[…] les effrayantes flottes de guerre de Lesbos, de Milétos et de Samos qui se font face en silence. La houle qui frappe le bord du pentekontère et qui rince le creux de la nef en nous mouillant tous. Nous avons été heureux de retrouver la côte lakonienne parmi les pêcheurs, les bateaux et les muettes inquiètes. J’ai pensé à Arion de Methymna, le joueur de harpe que les brigands ont jeté au-dessus le bord de sa nef aux bancs bien ancrés où il transportait son trésor d’Italie vers Korinthos. Il a été sauvé par un dauphin et amené en sûreté dans un port paisible qui devait être similaire à celui-ci. Au port, des femmes choisissaient des poissons qui se débattaient et les amenaient tout haut à deux mains riant avec éclats et les pêcheurs rentrés au port, à force de les entendre rire, avaient perdu leur crispation salée. Les Spartiates sont descendus avec leurs corselets et leurs casques, en enfonçant les javelots dans le sable comme des cannes et en tiraillant les boucliers sur le sable mouillé et laissant derrière eux des ornières, selon l’épaisseur et la lourdeur du bouclier. Une des femmes a poussé un cri court quand elles ont remarqué le group d’hoplites s’apporcher. Après un temps elles se sont approchées […]
[…] on m’a nommé guérisseur, on m’a accordé des miracles, on a pointé vers la tortue dessinée sur ma tête. J’en étais fier, ce ce qui devait arriver puisque cela avait été prédit par l’oracle. Puis on m’a montré du doigt les miracles pour m’appeler charlatan. Car lorsqu’on guérit un malade qui ne te l’avait pas demandé il se lève sur ses deux jambes qui étaient engourdies et il te remplit de bave et d’insultes. Je vivais de la pitié publique, de quoi je vais vivre dorénavant, ô guérisseur ! il te gueule dessus, puisque je ne suis plus estropié ? Alors je me suis habitué à passer à côté. Ce qui ne veulent guérir, Phalanthos, méritent leur sort avec excès. C’est ainsi, il faut croire, que ma réputation ait grandi comme elle l’a faite. Plus précisément je ne saurais le dire. Ce que je peux dire est que les gens souffrent des façons les plus infernales et leurs douleurs sont des manifestations d’un seul mal comme le montre Démokédès le Mélien dans son traité. Même le meilleur d’entre nous meurt un jour. Mais souvent il suffit de regarder la mort d’un homme pour savoir la vie qu’il a menée. Les communs meurent dans les plus incroyables combinaisons de pourriture de leurs corps et de leurs âmes. Seuls les aristoï meurent fatigués, entourés d’amis et de famille. Car les aristoï existent aussi bien autant parmi les Grecs que parmi les Barbares. Nous ne sommes pas tous égaux, ceci est vrai. Ils sont souvent premiers de leurs lignées, ainsi Héraklès le fils d’Alkménè, Kyros le Barbare, Kleisthénès et Théseus l’Athénien et, ici à Lakedaimon, dans le temps, Théopompos le fils de Nikander. Ceux-là sont les aristoï de Hellas et personne d’autre. Leur lignées persistent à nos jours et ils sont honorés et parfois ils en prennent de la fierté mais il ne faut pas se tromper : ce sont souvent des communs.
— Tu es devin ? on m’a demandé. Très bien. Car il faudra deviner notre loi.
Je ne m’estimais pas devin mais j’ai appris à travers mes pérégrinations qu’il ne faut pas trop se soucier des mots qu’une race ou une autre utilisent pour désigner les choses. J’ai demandé simplement :
— Pourquoi ?
— Pour vivre parmi nous.
— Pourquoi vivre parmi vous ?
— Parce qu’ici la loi est parfaite.
C’était là sans doute un excellent langage.
— Et, en plus, Spartè est la plus forte ville de Hellas.
Il y a eu un silence, embarassé.
— C’est tout ?
Il m’a regardé surpris.
Pendant mon séjour je me suis mis à étudier les lois et les coutumes de Lakédaimon. J’étais curieux d’appendre en quoi consistaient les lois de cette excellente cité.
Pas loin du temple d’Athéna Axiopoinos j’ai visité moi-même l’Ephorion où siège la loi de Spartè. Quelques rebels Messeniens creusaient le ravin tout rouge où pousse le beau coqueliqot à côté du temple d’Artémis Orthia. Il y a là une fontaine qui se trouve au carrefour à l’image d’un lion à la queue de canard qui se trouve au-dessus et dont coule une eau trouble dans une de ces grandes amphorai qu’ont laissées les émissaires Skythes venus chercher alliance à Spartè et dans lesquelles ils avaient l’habitude de verser le vin tout entier. Aleximakhos l’éphèbe me conduisait vers les portes de l’édifice et je me suis arrêté pour discuter et l’un des Messéniens captifs m’a raconté qu’il est arrivé de trouver dans le ravin des figures de satyr en or qui sont déposées dans le temple.
J’ai eu alors l’occasion de m’entretenir avec l’un des Ephores qui m’a conduit vers la niche où ils gardent un nombre de ces précieuses figurines. En passant j’ai vu sur une table latérale une offrande qui avait été faite à la déesse, c’était des gâteaux appétissants comme je n’avais vu nullepart ailleurs, et bons, excessivement. Ils étaient ornés d’un fruit qui a la pulpe de couleur jaune et dont le hieromnêmon m’a confirmé que l’écorce est verte et rouge tout comme celles de nos pommes; et elles sont bonnes de goût outre mesure; la boule orange est enduite d’une couche qui ressemblent aux biscuits au beurre que préparent les femmes à Samos, mais bien plus fins; elle est assise sur un fond croquant qui fond en bouche. Comme j’avais faim j’ai commencé à me servir sous le regard bienveillant de l’Ephore et du hieromnemôn, et je crois bien qu’avant qu’il ne se rende compte, j’avais dû avaler déjà peut-être la moitié des gâteaux, tellement ils étaient bons. Et je n’étais pas sur le point de m’arrêter lorsque le prêtre a commencé à s’inquiéter et a tenté discrètement et avec bonté de m’attirer l’attention sur une des anciennes statues en or de Minos où se trouvait l’écrit de la loi que j’étais venu voir, mais il se trouve que ces gâteaux étaient bons, et avec excès, comme je l’ai déjà précisé. Je me suis arrêté un moment, pour respirer, et le prêtre a profité tout de suite pour m’indiquer la niche secrète mais, dès que j’ai repris mon souffle, j’ai recommencé. Il m’a attendu patiemment et, voyant que je ne ne suis pas prêt de m’arrêter, résigné, il s’est appuyé résigné contre le mur et a pris lui aussi un de ces gâteaux et l’a mâchonné en silence avec sa bouche édentée pendant un moment, en hôchant la tête de temps en temps en solitude, en semblant se dire: « pas mal, en effet ». Lorsque je me suis enfin arrêté, l’éphore, qui se nommait Therséas et qui était un de ces Arkadiens qui avaient été pris prisonier et silloné les terres tégéates lors de la fameuse bataille, et qui avait gardé son sang froid, m’a informé qu’ils amènent ce fruit délicieux du Lac Tritonis du pays des lotophagoï, la seule contrée où il pousse. Mais assez sur ce fruit. Juste, il a ceci de particulier qu’il pousse uniquement chez les Lybiens au-delà du lac et apparemment jamais en-deça; la raison en serait l’humidité du marais; ni dans d’autres parts du monde, à ma connaissance, il ne pousse, du moins suivant les rapports des voyageurs que j’ai recensé jusqu’ici. Et dans l’Ephorion, comme dans le temple d’Artémis Orthia, il se trouve aussi les figurines dorées et encore quelques statues poussiéreuses données par Amasis l’Aigyptien et je ne sais plus qui, ainsi qu’une vase de bronze qui date du temps de Kroissos et qui est bordée avec l’or repris à ce qu’on dit des pieds de la statue d’Apollôn de l’Amyklai, bref, et plein d’autres choses; quand je l’ai vu je me souviens qu’elle gardait encore l’inscription dans les anciennes caractères kylikiens; et j’y ai vu encore des choses car c’est comme cela, les temples étant toujours pleines de choses et de toutes sortes de merveilles, et cela a toujours été le cas et on ne va pas en faire tout un plat, mais, dans tous les cas, toujours est-il que j’ai trouvé ces gâteaux bons et moi présentément j’avais mal au ventre. Et, comme il faisait froid à l’intérieur, car cette chambre étant obscure et petite, on peut à peine rentrer, juste en se penchant et en se frottant les hanches à la porte étroite. Lorsque je suis sorti j’ai remercié au hiéromnémon. J’étais enrhumé et mon nez coulait. A la sortie j’ai retrouvé le vase sculpté en pierre et qui grouillait de têtards. Le prêtre avec l’éphèbe se consultaient devant le temple. […] les anamnemoi m’ont indiqué la fontaine à l’eau trouble :
— C’est la source qui alimente Spartè.
Ils m’ont montré une figurine, assez petite, sur laquelle se trouvait l’inscription suivante:
« Ayant établi le culte de Zeus Syllanios et d’Athéna Syllania, ayant établi les tribus et ayant obé les obes, ayant établi la Gérousia de trente membres incluant les rois, à travers les saisons ils ont à tenir les Apellai entre Babyka et Knakion. La Gérousia doit introduire des propositions et se tenir à part. Le démos doit pouvoir donner le verdict décisif. Mais si le démos parle avec malhonnêteté, la Gérousia et les rois s’interposeront. »
C’était la constitution de Spartè. C’était étonnant qu’elle soit aussi courte car ici même les pas qu’ils font ensemble en rangs à la guerre semblent codifiés.
— C’est tout ?
— Le reste n’est pas écrit. Tu dois apprendre et faire montre de ta connaissance.
Faire montre de ma connaissance. Montre. Je dois avouer que sur le coup je n’ai pas vu de mal à ceci. Mais je sentais dans l’air un non-dit terrible, je sentais un danger. J’ai pensé aux Hélotes à Gythéïon avec leurs mains coupées.
Le soir est arrivé et la nuit est passé, avec des étoiles filantes, comme dit le poète. Le lendemain Anaxandridas m’a dit :
— Depuis que tu es passé au temple hier, l’eau à Spartè… Je ne sais pas ce que tu as fait. Félicitations. Hommes et femmes de Spartè, voici le guérisseur qui à Samos a sauvé la vie de mon fils Kléomènes et qui à Spartè nous a rendu l’eau propre. Depuis son arrivée, l’eau de Spartè est claire.
J’avais fait de ces grands yeux écarquillés. Je me suis renseigné :
— Que s’est-il passé avec l’eau ?
— Ah, rien. Ca puait, c’était terrible. J’ai envoyé Hippodamos qui y a trouvé plein de saletés. Il a dû nettoyer, il se trouve qu’il y avait un nid de grenouilles et des bestioles à la base d’où sont sortis toutes sortes de vermillons. Ils les ont enlevé. Maintenant elle est bonne est claire. L’eau de Spartè. Il n’y a pas de meilleure.
Eh oui. Quand je suis revenu vers Anaxandridas il m’a présenté:
— Il nous a nettoyé l’eau comme Epiménidès le Krétois dans le temps a guéri la ville de Spartè de la noire peste.
Ils m’ont servi un verre d’eau.
— Je n’ai pas soif.
Mais Anaxandridas m’a donné un coup de coude.
— Ne soit pas naïf, c’est de la politique ! Bois !
J’ai pris le verre. J’ai goûté: ça n’avait pas de goût particulier. Alors, j’ai claqué des lèvres et j’ai exclamé satisfait « ha » !Ensuite je lui ai demandé en privé :
— Je n’ai pas trop vu ici d’artistes, des poètes, j’ai demandé.
— Nous n’avons plus de poètes ici. Ils sont tous partis ailleurs.
Lorsque j’ai montré mon étonnement il a expliqué.
— Tout ce qu’ils disaient, nous on s’empressait de mettre en application, tout de suite, sciemment. Sur leurs propre peaux. Nous n’avons pas attendu que l’esprit de leur poème nous impregnent, comme une pluie chaude d'été et de façon inattendue. Nous avons mené tout suite leur parole à réalité comme une guerre, une guerre contre nos poètes. Je ne sais pas ce qui se passait mais ça sortait toujours de travers. Ce qui dans leur chanson paraissait juste, chez nous c’était de la douleur et des horreurs. Nous les avons mutilés, ils ont perdu confiance en nous, nous avons perdu confiance en eux. Ils sont partis ailleurs, partout, à Orkhomenos, à Argos, à Athènes, en Italie. Ils se sont éparpillés dans les montagnes de Thrakè et dans les îles. Il n’en reste plus un ici.
— Mais qui vous oblige à mettre en application tout de suite tout ce qu’ils disent ? Pourquoi les poètes ne trouvent pas de pitié à vos yeux ?
— Tu veux dire ces poètes qui chantent laissent leur chagrin comme des malédictions pour l’humanité ? Ou bien ces aoides qui, comme Arion, ayant chanté leur belles chansons, ont été tué par des traîtres et des voleurs, ce qui a transformé leurs chanson en malédiction ? Si c’est pour écrire des malédictions, on peut le faire nous aussi, avec la pointe de l’épée dans la chair des autres.
J’ai pensé à Phrynikhos, ce poète qui a ete condamné par les Athéniens à payer une amende pour leur avoir présenté une pièce qui leur rappelait leurs malheurs et dont l'histoire j’inclurais ici de façon plus franche et détaillé si parmi ces nouveax enquêteurs qui apparaissement maintenant il n’y en avait qui le font vivre bien plus tard.
— Tu réalises que c’est mal?
— Bien sûr. On sait que c’est mal.
— Tu sais.
— Je le sais.
— Et pourquoi tu le fais?
— On fait ce qu’ont écrit les poètes. Ceux qui écrivaient le bien sont partis ailleurs.
— Pas étonnant, vu comment vous les traitez. Mais pourquoi vous appliquez littéralement tout ce que vous lisez ? Vous ne pouvez pas penser pour vous-mêmes?
— Ils écrivent, nous faisons. Ils sont nuls à leur boulot, nous sommes nuls au nôtre.
— Et si quelqu’un écrivait des beaux dithyrambs ? Vous ne pourriez plus faire le mal alors, n’est-ce pas? Vous devriez faire le bien.
Il s’est tut pendant un moment.
— Eh, tu ne comprends pas… il a dit. Il y a eu des guerres oubliées ici. Mais maintenant on a tout, il m’a dit. Maintenant on dispose des oracles, on va appliquer la justice totale.
Ce que j’entendais m’étonnait. Ils préparaient donc la guerre à Tégéa. Ils avaient déjà envoyé les agathoergoï chercher les ossements d’Orestè le fils d’Agamémnon et ceux-ci avaint fait rapport. Ils les avaient trouvé par hasard dans l’enclos d’un forgeron. Maintenant ils comptaient les amener à Spartè mais il fallait que l’armées spartiates leurs assurent la sortie de Tégéa. Ce sont ces ossements qui allaient assurer la suprématie de Spartè en Péloponnessos, pensait Anaxandridas et tenait à l’appui l’écriteau de l’oracle.
— On a les oracles. On va les utiliser à notre façon. Nous aurons finalement la justice parfaite. L'état parfait, avec la justice parfaite de Spartè. Nous gagnerons toutes les guerres possibles.
Anaxandridas était finalement heureux.
— On connaît tout maintenant ! Elle a cru m'avoir. Mais j’ai eu son oracle. Je connais tout maintenant. Pythagoras. Garde-le. On ne doit pas se gourrer.
Il les a donné à Pythagoras qui avait du mal à s’habituer au fait que j’étais homme libre. Il avait été chargé par Anaxandridas de ranger les troupes pour la bataille en accord avec les prédictions.
— Ecoute bien les mots que je vais te dire. Un jour nous arriverons à Delphi, a dit Anaxandridas. Mais le chemin passe par l’Arkadie, Argolis et Akhaïa. Delphi est au-delà. Nous pouvons le consulter juste de temps en temps et gardons précieusement ses réponses. Mais le jour ou Lakédaimon pourra se rendre à Delphi comme chez soi pour mettre à genoux devant soi le dieu, pour qu’il répond tout de suite et cela dès qu’il y a besoin, la vie sera douce et belle. Jusque la, c’est le fer et la guerre. Pythô est encore loin. Mais lorsque Tégéa sera tombée, on pourra peut-être voir de là, au loin, les cîmes du Mont Parnassos on pourra rêver qu’un jour Pythô sera à nous. On pourra mener nos sacrifices à la Pythonesse et ce sera sur nos teres, on ne sera plus étrangers au monde, on sera bien au centre à la place du dieu. La forte nation de Spartè prendrea la place du dieu. Jusque là, nous devons nous contenter à être les gardiens de l'amphictyonie des Delphes.
— Ce ne serait pas plus simple de prendre la mer ? j’ai demandé naïvement.
Mais quand j’ai voulu l’interroger plus, Anaxandridas à décliné. C’est là que j’ai réalisé sans aucun recours qu’il voulait contrôler Delphi, totalement. Le centre du monde, autour duquel Hellas avait cru comme un être vivant, Anaxandridas voulait le piller comme on l’avait fait à Branchidaï, en Milésie. Je me suis retourné vers Dionyssios.
— Je ne comprends pas cette folie.
— C’est parce qu’à Samos vous ne faites pas la guerre !
— On fait la guerre aussi.
— Les Samiens ne sont pas aussi forts à la guerre que l’excelentissime ville de Spartè qui possède le meilleur art de la guerre du monde.
— Nous faisons la guerre à nos ennemis à l’extérieur du pays. Nous ne tuons pas nos propres gens, c’est tout. Ce n’est pas des Hélotes dépourvus de tout qui sont difficiles à soumettre. Ce sont les ennemis, cachés sous leurs boucliers et sous leurs casques, tout comme vous. Vous tuez vos Hélotes et avec vos ennemis vous faites des concours de pas. C’est lâche.
— Qu’est-ce que tu veux ? Ce sont des Hélotes.
— Pourquoi vous les traitez comme ça ? Sont-ils des étrangers ?
— Non. Ils ont le même sang que nous. Enfin, presque le même, mais, pourri.
J’ai regardé la bande de Hélotes estropiés.
— Mais ils ne sont pas en état pour combattre.
— Fénéants. Ils ont combattu mais leur ville est tombée. Ils ne combattent plus.
— Quelle ville ?
— Messenia. Ville d’esclaves. Il y a eu un grand carnage dans le temps. Grand carnage. C’est pour cette raison qu’avec les Tégéats on a convenu de s’en prendre autrement. Notre système de combat est très codifié. Nous ne voulons surtout pas reproduire les carnages des guerres Messeniennes. Alors nous avons changé les règles de la guerre : lorsqu’une rangée fait un pas fautif, elle perd et doit réculer. Nous avons répertorié toutes les fautes possibles, chaque pas de travers, chaque souffle, chaque regard de biais, chaque éternuement. Chacun se doit de le connaître et, surtout, d’en faire montre. Voici la loi parfaite de Spartè. Enfin, presque parfaite, mais, maintenant, avec ces oracles, nous connaissons vraiment tout et là on va les avoir. Mais cela fait quatre ans que nous n’arrivons pas à repousser les Tégéates d’un seul pas en arrière. Nous aurons finalement la justice parfaite. Nous avons dû tout codifier, l’emplacement, le rangement, le mouvement des coudes, des jambes et des chevilles. Mais cela a valu le coup, plus rien n’est laissé au hasard. Le hérault crie « faute ». Lorsqu’il y a cinque fautes successives on érige un trophée, voilà, et on repart à la maison en modifiant légèrement la frontière. Dès fois ce n’est même pas la peine, elle changera dans l’autre sens demain. On s’ennuie un peu. Alors, on s’est amusé pour quelques temps à prendre les textes des poètes et à incarner les personnages, en les faisant, eux, porter des masques grotesques au milieu des deux armées ou tout le monde leur jète des pierres. C’était un peu plus amusant. Mais, mutilés, ensanglantés, nos poètes sont partis ailleurs.
Je dois avouer mon étonnement d’apprendre en quoi consistait au juste ce fameux art spartiate de la guerre. Dionyssios l’énomotarkhês, lui, se frottait les mains :
— Mais avec cet oracle, on va les avoir. On sait déjà comment ils vont réagir. J’ai mis tout de mon côté : j’ai la tortue, la voilà, j’ai les trojans, le déstrier, les ossements d’Oréstès. J’ai tout.
Il y avait aussi dans les rangs des Spartiates un certain Aristoklidès, un Aiginète qui avait fait imprimer sur son casque une tortue. Il avait entendu l’oracle et il avait compris, lui, que la tortue doit être nécessairement la ville d’Aïgina. Il avait la poitrine gonflée d’air et sur son casque haute, la queue rouge flottait. J’ai inspiré fort. Il n’y avait que moi dans tous ces gens qui savait que la tortue, en fait, c’était moi. Nous étions partis en rangs. Derrière la rangée le héraut sifflait dans son aulis à crever les oreilles.
— Vous sifflez si fort, j’ai hurlé.
— C’est pour ne pas entendre la mort, il a dit tout haut.
J’aurais cru plus à cette fanfaronnade si je n’avais pas vu à quoi ressemblait leur guerre. A Lakédaimon, lorsque la guerre se déclar, l’héraut arrive en haletant : « Ils y sont ! ». Ils font alors des sacrifices, ils jètent des astragali. Ils demandent : « dois-je aller à la guerre ou pas ? » ou bien « puis-je m’allier avec un tel ou pas ? » et ainsi de suite. Une fois qu’ils ont leur réponse ils se préparent au combat, se chaussent, tirent les casques sur les yeux, sortent les javelots et ils s’en vont au combat. Mais sur le chemin s’ils rencontrent encore un sanctuaire ou un ruisseau ou un temple sacré, tiennent conseil à nouveau, cette fois avec les dieux de l’endroit. Et encore des libations et des sacrifices, la graisse brûle et la fumée monte au ciel. « Par où aller, par ici ou par là ? ». Après, encore en route. A peine passe l'après midi qu'il retombent sur une brouissaille de fées et ils ont à nouveau envie de bavargades divines.
Nous nous approchions de Tégéa. Des messagers avaient amené la nouvelle que les ossements de Teïsaménos le fils d’Orestès avaient été amenés déjà d’Akhaïa. Les agathoergoï l’avaient appris en déposant un soir offrande une pièce de monnaie au foyer du temple d’Hermès Agoraïos à Pharaï. Selon la coutume, ils sont sortis en se bouchant les oreilles et, le premier mot qu’ils ont entendu lorsqu’ils sont sortis sur la place publique, leur a indiqué l’emplacement précis des ossements. Maintenant ils voulaient protéger mêmes agathoergoï qui allaient sortir en secret de la ville de Tégéa le cercueil contenant les ossements d’Oréstes. Ils croyaient fort que la possession de ces reliques, suivant l’injonction de l’oracle, allaient leur permettre la domination totale sur Péloponnessos. La manoeuvre a été d’approcher l’armée spartiate en silence en allongeant l’ombre des arbres sur la colline afin que les Tégéates ne soient pas au courant de l’aide armé. Ils comptaient les confronter ouvertement lorsqu’ils allaient poursuivre les voleurs des reliques en dehors des murs de Tégéa.
Quant à moi, j’étais sûr qu’ils allaient gagner. Je me sentais élu. Pythagoras était là, l’écriteau à la main, en invectivant à droite et à gauche la lignée des lourds hoplites et en essayant de les ranger selon un plan subtil dont il avait dû découvrir la formule secrete. Seulement, il ne savait pas une chose le pauvre Pythagoras : toutes ses peines étaient risibles car c’était sous mon écharpe que se trouvait le dessin de la tortue qu’avait prédit l’oracle.
Il faut dire que dans ce temps à Spartè ils avaient adopté une manière étonnante de combat dont très peu ont fait rapport. Ils étaient accoutrés de toutes sortes d’armures aux fermertures en bronze, aux crêtes qui traînent dans toutes les couleurs, les boucliers qu’ils avaient pris le soin de polir pendant des heures, portant l’emblème de leur patrie et la marge en bronze brillant. Parmi eux, en rang, j’attendais apeuré le combat. Une fois le convoi accueilli, les Tégéats sont sortis des murs et se sont retrouvés devant nous. Après la surprise, ils ont tout de suite monté la formation. J’étais terrorisé, j’attendais la clameur, le claquement des boucliers avec la poussée des gens que j’avais connu au siège de Priène, avec les javelots qui perçaient sans cesse dans les interstices en cherchant aveuglement la chair découverte. Il n’en a été rien. Ils se sont arrangés et réarrangés pendant quelques temps. Ils avançaient d’un pas, ils reculaient d’un pas, comme dans une espèce lourde de danse. A un certain moment je me suis ennuyé et j’ai jeté une lance qui a tombé avec bruit en grattant un de leur bouclier. Chuuut, j’ai entendu. J’ai regardé les autres, ahuri. Au bout d’un certain temps j’ai eu la sensation qu’ils s’étaient mis d’accord sur quelque chose. Surtout l’énomotarkhes semblait édifié. Quelques sifflotements plus tard les rangs se sont rompus, les boucliers lâchés avec un souffle de soulagement, en silence nous avons rebroussé chemin. C’était tout. Nous avions gagné, apparemment. Les Spartiates ont monté un trophée, pas un vrai, stèle en pierre comme on en voit ici et là, mais une caricature en bois de déjà faite avec quelques lettre peintes, avec lieu laissé pour remplir sur place le nom de l’éphore eponyme afin qu’elle puisse être réutilisée la prochaine fois si jamais il y avait besoin. Le combat était fini, apparemment.
Il n’y avait eu rien de guerrier, juste une nervosité extrême, une attention aux moindres gestes, chacun voulait à tout prix suivre tout ce que faisait l’autre et les autres en général. Toute initiative menait à une faute, il fallait suivre parfaitement le pas général. Si, par hasard, l’un des combattants aurait eu l’idée de faire les mouvements de guerre que se permet n’importe autre guerrier en Hellas afin de sortir de cette extrême nervosité du pas, il aurait tout de suite attiré l’attention ciblée des autres car le simple fait de se comporter normalement sortait de la norme.
C’était des temps lourds à Spartè.
Le seul résultat de ce style de combats étaient une haine et une frustration énorme qui s’étaient accumulées et qu’ils cachaient de plus en plus mal, à chaque combat entre eux, et en suivant les mêmes pas qui, à cette période précise, constituait, selon eux, l’art exemplaire de la guerre spartiate.
— Ca ne va jamais marcher, à dit un des capitains. Les énomotarkhês rentrent tous pleins de colère à chaque fois. Le polémarkhos ne sait plus comment conserver l’ordre. Rien ne bouge. Mais l’oracle nous donne toutes les clés maintenant. Il est nécessaire que nous récupérions les ossements d’Orestès à Tégéa.
Je les sentais sûrs d’eeux et moi j’étais sûr de moi, je savais très bien pourquoi. Je sentais que tout allait bien. J’ai vu également qu’ils éparpillaient des Hélotes parmi eux. Nous ne pouvions pas perdre.
C’est là qu’il a commencé à pleuvoir, très fort.
Ils se sont inquiétés. Ils ne pouvaient plus exécuter les pas qu’ils avaient prévus. Les Tégéates s’approchaient maintenant, au corps-à-corps. Dans la pluie, nos hoplites Spartiates, lourds, peinaient à garder l’alignement et glissaient dans la boue en essayant désespérément de tenir la danse lourdes qu’ils étaient obligés d’exécuter. Ils étaient si proches maintenant. J’ai entendu dans les rangs Tégéats :
— Ils ont encore changé les pas. C’est encore plus difficile. Pourquoi on fait ces pas dans la boue ?
— Je ne sais pas. Pour faire comme eux, je pense.
— Mais c'est stupide, non ?
— Qu’est-ce que tu veux?
— Il pleut. Ils glissent dans la boue, ils ne peuvent plus bouger. On pourrait leur tabasser leurs mères.
— Ben oui.
C’est à ce moment que les Tégéats ont attaqué. La rangée des Spartiates a été mise dans la boue. Lorsque j’ai vu l’avalanche de combattants Tégéats tombés sur nous j’ai su que c’était la fin. Dionyssios donnait des consignes à son porteur d’armes :
— J’ai une demande à te faire. S’ils m’abattent, enterre-nous tous au même lieu; ne nous laisse pas être déchiquetés par les chiens et par les rats et par les corbeaux. Tu mettras une pierre à nos têtes dans un fosse commune. Je ne veux pas qu’on me laisse là, seul, sans entre enterré. Que je sache qu’ils ne vont pas me laisser pourrir sur le champs, qu’ils m’enterrent et qu’ils marquent ci-gît Dionyssios le Lakédaimonien qui n’a pas quitté les siens et qui n’a jamais abandonné son bouclier.
Mais la formidable poussée tégéate a déstabilisé la rangée des Spartiates qui glissait sous la pluie et qui se souciaient plus de leurs pas que du combat. Les javelots ont trouvé leurs chemins vers la chair molle. Les frappes ont perçé les ventres mous derrière les boucliers défaits, les hoplites glissaient à terre, le fer des épées a amené le voile de la mort. Parmi les combattants j’ai remarqué les Hélots, armés de lance-pierres. Si ce n’était pour les jetteurs de pierres Hélotes je pense bien qu’aucun de nous ne serions vivants aujourd’hui, même le roi Anaxandridas. Tout à coup, des pierres, des flèches, des cailloux et d’autres projectiles se sont abatus sur les Tégéates qui nous poussaient. On a entendu des grognements sur la marge. Encore une vague. Encore. Les lâches, les Hélotes. Des projectiles. S’ils ont du courage qu’ils viennent affronter la phalangue solide. Encore une vague de pierres.
Ce jour là, ce sont les combattants légers Hélots qui ont empêché le carnage de sévir dans les rangs de Lakédaimon. Les Tégéates avaient quitté leurs positions et Pythagoras s’arrachait les cheveux et pleurait :
— J’avais pourtant tout prévu. Ils sont venus par ici. On a fait une première retraite stratégique. On s’est retournés. On a feigné de rentrer dans la futaie. N’est-ce pas ? La succession des pas était parfaite. N’est-ce pas Anaxandridas ? On les a attendu précisément à la lisière. N’est-ce pas ? On s’est encore retourné. Ils ont mordu à toutes les étapes, tu as vu ? J’ai pris les oracles, un par un, je les ai analysés, j’ai tout fait pour mettre les éléments ensemble comme recommandé par le devin. J’ai même fait faire une copie de la bague de Polykratès. Toutes les amulettes, objets, figurines qui correpondaient de proche ou de loin aux dires des oracles. On avait tout prévu ! On connaissait l’oracle !
Il faisait des allers-retours, ils se mordait les poings.
— Je ne comprends pas. On avait tout prévu ! il a dit.
— On n’a pas prévu qu’il allait pleuvoir.
Il y a eu un silence. Pythagoras a regardé le ciel, les nuages gris après pluie qui se chassaient les uns les autres.
— On ne peut pas tout prévoir non plus, a-t-il hoché les épaules exaspéré.
Dans l’étang on voyait maintenant une petite tortue de terre, qui peinait à sortir de la boue qu’avait formée la pluie. Elle avait sorti les deux narines à la surface de l’eau et regardait étonnée l’air frais de l’après-pluie. Il y avait beaucoup de silence dans l’air et il y avait la paix. Nous étions tous embourbé, sales et ensanglantés, le bronze de nos armes couvert par la boue. Je me sentais si idiot. Je regardais autour, j’étais heureux que personne ne savait ce que j’avais pensé, tous les scénarios farfelus que je m’étais faits sur mon tatouage.
— Je croyais que tu avais tout prévu, Pythagoras, a hurlé Anaxandridas.
Pythagoras s’est fait petit. Le pythios est intervenu :
— C’est la poisse. Ca arrive. La prochaine fois il ne pleuvra pas, voilà tout. Rien ne pourra arrêter Spartè. Spartè durera toujours. Ses bâtiments dureront autant que l’univers.
Quant à moi j’espère que le futur ne le contredira pas. Car c’est alors que s’est montré le seigneur Enyalios. Ces chevilles étaient resplendissantes, ses bras puissants et sa casque dorée. Il a prononcé les mots suivants, devant la mêlée de cadavres et de blessés :
« Vous cherchez la justice totale ? Voici votre justice totale. Cherchez plus proche. Regardez vos amis, regardez vos estropiés, vos entailles, vos blessures et vos malheurs. Regardez les douleurs que vous léguez à vos enfants. Voici votre justice. Vous cherchez encore la justice? Encore plus parfaite? Vous ne pourrez pas atteindre la justice de Pythô sur les cîmes de Parnassos. Cherchez plus proche. »
Ce sont les mots qu’a prononcés seigneur Enyalios sur le champs de bataille, devant l’assemblée défaite des trop fiers Spartiates.
Anaxandridas traînait désespéré sur le champs le coffre d’ossements qu’avait apporté les agathoergoï. Il l’a ouvert. A l’intérieur, pas de masque en or, pas d’épée brillante, pas de vêtements de cérémonies, pas de bronze, pas d’ornements. Juste, ramassées dans un coin du coffre, un tas d’os et de poussière.
— Tous ça pour ça.
Il a pris une poignée de ceindre, il l’a fait s’écouler sur la terre molle.
— Mes pourvoyeurs de la plus haute justice, morts. Tous ceux qui prenaient fierté à dispenser la justice de Spartè, morts ! Tout ça pour ça !
Il pleuvait sur les ossements d’Orestè et les ceindres séculaires s’étaient transformé maintenant dans une boue.
— Morts, morts pour de bon.
On entendait la clameur victorieuse de la cohue des troupes légères des Hélotes, une bande de gueux armés de lance-pierres qui avaient fini par dérouter les Tégéates. Nos belles armures, notre infantrie lourde, défaite et sauvée par cette mêlée.
Ce qui a suivi me semble à ce jour encore iréel. Dans le ravin où gisaient les cadavres des vaincus Spartiates dans la plaine Tégéate se trouvait un homme blessé. Quelqu’un s’amusait à le railler :
— Ha ha. Tu as perdu, Spartiate.
— Peut-être. Mais j’ai bien vécu.
— Tu as perdu.
— Toi, tu perds tous les jours.
Visiblement le Tégéate prenait plaisir à son discours parce qu’il continuait :
— Tu vois, Spartiate, tu es presque mort.
Le combattant par terre s’est tut.
— Moi, je ne le suis pas. Je ne suis pas courageux comme toi, je m’arrange, je me fiche pas mal de la Pythô la sacrée. Mais j’ai ma vie. Ta vie à toi, tu viens de la perdre.
— J’ai vécu dans ma vie plus que tu ne vivras jamais dans la tienne.
— Tu es mort, Spartiate.
— Je ne suis pas Spartiate, il a dit.
Ce n’était pas un Spartiate qui parlait. Celui qui parlait, je l’ai appris par la suite, était Euphorion le Hélote, l’énomotarkhos de la troupe d’auxiliaires Hélotes. Couché dans le ravin, dépité, râillé par ses ennemis. Je suis allé tout de suite voir Dionyssios l’énomotarkês.
— Il faut venger ça, c’est l’honneur qui le demande.
— Quoi ?
— L’honneur des spartiates. Plutôt mourir que perdre son honneur, n’est-ce pas ?
— Ben, oui.
— Si tu perdais ta liberté tu te tuerais ?
— Oui.
Il a dit et il m’a regardé attentivement en essayant de mesurer dans mes yeux s’il avait donné la bonné réponse.
— Si on te prenait prisonnier tu te tuerais en prison ?
— Oui.
— Si on te coupait les bras et les jambes en prison tu te suiciderais ?
— Bien sûr. L’honneur d’abord.
Je l’ai pris par l’épaule, je l’ai amené et je lui ai montré le Hélote mis à terre.
— Voici ton honneur.
Il a regardé l’état de ses mains.
— Pourquoi vous leur coupez les mains ?
— En fait c’est rare qu’on leur coupe les mains nous-mêmes, il s’est excusé. Ce sont des punitions. La plupart de fois ils le font eux-mêmes, les uns aux autres. Ils copient tout ce que nous faisons.
J’ai regardé plus loin, la troupe de Hélotes. C’était un lot de gens bien portants, un peu mal habillés, sans les distinctions en bronze que portent les guerriers Spartiates. Certains, comme je l’avais déjà remarqué à Gytheion, avaient les mains coupées.
— Voici les Hélotes de Spartè qui nous ont gagné la guerre.
Anaxandridas, le roi, s’est approché, il a inspecté son état piteux et a dit :
— C’est lui qui a sauvé la retraite?
— Lui, avec ses troupes légères de Hélotes.
— S’il avait été homoïos on aurait pu le promouvoir. C’est de sa faute ! Mais il ne veut pas apprendre les pas. Dis, pourquoi tu ne veux pas apprendre les pas ?
Le Hélote ne répondait pas. Ils attendaient qu’il leur parle. Mais visiblement il n’avait pas envie de leur parler. Je peux difficilement le blâmer. Maintenant que j’avais compris leur loi, je n’avais jamais vu une société entière tellement perdue et tellement sans repères. Les enfants différents, ceux qui n’étaient pas dans la norme, étaient jetés dans le ravin à ossements creusé dans la paroi du mont Taygétos. Les Hélotes estropiés.
Et il y avait maintenant ce Hélote muet. Il faut savoir que les Spartiates entretiennent la fausse croyance qu’il faut mener les gens au bout et les battre jusqu’à ce qu’ils meurent ou il obéit. Ils l’ont donc battu et ils l’ont battu encore en disant qu’il finira bien par parler. Battu, comme ça, à terre, défiguré, il a bredouillé quelque chose.
— Tu vois que tu peux parler, ils lui ont dit alors, victorieux.
— J’ai toujours pu parler, il a répondu.
— Parle alors, qu’on t’entende !
— Je ne parlerai pas.
— Pourquoi.
— Je ne vous aime pas.
Le Hélote est retombé dans son mutisme. Car ici, à Spartè, on te mène à bout, ici c’est le territoire de la mort. Ici il n’y a pas de solidarité si ce n’est pas pour la nation, et je n’ai jamais réussi à comprendre en quoi consistait leur nation et en quoi elle était digne d’un tel intérêt et d’un tel dévouement meurtrier. Pourquoi cette nation perdue, plutôt que quelconque autre peuplade des confins du monde. Ici c’est le territoire où on invalide les gens, on les torture, on leur coupe les mains, les pieds, on leur crève les yeux. Ici, le territoire où on le détruire est philosophie nationale. Car c’est bien ceci l’art spartiate de la guerre.
Anaxandridas s’est consulté avec le polémarkhos et il a décidé qu’il allait accorder la miséricorde de l’état spartiate.
— Je ne veux pas de votre miséricorde, ineptes, a hurlé le Hélote. Je ne veux pas votre miséricorde. Je veux ma dignité, atrocités humaine, horreurs avec des visages, ordures.
— Tiens bon, ils lui disaient en le frapant. Tiens bon. Si tu arrives au bout. Si tu arrives au bout…
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a au bout ?
— La gloire.
Mais Spartè n’avait rien de très glorieux. Spartè est un de ces contrées un peu oubliées où ils n’osent jamais rien de neuf. Il n’y a pas d’argent à Spartè, sauf une espèce d’aiguillons en fer qui en tient place et qui n’a aucune reconnaissance parmi les marchands grecs.
— Ils veulent que je danse avec eux. Moi je crève de froid de faim. Ils veulent que je fasse leurs pas. Quand je tombe il n'y a pas un seul qui me releve. A oui moi je suis un produit de cette ville parfaite où ils choisissent leurs enfants sans défaut. J'avais le souffle court depuis ma naissance. Les miens ne m'ont pas jeté. On ne jète pas les enfants des Messeniens. Ils m'ont coupé les doigts, arraché les mains. La plus parfaite des villes de Hellas.
— Pourquoi tu ne veux pas faire nos pas ?
— C’est de ces pas que vous marchez sur moi.
— On ne peut pas admettre que c’est ce Hélote avec ses lanceurs de pierres qui nous a sauvé. Tu vas mourir. Tu ne parles pas notre langue.
J’en ai profité alors pour m’introduire et, devant le roi de Spartè, lui enseigner avec patience la doctrine que Pythagoras le sage, mon ancien maître, m’avait enseignée : son état était en fait purement de sa faute. Tu es esclave, je lui ai expliqué calmement, parce que tu as choisi d’être esclave. Tu aurais aussi bien pu choisir la mort lorsqu’on t’a capturé. Tu ne l’a pas fait. Dernièrement donc, et par voie de conséquence, tu ne veux que mourir. Je suis désolé mais il est donc juste que tu sois esclave et subir les conséquences de ton choix. Il faut que tu acceptes ton sort. Voici la vérité, voici la justice.
Je lui avais expliqué cela avec avec beaucoup de prudence et de calme mais l’estropié s’est emporté et m’a accablé d’insultes laissant ainsi voir sa nature rustre :
— Je veux mourir, t’as décidé, sale face ? C’est ça? Je n’ai pas su mourir, tu me dis, enculé-va ? Mais mon maître qui m’a coupé les mains, qui l’a testé, dis-moi, pour savoir s’il veut vivre ou mourir ?
Il me semblait qu’outre l’habillement injurieux et rudimentaire de son argument, ses paroles montraient également une simplicité d’esprit et une insuffisante connaissance de sa condition. Il parlait de la sorte devant ces mêmes aristoï de Spartè qui sont les descendants de Héraklès le fils de Zeus, l’aïeul impeccable, qui a parcouru tant de recoins du monde et qui a combattu tous ses monstres.
— Tu vas mourir, Hélote.
— Bien.
Je me souvenais alors avoir rencontré un devin à Spartè qui est devin étatique auprès du conseil des Anciens. Il ne participait pas à la syssitia. Je l’ai demandé pourquoi. Le devin à répondu: « Ils me reprochent que je n’ai pas des yeux ».
— Mais c’est parce que t’es aveugle que tu es devin.
— A Spartè il faut être parfait. Si tu es étranger, afin d’être considéré, à Spartè il faut être un dieu. Et ils vont bâtir un petit sanctuaire, comme tu vois ici, à tous les dieux, nymphes et tous les héros. Mais ils sont tous morts.
Car la vallée de l’Eurotas est partagée entre les homoïoï, les trembleurs s’occupent de la Messenie et de Thyreatis. Il n’y a plus de place à leurs tables.
Entre temps Anaxadridas, qui avait réfléchi, a dit:
— Que veux-tu, Hélote? En récompense de ta bravoure, l’Etat de Spartè va t’octroyer ce que tu demandes. Juste désigne ce que tu veux.
— Vous n’avez pas ce dont j’ai besoin.
— De quoi as-tu besoin?
— Je veux à nouveaux les mains que j’avais avant. Je veux ma vie perdue.
Anaxandridas s’est tut et le Hélote a parlé des mots suivants :
— Anaxandridas, tes agissements te font honneur. Mais l’honneur, tu l’as déjà. Garde-la, comme vous, Spartiates, vivez et mourez par elle. Vous vous racontez des grands mots et finissez par y croire. Vous vous prenez pour le plus grand pouvoir au monde mais sache que ton pouvoir est rien en rapport avec les Aigyptiens, les Perses, les Skythes ou les Indiens, et presque toute autre race. Toi Anaxandridas, tu es plus petit que n’ose penser. Etant donné l’honneur avec laquelle tu t’habilles, tu devrais être maître du monde. A quoi bon ton honneur si non pas afin d’imposer la domination ? Pourtant vous passez votre vie à faire de faux pas de combat en ce qui ressemble une dans rustre d’une contrée de paysans abrutis plus que toute autre ville que les Grecs ont bâtie, pour ne rien dire de l’empire des Mèdes ? Crois-tu que tes neufs villages vont faire peur à qui que ce soit ? Si tu me dis que Messenia attend tes ordres, et peut-être aussi les Tégéats si tu demandes gentillement, je te prie, regarde la Perse. Ils ont asservi le monde entier. Donc épargne moi ta justice. Si c’est la justice totale que tu cherches, c’est avoir le monde entier à tes pieds que tu cherches. Si ta justice est si parfaite, pourquoi les gens ne viennent la chercher ? Etes-vous justes vraiment, ou vous aimez juste vous raconter des histoires sur combien vous êtes justes? Vous êtes prêts à mourir pour garder vos privilèges. Mais beaucoup d’hommes le font, et des moins justes. Sache que tu devrais mettre un autre mot sur ceci et non pas justice. Justice est le nom que tu donnes à ton ordre.
— On a besoin de garder le pas. On a besoin de garder un ordre !
— Ton ordre m’exclut.
— Il faut de l’ordre !
— Pas cet ordre.
Anaxandridas a dit :
— Pourquoi tu ne trouves pas de maison? Pourquoi tu ne te trouves pas une femme? Il y en a beaucoup des Messeniennes de ta farine.
— Les Messeniennes sont vos esclaves. Elles se méprisent et ont appris de vous de mépriser les Messeniens encore plus que vous.
— Prend une autre Lakonienne alors.
— Elles ne me regardent même pas.
— Bien sûr. T’es un trembleur.
— Je ne suis pas trembleur. J’ai bâti ma maison au pied du Mont Ithome. Poseidaôn a fait trembler la terre qui l’a mis par terre. J’en ai bâti une autre. J’ai combattu dans vos guerres. Vous m’abusez et vous me jetez de côté. J’ai combatu et je combats. Je n’ai jamais été un trembleur.
— C’est parce que… Je ne sais pas. Tu es bizarre.
Dionyssios a dit:
— Laissons-le mourir. Qui le saura ?
C’est là que Kléoménès est intervenu :
— Non.
— Personne ne saura pourquoi il est mort. Pas Tégéa, pas Lakédaimon. A quoi bon le laisser debout ?
— Il restera debout, a dit Kléomènes parce que je te dis de le laisser.
— Tu ne va pas être un traître à la nation Kléoménès, a dit son père.
— Non. Si vous vous en allez, je vais y aller aussi. Mais je vais le dire à haute voix. Je vais le dire à haute voix devant toute Spartè quelle sorte d'hommes vous êtes, des putes qui veulent la gloire et sont incapable de crever pour autre chose que la gloire que leur accordent les autres putes de Sparta.
Anaxandridas a réfléchi :
— Hélote, je vais t’épargner la vie mais tu dois jurer allégeance envers Spartè.
— Quelle allégeance?
— Je vais t’octroyer justice mais tu dois déclarer ton amour pour Spartè.
— Tu as besoin de mon amour ?
— Non, c’est juste… c’est pour nous pour savoir que tu sera loyal dans le futur.
— J’ai déjà prêté serment de loyauté.
— Nous voulons… un serment d’amour.
— Tu veux que je signe un contrat d’amour ?
Anaxandridas a regardé autour désespéré. Qu’est-ce qu’on va faire avec celui-là ? Est-ce qu’il nous aime ou pas ?
— Il a l’air en règle. Il se comporte correctement. Il fait ce qu’on exige de lui.
— Oui mais, je veux dire. Profondément, dans son âme, est-ce qu’il nous aime, vraiment ?
— Pourquoi tu dois savoir ?
Anaxandridas avait perdu son sang froid.
— Ce n’est pas que je dois savoir. Je veux juste… que faire s’il ne nous aime pas ? Que faire si on lui donne justice et il ne nous aime pas ?
— Est-ce que toi tu l’aimes ? a demandé Kléoménès.
Anaxandridas a regardé le Hélote impuissant, alongé et ensanglanté dans le ravin, avec sa tunique trouée.
— Moi ? Aimer ça ?
Il s’est écroulé.
— Je ne sais pas… Je ne sais plus. J’ai besoin de quelqu’un qui… Regarde tout ce que je fais, regarde la peine que je me donne et tout ça pourquoi? Pour avoir un Hélote crier en public qu’il s’en fout ?
Kléomènes a voulu dire quelque chose à son père mais Anaxandridas a explosé :
— Casse-toi ! Je ne veux plus te voir !
Il a hurlé et il l’a frappé avec toute sa force. Kléomènes s’est retiré en chialant. Anaxandridas, le puissant roi Spartiate, pleurait lui aussi, comme un enfant, des larmes amères. Les Spartiates s’étaient mis devant lui et avaient fait un mur. On ne voyait plus rien.
Après un temps, dans la fraicheur de l’air, s’étant essuyé les larmes, Anaxandridas s’est approché du Hélote et lui a dit :
— Tu auras ce que tu voudras.