IX

Gabriel Ardalionovitch s’adressa, tout d’abord, à Bourdovski qui, visiblement troublé, fixait sur lui, avec toute son attention, un regard chargé de surprise.

« Vous ne nierez sans doute pas et ne contesterez pas sérieusement que vous êtes né juste deux ans après le légitime mariage de votre respectable mère avec le secrétaire de collège Bourdovski, votre père. Il est très facile d’établir à l’aide de documents la date de votre naissance ; la falsification de cette date, si blessante pour vous et pour votre mère, dans l’article de M. Keller ne s’explique que par l’imagination de celui-ci, qui pensait ainsi servir vos intérêts en rendant votre droit plus évident. M. Keller a déclaré vous avoir lu l’article au préalable, mais pas en entier… il est hors de doute qu’il ne vous a pas lu ce passage.

– En effet, je ne lui ai pas lu, interrompit le boxeur ; mais tous les faits m’ont été communiqués par une personne bien informée et je…

– Pardon, monsieur Keller, reprit Gabriel Ardalionovitch, laissez-moi continuer. Je vous promets que nous parlerons en temps voulu de votre article ; alors vous me fournirez vos explications ; pour le moment il est préférable de suivre l’ordre de mon exposé. Tout à fait par hasard et grâce au concours de ma sœur, Barbe Ardalionovna Ptitsine, j’ai obtenu de son amie intime, Véra Alexéïevna Zoubkov, veuve et propriétaire, communication d’une lettre que feu Nicolas Andréïévitch Pavlistchev lui avait écrite, il y a vingt-quatre ans, lorsqu’il était à l’étranger. Après m’être mis en rapport avec Véra Alexéïevna, je me suis adressé, sur ses indications, à un colonel en retraite nommé Timoféï Fiodorovitch Viazavkine, parent éloigné et grand ami du défunt. J’ai réussi à obtenir de lui deux autres lettres de Nicolas Andréïévitch, écrites également à l’étranger. La confrontation des dates et des faits relatés dans ces trois documents établit, avec une rigueur mathématique contre laquelle ne saurait prévaloir ni objection ni doute, que Nicolas Andréïévitch a vécu alors à l’étranger pendant trois années et que son départ avait eu lieu exactement un an et demi avant votre naissance, monsieur Bourdovski. Votre mère, comme vous le savez, n’est jamais sortie de Russie… Je ne vous lirai pas ces lettres en raison de l’heure avancée ; je me borne pour l’instant à consigner le fait. Mais si vous voulez, monsieur Bourdovski, prendre pour demain rendez-vous chez moi et amener vos témoins (en aussi grand nombre qu’il vous plaira) avec des experts en écriture, je suis certain de vous obliger à convenir de l’évidente vérité de ce que j’avance. Cette vérité une fois admise, il va de soi que toute l’affaire s’écroule d’elle-même.

De nouveau un mouvement de profonde émotion s’empara de tous les assistants. Bourdovski se leva brusquement de sa chaise.

– S’il en est ainsi, j’ai été trompé, oui trompé, mais pas par Tchébarov, et cela remonte loin, très loin ! Je ne veux pas d’experts et n’irai pas chez vous. Je vous crois ; je renonce à ma prétention… je refuse les dix mille roubles… adieu !…

Il prit sa casquette et, repoussant sa chaise, fit mine de s’en aller.

– Si vous le pouvez, monsieur Bourdovski, dit d’un ton doucereux Gabriel Ardalionovitch, restez encore un peu, ne seraient-ce que cinq minutes. Cette affaire offre encore des révélations de la plus haute importance, surtout pour vous, et en tout cas extrêmement curieuses. Mon avis est que vous ne pouvez vous dispenser d’en prendre connaissance et que vous vous féliciterez peut-être vous-même d’avoir tiré tout cela au clair…

Bourdovski s’assit sans dire mot, la tête un peu inclinée, dans l’attitude d’un homme profondément absorbé. Le neveu de Lébédev, qui s’était levé pour sortir avec lui, se rassit également ; il semblait perplexe, bien qu’il n’eût perdu ni son sang-froid ni son aplomb. Hippolyte était sombre, triste et passablement ahuri. Il fut d’ailleurs pris à ce moment d’une si violente quinte de toux que son mouchoir en fut tout maculé de sang. Le boxeur avait l’air médusé.

– Ah ! Antipe, s’écria-t-il sur un ton d’amertume, je te l’ai bien dit l’autre jour…, avant-hier, que tu pouvais, en effet, ne pas être le fils de Pavlistchev !

Des rires étouffés saluèrent cet aveu ; deux ou trois personnes ne se contenant plus pouffèrent bruyamment.

– Le détail que vous venez de nous révéler a son prix, monsieur Keller, continua Gabriel Ardalionovitch. Néanmoins je suis en mesure d’affirmer, d’après les renseignements les plus exacts, que M. Bourdovski, tout en connaissant parfaitement la date de sa naissance, ignorait que Pavlistchev eût fait ce séjour à l’étranger, où il a passé la plus grande partie de sa vie, ne revenant en Russie qu’à de courts intervalles. En outre, ce départ était une chose trop insignifiante en elle-même pour être restée, plus de vingt ans après, dans la mémoire des plus proches amis de Pavlistchev ; à plus forte raison dans celle de M. Bourdovski, qui n’était pas encore né à cette époque. Certes, une enquête sur ce voyage paraît maintenant n’offrir plus rien d’impossible, mais je dois avouer que la mienne aurait pu ne pas aboutir et que le hasard l’a singulièrement favorisée. Pareille enquête n’eût eu pratiquement presque aucune chance de succès si elle avait été menée par M. Bourdovski et même par Tchébarov, à supposer que l’idée leur en fût venue. Mais ils ont pu aussi ne pas y penser…

– Permettez, monsieur Ivolguine, l’interrompit avec colère Hippolyte, à quoi bon tout ce galimatias ? (Excusez-moi.) L’affaire est désormais claire et nous reconnaissons le fait principal. Pourquoi cette pénible et blessante insistance ? Vous désirez peut-être tirer vanité de l’habileté de vos recherches, faire valoir aux yeux du prince et aux nôtres vos talents d’enquêteur et de fin limier ? Ou bien vous avez l’intention d’excuser et de disculper Bourdovski en démontrant qu’il s’est mis dans ce mauvais cas par ignorance. Mais c’est une insolence, mon cher monsieur ! Bourdovski n’a que faire de votre absolution et de votre justification, vous devriez le savoir. C’est une offense pour lui, et il n’a pas besoin de cela dans la situation pénible et gênée où il se trouve présentement. Vous auriez dû deviner, comprendre cela…

– C’est bien, monsieur Térentiev, en voilà assez ! coupa Gabriel Ardalionovitch ; calmez-vous, ne vous échauffez pas ; vous êtes, je crois, très souffrant ? Je compatis à votre mal. Si vous le désirez, j’ai fini, ou pour mieux dire je me résigne à abréger des faits qu’il n’eût pas été inutile, à mon sens, de faire connaître dans leur intégralité, ajouta-t-il en notant dans l’assistance un mouvement qui ressemblait à de l’impatience.

« Pour éclairer toutes les personnes qui s’intéressent à cette affaire je tiens seulement à établir, preuves en main, que, si votre mère, monsieur Bourdovski, a été l’objet des attentions et de la sollicitude de Pavlistchev, c’est uniquement parce qu’elle était la sœur d’une jeune domestique du pays que Nicolas Andréïévitch avait aimée dans sa première jeunesse et qu’il eût certainement épousée si elle n’était morte subitement. J’ai des preuves tout à fait convaincantes de ce fait, qui est très peu connu ou même complètement oublié. Je pourrais en outre vous expliquer comment votre mère, quand elle n’avait que dix ans, fut recueillie par M. Pavlistchev qui prit son éducation à sa charge et lui constitua une dot importante. Ces marques d’attachement donnèrent naissance à des appréhensions dans la très nombreuse parenté de M. Pavlistchev, où l’on crut même qu’il allait épouser sa pupille. Mais, arrivée à l’âge de vingt ans, votre mère fit un mariage d’inclination en épousant un fonctionnaire du service de l’arpentage, nommé Bourdovski. De cela aussi je puis produire les preuves. J’ai également recueilli des données précises qui établissent que votre père, monsieur Bourdovski, qui n’avait aucun sens des affaires, abandonna l’administration après avoir touché les quinze mille roubles constituant la dot de votre mère et se lança dans des entreprises commerciales. Il fut dupé, perdit son capital et, n’ayant pas la force de supporter ce revers, se mit à boire ; il ruina ainsi sa santé et mourut prématurément après sept ou huit années de mariage. Votre mère, d’après son propre témoignage, est restée au lendemain de cette mort dans la misère et elle aurait été perdue sans l’aide généreuse et soutenue de Pavlistchev, qui lui a fait une rente annuelle de six cents roubles. D’innombrables témoignages attestent ensuite que, dès votre enfance, il eut pour vous la plus vive affection. De ces témoignages, confirmés d’ailleurs par votre mère, il ressort que cette prédilection fut surtout motivée par le fait que, dans votre prime jeunesse, vous étiez bègue et paraissiez malingre et chétif. Or Pavlistchev, comme j’en ai acquis la preuve, a eu toute sa vie une tendresse particulière pour les êtres maltraités ou disgraciés par la nature, surtout quand c’étaient des enfants. Cette particularité est, à mon avis, de la plus haute importance dans l’affaire qui nous occupe.

« Enfin je puis me vanter d’avoir fait une découverte capitale : la très vive affection que nourrissait pour vous Pavlistchev (grâce auquel vous êtes entré au collège et avez poursuivi vos études sous une direction spéciale) fit naître peu à peu, parmi ses parents et amis, l’idée que vous deviez être son fils et que votre père légal n’avait été qu’un mari trompé. Mais il est essentiel d’ajouter que cette présomption ne prit la force d’une conviction formelle et générale que dans les dernières années de la vie de Pavlistchev, lorsque son entourage commença à craindre qu’il ne fît un testament et lorsque, les antécédents étant oubliés, il n’était plus possible de les reconstituer. Il est probable que cette conjecture est venue à vos oreilles, monsieur Bourdovski, et qu’elle a conquis votre esprit. Votre mère, dont j’ai eu l’honneur de faire personnellement la connaissance, était elle aussi au courant de cette rumeur, mais elle ignore encore (et je le lui ai caché) que vous-même, son fils, vous y avez ajouté foi. J’ai trouvé à Pskov, monsieur Bourdovski, votre très respectable mère malade et dans l’extrême dénuement où l’a laissée la mort de Pavlistchev. Elle m’a appris avec des larmes de reconnaissance que, si elle vivait encore, c’était grâce à vous et à votre aide. Elle fonde sur votre avenir de grandes espérances et croit avec ferveur que vous réussirez… »

– Voilà qui passe la mesure, à la fin ! s’écria le neveu de Lébédev perdant patience. À quoi bon tout ce roman ?

– C’est d’une révoltante inconvenance ! s’emporta Hippolyte.

Mais Bourdovski ne souffla mot et ne bougea même pas.

– À quoi bon ? Pourquoi ? riposta avec un sourire insidieux Gabriel Ardalionovitch, qui préparait une conclusion mordante. – Mais d’abord pour que M. Bourdovski puisse maintenant se convaincre que Pavlistchev l’a aimé, non par instinct paternel, mais par magnanimité. Ce seul fait demandait déjà à être établi, puisque M. Bourdovski a confirmé et approuvé tout à l’heure, après la lecture de l’article, les assertions de M. Keller. Je dis cela parce que je vous tiens pour un galant homme, monsieur Bourdovski. En second lieu, il apparaît maintenant qu’il n’y a eu aucune intention d’escroquerie, même de la part de Tchébarov. Je tiens à insister sur ce point, car, il y a un moment, dans le feu de la discussion, le prince a dit que je partageais son sentiment sur le caractère frauduleux de cette malheureuse affaire. Au contraire, tout le monde ici a été de bonne foi ; Tchébarov est peut-être un grand escroc, mais dans le cas présent il n’a été qu’un chicaneur retors à l’affût d’une occasion. Il espérait gagner beaucoup comme avocat, et son calcul était non seulement habile, mais fondé : il tablait sur la facilité avec laquelle le prince donne de l’argent, sur la noble vénération que celui-ci porte à la mémoire de feu Pavlistchev, enfin (et surtout) sur sa conception chevaleresque des obligations d’honneur et de conscience.

« Quant à M. Bourdovski, on peut dire qu’en raison de certaines de ses convictions, il s’est laissé influencer par Tchébarov et son entourage au point de s’engager dans cette affaire presque en dehors de tout intérêt personnel, pour servir en quelque sorte la cause de la vérité, du progrès et de l’humanité. Maintenant que tous les faits sont tirés au clair, il est patent qu’en dépit des apparences M. Bourdovski est un homme probe ; le prince peut donc lui proposer, de meilleur gré encore qu’il ne le faisait tout à l’heure, son aide amicale et le secours effectif dont il a parlé à propos des écoles et de Pavlistchev.

– Arrêtez, Gabriel Ardalionovitch, taisez-vous ! s’écria le prince sur un ton de véritable effroi…

Mais il était déjà trop tard.

– J’ai dit, j’ai dit par trois fois que je ne voulais pas d’argent, fit rageusement Bourdovski. Je ne le prendrai pas… pourquoi ? je n’en veux pas… Je m’en vais !…

Et il courait déjà sur la terrasse lorsque le neveu de Lébédev l’attrapa par le bras et lui dit quelque chose à voix basse.

Il revint alors précipitamment sur ses pas et, tirant de sa poche une grande enveloppe non cachetée, il la jeta sur une petite table qui était à côté du prince.

– Voilà l’argent !… Vous n’auriez pas dû oser me l’offrir !… L’argent !

– Ce sont les deux cent cinquante roubles que vous vous êtes permis de lui envoyer comme aumône par l’entremise de Tchébarov, expliqua Doktorenko.

– Dans l’article il n’est question que de cinquante roubles ! s’exclama Kolia.

– Je suis coupable, dit le prince en s’approchant de Bourdovski, oui, très coupable envers vous, Bourdovski, mais je ne vous ai pas envoyé cette somme comme une aumône, croyez-le bien. Je suis encore coupable maintenant… Je l’ai été tantôt. (Le prince était tout déconcerté ; il paraissait fatigué et affaibli, ses paroles étaient incohérentes.) J’ai parlé d’escroquerie… mais cela ne vous concernait pas ; j’ai fait erreur. J’ai dit que vous étiez… malade comme moi. Mais non, vous n’êtes pas comme moi… vous donnez des leçons, vous soutenez votre mère. J’ai dit que vous aviez déshonoré votre mère, or, vous l’aimez ; elle-même le dit… je ne savais pas… Gabriel Ardalionovitch ne m’avait pas parlé de tout cela tantôt… J’ai eu tort. J’ai osé vous offrir dix mille roubles, mais j’ai mal fait ; j’aurais dû m’y prendre autrement, et maintenant… ce n’est plus possible, car vous me méprisez…

– Mais c’est une maison de fous ! s’écria Elisabeth Prokofievna.

– Sûrement, c’est une maison de fous ! confirma d’un ton acerbe Aglaé qui ne pouvait plus se contenir.

Mais ses paroles se perdirent dans un brouhaha général ; tout le monde parlait et discutait maintenant à haute voix ; les uns se querellaient, les autres riaient. Ivan Fiodorovitch Epantchine était outré et attendait Elisabeth Prokofievna avec un air de dignité offensée. Le neveu de Lébédev voulut placer un dernier mot.

– Eh bien ! oui, prince ! il faut vous rendre cette justice que vous savez tirer de votre… mettons, de votre maladie (pour employer un mot poli). Vous avez offert si adroitement votre amitié et votre argent qu’il n’est plus possible à un homme d’honneur de les accepter sous aucune forme.

– Permettez, messieurs ! s’exclama Gabriel Ardalionovitch qui, entre temps, avait ouvert l’enveloppe contenant l’argent. C’est trop d’ingénuité ou trop d’adresse… Vous devez savoir du reste le terme qui convient.

– Il n’y a pas deux cent cinquante roubles ici, mais cent seulement. Je le constate, prince, pour éviter tout malentendu.

– Laissez, laissez cela ! dit le prince à Gabriel Ardalionovitch en faisant un geste de la main.

– Non, ne laissez pas cela ! riposta aussitôt le neveu de Lébédev. Votre « laissez cela » est une offense pour nous, prince. Nous ne nous cachons pas, nous nous expliquons ouvertement : oui, il n’y a ici que cent roubles, et non deux cent cinquante ; mais est-ce que cela ne revient pas au même ?

– Non, cela ne revient pas au même, répliqua Gabriel Ardalionovitch avec un accent de candide surprise.

– Ne m’interrompez pas ; nous ne sommes pas si bêtes que vous le pensez, monsieur l’avocat ! s’écria le neveu de Lébédev dans un mouvement de colère et de dépit. Il va de soi que cent roubles ne sont pas la même chose que deux cent cinquante ; mais ce qui importe ici, c’est le principe, le geste ; s’il manque cent cinquante roubles, ce n’est qu’un détail. L’essentiel, c’est que Bourdovski n’accepte pas votre aumône et qu’il vous la jette à la figure, très illustre prince ! Sous ce rapport, il est indifférent qu’il s’agisse de cent ou de deux cent cinquante roubles. Il en a refusé dix mille, vous l’avez vu ; s’il était malhonnête il n’aurait même pas rapporté ces cent roubles ! Les cent cinquante roubles qui manquent ont été remis à Tchébarov pour le défrayer de son voyage quand il est allé trouver le prince. Libre à vous de vous moquer de notre maladresse et de notre ignorance en affaires ; vous avez d’ailleurs fait tout votre possible pour nous tourner en ridicule ; mais ne vous permettez pas de dire que nous sommes des gens malhonnêtes ! Mon cher monsieur, nous répondons tous de ces cent cinquante roubles vis-à-vis du prince ; dussions-nous lui verser la somme rouble par rouble, nous la lui restituerons, intérêts compris. Bourdovski est pauvre, ce n’est pas un millionnaire ; et Tchébarov lui a présenté sa note après son voyage. Nous espérions gagner… Qui, à sa place, n’en aurait pas fait autant ?

– Comment, qui ? s’exclama le prince Stch…

– C’est à devenir folle ! s’écria Elisabeth Prokofievna.

– Cela rappelle, fit en riant Eugène Pavlovitch qui avait longuement observé la scène sans bouger, le récent plaidoyer d’un fameux avocat dont le client avait assassiné six personnes pour les voler. Il invoqua la pauvreté pour excuser ce crime et conclut à peu près en ces termes : « Il est naturel que la pauvreté ait mis dans l’esprit de mon client l’idée de tuer ces six personnes ; cette idée, qui, à sa place, ne l’aurait pas eue ? » Il a dit quelque chose dans ce genre ; en tout cas le raisonnement est fort amusant.

– En voilà assez ! déclara brusquement Elisabeth Prokofievna toute frémissante de colère, il est temps de mettre fin à ce galimatias !…

Elle était dans un état de surexcitation terrible ; la tête rejetée en arrière, l’air menaçant, elle lança un regard de provocation à toute l’assistance, où elle ne distinguait plus maintenant amis et ennemis. Son irritation trop longtemps contenue se déchaînait enfin ; il lui fallait livrer bataille, tomber au plus tôt sur n’importe qui. Ceux qui la connaissaient comprirent sur le coup que quelque chose d’extraordinaire se passait en elle. Ivan Fiodorovitch dit, le lendemain, sur un ton péremptoire au prince Stch… que ces accès la prenaient parfois, mais qu’ils revêtaient rarement, – peut-être une fois tous les trois ans, jamais davantage, – un pareil degré de violence.

– Assez, Ivan Fiodorovitch ! Laissez-moi ! s’écria Elisabeth Prokofievna ; pourquoi m’offrez-vous maintenant votre bras ? Vous n’avez pas su m’emmener plus tôt hors d’ici ; vous êtes le mari, le chef de famille, vous auriez dû m’entraîner par les oreilles si j’avais été assez sotte pour refuser de vous obéir et de vous suivre. Vous auriez au moins dû penser à vos filles ! Maintenant je trouverai mon chemin sans vous, après une avanie dont je rougirai pendant toute une année… Attendez, je dois encore remercier le prince !… Merci, prince, du régal que tu nous as procuré ! Et dire que je suis restée là à écouter ces jeunes gens !… Quelle bassesse ! quelle bassesse ! Un chaos, un scandale, tels qu’un cauchemar n’en donne pas idée ! Est-ce qu’il y a beaucoup de gens comme cela ?… Tais-toi, Aglaé ! Silence, Alexandra ! Ce n’est pas votre affaire !… Ne tournez pas comme cela autour de moi, Eugène Pavlovitch, vous m’énervez !… Ainsi, mon petit, tu trouves encore le moyen de leur demander pardon ? fit-elle en s’adressant de nouveau au prince. – « Pardonnez-moi, leur dit-il, de m’être permis de vous offrir une fortune »… Et toi, insolent, qu’as-tu à lire ? lança-t-elle brusquement au neveu de Lébédev. « Nous refusons, dit celui-ci, la somme offerte ; nous exigeons, nous ne quémandons pas ! » Comme s’il ne savait pas que cet idiot ira, dès demain, leur offrir de nouveau son amitié et son argent ! N’est-ce pas que tu iras ? Iras-tu, oui ou non ?

– J’irai, répondit le prince d’une voix douce et contrite.

– Vous l’avez entendu ? Voilà bien sur quoi tu comptes ! s’écria-t-elle en reprenant Doktorenko à partie. C’est comme si tu avais déjà cet argent en poche. Si tu fais le magnanime, c’est uniquement pour nous esbroufer… Non, mon ami, cherche ailleurs tes dupes ; moi, j’ai de bons yeux… je vois tout votre jeu !

– Elisabeth Prokofievna ! s’écria le prince.

– Allons-nous-en, Elisabeth Prokofievna ! Il est plus que temps ; emmenons le prince avec nous, proposa le prince Stch… en souriant et en affectant le plus grand calme.

Les demoiselles se tenaient à l’écart. Elles semblaient presque effrayées ; le général, lui, l’était positivement. L’étonnement se lisait sur tous les visages. Quelques-uns de ceux qui étaient restés en arrière riaient sous cape et chuchotaient. La physionomie de Lébédev exprimait la suprême extase.

– Les scandales et le chaos, madame, on les trouve partout, énonça le neveu de Lébédev, non sans une expression de gêne.

– Pas à ce degré-là ! Non, mon ami, pas à ce degré là ! répliqua Elisabeth Prokofievna avec une exaspération convulsive. – Mais laissez-moi donc tranquille ! dit-elle à ceux qui s’efforçaient de la raisonner. Si, comme vous-même, Eugène Pavlovitch, venez de nous le raconter, un avocat a pu déclarer en plein tribunal qu’il trouvait fort naturel qu’on assassinât six personnes sous l’impulsion de la misère, cela prouve que les temps sont venus. Je n’avais jamais entendu chose pareille. Maintenant tout devient clair pour moi. Tenez, ce bègue (elle montra Bourdovski qui la regardait avec stupeur), est-ce qu’il n’est pas capable d’assassiner ? Je parie qu’il assassinera quelqu’un. Il se peut qu’il ne prenne pas les dix mille roubles, qu’il les refuse par acquit de conscience ; mais il reviendra la nuit, t’égorgera et volera l’argent dans ta cassette, toujours par acquit de conscience ! Pour lui ce ne sera pas un acte criminel ; ce sera un « accès de noble désespoir », un « geste de négation », ou le diable sait quoi !… Fi !… Le monde est à l’envers, les gens marchent la tête en bas. Une jeune fille élevée sous le toit paternel saute en pleine rue et crie à sa mère : « Maman, j’ai épousé l’autre jour un tel, Karlitch ou Ivanitch ; adieu ! » Est-ce que vous trouvez cela bien ? Est-ce digne, est-ce naturel ? La question féminine ? Tenez, ce gamin (elle indiqua Kolia) m’a soutenu l’autre jour qu’en cela consistait justement la question féminine. Admettons que ta mère ait été une sotte, tu n’en dois pas moins la traiter humainement !… Pourquoi êtes-vous entrés tout à l’heure avec cet air provocant qui semblait dire : « Nous avançons, ne bougez plus ! Accordez-nous tous les droits, mais ne vous permettez pas un mot en notre présence. Témoignez-nous tous les égards, même les plus inouïs ; mais vous, nous vous traiterons plus mal que le dernier des laquais ! » Ils cherchent la vérité, ils se fondent sur le droit ; mais cela ne les empêche pas de calomnier le prince, dans leur article, comme des mécréants. « Nous exigeons, nous ne quémandons pas ; vous n’aurez de nous aucune parole de reconnaissance parce que, ce que vous ferez, vous le ferez pour l’apaisement de votre propre conscience ». Voilà une belle morale ! Comment ne comprends-tu pas que, si tu te dispenses de toute reconnaissance, le prince peut te riposter que, lui non plus, ne se sent lié par aucun sentiment de gratitude envers la mémoire de Pavlistchev, vu que, de son côté, Pavlistchev n’a agi que pour la satisfaction de sa propre conscience. Or tu n’as compté que sur la reconnaissance du prince à l’égard de Pavlistchev. Il ne t’a pas emprunté d’argent ; il ne te doit rien ; sur quoi tablais-tu si ce n’est sur cette reconnaissance ? Alors pourquoi répudies-tu ce sentiment ? C’est de l’aberration ! Voilà des gens qui accusent la société de cruauté et d’inhumanité parce qu’elle entoure de honte la fille séduite. Ce faisant, ils reconnaissent que la malheureuse souffre de la société. Comment peuvent-ils, dans ces conditions, livrer sa faute par la voie des journaux à la malignité publique et prétendre qu’elle ne pâtira point de cette publicité ? C’est de la démence, de l’infatuation ! Ils ne croient ni à Dieu ni au Christ. Mais la vanité et l’orgueil les rongent au point qu’ils finiront par s’entre-dévorer ; c’est moi qui vous le prédis ! N’est-ce pas de l’absurdité, de l’anarchie, un scandale ? Après cela, voilà ce sans-vergogne qui implore leur pardon ! Existe-t-il beaucoup de gens comme eux ? Vous ricanez : est-ce parce que j’ai eu la honte de me commettre avec vous ? Oui, j’ai eu cette honte, 1 il n’y a plus à y revenir.… Quant à toi, propre à rien (cette apostrophe s’adressait à Hippolyte), je te défends de rire de moi ! Il a à peine le souffle et il débauche les autres. Tu m’as corrompu ce gamin (elle désigna de nouveau Kolia) ; il ne rêve que de toi ; tu lui inculques l’athéisme ;’tu ne crois pas en Dieu et tu es encore, mon petit monsieur, en âge d’être fouetté ! Le diable soit de vous !… Alors c’est vrai, prince Léon Nicolaïévitch, tu iras demain chez eux ? tu iras ? répéta-t-elle presque à bout de souffle.

– J’irai.

– En ce cas-là, je ne veux plus te connaître !

Elle fit un brusque départ, mais se retourna soudain et montrant Hippolyte :

– Tu iras également chez cet athée ? – Pourquoi prends-tu l’air de te moquer de moi ? s’écria-t-elle sur un ton qu’on ne lui connaissait pas, en fonçant sur Hippolyte, dont le sourire narquois l’avait mise hors d’elle.

– Elisabeth Prokofievna ! Elisabeth Prokofievna ! Elisabeth Prokofievna ! s’exclama-t-on de tous côtés.

– Maman, c’est honteux ! s’écria Aglaé d’une voix forte.

Elisabeth Prokofievna avait bondi sur Hippolyte et lui ayant saisi le bras, le lui serrait avec force d’un geste impulsif, tandis qu’elle le dévisageait d’un regard furibond.

– Ne vous alarmez pas, Aglaé Ivanovna ! fit posément Hippolyte ; votre maman se rendra bien compte qu’on ne s’attaque pas à un moribond… Je suis d’ailleurs prêt à lui expliquer pourquoi je riais ; … je serais bien aise de pouvoir…

Mais une terrible quinte le secoua, qu’il fut un moment sans pouvoir réprimer.

– Voilà un mourant qui n’arrête pas de faire des discours ! s’écria Elisabeth Prokofievna en lâchant le bras d’Hippolyte et en le regardant avec une sorte d’effroi essuyer le sang qui lui était monté aux lèvres. – Qu’as-tu à dire ? Tu ferais mieux d’aller te coucher…

– C’est ce que je vais faire, répondit Hippolyte d’une voix faible et voilée, presque dans un chuchotement. – Sitôt rentré à la maison je me coucherai… Je mourrai dans quinze jours, je le sais. Le docteur B… me lui-même me l’a déclaré la semaine passée… C’est pourquoi, si vous le permettez, je vous dirai deux mots d’adieu.

– Tu perds la tête, je pense ? Quelle sottise ! Il faut te soigner. Le moment n’est pas aux discours. Va, va te mettre au lit ! s’exclama Elisabeth Prokofievna alarmée.

– Je me mettrai au lit et ce sera pour ne plus me relever, fit Hippolyte en souriant. Hier déjà, je voulais me coucher pour attendre la mort, mais je me suis accordé un sursis de deux jours, puisque mes jambes peuvent encore me porter… afin de venir aujourd’hui ici avec eux… Mais je suis bien fatigué…

– Alors assieds-toi, assieds-toi ! pourquoi restes-tu debout ? fit Elisabeth Prokofievna en lui avançant elle-même une chaise.

– Je vous remercie, articula Hippolyte d’une voix éteinte. Asseyez-vous en face de moi et causons… Il faut absolument que nous causions, Elisabeth Prokofievna, j’insiste maintenant là-dessus…, ajouta-t-il en souriant de nouveau. Songez que c’est la dernière journée que je passe au grand air et en société ; dans quinze jours je serai certainement sous terre. C’est donc en quelque sorte mon adieu aux hommes et à la nature. Bien que je ne sois guère sentimental, je suis très content, le croiriez-vous ? que cela se passe ici, à Pavlovsk ; au moins je vois la verdure, les arbres.

– Mais quelle loquacité ! dit Elisabeth Prokofievna dont l’effroi croissait de minute en minute. – Tu es tout fiévreux. Tout à l’heure tu t’es égosillé, tu as glapi ; maintenant tu respires à peine, tu es à court de souffle.

– Je ne vais pas tarder à me reposer. Pourquoi ne voulez-vous pas déférer à mon suprême désir ?… Savez-vous que je rêvais depuis longtemps de me trouver avec vous, Elisabeth Prokofievna ? J’ai beaucoup entendu parler de vous… par Kolia, qui est presque seul à ne pas m’abandonner… Vous êtes une femme originale, excentrique ; je viens de m’en apercevoir… Savez-vous que je vous ai même un peu aimée ?

– Seigneur ! Et dire que j’ai été sur le point de le frapper !

– C’est Aglaé Ivanovna, si je ne me trompe, qui vous en a empêchée ? C’est bien votre fille Aglaé Ivanovna ? Elle est si belle que, sans l’avoir jamais vue, je l’ai reconnue tout à l’heure du premier coup d’œil. Laissez-moi du moins contempler la beauté pour la dernière fois de ma vie, fit Hippolyte avec un sourire gauche et gêné. Vous êtes ici avec le prince, avec votre mari et toute une société. Pourquoi refusez-vous d’accéder à mon dernier désir ?

– Une chaise ! s’écria Elisabeth Prokofievna, qui prit elle-même un siège et s’assit vis-à-vis d’Hippolyte. – Kolia, ordonna-t-elle, reconduis-le sur-le-champ à la maison ; demain je ne manquerai pas moi-même de…

– Avec votre permission, je demanderai au prince de me faire donner une tasse de thé… Je me sens très las. Tenez, Elisabeth Prokofievna, vous vouliez, je crois, emmener le prince prendre le thé chez vous ? Eh bien ! restez ici, passons un moment ensemble ; le prince nous fera sûrement servir le thé à tous. Excusez-moi d’en disposer ainsi… Mais vous êtes bonne, je le sais. Le prince également… Nous sommes tous de si bonnes gens que c’en est comique…

Le prince s’exécuta. Lébédev sortit en toute hâte de la pièce ; Véra lui emboîta le pas.

– Et c’est la vérité ! dit résolument la générale. Parle si tu veux, mais plus doucement, et sans t’exalter. Tu m’as attendrie… Prince ! tu n’aurais pas mérité que je prisse le thé chez toi, mais passons ; je resterai ; toutefois je ne ferai d’excuses à personne ! À personne ! Ce serait trop bête !… Au demeurant, si je t’ai malmené, prince, pardonne-moi ; si tu le veux, bien entendu. D’ailleurs je ne retiens personne, ajouta-t-elle d’un air tout à fait courroucé à l’adresse de son mari et de ses filles, comme si elle avait à leur endroit quelque grief redoutable ; – je saurai bien rentrer à la maison toute seule…

Mais on ne la laissa pas achever. Tout le monde s’approcha et s’empressa autour d’elle. Le prince pria aussitôt les assistants de rester à prendre le thé et s’excusa de ne pas l’avoir fait plus tôt. Le général Epantchine lui-même poussa l’amabilité jusqu’à murmurer quelques paroles apaisantes ; il demanda avec prévenance à Elisabeth Prokofievna si elle n’aurait pas froid sur la terrasse. Il fut même sur le point de questionner Hippolyte sur le temps depuis lequel il était inscrit à l’Université, mais il se retint. Eugène Pavlovitch et le prince Stch… devinrent tout à coup pleins d’affabilité et d’enjouement. Les physionomies d’Adélaïde et d’Alexandra, tout en conservant une expression de surprise, reflétèrent aussi le contentement. Bref, tous étaient visiblement heureux que la crise d’Elisabeth Prokofievna fût passée. Seule Aglaé gardait un visage renfrogné et se tenait silencieusement assise à distance. Les autres personnes de la société restèrent ; aucune ne voulut se retirer, pas même le général Ivolguine ; mais Lébédev lui chuchota quelque chose qui dut lui déplaire, car il s’effaça dans un coin.

Le prince s’approcha aussi de Bourdovski et de ses compagnons pour les inviter, sans excepter personne. Ils marmonnèrent d’un air rogue qu’ils attendraient Hippolyte, puis se retirèrent aussitôt dans un angle de la terrasse, où ils se rassirent côte à côte. Lébédev avait dû faire préparer depuis longtemps déjà le thé pour les siens, car on le servit immédiatement. Onze heures sonnaient.

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