[…] la nuit venue il s’est endormi dans son lit et a rêvé d’Anaxandridas le Spartiate. Il lui semblait avoir les mâchoires serrés et il voulait à tout prix parler et, par moment, il y arrivait presque. Mais sa femme, Euthydikè, lui couvrait de par derrière la bouche avec un de ces tissus siphniens pourpres. Il combattait avec force et il arrivait presque à s’en libérer et des poissons grisâtres et aveugles se déversaient de sa bouche. Il se sentait immobilisé devant le puissant Spartiate et il cherchait à lui faire de ces gestes de la main que font les filles de Lakédaimon dans leurs dances; mais, en se regardant, ses gestes lui semblaient faux et maladroits et il ressentait comme un découragement, car, en vérité, Aiakes n’était pas dégourdi dans les choses de la dance. Il se sentait alors désarmé quand il lui sembla voir Anaxandridas reprendre son geste avec habileté. Aiakès se rejouissait alors et toussait, et d’entre ses mâchoires sortaient encore des lots de poissons qui se déversaient, petits et argentés.
Il y en a qui disent autrement. Si les figures imagées de son poème peuvent faire foi, Anakréôn le Téosien, qui était alors ami proche de Polykratès, argumente qu’Aiakès n’était pas homme à se faire tourmenter par un rêve. Il le fait partir dans un voyage d’affaires à Naxos pour reprendre à son compte les transports tyrrhéniens vers Rhodos qu’avait tenus auparavant Mnésarkhos le Syrien. Ce Mnésarkhos qui avait pris les droits de cité à Samos dans sa jeunesse et qui était devenu riche marchand parmi les Samiens à l’aide des son emporion de Rhodos et des gens qu’ils connaissait à Kos. Car par ailleurs il était métèque, c’était connu. Ces détails donc sur la vie du Syrien, j’y reviendrai quand il viendra question. Si une version est vraie ou l’autre, je ne saurais le dire car je ne fais que reprendre ce qui a été dit par les uns et par les autres. Ce que je peux témoigner de mes propres yeux, pour avoir partagé leur démeure est qu’Aiakes était troublé. Mais les années avaient vu la flotte des Samiens s’aggrandir sous la main de ses fils. Ils faisaient maintenant la loi en Mer Ikarienne.
Nous étions à Naxos ce matin quand Aiakès a pris la décision qu’il fallait nécessairement aller voir Anaxandridas le Spartiate. Nous étions hôtes de Lygdamis, le tyran, ami de Polykratès, mon maître, et de ses frères, Syloson et Pantagnotos. De ceci je peux témoigner car j’étais là et je tenais ma place parmi les rameurs. Aiakès ne s’embarque pas sur des navires marchands pour voyager mais prend un de ses souples pentékontères qui ont la proue en forme de tête de sanglier, ce signe qui distingue les nef samiennes et qui font leur fierté car plus d’une île craint leurs apparitions le long de leurs côtes.
Aiakès avait passé sa journée affairé. Polykratès et ses frères étaient au gymnasion, avec Lygdamis et les fils de Télestagoras, pour inspecter les nouveaux chevaux de course. J’ai dû m’occuper personnellement des détails du transport tyrrhénien et je l’ai fait charger, en règle, autant le bois et l’huile requise mais j’ai agrémenté le tout de sachets de baies de genévrier, thym et d’autres épices qui à Naxos se trouvent en abondance et qui remplissent parfaitement les espaces entre les vases en les tenant en même temps immobiles. J’ai présenté les détails à Aiakès, qui m’a félicité, absent. J’aurais bien aimé avoir sa confiance.
Nous avons passé la nuit avec l’équipage dans l’auberge du port. Nous avons dormi sans rêves sur des bancs en bois la tête sur nos poussins et tenant nos rames en guise de compagnes. Le matin venu, Aiakès nous a annoncé : nous lèverons la voile pour Gytheion en Lakonie, et non pas pour rentrer à Samos.
— Les eaux vers Gytheion ne sont pas sûrs, l’a averti Lygdamis.
Il a dit cela car parmi les rochers cachés de Kythèrè il arrive que l’on voit surgir des pirates. Polykratès a ri avec malice car dans ces jours les Samiens étaient maîtres de l’Aigée. Leurs rapides pentécontères coulaient les nefs des pirates Lykiens qui troublaient les eaux des côtes kariennes. Et, alors qu’ils s’en ventaient devant l’assemblée des Ioniens, leurs propres corsaires ne perdaient pas une occasion pour saisir les transports de Milétos, de Khios, d’Aïgina ou ceux des imprudents Erétriens. Les dîmes des pillages à l’Héraïon ne cessaient de couler. Le temple n’était pas encore fini et déjà on construisait à côté une nouvelle trésorerie aux Nymphes. Les côtiers savaient bien que si nos bateaux faisaient des raids au large de leurs côtes, ce n’étaient pas pour les saluer. Car depuis que les transports de Tartessos s’étaient arrêtés, les pentekontères de Samos chômaient dans la rade et les Samiens, mécontents, sillonaient les mers et pillaient au hasard les navires rencontrées, sans égard à leur origine. Mélos, Khios et les faibles navires lakoniens passaient aussi bien que les celles rapides des Korinthiens. Polykratès disait qu’un ami est plus heureux qu’on lui rende ce qu’on lui a pillé que si on ne le pillait pas du tout en premier abord. Pour résumer, c’était des jours où tout marchait à merveille pour Polykratès et où il était craigné et le succès couronnait chacune de ses entreprises. Ces mêmes corsaires accompagnaient leurs nefs marchands et les richesses de Carthage et les Tyrrhéens, venant de Syrakosion, passaient par Samos avant d’atteindre la ville de Sidon ou celle de Naukratis en Aigyptè.
Pour compenser à l’excès de fierté que montrait son fils, Aiakès l’a remercié sagement et a serré la main de Lygdamis et lui a loué à un des ses nefs à trente hommes et a dit : « Qui connaît mieux les eaux de Naxos que les Naxiens ? ». Les trente compagnons rameurs, les torses nus, se sont mis à leurs places et Syloson s’est embarqué avec eux en navarque.
— Aiakès, cette nef avec ces hommes, seront mon cadeau pour toi et pour mon puissant ami ici, Polykratès. Quinze de ces gens sont des valoreux hoplites, avec tout leur équipement. Voici Gélonos qui est leur chef. Je sais qu’à Samos les geomoroï n’ont pas le droit de porter armes en public et ni des gardes de corps. Mais vous pouvez garder une nef avec son équipage, surtout ce don qui vient de moi, Lygdamis, puissant tyran de Naxos. Prends-en garde, Polykratès.
Il a dit et a serré la main de Polykratès et lui a remis un écriteau scellé qui venait de la part d’Amasis. Maintenant, cet Amasis, qui s’était fait roi des Aigyptiens, avait eu dans le temps la réputation d’un charlatan qui avait un succès inouï à tromper tout le monde et, depuis le succès de ses incursions de pillage sur mer, il s’était lié d’amitié avec Polykratès. Lorsqu’il était encore marchand, Amasis était devenu par sa ruse tellement riche que même l’ancien roi de l’Aigyptè le cragnait. Il était charlatan et il le savait et il y prenait plaisir. Lorsqu’il est devenu roi puissant, il consultait les oracles, celui de Zeus Amon à Butô mais aussi les oracles des Hellènes de cette façon particulière : les oracles qui lui disait de bien il les punissait et les oracles qui lui sortait en face qu’il était escroc il les récompensait avec des exhorbitantes sommes d’argent. Je suis charlatan, ils riait envers ses amis. Je le sais, tu le sais, vous tous le savez car vous l’êtes, pareil. L’oracle devrait lui aussi le savoir, il me semble. Même si je me présente avec des chars de combat de des servants à perte de vue. Sinon c’était un homme qui aimait la compagnie des gens et du peuple au point qu’on lui reprochait même son manque de maintien, jugé par les officiels au palais pas digne de l’office de roi. A quoi il répondait : quand je suis roi je me tiens en roi. Quand je suis avec mes amis, je suis marchand charlatan comme eux aussi le sont. C’est le métier qui m’a obtenu celui du roi. Ces histoires sur Amasis.
Présentement Polykratès a ouvert l’écriteau et a commencé à le lire : « A-ma-sis à Poly-kratès — c’est moi — ainsi parle : j’en-tends que… ». Il s’est arrêté, il m’a appelé et m’a remis le message que j’ai lu à haute voix. Avec le recul je pense que je n’aurais pas dû car l’histoire a été reprise par différentes personnes qui n’étaient pas présents mà à ce moment précis. Et leurs noms je les connais et il est clair que la multitude a pris note attentivement du contenu de l’écriteau et, comme souvent parmi les Grecs, les paroles s’envolent facilement. Dans ma défense je peux dire que Polykratès tenait Lygdamis pour ami et je n’ai fait que suivre son commandement. Et le message de l’Aigyptien allait de la façon suivante : il félicitait d’abord Polykratès pour la prospérité croissante de ses entreprises sur la mer et sur les côtes Ioniennes mais il se disait inquiet car il disait les dieux jaloux sur la prospérité sans faille; il voulait donc que Polykratès choisisse la chose qui lui est plus chère et qu’il la détruise sciemment pour ainsi équilibrer son sort. Faute de quoi, il rajoutait, il mettrait en péril l’alliance même avec l’Aigyptien. La nouvelle à assombri les Samiens. Polykratès a touché inquiet le doigt où d’habitude il porte sa grande bague verte en éméraud, entaillée du dessin d’une tortue.
— Tu l’as laissé pour la purification ? il a demandé.
Oui, je l’avais laissé dans le temple. Polykratès m’avait confié sa bague avant de partir pour Naxos. Il m’a fait ensuite ce geste que je déteste et qu’il avait habitude de faire avec son poing comme s’il pressait le dessin de la bague sur mon front. Je lui ai rendu le rouleau, j’ai distribué l’huile aux gens, je me suis installé à la rame. Nous avons pris la mer. Après quelques cent stades, à hauteur de Lagoussa, le vent a commencé à augmenter ce qui nous a grandement facilité la tâche. Je regardais de temps en temps Aiakès assis. Il contemplait le soleil s’éclater dans la mer et il semblait saisi par un moment de paix. Nous dépassions Skandeïa, la ville de Kythérè et Aiakès restait plongé dans son rêve.
Il n’y a pas eu d’autres événements jusqu’à ce que nous rentrions dans le détroit du Maléa, à peu près à l’endroit où apparaît sur la côte lakonienne le petit Nymphaïon. C’est le cri de Polykratès qui nous a alerté. Ce n’était pas une nef de pirates, juste un de ces caboteurs lourdauds qui peinait à tenir sa route dans le courant fort du détroit.
— Ils doivent transporter quelque chose, j’ai entendu Syloson crier de l’autre bateau.
Polykratès a crié à l’abordage. Un de ses archers a monté la flèche nerveusement, la corde de l’arc a vrombi. Un cri de surprise et le pêcheur, qui avait juste sorti la tête de derrière la voile, a remonté vite son filet de l’eau, a essayé de relever la voile mais s’est mis finalement à ramer avec désespoir. C’est ce détroit précis de Maléa qui avait la réputation d’être un nid de pirates mais il se trouve que les pirates cette fois c’était nous car nos archers s’étaient déjà postés le long du bord et Syloson et ses trente Naxiens avaient changé de cours et s’étaient positionnés de façon à serrer le bateau au milieu. Les Naxiens ont retiré les rames avec bruit.
Gélonos le Skythe a sauté alors dans la barque. On a entendu son lourd équipement claquer, le bateau se balançait, le pêcheur a mesuré vite la distance qui le séparait de la côte lakonienne mais le menaçant Skythe se trouvait déjà à côté de lui. Il resta figé dans l’ombre des pentécontères et Gélonos l’a poussé au-dessus le bord et l’a regardé avec satisfaction nager vers la côte. Le Skythe inspectait maintenant le contenu de la nef et inspectait l’au-dessous du pont.
— Quelques vases, des caques de poisson fumé… regarde, patron !
Il avait tiré d’au-dessous du pont une jeune femme.
— Elle est saine ?
Gélonos la releva, la tourna, introduit sa main dans sa bouche, fit voir ses dents blancs. La fille le mordit alors, l’homme sorti un grognement rauque et la mit par terre d’un terrible coup de poing. Ensuite il la prit à bras le corps, la tourna de dos, se pencha et introduisit la main sous sa robe. La fille se débattait mais l’hoplite lui saisit les nattes. La fille hurla immobilisée et mit un coup de pied au Skythe mais sa jambière avait bien tenu. Il la frappa encore et son bras lourd de mercenaire fit la fille s’écrouler. Une fois sans connaissance, il souleva sa robe et on vit alors dévoilée la jolie croupe d’une jeune femme bien faite.
— Qu’est-ce qu’on en fait, patron ?
Ils ont pris la fille, ils ont tout embarqué et ils ont mis feu au caboteur. Le pêcheur était déjà loin. Nous avons repris les rames et déroulé les voiles pour Gytheion. Ils avaient assis la captive à côte de moi, sur le banc. Elle était belle.
— Je ne suis pas esclave, je lui ai précisé.
Je ne sais pas ce qui m’avait pris.
— Comment ?
J’ai répété: en fait, je ne suis pas esclave.
— Tu as un tatouage sur le front comme ces esclaves malfaiteurs.
— On m’a capturé à Aigina et depuis on on me dit que je suis esclave.
Elle a regardé avec attention le tatouage sur mon front. Je porte le tatouage qui m’a été imprimé par les Aiginètes, ce signe de la tortue qu’ils impriment sur leurs esclaves, sur leur bétail, leurs pièces de monnaie et sur toute autre propriété.
— Tu as un petit accent. Il vient d’où?
— Je suis Gète.
— C’est où ça, Gète?
— En Thrace, à l’embouchure de l’Ister. Tu connais?
— De Thrace ! Tu es esclave !
Je me suis accroché au bout de bois dans mes mains et j’ai ramé quelques instants, en comptant chaque saccade, d’un mouvement que je voulais être parfait et en regardant tout droit. J’avais très envie de pleurer.
— Je ne suis pas esclave, j’ai dit. Nous étions hommes libres avant.
— Ils étaient tous des hommes libres avant.
J’ai continué à ramer et à l’instant j’étais vraiment content que j’avais cela à faire, ramer de toutes mes forces. Je suis resté un temps cloîtré dans ma rage. Je n’ai pas trouvé mieux :
— J’ai vu tes fesses.
— Tu n’as rien vu, elle m’a dit.
— De toute façon, là où tu vas, tu ne seras pas mieux que moi.
Elle m’a tiré un coup de coude. Nous mouvions tous les avirons en cadence, j’étais vidé de force mais je ne pouvais pas arrêter, j’ai dû faire quelque aller-retours en vide. J’ai entendu quelques jurons venant de derrière.
— Qu’est-ce que t’en sais.
Elle a dit et elle a gardé silence. Je me suis tut aussi.
*
Le soleil était maintenant passé, on entrevoyait le port de Gytheion. C’est une bourgade de pêcheurs aux petits bateaux. Une seule grande nef nous a hélé en sortant du port, c’étaient des Korinthiens. Il n’y a pas des grandes charges à transporter ici et, surtout, il n’y a pas les effrayants navires de Samos. Quelques pêcheurs qui dénouaient leurs filets, c’était tout. La brise et le couchant du soleil.
En débarquant, Aiakès a envoyé chercher Melanippos, un Lakédaimonien qu’il connaissait pour avoir fait commerce avec lui dans le temps. Comme j’avais anticipé, il lui a présenté la fille.
— Voici une captive bien-portante, Mélanippos, fais-la ton esclave, en signe d’amitié.
Il m’a semblé que Polykratès a jeté un regard plein de haine envers ce Melanippos. Mais celui-ci les a reçu dans sa maison. Moi avec l’équipage, nous avons dormi dans les larges étables de sa propriété. Après ces jours de roulis, avec le vent salé comme seul compagnion, nous étions bien contents de manger chaud.
Mes maîtres n’ont pas eu besoin de moi ces jours, je suis resté avec mes pensées.
Sauf, ce moment, le lendemain. Je me rappelais chaque mot qu’elle avait dit et j’avais oint d’huile mes paumes abîmées. Je me disais que je ne connaissais pas son nom. Le soir j’ai été réveillé par du bruit. Quand je suis descendu j’ai vu Gélonos qui avait retrouvé une bande de ses Skythes. Il y en a un certain nombre qui errent en Lakonie. Ils ont habitude de boire le vin sans le couper d’eau et font beaucoup de bruit. A l’embouchure de l’Ister ils font la guerre aux races qui les entourent et qui ne trouvent jamais de pitié à leurs yeux. Ils ont fait, dans une certaine mesure, tort aux Perses, en étant les premiers à les attaquer, en mesurant mal non pas tellement la différence de force, qui peut toujours jouer dans un sens ou dans un autre, mais le fait que les peuplades de cette part de l’Asie ont chacune leurs habitudes. Car par ailleurs les Skythes seraient la race la plus puissante du monde s’ils étaient unis. Ce sont de ces Skythes errants qui se prétendent liés aux Lakédémoniens par ce que leurs rois sont aussi descendants de Héraklès. Ils avaient fait un grand feu au milieu de la cour et ils chantaient.
C’est alors qu’en passant par les étables j’ai vu la fille allongée sur la paille et ligotée au poteau. Les Skythes chantaient bruyamment à côté, personne ne regardait. J’ai coupé vite les cordes en chanvre avec le poignard. Il faisait nuit dehors. Elle m’a regardé brièvement, de cela je suis sûr, malgré l’obscurité. Elle est sortie. Elle s’est enfuie.
Je suis resté, triste. Je ne lui avais toujours pas demandé son nom. Je ne sais pas si par la suite Melanippos s’est plaint à Aiakès de la fugue de son esclave, je n’ai plus rien entendu. Ce que je sais c’est que Aiakès le vieillard se sentait mal et ne voulait voir personne.
Ces jours je les ai passés à ne pas faire grande chose. J’ai traîné dans dans la ville, j’ai pensé à la fille, j’ai regardé les pêcheurs rentrer de la mer. J’ai écouté leurs histoires sur les pirates de Kythérè et sur la visite attendue et craignée de leurs maîtres Spartiates.
Le soir dans ma promenade j’ai vu quelques lampes brûler et j’ai entendu quelques éclats de rire. Là se trouvait le kapeleion d’un certain Khrysiôn. Ces établissements en Lakonie ont deux entrées, d’un côté et de l’autre de la maison. De cette manière, ils expliquent, si jamais il y a un contrôle par les Spartiates, les convives peuvent vite quitter sans danger la taverne en sortant par l’autre côté car les Spartiates n’admettent pas d’autre façon de boire ensemble qu’autour de leurs tables communes. Les Hélots détestent les tables communes comme tout ce qui est proprement Spartiate ou qui soit tant soit peu lié à Spartè. Quand leurs maîtres ne sont pas présents, ce qui est les cas pendant la plus belle partie de l’année, les habitants de Gytheion suivent leurs propres coutumes. Ils boivent un vin assez bon et de la bière sans courtes mesures.
Je suis entré et je me suis assis à la table. Khrysiôn m’a demandé si j’ai de l’argent. J’ai montré une pièce, il m’a claqué une pinte de ce cidre qu’ils appellent brytos et qui sent les épices.
— Tiens, étranger.
Il a dit et il a empoché l’argent et s’en est allé. Je suis resté seul à la table en pensant à mon malheur. Je me disais que je n’était pas esclave. Je suis étranger. Cela revient au même, j’en conviens. En tout cas, selon ce que m’a dit ma mère, nous n’étions pas des esclaves avant. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je ne me souviens ses histoires que vaguement, je ne les ai jamais noté avec le soin d’un hiéromnêmon mais ce sont ces histoires qui m’ont imprégnées dont les images disparées surgissent de temps en temps. Ainsi je me rappelle des légendes sur des pirates qui grouillent autour de Leukè, l’île à la bouche de l’Ister où repose Akhilleus le guerrier d’Illion. Ce cidre me prenaient un peu. Mon père avait résisté, ils l’avaient rattrapé, puis lui ont cassé les bras. Ils avaient été vendus aux Grecs. Etait-ce ce réel ou bien c’était une histoire que j’avais lu ailleurs ? J’ai grandi tout seul dans les marais du Héraïon à réciter des vers. Je ne sais pas où s’arrêtent les histoires de ma mère et des femmes Thraces et où commencent celles des poètes. Dieux Ouraniens, mon histoire est l’histoire du monde. Mais ce qui reste de sûr c’est ce tatouage que je porte sur mon front maintenant, la tortue Aiginète. J’ai donc fini par devenir esclave. Je rame, j’amène de l’eau à Samos, je m’occupe de la maison de Polykratès, de ses frères, Syloson et Pantagnotos et de son père, Aiakès. Il faut bien se rendre utile.
Je suis esclave, donc, j’ai l'impression. J’ai une capacité à ne pas voir la réalité comme d’autres ne l’ont pas. Je suis traité comme un esclave, je fréquente des esclaves. Je ne les aime pas, toujours prêts aux pires immondicités pour un obole ou un rien de plaisir. Des fois je trouve que je n’aime rien de ce qui m’entoure. Quant au doux pays de ma mère, je ne l’ai jamais connu. J’ai l’impression qu’il doit y avoir des longues vallées vertes et je ne sais pas pourquoi il me vient à l’esprit qu’il doit y avoir forcément beaucoup d’abeilles en été. C’est peut-être elle qui me l’a dit, je vois un ciel bleu à travers une grille d’abeilles bourdonnantes. Il fait beau, il fait silence dans ses villages, comme dans un pays oublié par la violence.
J’avais donc menti à la fille. Si j’ai menti, Phalanthos, ne me juge pas trop. J’étais en fait esclave, je l’étais autant qu’on puisse l’être. Je ne comprenais pas comment s’était possible mais j’étais esclave. Elle était belle aussi, je ne pouvais pas lui dire la vérité. Je dis belle car c’est le mot habituel, mais ce n’est qu’un mot. Autant sur cette fille. Je ne connaissais rien d’elle, d’où elle venait. Comment on peut exister de belle comme ça sur terre ? Il doit bien y avoir des gens qui respirent le même air qu’elle, qui lui parlent, qui sait? Moi aussi je lui avais parlé. Mes mots. Avec elle. C’est terrible. Qui sait où elle est maintenant si elle est encore vivante. Vraiment autant sur elle.
Non, je ne suis pas esclave. Je ne suis vraiment pas. Si, je le suis. Je le deviens un peu plus tous les jours. Je le suis peut-être. C’est de leur faute. Ils me veulent tous esclave. Avec cette marque visible sur mon front, avec cette tortue qui m’a été imprimée par ces maudits Aiginètes. Je couvrirai ma tête d’une pétase.
Autour, il y avait des gens qui s’étaient rassemblées. J’avais déjà observé que les Hélotes en Lakonie ont, presque sans exception, un doigt coupé à leurs mains ou un autre; des fois même plusieurs et j’y ai vu de mes propres yeux des manchots à qui manquait la paume entière. Par ailleurs on m’a confirmé que la vue de gens aux mains coupés jusqu’au coude n’est pas rare. Quand j’y réfléchis, je ne me souviens pas en avoir vu un seul qui ait les mains intactes. Ils ne sont pas pestiférés pourtant, ils sont vivants et sains, ils s’occupent avec la pêche et avec la culture des terres au compte de leurs maîtres. Ils parlent dans ce dialecte dorien que j’avais du mal à comprendre. Un homme à ma droite hurlait quelque chose, un autre lui répondait en hurlant encore plus fort. Décidément, je n’arrivais pas à suivre. Il faisait chaud, le cidre coulait, ils hurlaient tous et s’esclaffaient et juraient de la sorte, quand Hermès, seigneur de Kyllènè, est entré inaperçu dans la taverne. Il s’est glissé silencieusement dans l’agglomération en regardant à droite, puis à gauche. Il a dû pousser un peu avec les coudes pour se faire de la place parmi les rigolos et s’est assis à notre table, serré des deux côtés, sans dire mot. Il tenait dans sa main une tortue qu’il a posé sur la table. Il écoutait. Quelqu’un lui a claqué une pinte de bière à côté. Le divin fils de Zeus l’a regardé surpris et a voulu remercier sans trop savoir à qui. L’homme à sa gauche, les yeux dilatés, commentait quelque chose en crachant et en frappant du poing la table en bois lourd et entaillée et s’essuyait la bouche. Hermès a pincé alors les lèvres comme par politesse pour boire un peu. La tortue avait sorti ses petits pieds et sa tête et regardait le spectacle d’un air étonné. Hermès a retenu une grimace. Moi qui suis étranger je me taisais. Un de ces gaillards estropiés qui était à ma droite m’avait dit quelque chose. Je lui ai demandé en retour, en pointant vers sa main : pourquoi ça ? Mais on parlait très fort autour, je l’ai juste entendu rire bruyamment, les dents ébréchés et les yeux brillants, tout rougeaud, il m’a montré son moignon en agitant ses deux seuls doigts qui restaient articulés. J’ai regardé, sous la paupière de Hermès coulait une larme. Je me suis essuyé les yeux, aussi. Cela doit être mes habitudes d’esclave.
Nous sommes restés avec Aiakès à Gytheion trois jours et trois nuits. Quand il a décidé qu’il pouvait continuer le trajet, j’ai cherché des bons chevaux à louer. Mélanippos nous les a amené devant l’auberge, avec un mulet pour les bagages. Au petit matin nous avons pris le chemin vers Spartè. Aiakès se tenait mal sur sa monture.
*
Le long du chemin se trouvent des petits lieux dédiés aux Nymphes, aux héros et aux notables. A ce que j’ai vu, les grands temples Ioniens manquent dans ce pays. Les sanctuaires des Lakoniens ne dépassent pas en taille certaines de nos réserves, pourtant ces lieux ne sont pas dépourvus d’un certain charme et l’on peut y voir déposées des figures des Dioskouroï et des branches sèches amenées par un pieux ou un autre. Nous dépassions Amyklai lorsqu’un envoyé Spartiate nous a ordonné dans un dorien sec de le suivre. Melanippos avait dû les informer de notre arrivée. J’ai senti mes maîtres se raidir, Syloson éperonna tout à coup son cheval et s’était mis devant Polykratès qui le poussa à son tour alors que, de l’autre côté, Pantagnotos avait bombé sa poitrine comme s’il essayait de devancer d’un cran Gélonos. Je traînais derrière eux avec les casques et l’équipement sur le dos d’un mulet qui était fatigué maintenant et s’arrêtait devant chaque buisson au bord du chemin. Je devais retourner, de temps en temps, lui donner un coup de bâton. Il continuait alors sa marche mécontent et en mâchonnant et en me regardant du coin de l’oeil avec reproche et je suis sûr qu’il cherchait dans sa tête la prochaine occasion pour s’arrêter. Même Aiakès qui, avec l’âge, s’était un peu penché de dos et qui, pour se tenir bien droit, avait besoin de sa canne, avait remonté le menton et bombé sa poitrine. Ils étaient tous figés, ce qui m’a fait peur car je ne connaissais pas la Lakonie. Le mulet s’était arrêté à nouveau mais je l’ai affûblé d’un coup de bâton ce qui l’a fait changer d’avis. J’ai gonflé moi aussi ma poitrine car apparemment c’est ce qu’il faut faire en Lakonie. Nous entrions en Kynosoura quand Pantagnotos me demanda nerveusement son casque. Je l’ai cherché dans le sac du mulet, il l’essaya mais il faisait beaucoup trop chaud. Il me le remit et regagna sa place, résigné. Il s’inclinait d’un côté et de l’autre pour voir mieux car, devant, le Skythe massif chevaucheait, un peu incliné de côté, de son allure indolente. Gélonos est un de ces Skythes nés à cheval et qui sont tenus à manier l’arc depuis la plus tendre enfance.
Lorsque nous sommes arrivés, c’est dans la grande salle de la Gérousia et devant l’assemblée des Anciens qu’Aiakès a parlé comme suit :
« — Chaque été vous voit partir en guerre, Lakédemoniens, de sorte que même vos voisins Arkadiens, qui vivaient dans la paisible ville de Tégéa, ont appris de vous l’art de la guerre. Quand vous ne partez pas brûler le blé doré des champs Kynouriens vous pillez les vergers de la verte Argolis et même les lointaines campagnes de la Thessalie. Agissez-vous juste en faisant cela, dites-moi, car cela dépasse mon entendement ? Tout le monde connait la fierté que vous prenez dans votre loi. Plus que toute autre race en Hellas, vos incursions s’arrêtent à chaque carrefour pour lire les oiseaux, jeter les astragali et consulter les signes. Avant que la lune ne soit pleine vous ne bougez pas d’un pas, puisse l’Ouranos étoilé s’écrouler sur vos têtes. A Delphi vos preux envoyés passent en premier, car vos présents sont chers et votre trésorerie y est bien fournie. Est-ce l’oracle qui vous pousse à cette guerre sans fin, dites-moi ? Voilà des années que le Panionion est tombé et voilà des années que Kyros s’est emparé de la ville de Sardis. Voilà des années que nos belles cités Ioniennes lui sont soumises et participent à ses côtés dans ses guerres. Elles embrassent la servitude avec indifférence, tout comme elles jouissaient de leur liberté avant. Elles semblent bien l’avoir oubliée, sans regrets et même en conservant leur prospérité en échange de leur soumission. Mais ce n’est pas nos possessions que cherche le Perse. Car jusqu’ici nous nous sommes toujours battu pour un pied à terre, pour un emporion ou pour un transport en plus. Et il y a des guerres que nous avons gagnées, Lakédaimoniens, et il y a des guerres que nous avons perdues. Mais nous avons gagné plus que nous avons perdu et nous devons cela à notre liberté. Nous avons combattu les Kariens à nos frais pour nos possessions dans la périaia sur la côte asiatique; nous avons combattu les Lydiens soumis et les Krétois aux flèches empoisonnées quand nous y avons été forcés et nous avons coulé les nefs de trop de leurs fiers corsaires. Et nous vous avons combattu vous, Lakédaimoniens, quand nous avons dû le faire et nous le ferons encore s’il le faudra. Mais à mon âge je m’aperçois que nous nous sommes battus pour des vétilles. Je dis cela car je vois parmi vous des Perses, et de bien accueillis. Sachez que ce ne sont pas des talents d’argent qu’ils demandent : c’est une poignée de terre mouillée dans l’eau même du pays. Et j’ai même entendu l’histoire d’un certain Philokhoros, cet asiarque qui connaissait bien la signification de cette poignée de boue et qui a essayé d’offrir en échange des lourds talents d’argent afin d’échapper au déshonneur, pourtant on le lui a refusé. Car sachez que ce Kyros était bâtard et méprisé de tous et dans le temps sa race était esclave des Mèdes et de toutes les autres races de la terre. Aujourd’hui ce n’est pas nos possessions que cherche ce Kyros, ô Spartiates, demandez-leur alors plutôt ce qu’il cherche. Et j’entends maintenant que sa campagne contre les Massagetaï se prolonge et j’entends qu’à Ekbatane les eaux sont troubles. C’est le moment d’agir car son fils, Kambysès, est tout à son image. Tout comme vous, hommes de Lakédaimon, nous sommes libres et nous comptons le rester. J’avoue que je pensais dans ma jeunesse que je tenais ma liberté comme toi tu tenais la tienne à peu près à la façon que nos Samiennes préparent les gâteaux au miel et homomélis alors qu’en Lakonie on est plutôt friands de ces pâtés aux figues sèches; et que le même genre de goût s’appliquait à tout. Mais le goût des Mèdes n’est pas pour vos gâteaux, ô Spartiates, et ils deviennent tous les jours plus puissants. De notre côté nous n’avons pas baissé les bras car vous avez dû entendre que la flotte de Samos est première en Hellas. Mais les Phoinikiens leur fournissent des vaisseaux et je crains que bientôt les Ioniens soumis vont devoir le faire aussi. Les îles ne seront plus à l’abri alors. Samos ne sera plus à l’abri. Vous, Lakédaimoniens, vous ne serez plus à l’abri, cachés comme vous êtes sous les hauts murs du Mont Taygétos et tenant Artémis la droite et ses Nymphes comme héraults. Je vous vois recevoir à bras ouverts les Perses et les traiter avec honneurs, les mettre à votre table et leur faire place ici devant moi et devant vos Anciens. Réfléchissez plutôt: encore plus que Samos, hommes de Lakédaimon, vous n’avez rien sinon votre liberté. Car par ailleurs aucun marchand ne sait que faire de votre monnaie en fer et ce n’est que la crainte que vous inspirez et votre isolation qui vous défendent à ce jour. Mais nous sommes forts en nefs et nous sommes forts en possessions et nous avons des alliés puissants parmis les îles et ailleurs. Ainsi Lygdamis à Naxos, ainsi Peisistratos l’Athénien le fils de Hippokratès; Mégara et nos colonies du Propontis nous aident; plus important, Amasis l’Aigyptien fait des offrandes au Héraïon à Samos et rend des pieuses visites au Hellenion à Naukratis. C’est à cause de notre puissance qu’à ce jour la flotte de Milétos n’est pas sous la main du Perse. C’est le moment de trancher sur une chose : allez-vous nous rejoindre dans notre combat ou allez-vous rejoindre le Perse ? »
Ainsi a parlé Aiakès le Samien, riche en années. Et, ayant prononcé ces paroles, il se tut. Et Anaxandridas fils de Leôn et roi de Spartè a dit ce qui suit :
« Ton long voyage jusqu’ici, Aiakès, m’honore, l’Asie étant loin du Péloponnesos. Mais moi, qui n’ai jamais mis le pied plus loin qu’Elis en Akhaïa, à moi seul, répondre à ta question je ne peux pas, puisque nous sommes tous égaux ici, et nous sommes tous gardiens de la loi. Et cette loi comme tu le sais n’est autre que celle qui nous a été remise par la Pythonesse à Delphi. Si la Pythonesse est la bouche du dieu, nous en sommes sa main. Si c’est la terre et l’eau de Lakonie qui te provoque ces soucis, je ne peux que te présenter mes amis Perses. Et leur réponse ils l’ont eue et cette réponse n’est pas secrete et ils peuvent t’en témoigner car j’ai toujours reçu mes amis à bras ouverts. Comme toi, je n’ai pas compris pourquoi faire tant de chemin pour quémander en indigents une poignée de terre. Que puis-je dire? Qu’ils viennent plutôt en prendre. Autrement, je ne fais que suivre les commandements de la Pythonesse et il est de mon devoir de garder préciseusement ses réponses. Mais puisque tu veux une réponse je te la donnerai : tu dois demander la cause de tes malheurs à l’oracle. »
A mon avis il a dit cela car les Lakédaimonniens sont pieux avec excès et ils en font leur gloire. Ces mêmes Lakédaimoniens, forts de la Messenie qu’ils tiennent asservie depuis des générations et qui ont fait de leurs habitants des Hélots. Et ils cherchent maintenant à mettre la main sur Tégéa, la ville Arkadienne du côté de la nuit qui les séparent d’Argos, la vieille énnemie de Spartè. C’est la Pythonesse même qui leur a interdit la prise de Tégéa car lorsqu’ils ont envoyé à Delphi, elle avait répondu :
« Tu convoites l’Arkadie ? L’orgueil fonde ton désir. Je ne le contenterai pas.
Il y en a tant parmi les Arkadiens qui mangent du gland pour nourriture : eux, avant moi, ne te le céderons pas.
Mais je te donnerai de danser en cadence retentissante à Tégéa »
Les Spartiates ont pris l’oracle pour signifier leur victoire sûre sur les Arkadiens. Ils sont partis donc à la guerre gais et confiants, emmenant avec eux les entraves avec lesquelles ils comptaient asservir ces Tégéats, déjà vaincus à leurs yeux. Mais c’est le contraire qui s’est produit : les Spartiates ont été défaits et, rangés en lignées de prisoniers, ils ont dû faire clinquer leurs pieds sur les champs du Tégéis pris dans les entraves mêmes qu’ils avaient apportées. Mais ces faits étaient du temps de nos pères et Spartè espère maintenant enlever cette interdiction. Ils envoient des consultations et, à ce qu’on dit, ils ont même essayé de corrompre la Pythonesse ce qui leur a valu banissement à Delphi. Car lorsque, en dépit de l’interdicton de l’oracle ils ont surpris l’armée Tégéate dans la plaine de Stenyklaros, Delphi leur a fermé les portes.
[…dans] la cour de l’Ephorion s’asseoient au milieu de la longue table auprès des Anciens. Les jeunes les invitent, préparent, après ils trouvent lieu aux bords de la table ou, le cas échéant, ils tirent un tabouret en deuxième rang, attentifs aux anciens. Les Lakédaimoniens s’asseoient moroses et taciturnes à la table. Nous n’osions pas parler non plus. Il me semblait qu’ils suivaient sans faute une sorte de protocole d’accueil pour la délégation des Samiens, en traitant mes maîtres avec une sorte de considération muette. Les jeunes grouillaient autour pour leur arracher ne serait-ce qu’un regard ou un mot. Ensuite ces mêmes jeunes imitaient entre eux le comportement de leurs anciens, jouant les importants comme ils avaient vu faire leurs aînés. Un char avec des vases d’eau est entré dans la cour, tiré par quatre de ces Hélots estropiés.
J’ai remarqué qu’à Spartè ils ont coutume d’apprécier la sagesse d’un habitant sur le nombre de blessures et de cicatrices que porte son corps. Ici les poètes ne font pas leur joie, les sages ne sont pas révérés comme en Ionie. Celui qui se rapproche le plus d’un sage est peut-être Khilôn l’Ephore, riche en années. Même les devins trouvent rarement grâce à leurs yeux à l’exception de ces Pythioï que l’Etat désigne spécialement pour être délégués à Delphi. Ils méprisent les artisans et délèguent ces activités aux perioikoi comme des basses tâches et, à regarder l’état de leurs constructions ou même les assiettes qu’ils étalent sur la table, on voit bien l’effet. Un hoplite qui revient de la guerre l’automne, même avec bouclier, n’a pas réputation de sage tant que son corps ne témoigne des traces des lourds combats. Les blessures sur le front font honneur, les blessures sur le dos au contraire; mais soient ils n’en ont pas au dos, soit ils ne les montrent pas, car de mes propres yeux, je n’en ai pas vu. Mais les cicatrices sur la poitrine et sur le visage sont exposées comme un emblême d’honneur. Ceux qui rentrent indemnes sont dériés sur la rue publique et généralement ne trouvent pas de femme. Car, selon l’avis des Spartiates, plus ils sont entaillés, plus ils sont sages. Et pour un jeune ou un homme à qui manque ces preuves de sagesse, parler en présence des homoïoï est considéré signe ouvert d’hostilité et se punit de façon exemplaire. Ce Khilôn était à cette époque avancé en âge et considéré par les Spartiates comme le plus sage d’entre eux; en vérité, son corps portait beaucoup de cicatrices. Sur son visage il lui manquait une oreille, que dis-je, à le regarder on aurait dit que tout une partie du crâne avait été enfoncé pendant une de ses expéditions malheureuses, et, c’était connu à l’époque qu’il était presque borgne de l’oeil gauche. Pourtant Khilôn n’était jamais rentré sans bouclier et, bienqu’il ait été obligé de le changer avec les ans, il avait toujours gardé la même bordure en bronze qu’il avait fait maintenant dorer et qui était même entaillé à son écusson, portant, à l’image de son corps, toutes les entailles infligées depuis le temps qu’il était jeune irène parmi les éphèbes. Et chaque entaille avait une histoire précise. Il avait expressément demandé au forgeron de laisser les traces visibles. Autrement, comme je disais, il était entièrement chauve, la lèvre inférieure coupée du côté droit, et avec cette apparence il comptait sans rival comme le plus sage parmi les Spartiates. Le roi Anaxandridas et le roi Aristôn lui demandaient conseil en privé et en public et il mangeait souvent à leurs tables.
Et ceux qui abandonnent le bouclier, ils les appellent trembleurs, ne leur adressent pas la parole, les femmes leur crachent dessus sur la rue publique et sont généralement affectés à des tâches basses et au suivi des Hélotes qu’ils traitent avec beaucup de cruauté, à l’image du traitement qu’ils subissent eux-mêmes par les homoïoï.
Entre temps ils avaient tourné dans les assiettes une soupe noire et brûlante. Comme, parmi les Spartiates, personne ne goûtait, nous regardions inquiets autour pour voir ce que nous sommes censés faire car il nous semblait qu’ils attendaient quelque chose. J’ai vu mes maîtres s’appuyer les coudes contre le bord de la table et regarder patiemment et affamés les vapeurs de la soupe. Nous n’avons pas attendu beaucoup. J’étais assis à la place du garçon de service, derrière les Samiens. Ils attendaient une femme apparemment et c’est Dionyssios l’énomotarkhos qui l’a salué et elle s’est assise au milieu de la table, qui à Spartè est la place d’honneur. Ils saluent les femmes à Lakédaimon. J’ai levé ma tête pour voir clairement qui était cette apparition.
C’était elle.
Je l’ai reconnu tout de suite. Mes maîtres l’ont reconnu tout de suite. Nous sommes restés sidérés. La fille a haussé la tête et il m’a semblé que d’un regard les a rassuré en montrant les places libres: taisez-vous. Elle avait cette démarche fière qu’ont les femmes à Lakédaimon. Elle était Lakédaimonienne. J’ai toujours trouvé les femmes de Lakédaimon très belles, avec leurs beaux cheveux tressés, sans doute les plus belles en Hellas. J’ai cru un instant qu’elle m’avait vu aussi, j’ai cru qu’elle m’avait fixé de son regard vert et qui brûlait. Moi, qui étais esclave et qui servais mon maître Polykratès, le géomoros. Tout à coup Polykratès se leva de sa place et alla se mettre à côté de la fille. Les Spartiates s’inquiétèrent un moment mais, à leur coutume, ils n’ont rien dit.
Ils font quelque chose à Spartè qui me semble particulier et que je vais relater en ce qui suit. Les Spartiates sont obligés par les lois que Lykourgos leur a instituées de manger ensemble et ils ont interdiction de montrer magnificence, que ce soit dans leurs habits ou décorations. La nourriture est la même pour tous. Deux types de denrées se trouvaient ce jour sur la table, le pain commun et les plats, ce bouillon et un bélier qu’ils avaient sacrifié pour l’occasion devant le Héroôn des Dioskouroï. Pourtant j’ai remarqué que chacun d’entre eux met devant soi quelque chose de spécial, soit une cuillère travaillée finement, une assiette en or, une agrafe, un grillon doré qu’ils laissent devant eux pour que tout le monde voit. J’ai remarqué que l’accessoire de l’énomotarkhos est plus cher que ceux de ses lieutenants. Il y a une sorte de frémissement qui se produit et personne ne regarde son assiette, dont le bouilli noir est le même pour tout le monde; à la place, ils semblent tous regarder et mettre en avant ces petits accessoires qui les distinguent et dont Lykourgos n’a rien prévu dans sa loi. Il y a un jeu de mise en avant, où ils retirent ou recouvrent ces accessoires comme s’ils bougeaient des pièces cachées de tavla. Chaque geste est suivi par une suite de regards envieux et jaloux et par une mise en avant des autres. Comme ils ne parlent pas, les gestes deviennent encore plus visibles. Chacun des convives est secondé par un ensemble de garçons Hélotes et même de Spartiates, je crois, qui restent debout. De temps en temps l’un des convives se lève fâché de la table et l’un de ceux qui attendaient debout derrière lui prend la place. Ceci sur les coutumes de la syssitia.
La fille a pris le pain, l’a rompu, a tendu un morceau à sa droite ; ensuite à pris une coupe de vin; un garçon a coupé le vin d’eau. Elle a regardé le contenu de la coupe, elle a reniflé, elle a jeté avec dégoût par terre le contenu. Je n’ai pas bien compris ce qui se passait. Ils marmonnait quelque chose autour. Je n’avais jamais vu avant une table spartiate; c’est un étrange spectacle.
Je regardais Polykratès assis à table, à côté de la fille, nerveux, dans la rangée de Spartiates silencieux. Je le suivais peser dans sa tête mille paroles, mille gestes, ne sachant quoi lui dire, tournant la tête de temps en temps, hésitant à dire peut-être quelque chose, et puis finalement non. Excuse-moi, Phalanthos, pour le formuler de la sorte mais je le trouvais maladroit, laid et, pour tout dire, con. Voilà. J’ai senti les Spartiates se crisper tout à coup. Dionyssios l’énomotarkhos a marmonné :
— Il ne manquait que ça…
Leurs figures montraient l’agacement. Les convives gardaient les têtes baissées et se jetaient des courts regards. J’ai levé la tête et j’ai vu s’approcher un étrange jeune homme. Il avait à peu près mon âge et marchait en trébuchant. Je ne sais pas s’il était ivre mais son corps se balançait constamment. Ses poignées esquissaient des gestes ondulés. Ses yeux étaient cernés avec de l’oint de fumée comme j’avais vu seulement les frêles pornaï derrière le Héraïon à Samos. A Lakédaimon les femmes n’ont pas coutume de maquiller leurs visages.
— Te voilà bien entourée, il a dit.
Il s’adressait à la jeune femme, au milieu des guerriers. Il eut un accès de toux et il fit une sorte de révérence, interrompu encore par un accès de toux. Cette révérence lui venait mal car il portait cet habit que portent les éphèbes à Lakédaimon avec tous les insignes militaires. Il ressemblait plutôt à un de ces cabots qui interprètent des militaires aux festivals. Il continua en modulant sa voix comme s’il voulait chantonner quelque chose :
— Grand bonheur de vous voir ici, Samiens ! J’avais des signes de votre arrivée et sachez que si vous n’étiez pas venu, c’est moi qui vous aurais rendu visite. Soyez les bienvenus ! Vous avez fait tant de chemin ! Nos plats ne sont pas si fameux pourtant vous vous êtes fatigués, tout ça. Comment s’est passé votre voyage, vous n’avez rien oublié ?
Il parlait en levant les mains comme les hérauts publics. Les Spartiates continuaient à regarder leurs assiettes. La dance vacillante de l’intrus contrastait beaucoup avec leur maintien sobre. Polykratès curait ses dents avec une ongle.
— Vous n’avez rien oublié ?
— Oublié quoi, bouffon ? a surgit Polykratès.
Il m’a semblé que les Spartiates autour auraient voulu le chuter. Je ne comprenais rien.
— Oublié… Comment? Bouffon, tu dis ? Ah, mon cher, je ne suis pas bouffon, je suis, plutôt, disons, une prostituée sacrée, tu veux ? Ravie…
Et il tendit la main de façon exagérée comme une de ces courtisanes qui attendent un compliment. Polykratès tourna la tête dégoûté attendant peut-être qu’un de ses hôtes se débarrasse du cabot. Mais personne ne disait rien et le fou continuait :
— Donne-moi ta main, mon cher, veux-tu ? Sois aimable…
Il s’était approché et lui poussait l’épaule. Polykratès regardait hésitant autour pour saisir les réactions des Spartiates, mais ceux-ci gardaient juste leurs têtes baissées. Il essaya un moment de’ignorer l’intrus mais, comme celui-ci continuait avec cette voix mielleuse et agaçante, il saisit le couteau sur la table et, remporté par la colère, tenta de lui mettre un coup. On vit clairement le couteau déchirer la tunique du bouffon et lui rayer le haut du torse. Mais il s’esquiva avec beaucoup d’adresse et, d’un geste précis, fit s’écrouler Polykratès d’un coup de coude. Je n’avais jamais vu de mes yeux cet art de la guerre que maîtrisent les Spartiates; j’étais impressionné. Le bouffon s’avança d’un pas envers mon maître qui gisait maintenant à terre et lui tourna le menton du bout du pied. D’une voix soudainement rauque on l’entendit dire :
— Comme ça, tu apprendras à parler à un roi.
Je le regardais gésir par terre et je dois avouer que je ne ressentais pas beaucoup de peine. Mais c’est le vénérable Aiakès qui s’est levé en agitant impuissant sa canne :
— Mais tu es fou ? Mais vous êtes fous ? Faites quelque chose !
Les Spartiates, inertes, la fille au milieu aussi. Il tourna le regard envers ses Samiens. Syloson, depuis qu’on était entré à Spartè était tellement honoré d’être à table qu’il avait oublié sa tête et ne cherchait qu’à imiter tout ce qu’il voyait faire par les Spartiates. On voyait bien que le bouffon-roi était fier. Il s’était posé, les jambes ancrées au sol, les mains croisées. Il regardait la jeune femme au milieu de la table.
J’ai un peu de temps pour préciser que les pirates Samiens comptaient parmi leurs victimes ses nefs Spartiates. Un de leurs énormes kratères en airain avait été pillé. Il avait le bord bien travaillé en relief et se trouve toujours devant le Héraïon, dédié par Mnésarkhos le Syrien, géomoros à Samos, détenteur, lui aussi, d’un bon nombre de nefs et d’emporia dans les îles. Tout le monde savait comment il avait obtenu le vase et qu’il n’avait pas payé beaucoup. Mais j’en parlerai plus quand il viendra question car voilà qu’il reprend son jeu disgracieux :
— Ah, mes très chers, ne vous inquiétez pas de ce regrettable incident, je vous en prie, goûtez ce rôti. Ah, comme il est brûlant !
Il avait introduit son doigt dans le rôti, laissant un trou dans la viande juteuse, puis il le mis dans la bouche et dégusta d’un geste affecté. Ensuite, il leva son bras et inspecta sa plaie. Les bords du tissu étaient rougis par le sang. Le couteau de Polykratès avait glissé sur ses côtes et lui avait déchiré la tunique et, au-dessous, la peau. « C’est quand-même scandaleux comment les gens de nos jours ne savent plus se comporter » on l’entendit se plaindre tout bas. « C’est un scandal, mes très chers ». Il resta absent pour un moment, rêveur, regardant à travers les convives, dans une sorte de vide.
Polykratès avait secoué la poussière sur ses vêtements et s’était remis à sa place quand Dionyssios l’énomotarkhos lui chuchota :
— C’est Kléomènes, le fils d’Anaxandridas.
Voyant l’étonnement de Polykratès, l’énomotarkhos rajouta tout bas :
— Il est comme ça.
Je dois préciser l’histoire de ce Kléomènes, fils aîné d’Anaxandridas car elle est d’une beauté inhabituelle et je vais reprendre ici ses grandes lignes. Dans sa jeunesse, son père, Anaxandridas fils de Léôn, roi de Spartè, était très amoureux de sa femme mais celle-ci ne lui donnait pas d’enfants. Soucieux, les Ephores lui ont demandé de changer de femme afin d’avoir un héritier mais le roi s’y est opposé. Les Ephores lui ont montré du doigt la maison d’Aristôn l’Europontide, l’autre roi, qui avait, lui, changé trois femmes, et ils l’ont enjoint de prendre au moins à côté de la première, une deuxième épouse qui lui sera, elle, porteuse d’enfants. Anaxandridas a été obligé de céder. Il a tenu maison séparée pour cette fille de Prinétédas de la famille de l’Ephore. Au bout de son terme, cette femme lui a donné en effet un enfant qui a été ce Kléomènes, l’aîné Agiade. Mais la surprise a été que, très brièvement après, sa première femme lui a donné, l’un après l’autre, elle aussi, trois beaux enfants : Dorieus, Léonidas et Kléombrotos. Ceci sur Anaxandridas.
Car voici Polykratès qui se gratte toujours la nuque d’un air hébété. Il tentait de se rapprocher maintenant de Kléomènes. Mais le fait que celui-ci avait recommencé son numéro le décourageait. Visiblement il ne savait pas comment s’adresser à un homme de si haut rang mais qui se comportait comme il n’avait vu se comporter que des gens de la plus basse extraction. Kléomènès le vit douter et l’invita à nouveau, aimablement, à s’asseoir, servilement, prends place, j’espère que ce n’est pas trop d’ennuis, goûte le rôti, je t’en prie. Polykratès, perdu, pris place comme un pantin empaillé, se frotta encore la nuque, servi du rôti. Pas d’ici, précisa Kléomènes. De l’autre côté. Polykratès obéit. Et toi, il commanda à Aiakès, sert-toi aussi du bélier. Et toi aussi, il m’ordonna à moi. On ne comprenait plus rien.
— Mangez du mouton, j’ai dit.
Mais comme Aiakès était resté silencieux, Kléomènes serra son épaule de sa main forte, cherchant les points ou la chaire est molle. Il commença à l’étreindre. Aiakès, figé, fronça le front et son visage vénérable était assombri par la douleur. Je ne pouvais plus supporter et c’est à ce moment que je me suis levé et j’ai frappé de toutes mes forces la main qui torturait mon maître.
— Qui es-tu ? s’intéressa Kléomènes.
Il me regardait fixement et s’approcha. Il m’a montré la table :
— Mange.
J’étais debout et il s’approcha tout près de moi au point que je sentais sa respiration. Il avait tendu le bras et il a saisi mon menton en me le caressant de son pouce d’un geste d’une précision terrifiante et en me fixant avec ses yeux de serpent; il m’avait écrasé les lèvres de son doigt salé, je sentais le goût salé de ses ongles égratigner mes gencives. J’étais resté debout, avec une sorte d’inconscience et comme hypnotisé par ce fou.
— Je n’ai pas faim, j’ai bredouillé en bavant car il me tenait toujours la main dans la bouche.
— Tu veux voir comment tu vas avoir faim ?
— S’il te plaît, roi, ne me frappe pas.
Il m’a attrapé la main, il me l’a claqué sur la table comme un pied de cochon. Je savais trop bien ce qu’ils faisaient des mains de leurs Hélotes. Mais je n’étais pas leur Hélote moi. Il avait sorti son couteau, terrifiant, un couteau de fer froid de la couleur de la cendre. Je me suis défait avec la force du désespoir et je l’ai pris par la gorge comme le serpent qu’il était, en serrant fort, de toutes mes forces. Polykratès même, le bâtard, était venu porter secours au Spartiate et me frappait mais je ne lâchais pas prise et je prenais plaisir à voir le visage du fou se gonfler car il ne pouvait plus respirer et essayait désespérément de se défaire, tout rouge, les yeux exorbités. Je crois que j’allais le tuer car ses yeux étaient devenus tout d’un coup clairs et regardaient le ciel au loin. Mais c’est ce Polykratès et les autres Spartiates qui l’ont sauvé car ils me portaient des coups de poings et de pieds que je n’avais pas sentis jusqu’au moment ou une douleur énorme m’a défait le poing.
— Face de chien, hurlait Polykratès ! Tu nous sapes toute la diplomatie !
Je n’en avais rien à faire moi de leur diplomatie. J’ai cru qu’ils allaient me tuer sur place. Mais c’est à ce moment qu’Aiakès m’a pris par l’épaule, toujours en silence, et m’a amené vers lui, en regardant Polykratès d’un regard féroce, lui, le bon vieillard. Les Spartiates se sont retirés. Dans l’embrouille j’ai cru croiser un moment le regard vert de la fille, qui m’a brûlé encore et j’y ai vu là dans un instant la récompense de tous mes malheurs. J’avais mis par terre celui qui l’avait humilié et j’étais tout à coup plein de joie. Phalanthos, je te jure que dans ces moments je me disais que tout ce qui compte dans cette vie est cette joie cosmique d’avoir renversé l’oppression. Des fois je trouve ces Grecs si injustes que j’irais m’établir aux Colonnes de Héraklès parmi les mangeurs de lotos. Enfin, Kléomènes, qui s’était remis, me demanda :
— Je ne te connais pas. Tu es éphèbe?
Il me scrutait avec attention. Je m’étais caché derrière Aiakès, je lui ai répondu que non. Il s’est moqué de mon accent : « Tu es Ionien alors ?» et il me montra d’un geste de mépris la délégation samienne. J’ai secoué la tête: non plus.
— Au moins tu ne parles pas comme ces demoizelles d’Argives, à ce que j’entends ?
J’ai dû lui marmonner que j’étais Gète.
— Hm. Encore un étranger. Tu n’es pas estropié au moins, tu sais tenir un javelot ? Mets-toi à la table. Faites-lui de la place, ordonna-t-il.
Le danger était passé. C’est alors que Polykratès, ayant brusquement retrouvé son courage, parla comme suit :
— Je suis Polykratès fils d’Aiakès le géomoros, ô roi. Je te demande pardon. J’espère que ta blessure n’est pas grave.
— Ca ne fait rien, juste une égratignure.
Kléomènes inspectait sa plaie avec une mine de déception. « C’est dommage » on l’entendit encore dire, tout bas. Je ne comprenais pas et je pense que ceux qui l’entouraient s’étaient aussi habitués à ne pas comprendre tout ce que disait ce roi. C’est alors qu’Aiakès s’est levé et a dit :
— Tu as entendu notre demande, ô roi.
— J’ai manqué le début et je n’ai pas compris le milieu.
Il disait et inspectait sa plaie, absent.
— Quelle suite tu vas lui donner?
Kléomènes leva la tête :
— La fin, je ne l’ai pas trop aimé.
Il admirait ses ongles.
— Ce ne sont pas des plaisanteries, ô roi.
Kléomènes alors s’approcha menaçant d’Aiakès, très près, et, le fixant de ses mêmes yeux de serpent, lui dit tout bas de sa voix rauque :
— Ce sont les pirates qui grouillent dans la mer qui ne sont pas des plaisanteries.
C’est alors qu’est apparu Anaxandridas, suivi par Aristôn fils d’Aleximakhos, l’autre roi de Spartè, de la vieille lignée d’Euryphon. Nous avons été étonnés de voir Kléomènes, tout d’un coup, le visage déconfit :
— Non, père, je m’en occupe. Qu’est-ce que vous êtes venus faire? Pourquoi tu les as ramenés tous ? Léonidas, restez-là, c’est moi qui m’en occupe ! Dorieus ! S’il te plaît, père !
Il chialait comme un enfant mais son père était déjà passé devant, suivi par ses trois fils et par sa suite. Derrière, Kléomènes criait :
— C’est mon droit !
C’est un des Ephores qui a essayé alors d’intervenir mais Anaxandridas paraissait assez indifférent. Kléomènes avait attrapé son père par le bras mais d’un geste brusque Anaxandridas s’en est défait. Son fils a reculé de quelques pas, le visage figé, la main a la bouche.
— C’est moi l’aîné !
Il y avait du sang qui lui coulait par le nez, il me semble. Il me semble bien, oui, il y avait du sang qui lui coulait par le nez. Il était comme muet, le regard vitreux. Il est tombé à terre. Il a commencé a tourner en rond dans la poussière de la cour. Il faisait de l’écume à la bouche. Je me suis approché. J’ai vu à ce moment qu’il souffrait de la maladie divine. Je l’ai vu tout de suite.
— Ca lui arrive de temps en temps, a dit Anaxandridas. Mangeons.
Il s’est assis à la table avec ses fils et les autres. Ils avalaient leurs soupes et tranchaient le bélier sans se soucier de ce Kléomènes qui tournait en rond dans la poussière, pris par des spasmes, les yeux exorbités. Il bavait et marmonnait quelque chose d’inarticulé où je reconnaissais de temps en temps « c’est mon droit ». Je le trouvais magnifique. J’en avais déjà vu à Samos de ces malades et j’ai toujours trouvé ces spasmes d’une beauté sans égal. Mais je n’avais jamais vu un tel étalage de force car je ne connaissais pas à l’époque les hommes de Lakédaimon. J’ai touché son front. Il a commencé à se débattre, je n’ai pas lâché. Il avait des écumes aux coins de la bouche.
Je me suis levé. Sa crise était passée. Je crois bien que j’avais guéri mon bourreau. Anaxandridas et les convives étaient venus me regarder avec une sorte de curiosité. Il y avait là Aristôn fils d’Agasiklès, Khilôn et ses Ephores, des militaires et tous les notables de la syssitia. Je ne sais pas s’ils ont saisi ce qui s’était passé, je ne savais pas quoi penser. J’aimais bien le respect que je lisais dans leurs yeux. Et j’aimais son regard à elle. J’espère bien que sur les sommets de l’Olympos Zeus le tempêtueux a bien un plan qui ait un sens parce que moi décidément je n’y comprends rien. Mais je me dis toujours, Phalanthos, que nous ne sommes pas là pour comprendre. Ils s’étaient levés car ils avaient fini de manger. Anaxandridas regardait son fils par terre d’un air indifférent :
— Ca lui arrive… Aiakès, à mon avis, vous devez consulter l’oracle.
— Vous devez arrêter de vous soustraire au dieu, a confirmé Khilôn le sage.
Aiakès s’est retourné :
— Branchidaï parle mal dernièrement. Cela fait des années maintenant que le temple est mort. Depuis le pillage les réponses sont obscures et désespérées. Elles sont vagues, Anaxandridas, comment les interpréter sans se tromper ? J’irai ailleurs. J’irai à Pythô, je ferai comme vous.
Le roi Anaxandridas a hôché la tête comme pris par un doute.
— Aiakès, entends bien : ce n’est pas les prédictions qui sont malheureuses. C’est ton futur qui est malheureux.
Pendant un moment Aiakès a pesé les paroles du Spartiate. Je comprenais bien l’inquiétude d’Aiakès. C’est vrai que la grande maison d’Apollôn Didymaïos est belle et blanche, mais à l’extérieur seulement ! S’il le savait ! Il le savait ? Aiakès le regardait de travers. Tout le monde commence à le savoir. On connaissait le genre de réponses que donnent Branchidaï dernièrement. Depuis Harpagos, ce n’est plus un oracle, c’est une loterie et les gens ont commencé à le sentir. Aiakès a dit :
— De nos jours rien n’est pareil que dans les temps de nos pères. Lorsqu’Alyattes le Lydien a brûlé le temple d’Athènè à Assessos en Milésie, il a dû le reconstruire à ses frais car il a eu sa punition par la bouche même du dieu. De nos jours nos temples sont détruits, la guerre ne cesse, les Barbares en font leur loi et le dieu se tait. Nous devons agir mais nous sommes livrés à nous-mêmes.
— Va voir Branchidaï en Milésie, Aiakès. Demande à Apollôn la cause de tes échecs. Fais les libations prescrites. Apporte les sacrifices, purifie Samos. Je viendrai avec mes trois fils. Je verrai de mes propres yeux.
Qu’est-ce qui leur prenait tout d’un coup de venir en Milésie ?
— En attendant, Aiakès, voici cette fille. La connais-tu ?
S’il la connaissait ? Il me semblait bien qu’Aiakès cherchait à éviter le regard droit de ses yeux clairs.
— Voici Mêtis, la Phokaienne.
Elle s’appelait Mêtis. Elle était Phokaienne. J’ai toujours trouvé les filles de Phokis très belles, avec leurs beaux cheveux tressés, sans doute les plus belles en Hellas.
— Mêtis, voici Aiakès, mon ami et allié.
A Spartè ils ont coutume d’appeler la femme par son nom et à haute voix, et cela devant tout le monde. Car, s’il faut compter, étaient présents les deux rois, les Ephores, certains de leurs Anciens et des aristoï Spartiates, et, qui plus est, toute la délégation samienne.
— J’ai l’impression qu’on se connaît, elle a dit.
Aiakès s’est tut et c’est Anaxandridas, le puissant Lakédaimonien qui a parlé :
— Delphi n’a toujours pas l’argent pour finir la reconstruction, vois-tu. Mais cela ne les empêche pas de bannir Spartè. Je trouve que c’est un malheur que les Amphyktiones ont oublié le respect qu’ils nous doivent. Pourtant j’ai hâte de poser une question très importante. Je sais ce que nous allons faire: nous allons consulter Apollôn dans sa belle maison Milésienne.
— Pourquoi parcourir tout le chemin jusqu’en Milésie ? s’est étonné le Samien.
Anaxandridas n’a pas répondu mais a fait venir d’un geste le pythios avec l'écriteau. Il l’a ouvert et a lu vers l’assemblée les paroles de la Pythonesse :
N’écrase pas les Tégéates, Anaxandridas, je l’ai déjà interdit à ton père,
Cherche la blanche maison qui croît sur la terre molle de Proklès,
Casse le bouclier de la caste déesse à la bouche fétide
Chaque fois que le désert Syrien enverra son destrier aux noires cuisses en fer
Accompagné par son cortège de singes, serpents, lions et éléphants.
Le pythios a lu ces paroles et s’est tut. Anaxandridas lui a repris l’écriteau et a attendu un moment la réaction du Samien, qui s’est tut. Il a dit :
— Ce sont les mots qui nous viennent de Delphi.
Il marchait devant tous tenant l’écriteau et jetant de temps en temps des regards envers Mêtis. Il s’arrêta à côté d’elle et lui dit d’un air victorieux:
— De Delphi même, de la bouche même de la Pythonesse.
Je ne comprenais rien.
— Tu vois? il a reprit. Proklès est votre ancêtre à Samos. La terre molle doit être tout juste le marais sur lequel se situe votre Héraïon. C’est ce que nous devons faire. C’est nous qui devons venir à Samos, c’est l’oracle de Delphi qui nous l’exige.
Il paraissait très enthousiaste et jettaient de temps en temps des courts regards victorieux envers Mêtis qui se tenait juste droite.
— Puisqu’on en parle, le chemin de la mer est dangereux à cause de tous ces pirates qui grouillent dernièrement. Aiakès, qu’en penses tu ?
— Je t’enverrai mes propres nefs.
— Nous verrons pour cela avec nos alliés Korinthiens. Tu n’as rien contre, Aiakès à ce que je vois ?
— Anaxandridas, je tiens ma maison pour alliée de Spartè.
Je ne vais pas décrire ici le regard que lui a jeté Mêtis, la Phokaienne.
— Je suis content d’entendre tes paroles, a dit Anaxandridas. Venant de toi elles ne sont pas marchandise peu chère. Vois, Aiakès : je te confie cette fille. Devant les Ephores et devant le conseil des Amphiktyones je me suis engagé à ce que rien de mal ne lui arrive en terre Lakonienne. Traite-la comme il se doit.
— Je la traiterai avec tous les honneurs.
— Traite-la comme il se doit, mon ami.
Les Ephores se trouvaient autour, ils écoutaient. Anaxandridas, avec son rictus, a mis un bras autour du cou d’Aiakès, et, le tenant comme dans une tenaille, sont partis faire quelques pas. Je regardais Aiakès, le vieillard, rabougri par la douleur et Anaxandridas s’appuyer sur lui. Je l’ai suivi alors, je me suis mis de son côté pour le soutenir. Ils se sont arrêtés et mon maître a raidi son maintien et a affronté le regard du puissant Spartiate.
— Aiakès, regarde-moi: je suis roi à Spartè, pourtant j’ai moins de liberté qu’un de ces bourgeois des îles. Ne le prends pas mal. Il y a d’abord Aristôn qui a donné l’idée a Khilôn de me faire avaler leur femme… Je te le dis comme à un ami, vois-tu. Il y a toute la congrégation des Anciens, les chevaliers, les éducateurs… Nous sommes tous égaux, n’est-ce pas formidable ? Toi Aiakès, tu as bien plus de liberté à Samos.
— Tant que Kyros reste au-delà du détroit.
C’est à ce moment que le Spartiate s’est aperçu que je les suivais, il me jeta un regard suspicieux et reprit sa promenade.
— Aiakès, il a dit, tu viens te plaindre que les dieux ne favorisent tes projets assez. Mais il faut connaître tes amis. Vois ce présent : c’est une montre. Prends-la avec toi en rentrant à Samos. Fais-la tourner mille fois. Lorsque le dernier grain de sable se sera écoulé, je viendrai te rendre visite avec Dorieus, Léonidas et Kléombrotos, tous héritiers de la maison d’Agis.
Le rond ayant fini, nous passions à nouveau à côté de Khilôn et de ses Ephores. Il rajouta tout à coup et à haute voix :
— Kléomènes aussi, bien sûr, normalement.
Après quelque pas, il dit à mon maître, tout bas :
— Devant le temple de Branchidaï nous viendrons nous édifier si, oui ou non, Samos est notre alliée. Prends sur ta nef aussi nos amis Perses, en route pour Ephessos, traite-les comme en bons amis, veux-tu, Aiakès ?
« Ah la vieillesse » a dit le roi envers les Ephores lorsqu’Aiakès s’est éloigné. Je me suis dépêché pour le rattraper.