[…] ils savaient qu’ils étaient regardés, ils en étaient conscients et ils en jouaient. On aurait dit que le comble de la déshonneur pour un homme de Lakédaïmon était de faire tomber la honte sur sa tribu ou sur sa nation. On aurait dit qu’il font tout pour que les autres soient pleins d’admiration sur eux, sur Spartè. Mais même dans ces moments là je sentais plutôt, sans encore pouvoir me le dire franchement, qu’il y avait quelque chose de pas naturel à ce qu’on vive et qu’on mette tant de forme uniquement pour le regard de l’autre […]
Rentrés à Spartè, Anaxandridas a dit :
— C’est elle qui nous a trompé. C’est de sa faute. Je sais qui c’était. C’était dans le spectacle, dans le faux spectacle. A Branchidaï ils ne donnent jamais les spectacles sur le trépied, il y avait là deux choeurs et un trépied au milieu avec une femme que je connais trop bien. C’est elle qui a donné l’oracle qui nous a fait perdre devant les Tégéates. Vous irez à Delphi, vous allez mettre la main sur cette femme. Je veux savoir qui est qui dans toute cette histoire. Tout ça c’est de sa faute. Hélote, quel est ton nom?
— Euphorion.
— Tu accompagneras mon fils en cette mission. Toi aussi, il m’a désigné.
Nous sommes passés par le Thyréatis à la maison de Pythagoras. Il était parti. Il avait toujours eu le flair celui-là. Il avait bien fait de partir car sans doute son Ecole italiote n’aurait pas vu le jour par la suite.
Nous étions tous là, Kléoménès et Euphorion, ainsi qu’Amphiaraos le polémarkhos et son peloton de Spartiates que nous accompagnaient par ordre de Anaxandridas. Nous avons ensuite pris le chemin de l’Arkadia riche en troupeaux et nous avons monté le Péloponessus vers Sikyon d’où nous avons pris la mer et nous nous sommes embarqués vers Kyrra, la ville phokienne au pied du mont Parnassos.
— Elle se fout de toi, m’a dit Kléoménès lorsque la côte s’approchait.
— Non.
Une fois débarqués en pays de Phokis, nous avons remonté la côte escarpée de la rocheuse Pythô. Le temple, en reconstruction et entouré d’échaffaudages, comme partout. L’officiant nous a reçu avec les mots suivants :
— Etrangers, vous voici au centre du monde. Zeus qui amène les nuages ne savait pas où se trouvait le centre du monde pour y bâtir une maison à son fils, Phoïbos que lui a donné Léto la divine sur l’île bénie rincée par les vagues, Délos. Il a lâché donc deux vautours des marges opposés du monde et il les a laissé voler jusqu’à ce qu’ils se rencontrent; et ils se sont rencontrés précisément ici, à Delphi. Le maître du monde connaissait les marges du monde mais pas son centre; il a dû le mesurer et il ne l’a pas su jusqu’à ce que les aigles se rencontrent. Et il l’a trouvé ici, à Pythô. C’est d’ici, à côté de l’antre ou Apollôn a vaincu dans le temps Pythô, le gardien du temple.
En fait, on s’est aperçus, ce n’était pas l’officiant. C’est toujours comme ça dans ces lieux. C’était un vieillard qui prétendait être devin ou quelque chose. Il faut savoir que dans ces lieux du pays de Phokis, les charlatans grouillent. Sur les chemins qui mènent aux hauteurs de la côte du mont Parnassos, autour de Delphi, les rues puent de menteurs et de devins à deux sous. Les chemins qui mènent au temple sont pleins de serpents et de vermine. Sentant que le vieillard nous encombrait de tous ces détails pour une raison précise, Euphorion le Hélote, qui était lui aussi devin à sa façon, lui a lâché quelques sous. Nous avons eu la paix quelques moments et nous nous sommes arrêtés pour nous reprendre le souffle. Nous avons regardé l’horizon, tant d’ouverture, bleue, ce n’est plus la terre enfermée qui t’écrase de tous les côtés et qu’on doit arroser avec trois rangées de sueur en travaillant hébété la terre sèche.
En hiver il n’y a pas grand monde à Delphi. Je ne sais pas ce qu’avait pensé Anaxandridas en nous envoyant. Qu’espérait-il obtenir de plus ? Cela faisait quelques moments que nous reprenions nos souffle quand j’ai remarqué que les autres Spartiates avaient disparu. Comme s’il avait lu mes pensées, Kléoménès a voulu dire quelque chose et puis il nous a fait signe de le suivre. Nous nous sommes empressés d’entrer dans le temple.
Ils avaient traîné par terre la Pythonesse. L’un des Spartiates, essouflé, la tirait par les cheveux :
— Voilà pute. Maintenant tu vas nous dire exactement qui est qui. Qui est le destrier ? Qui est le singe ? Qui est la tortue ? Qui est qui dans ce bordel ?
— Je ne sais pas, elle se débattait.
— Ne nous dupe pas, pute. Ne nous dupe pas. Tu l’as dit toi même. On le sait. Dans les sousols de l’oracle de Branchidaï, c’est toi qui les as concoctés, ces oracles. Tu dois le savoir. Qui est la tortue?
— Je ne sais pas.
— Qui est le destrier ?
— Je ne sais pas.
— Tu a menti alors ! C’est faux ce que tu as dit !
— C’est beau.
L’un d’eux s’était pris aves les mains de la tête. Nous nous sommes rapprochés, il nous a vu, il s’est retiré.
— Voici la putain qui a donné le faux oracle à Anaxandridas.
Il nous a tendu les mots que la Pythonesse avait donnés et ces mots étaient les suivants :
Vous faites mal de me consulter à nouveau, hommes de Lakédaimon,
ne m’avez-vous pas déjà sacrifié des boeufs en Milésie
vous ne beuvrez pas deux fois le même verre
remplissez-vous plutôt les outres à la source de Kastalia
faites-la couler dans les larges rues de Spartè
L’eau amère de Pythô que Gê fait jaillir des chasmes et qui guérit le mal par le mal.
Ce sont les mots mêmes qu’a prononcés la Pythonesse et qui leur avaient causé la colère. Kléoménès a dit :
— L’état de Lakédaimon m’envoie pour demander ce que c’est que la justice parfaite.
Mais, soit elle avait perdu ses esprits, ce qui n’aurait pas été étonnant vu tout ce qui c’était passé, soit elle était juste distraite. Elle a executé quelques pas, en faisant tout à coup mine d’être gaie.
— Dance avec moi, tu veux ?
L’attitude des Spartiates avait été sans doute rude mais j’ai trouvé son attitude capricieuse. Nous étions là avec une mission précise, nous avions déposé les offrandes, les sacrifices avaient été faits selon les rites prescrits. Je me suis senti obligé de préciser :
— Anaxandridas nous a envoyé te dire qu’il en a assez de ces réponses vagues; il veut avoir une réponse toute droite du dieu, pour une fois, et pour ce faire il compte s’en prendre autrement : il demande savoir quelle question il doit poser au dieu pour que la réponse soit claire et sans ambiguité.
Mais, soit la saison hivernale n’est pas adéquate aux consultations, soit Mêtis était vraiment trop distraite car elle m’a juste demandé, tout à coup :
— Tu m’aimes ?
— Oui.
J’avais répondu tout de suite. Ben oui, je l’aimais, depuis longtemps, je n’allais pas y aller sur quatre chemins. Je n’ai jamais su comment faire avec ces choses, de toute façon. C’était incroyable qu’elle puisse me demander ça. C’était incroyable quand-même. C’était donc possible, tout ça. Il fallait que je dise quelque chose. Il fallait que je dise quelque chose maintenant. J’ai demandé alors :
— Et ma réponse pour Anaxandridas ?
Elle s’est énervée, elle a tendu ses doigts comme des griffes. Je suis si idiot. J’avais dû dire une bêtise. Je fais toujours ça. Elle avait raison, je crois bien, malgrè tous mes efforts, l’intelligence n’a jamais été mon point fort. Elle était juste plus intelligente que moi, c’est tout, elle était si belle et toujours devant moi et ça allait le rester et il fallait que je m’habitue à ça. J’ai remis mon casque, j’ai salué. Il fallait surtout pas qu’elle comprenne tout ça. Après je me suis dit que je n’aurais pas dû mettre le casque et saluer, ça ne se fait pas. Je me suis mis alors droit comme un poteau comme m’avaient appris les militaires mais je ne crois pas que c’était nécessaire. Elle souriait. C’est fou quand-même. C’est terrible. J’ai après eu cette chande sensation que ça ne servait à rien, tout ce que j’aurais fait aurait été de toute façon bien. Elle sourait toujours. Ca faisait un bien fou. J’ai donc pris le casque.
— Le dieu n’est pas là aujourd’hui. Il n’est pas là tout l’hiver en fait, comme il part en Hyperborée. Plus de dieu, alors, mince. C’est Dionyssos qui reste garder la maison pendant la mauvaise saison.
Elle a dit et s’est envolé vers la sortie, légère.
— Elle devra mourir, a dit alors l’un des Spartiates.
Il a dit, lourdement, comme une conséquence implaquable de quelque chose de monstrueux et d’incrompréhensible.
C’est là que nous les avons abattus. Comme des boeufs nous les avons abattus. Comme des offrandes sur l’autel de Phoïbos. Jusqu’au dernier nous les avons tués. Nous les avons percé les coeurs, entaillé les muscles, coupé les jambes et les mains. Je ne vais pas raconter en détail, ne serait-ce que parce que je ne me souviens plus autre chose que d’une violence déchaînée et démesurée. Lorsque le carnage était fini j’étais à peine debout, plein de plaies de partout. Je ne sentais plus rien. Nous étions entourés par des cadavres dans des étangs de sang. Je n’ai pas pu retenir un souffle de satisfaction.
— A cause de toi tout ça ! m’a crié Kléoménès.
Il était ensanglanté lui aussi. Il y avait beaucoup de haine dans ses yeux. Je suis d’ avis ce n’était pas à cause de moi mais je n’ai pas voulu le contrairer. Je les ai regardé juste avec pitié, ils étaient les deux pleins de sang, Kléoménès et Euphorion, nus et maigrichons. Je me suis tut, je me suis inspecté les plaies, il me semblait que ma peau s’était effritée, qu’il y avait comme des écailles qui poussaient.
— Nous allons dire que nous avons été attaqués, a dit Kléoménès. Je ne vois pas comment s’en sortir autrement.
[…] dans l’antre qui, j’ai appris par la suite, était l’antre Korykien. Je pouvais à peine tenir mes yeux ouverts. Ils étaient tous là, occupés, je ne sais pas à quoi, bustes nus et tout sales. Les rescapés de la tuerie, nous trois […] jambières même et il posait son casque, merveilleux, ils en avaient pas tous mais […] sa crête imbécile. Un feu allumé au milieu crépitait, il faisait très chaud malgré l’hiver.
J’avais très mal, je ne savais pas ce qu’ils étaient en train de fabriquer, ils avaient dû emporter l’équipement des morts, peut-être se débarrasser des cadavres. Ils étaient en train d’emballer quelque chose, ce qu’ils avaient dû piller. Nous avions survécu, seulement moi j’étais muet et eux ils ne disaient pas grande chose, c’est la vie, des fois ça tourne mal, on a rescapé, putain. Petits, noircis, les jambes nues et éparpillés par des éclats de boue, les reins à peine couverts par les écharpes […]
[…] dans l’antre Korykienne, à l’endroit précis où le Délien avait combattu Pythô le drakôn. La croûte des plaies se renforçait et devenait osseuse, ma chair, hôtessse fiévreuse de ces écailles incrustées, l’armure même du drakôn. Cette trace cornue des frappes, des coups et des mots, comme une deuxième peau, étrangère. Incrustée avec leurs armes et avec leurs mots qui marquent chaque différence comme inquiétante, chaque plaie comme monstruosité, chaque inconnu comme crime.
Quant à moi, je ne me voyais pas trop différent. Je voyais juste qu’à travers le seul pont qui me reliait à eux, leur langue et leurs mots, il m’appelaient Pythô. Si quelqu’un allait me demander qui j’étais, en pointant du doigt vers mes écailles, je n’aurais pas eu d’autre choix que de répondre avec la loi fendue : je suis votre miroir, je suis vous.
Mais non. Je n’allais pas suivre cette langue qu’on m’avait inculquée. J’allais toujours, coûte que coûte, être autre chose que ce que ces bourreaux avaient voulu faire de moi.
C’est dans ce même antre Korykien que les écailles ont glissé par terre, comme par miracle, naturellement, je ne sais pas comment, comme un tissu qu’on abandonne le soir pour rejoindre le lit, et je suis resté, nu et vivant, humain, moi. J’étais homme, libre, homoïos à part entière qui tenait sa maison en pays d’Elis. Il y avait là Euphorion et Kléoménès le Spartiate. Et il y avait là Mêtis la Pyhonesse. Ma langue, mes bras, à nouveau les miens, mes pieds comme je les connaissais. Plus d’écailles, plus des ailes, plus de griffes, plus de langue fendue, plus la démesure terrifiante du drakôn.
J’avais surtout Mêtis qui me parlait, doucement, et Kléoménès et Euphorion. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient, leurs mots coulaient dans moi comme le vin, ils devaient dire quelque chose de très important mais je n’arrivais pas à saisir quoi précisément, je les regardais les yeux grands, je ne voulais pas que ça s’arrête, je tenais juste à ce que ça rentre. Je regardais étonné mes bras, les bras blancs d’un humain. Seigneur Phoïbos le divin fils de Léto et de Zeus le père […]
[…] qui devaient peut-être se retrouver à l’entrée de la grotte, car il y avait le char lumineux de Kypris, la belle déese à la brillante diadème avec la clameurs des autres Olympiens, Zeus le père qui riait fort, Erè d’une beauté resplendissante, seigneur Enyalios, Poseidaôn qui secoue la terre, Kybèlè la grande déesse Phrygienne . J’ai reconnu Dionyssos […] Je l’avais un peu vexé. Je faisais cela aux dieux avant. Il avait les joues rouges et potelées d’un enfant et il semblait plein d’entrain, il a inspecté les recoins sombres de l’antre […] présenté, un peu pressé, puis s’est excusé et a déguerpi dans le char à quatre chevaux de Kypris. J’ai raconté ici et ailleurs des histoires des dieux que j’ai retrouvées au hasard de mes recherchese. Certaines ne sont que des histoires que les Grecs se racontent pour s’amuser. J’aurais peut-être aimé plus que toute autre chose avoir tenu les comptes d’Aiakès et le faire avec entrain, mais nous ne sommes pas maîtres de ce qui nous guide les pas. Et, alors qu’on peut toujours se tromper en comptant dans une transaction et la corriger demain, un mot de travers sur les choses du dieu ne passe pas impunie. En racontant par endroit son histoire, j’espère ne pas avoir généré le déplaisir du dieu. J’ai précisé maintenant ces choses. Ils sont partis […] le jour d’après, ou la semaine d’après ou le mois d’après. Je me suis relevé, difficilement. Il y avait un loup à l’entrée de la grotte et Mêtis se tenait à mes côtés.
— Je ne suis plus Pythonesse.
Je n’ai pas demandé des explications. Nous avons fait l’amour, encore et encore et encore et nous sommes restés ensemble jusqu’à la fin de nos jours.
Quand nous nous sommes défaits, il faisait encore jour, j’ai regardé comme dehors, le loup avait la fourrure presque blanche et les yeux bleus. Il s’était posé à l’entrée, il nous a regardé brièvement puis sa gueule s’est ouverte dans un large rire et s’est assis comme un gardien les pattes avants croisées. Dehors, Kléoménès et Euphorion jouaient avec le louveteau […]
[…] la fin de la mauvaise saison les meneurs de chameaux Dardaniens se sont révoltés et ont trouvé refuge en Magnésie, le port a été inondé, la stèle du marché a été endommagée. Il a plu. Les quarante trières de ces Phokaiens établis à Hyèlè en pays tyrrhénien, après avoir quité leur ville en Asie, ont été rejoints par seize de Rhegion, quatorze des gens d’Akragas, dix de Syrakosion, trois de Zanklè. Douze pentekontères ont été fournis par les gens de Khalkidikè. Et la somme des nefs présents a été précisément de quatre-vingt quinze vaisseaux pleinement équipés et prêts de combat. Ils sont tous venus nous prêter main forte et j’entends que ce qui a été envoyé représente mois du tiers des forces totales. J’ai un peu honte d’avoir écrit tout ça maintenant. Il n’y a pas d’histoire, Phalanthos, ce dernier papier, je ne sais pas quoi en faire. Ce que je craignais au début s’est avéré faux et j’espère bien que mes lettres seront bien lues car maintenant il est trop tard pour les retirer. Il reste toujours l’intelligence du lecteur qui doit savoir s’extraire de ce qu’il a lu, aussi prestigieux soit le texte, et voir ne serait-ce qu’un peu plus loin et, surtout, plus proche. Ce qui a été consigné à la lune de Lenaïon dans la ville bénie de Kymè en Aïolia par Zalmoxis fils de […]