votre prêtresse est venue demander de l’argent à Kroïssos, mon esclave, que voici dans sa cage. Regardez bien : c’est celui même que vous appeliez sire et maître.
Kyros a jeté un morceau de pain à travers les barres vers Kroïssos. Les Milésiens ont baissé les regards devant tant de déchéance. L’ancien roi de Lydie, loqueteux, les cheveux en désordre, regardait dans le vide et semblait vouloir se rappeler de quelque chose.
— Savez-vous maintenant qui se trouve ici ?
Il a montré de l’autre côté de sa chaise. Il y avait là également une cage où l’on voyait, ligoté, un adolescent, un enfant presque. Les envoyés milésiens ont été heurtés par la vue car ce ne sont pas des choses habituelles dans les moeurs des Ioniens. Au point qu’ils avaient oublié leurs doléances et Hékataïos, qui conduisait la délégation, a voulu savoir qui était ce malheureux garçon.
— Voici mon fils, Kambysès.
Je ne vais pas décrire l’étonnement des Milésiens. Les satrapes Perses étaient calmes et semblaient ignorer tout de l’horreur que cette vue causait aux visiteurs. Le roi a continué :
— Voici comment la maison d’Akhaimènes traite un parjure. Mais cela ne vous concerne pas. Parlez, Milésiens.
Figés par la terreur, les Milésiens avaient oublié la raison de leur arrivée. Ayant repris leurs esprits, ils se sont plaints auprès du roi que son général, Harpagos le Mède, malgré la trêve, leur a brûlé le naïskos à Branchidaï. Après avoir écouté avec attention, Kyros a fait venir son général et lui a demandé si les paroles des Grecs étaient vraies.
— Leur temple est bien debout, sire, a répondu Harpagos.
Kyros s’est alors retourné envers les envoyés: Vous entendez?
— Les murs du temple sont encore debout, ont dû admettre les Milésiens. Mais le Mède a tué le mantis et les prophètes. Il a détruit le naïskos.
— C’est vrai ce qu’ils disent ? s’est retourné Kyros vers son général.
— Comment peuvent-ils dire une chose pareille puisque le temple est toujours debout ? a insisté le Mède.
— C’est vrai ou pas ?
Le Mède n’a pas répondu mais fixait son roi de son regard clair et droit. Tout le monde a vu comment Asavanis, le satrape, a susurré quelques mots à l’oreille du roi.
— L’or de Kroïssos, a dit Kyros, est-il toujours au temple ?
— Le trésor y est toujours, ont dû admettre les envoyés du Milétos.
Kyros a changé de pied. Il aurait fallu voir les yeux du Mède briller.
— Alors le temple n’a pas été pillé.
— Ô Kyros, a insisté Hékataïos le Milésien, ta réputation pour la justice et grande et nous sommes venus en demander une part. Nous avons signé la trêve et Harpagos le ne le savait que trop bien, ayant lu la clause dans nos propres mains. Pourtant il nous a détruit à bon escient le temple ! L’autel est vide maintenant, l’oracle est muet ! Le vent du nord souffle son froid parmi les murs morts ! La sainte statue d’Apollôn Loxias, en bois et à la tête dorée qu’avait offerte Leukothéa, la déesse blanche à Branchos quand il se bagarrait avec son frère sur les collines de Didyma et quand Milétos n’était qu’un village ! Le mur de la guérison s’est effondré, la source s’est asséchée boueuse sous les cendres !
Les Milésiens appellent de ce nom un mur qui se trouve dans l’adyton à Branchidaï, qui avait été dédié par les Epidauriens et dont la réputation attire les foules au festival d’Apollôn Didymaïos et dont un bout est même montré aux foules lors du mystérion.
Kyros se retourna alors envers son général.
— Sire, s’est expliqué celui-ci, l’armée est passée en Karie pour pacifier le pays. En temps de guerre, il arrive que des révoltés empêchent l’avancée de tes armées, auquel cas mes hommes ont commandement de mettre les coupables à mort. Si ces malheureux dont ils parlent se sont opposés, ils ont sans doute payé le prix de leur audace. Mais s’il s’agit expressément des prêtres de Didyma, je ne saurais le dire. Ce que je peux dire est que le Didymaïon se trouve bien debout, avec la trésorerie intacte, comme tu l’as commandé. J’y ai même laissé une garnison.
— Qui, parmi tes hommes, sont coupables d’avoir tué les prêtres?
— Qui sait ? Lors de ces faits, en Karie chaque ville et chaque village étaient en rébellion. Des accrochages nous arrivaient tous les jours. Je ne vais pas t’apprendre Kyros, les déroulements d’une guerre. Maintenant le pays est en paix, par tes soins, ô roi, et par les miens.
Kyros, qui n’était pas homme de grande stature, a pesé un moment ses paroles s’est approché de la délégation des Milésiens, il les a mesuré et leur a parlé ainsi :
— Milésiens je ne suis pas plus grand que vous, pourtant je suis votre roi. A quoi pensez-vous que cela est dû ?
Les Milésiens ne voyaient pas où voulait en venir Kyros. Ils ont dû admettre leur ignorance.
— Vous êtes le mieux placés pour témoigner que ce n’est pas moi qui me suis fait roi du Milétos mais que c’est plutôt vous, de votre propre gré, qui êtes venus vous prosterner à mes pieds. En agissant ainsi, sachez que vous n’êtes pas seuls. D’autres asiarques ont fait de même. Les seuls que j’ai jamais dû soumettre par la force du fer ont été ceux qui m’ont offensé. Croyez-le: je n’ai jamais attaqué mes voisins sans que je ne souffre d’abord leur offense. Ainsi je défends la justice de Zeus. C’est lui que vous êtes venus obéir sans le savoir. En conséquence vous ne devez partir, ô Milésiens, sans que justice ne vous soit faite.
Je dois préciser, Phalanthos, que les Perses vénèrent Zeus et lui apportent des sacrifices, sur les berges des longs fleuves et sur les hautes cîmes de montagnes, des lots de jeunes filles et jeunes garçons qu’ils enterrent vivants tous les ans ou lorsqu’il y a famine, peste ou toute autre calamité; ils n’admettent pas d’autre divinité et ils lui affectent également un nom secret qu’ils tiennent pour seul vrai et ils considèrent comme barbares tous ceux qui le nomment autrement. Ce nom secret n’est pas connu par les communs mais il a été uniquement révélé aux Mages Sargatiens qui, à l’occasion de leurs mystères seulement, le prononcent dans une vieille langue qu’ils sont seuls à parler. Lors de mon passage j’ai demandé à être initié et ils m’ont dévoilé ce nom que je connais bien mais dont le son ne dépassera pas mes lèvres. Il suffit de mentionner ceci: dès que j’ai essayé de le prononcer, les Mages se sont mis à ricaner sur mon accent et m’ont rebuté comme quelqu’un qui, par la faute de ma langue, ne pouvait pas être initié à leur mystères. Je veux préciser que parmi ces Mages il y a deux factions qui favorisent des prononciations légèrement différentes. C’est à cause de ce désaccord que la rébellion s’était produite à Ekbatane, en Persie, et ce Kambysès, fils de Kyros n’avait pas réussi à l’éteindre comme il avait promis à son père ce qui lui a valu la punition: ceci était la raison de sa captivité. Hékataïos l’historien précise ailleurs qu’il avait prêté serment à son parent de ramener les têtes des Mages insurgés dans un délai de trois mois et qu’il n’avait pas respecté ce délai. Autant sur ces excentricités.
Présentement dans la salle Kyros inspectait les Milésiens un par un et ceux-ci n’osaient pas affronter son regard :
— Je ne suis pas plus grand que vous, Milésiens. Je ne suis pas plus beau et certainement pas mieux habillé. Pourtant je suis votre roi. Comme vous je suis un artisan. Vous fabriquez des tissus ? Je fabrique des lois. Vous marchandez vos lampes ? Je marchande vos vies. Comme vous je ne fais que mon travail fatiguant, qui m’a été assigné dès ma naissance, même s’il devait me remplir la vie d’amertume et de détresse car voir mon fils Kambysès expier ici son manque d’habilité me vide de vie. Ecoutez-moi: je ne suis pas seulement votre roi, je suis le roi de vos rois et parmi mes généraux aucun ne m’est plus cher que cet Harpagos car peu de Perses sont si adroits dans les affaires de la guerre; pourtant si Harpagos ment, vous aurez sa tête, ô étrangers, et cette tête sera pendue et accrochée sur les murs d’Ekbatane comme une courge, battue par le vents et pourrie par les pluies pour que les Perses voient le déshonneur que cause l’injustice. Je ne vais pas faire ce sacrifice pour vous, marchands de pots, mais pour garder intacte la justice de Zeus. Car c’est là le métier qu’il m’a octroyé. Je vais aussi légèrement incliner la balance en faveur de votre cause : en pillant votre temple, Harpagos a oublié de faire son devoir envers moi.
— Sire… a bredouillé Harpagos.
— Sa tête vous appartient, hommes de Milétos.
Le roi s’est retourné. Les envoyés s’essuyaient les fronts et cachaient mal leur succès inespéré. Ils s’étaient mis à l’aise, ils chuchotaient, ils regardaient avec bonheur l’effroi qu’on pouvait lire dans les yeux du Mède. Kyros a rajouté :
— Vous devrez rectifier sa faute à mon égard, bien sûr.
Cette parole de Kyros est tombée comme un marteau. Avec terreur, les Milésiens ont demandé à savoir de quelle erreur il s’agissait.
— Harpagos aurait dû mettre à mes pieds le trésor du temple qu’il a pillé.
Maintenant il faut savoir que Didyma est la trésorerie de Milétos et qu’elle contient les opulentes offrandes de Kroïssos, les offres des Aigyptiens, des Grecs et des Kariens et de bien d’autres races, des vases précieuses, statues, bijoux, larges quantités d’argent et d’or. Milétos n’était certainement pas la plus pauvre des cités et la bonne volonté que les Milésiens montraient à Kyros était à peine plus qu’un simple calcul : ils aurait perdu plus par un conflit ouvert qu’en payant un tribut honorable et régulier comme ils l’avait d’ailleurs fait aussi du temps du Lydien.
— Le trésor de Branchidaï en échange de la tête de Harpagos !
Les Milésiens ont baissé la tête. Ils n’ont pas pu avouer ce qui s’était passé. A Milétos, Molpagoras avait déjà réparti à chaque homme de la cité cinq drachmes. Les artisans et les marchands de Milétos ont maugréé contre l’installation de Molpagoras. Mais l’argent qu’ils avaient touché leur paraissait bien luisant. Ayant ainsi pris le pouvoir il s’était fait tyran et avait installé à Branchidaï un nouveau mantis qui prétendait être de la famille respectée des vieux sacerdots de Didyma et qui se nommait Branchios le Jeune. Mais les gens l’avaient connu auparavant plutôt comme le fils indolent et inutile comme une ligne de craie d’un certain Kaunios, chaussurier à Pidassa. Les envoyés Milésiens s’étaient assombris.
— C’est notre trésor, ont-ils bredouillé.
— Alors, a tranché Kyros, gardez votre temple intact et regagnez votre ville.
Voici l’histoire du choix que les Milésiens ont dû faire devant Kyros. C’est ici que Hékataïos finit son récit et enchaîne avec le vol du coffre en bronze d’Athéna Axiopoinos par les rebels Kariens de Mylassa, quant à moi, je me tiendrai au mien. Il raconte ailleurs, en peu de mots, comment Kyros a convenu avec Thémisktokleia, la prêtresse de Delphi, de garder ses engagements et de lui payer la somme promise par Kroïssos, son prisonier, en échange d’un arrangement sur le temple de Branchidaï. J’ai connu ce Hékataios: il était homme prêt à mettre facilement des mots dans la bouche de quiconque mais à mon avis il doit y avoir du vrai dans son histoire. Il ne précise pourtant pas de quel arrangement il s’agissait mais je vais compléter les manques de son récit car j’ai connu cet arrangement et s’il ne m’a pas tué c’est tout à la gloire de Phoïbos. Ceci sur Milétos.
*
C’était ces temps quand la Ionie était toute blanche en chantier et le marbre des îles remplaçait partout le bois rongé par les pluies des vieux temples. Il n’y avait pas un seul temple sur les côtes qui ne soit pas refait de fond en comble. Le temple de Erè, tout près de Samos, dans le marais, était en reconstruction depuis qu’Aiakès avait fait sa dédication à l’occasion de la naissance de Polykratès, qui était mon maître. C’était vraiment le plus grand temple de la Ionie et nous étions heureux qu’il soit presque prêt. Des gens venaient de d’Ephessos et de la Lydie autour pour l’admirer et pour déposer des offrandes. Les Samiens rassemblés regardaient avec étonnement l’énorme construction blanche entourée de ses échafaudages, avec ses murs en pierre blanche de Paros mais qui puaient déjà les soulagements des travailleurs qui se soûlaient les soirs et chantonnaient des airs mysiens en se retirant derrière les colonnades. On suivait du regard les lignes droites; certains chuchotaient que le temple semblait s’être penché légèrement d’un côté; d’autres faisaient des pas égaux à droite et à gauche pour mesurer. Seul, Rhoïkos, le bâtisseur, soutenait qu’il s’agissait d’une illusion de perspective et que c’était même voulu. Les Samiens se taisaient mais hôchaient la tête en doute car tout le monde savait que, pendant les hivers pluvieux, le marais autour se transforme en bourbier et que les serpents pullulent et le pied s’enfonce jusqu’à la cheville dans la boue. Qu’il plaise à Erè aux bras d’ivoire, la grande déesse autochtone, de le garder debout car il est grand et blanc comme on n’a pas vu ailleurs et, parmi les temples Ioniens, il est le plus brillant.
Les Samiens ont coutume de purifier leur temple de la façon que je vais préciser : dans les jours qui précédent la Toneïa ils cueillent d’abord dans le marais autour du temple un panier de ces serpents qui grouillent parmi le buissons. Ils les amènent au temple et déchargent ensuite le panier dans le naiskos, ils ferment la porte à clé et laissent le temple habité uniquement par ces serpents pendant dix jours et dix nuits pleines en leur jetant de la nourriture. Ils ont la croyance que ces serpents nettoyent leur temple. Ils y déposent des offrandes et des objets précieux afin de les purifier. Les serpents grouillent alors dans la fraîcheur des murs, rampent sur la pierre humide des statues et certains meurent engourdis par le froid, prisoniers du naos enfermé. Dans l’onzième jour ils sont recueillis, coupés et brûlés sur l’autel devant le temple. De cette manière croient les Samiens nettoier la saleté de l’année.
Le hierothytès doit pouvoir reconnaître et manier les serpents venimeux. C’était mon devoir au temple car depuis tout petit j’ai dû apprendre à reconnaître Pythô. Depuis tout petit j’avais appris à manipuler les serpents, venimeux ou pas. Ce sont là sans doute les premiers pas qui m’ont valu par la suite ma renommée de guérisseur à Spartè, comme tu le verras. Enfant, je flânais dans les marais autour du vieux Héraïon car ma mère était servante au temple et je me souviens, à l’époque, comment il était petit et racorni et entouré d’une colonnade de bois chanci, nous l’avons oublié si vite, la Ionie n’était pas riche dans le temps. Nous y inscrivions avec hargne les initiales des couples qu’on suspectait amoureux de notre classe, garçon dessus, fille dessous, écrit à l’envers, dans le joli boustrophédon qu’on nous apprenait à l’école, comme pour dévoiler jalousement un mystère. Du côté gauche de l’entrée il y avait dans ces temps une fontaine d’eau trouble. Elle n’existe plus maintenant, je crois bien qu’elle se trouvait à peu près à l’endroit où se trouvent de nos jours les statues d’Amasis avec le vase en bronze qui a été pillé aux Spartiates. Quand il n’y avait pas de service, ma mère me laissait traîner autour du temple. Il n’y avait personne autour, alors j’aimais penser que le temple était tout à moi. J’écoutais les grillons, j’attrappais des lézards. Je m’asseyais par terre et je déchiffrais pendant des heures les Chants Cypriens. Je bricolais des couronnes en saule et j’imaginais que ma tunique était le glorieux manteau d’un de ces anciens basilei, Sarpédôn, Akhilleus le Péléide ou encore Euphorbos. J’aimais déclamer ces vers :
Dans ces temps quand d’innombrables races peuplaient le visage de la terre
et déchiraient par leur oppréssion la poitrine de Gê, l’opulente terre,
Zeus a vu et a senti pitié profondément dans son coeur.
Il a décidé de débarrasser la terre de l’humanité en attisant le grand conflit de la Guerre Illienne.
Je lisais de la sorte, à haute voix, mieux encore qu’un de ces acteurs qu’on voit maintenant s’esclaffer aux festivals, à ceci près que moi je n’avais que les buissons comme spectateurs. J’aimais prétendre être quelqu’un d’autre et j’en avais honte car je croyais être le seul. Quand j’ai grandi, j’ai vu qu’ils faisaient cela partout lors des mystères au festival. Depuis quelques années ils en font une règle, j’ai vu, les mystères sont lus par des acteurs masqués aux Apaturias. Je les regarde avec envie. Je crois que j’aurais aimé être un de ces figurants, avec leurs voix rauques et leurs masques lourds qu’ils traînent comme des boucliers sur le champs de bataille. Les foules restent émerveilées d’ailleurs, à chaque fois, l’as-tu remarqué ? Pour avoir compté les sous à la fin du spectacle je peux te dire que cela rapporte. Des fois je me demande pourquoi nos pères, qui n’avaient pas nos vies aisées, ne sentaient-ils pas le besoin de passer leur temps ainsi.
En ce qui me concerne je n’ai jamais resenti le bonheur de lire comme je le sentais à cette époque quand je déchiffrais le texte signe par signe, quand chaque mot était incertain et chaque ligne un mystère. En fait j’ai toujours trouvé beaux les signes entaillés des lettres. Je n’ai jamais beaucoup apprécié toutes ces nouveautés qui nous innondent maintenant et je crains d’ailleurs qu’elles sont faites surtout pour le mal de l’homme comme le disait Hésiod encore du fer. Mais cet invention, la lettre, aujourd’hui même, elle me semble différente. Peut être que je me trompe. Il y avait là le mystère des vies que je n’avais pas vécues et des gens que je n’avais pas connus. C’étaient des jours de solitude enfantine.
Des fois arrivait Kréophylos fils de cet Abriskos qui travaillait au temple en tant que tekton. A ma différence, lui il s’ennuyait vite. Il n’aimait pas beaucoup Homère ni les poètes, alors il s’occupait : il se trouve que la fontaine était gardée par une de ces figures faux-souriantes dont les couleurs s’étaient perdues à cause de tant de pluies. Elle avait des ailes de sphynx et un sexe érecte tout droit en pierre dont le bout s’était délité avec les pluies. Je ne sais pas ce qui est advenu de cette statue: je me souviens que la prêtresse pestait qu’elle était payenne et qu’elle n’avait rien à faire dans la cour du saint temple de Erè et je crois qu’elle l’aurait même enlevé si les gens ne venaient pieusement à chaque festival déposer des branches fraîches de lygos à ses pieds. La statue était très vieille et je crois que les travailleurs l’ont démoli avec les autres pierres quand ils ont assis la nouvelle fondation. Pourtant cette statuette laide était mon compagnon des marécages dont je ne connaissais le nom mais que j’aimais car je l’imaginais être là pour moi seulement. Kréophylos courait autour et, comme il était un peu cinglé, prenait un lambeau de fourrure de mouton parmi ceux restés du sacrifice, il le trouait et il l’enfonçait autour du bâton de la statue et, si je me souviens bien, nous chantions des chansonnettes comme suit :
Regarde les poils d’Apollôn,
tantôt par-ci tantôt par-là.
J’ai un peu honte de transcrire ici ces mots à côté des hexamètres de l’Aoide aveugle. Comment se rappelle-t-on ces vers enfantins alors que des tranches entières de vie paisible passent vite comme un bâillement ! Qui sait ? Peut-être ce qui reste des vers taillés en pierre d’un grand poète est ce qui ressemble le plus aux gazouillements d’un enfant, ce serait drôle. La prêtresse de Erè qui s’occupait dans le pronaos, nous entendant, nous maudissait et courait nous attraper. Nous nous perdions vite derrière les buissons épais de lygos dans le marais alors qu’elle, pauvre femme, se butait dans les plis de sa tunique et gisait roulée à terre. Nous courions alors, moi et Kreophylos, chacun dans sa direction. Nous nous ressemblions en ceci qu’il avait pris habitude de blasphémer et moi aussi.
Quand j’estimais m’être assez éloigné, je me retrouvais encore seul à flâner et des fois je m’amusais à attraper des petits serpents et à leur ouvrir grandes les gueules. Ils avaient plus peur de moi que moi d’eux, cela je l’ai appris assez vite; j’aimais bien leur casser les crocs. Il y a nombre d’espèces de serpents dans le marais. Il y en a de ceux qu’on arrive à attraper facilement, petits, minces et tâchés. Je les approchais les têtes de mon oeil pour les regarder de tout près et ils me semblaient alors monstrueux, j’imaginais tenir dans ma main ni plus ni moins que Pythô, le drakôn, quand à moi je n’étais pas moins que Phoïbos, Héraklès ou même Hermès, le tueur d’Argos. Je leur faisais ouvrir la gueule en appuyant adroitement sur leurs mâchoires. Les crocs se déguénaient alors et j’approchais le serpent tout proche de mon visage pour le sentir de près. Je ne sais pas, je pense que j’avais toujours été attiré par l’idée d’avoir un aperçu intégral de l’horreur. Il y avait une puanteur non-humaine qui venait, comme si le serpent était fait d’une matière non-vivante, hostile et parfaitement étrangère à moi, comme si sa haleine venait du ventre même […]
[…] à délirer, ma mère m’a mis dans un char qui m’a mené en cahotant les vingts stades jusqu’à la maison […] Je transpirais dans le lit lorsque j’ai pris conscience que j’avais la tête enveloppée en tissus et les mains liés. Le venin faisait que mes mains se contractaient et ma poitrine palpitait comme s’il avait voulu se libérer. Je me souviens comme j’avais l’impression que bien d’autres vipères grouillaient sous le plaid, je criais qu’on enlève le […]
[…] les sources séchent, la sècheresse s’installe à Samos. On m’envoyait apporter de l’eau et je bridais le mulet en lui accrochant les deux grosses vases au-dessus la selle et nous partions à la fontaine de l’autre côté de la colline. Avant que Eupalinos le Mégarien ne perçe son tunnel, il fallait faire le tour. Sur le gravier du chemin les vases se balançaient, gorgées d’eau, et chaque secousse les faisait déborder. Le soleil brûlant buvait vite les quelques gouttes perdues. Je secondais aussi les sacrifices, j’apportais l’eau lustrale, je lavais les vaisseaux. Et je prenais soin des serpents du temple. Parmi tous ces fiers habitants de Samos, moi seul, qui n’étais qu’esclave de Polykratès, le geomoros, je n’avais peur des serpents sacrés de la magnifique Hérè au trône brillant […]