VIII

– Messieurs, commença le prince, je ne m’attendais à voir aucun de vous ; moi-même j’ai été malade jusqu’à ce jour. Quant à votre affaire (dit-il en s’adressant à Antipe Bourdovski), il y a un mois que je l’ai confiée à Gabriel Ardalionovitch, comme je vous en ai alors avisé. D’ailleurs, je ne me refuse pas à m’en expliquer personnellement avec vous ; seulement vous conviendrez qu’à cette heure… Si cela ne doit pas être trop long, je vous propose de passer avec moi dans une autre pièce… J’ai ici en ce moment des amis, et je vous prie de croire…

– Des amis… tant que vous voudrez, mais permettez ! – l’interrompit brusquement le neveu de Lébédev sur un ton d’autorité, sans toutefois trop élever la voix – permettez-nous de vous déclarer que vous auriez pu vous comporter plus poliment à notre égard et ne pas nous faire attendre deux heures dans votre antichambre…

– Et certainement… moi aussi… voilà comment agissent les princes !… et vous, êtes-vous donc un général ? Et moi je ne suis pas votre laquais ! Mais je… je…, bafouilla tout à coup Antipe Bourdovski au comble de l’émotion ; ses lèvres frémissaient, sa voix tremblait d’exaspération, la salive lui sortait de la bouche en bulles qui éclataient ; son débit était si précipité qu’au bout de dix mots il était devenu complètement incompréhensible.

– Oui ! voilà des procédés de prince ! fit Hippolyte d’une voix criarde.

– Si l’on avait agi ainsi avec moi, grogna le boxeur, je veux dire : si ce procédé s’était adressé à moi en ma qualité de gentilhomme, à la place de Bourdovski j’aurais…

– Messieurs, vous pouvez m’en croire, il y a seulement une minute que j’ai appris que vous étiez ici, observa le prince.

– Nous ne craignons nullement vos amis, prince, quels qu’ils soient, parce que nous, nous sommes dans notre droit, reprit le neveu de Lébédev.

– Qui vous autorise, permettez-nous de vous le demander, à soumettre l’affaire de Bourdovski au jugement de vos amis ? glapit de nouveau Hippolyte, qui était maintenant fort échauffé. Nous ne sommes peut-être pas disposés à accepter ce jugement ; nous ne savons que trop ce qu’il peut signifier !…

Le prince, tout décontenancé par cet exorde, eut du mal à placer une réplique :

– Mais je vous ai déjà dit, monsieur Bourdovski, que, si vous ne voulez pas vous expliquer ici, nous pouvions tout de suite passer dans une autre pièce. Je vous répète que je viens seulement d’apprendre votre présence.

– Mais vous n’avez pas le droit, pas le droit, non, pas le droit… Vos amis… Voilà ! bredouilla de nouveau Bourdovski, en jetant autour de lui un regard de farouche défiance et en se montant, d’autant plus qu’il se sentait moins rassuré. – Vous n’avez pas le droit !

Il s’arrêta net comme si quelque chose s’était brisé en lui et, le corps penché en avant, fixa sur le prince, comme pour l’interroger, des yeux de myope striés de petites veines rouges.

Cette fois la surprise du prince fut telle qu’il ne trouva pas un mot à dire et regarda, lui aussi, Bourdovski en écarquillant les yeux.

– Léon Nicolaïévitch, l’interpella soudain Elisabeth Prokofievna, lis ceci séance tenante : c’est en rapport direct avec ton affaire.

Elle lui tendit en hâte un hebdomadaire humoristique et lui indiqua du doigt un article. Lébédev, désirant se faire bien voir de la générale, avait tiré ce journal de sa poche au moment où les visiteurs étaient entrés et il l’avait placé sous ses yeux en lui montrant une colonne marquée d’un trait de crayon. Les quelques lignes qu’Elisabeth Prokofievna avait eu le temps de lire l’avaient profondément troublée.

– Il vaudrait peut-être mieux ne pas lire cela à haute voix balbutia le prince tout confus ; j’en prendrai connaissance tout seul… plus tard…

– Eh bien, ce sera toi qui liras cela, tout de suite et à haute voix ! Tu entends, à haute voix ! dit Elisabeth Prokofievna à Kolia, après avoir retiré, d’un geste impatient, le journal des mains du prince, qui avait à peine eu le temps d’y jeter les yeux. Lis cet article à haute voix pour que tout le monde l’entende !

Elisabeth Prokofievna était une femme emportée et impulsive, qui parfois, sans mûre réflexion, levait toutes les ancres et se lançait au large en dépit de la tempête. Ivan Fiodorovitch eut un mouvement d’inquiétude. Et tandis que les assistants restaient en suspens, dans l’attente et la perplexité, Kolia ouvrit le journal et se mit à lire à haute voix l’article que Lébédev s’était empressé de lui indiquer :

« Prolétaires et rejetons. Un épisode de brigandage du jour et de chaque jour ! Progrès ! Effort ! Justice ! »

« Il se passe des choses étranges dans ce pays que l’on appelle la Sainte Russie, par ce temps de réformes et de grandes entreprises capitalistes, de nationalisme et d’exode annuel de millions à l’étranger, d’encouragement à l’industrie et d’oppression des travailleurs, etc., etc. ; comme nous n’en finirions pas, messieurs, avec cette énumération, passons au fait :

« Une singulière aventure est arrivée à l’un des rejetons de notre défunte aristocratie terrienne (De profundis). Les ancêtres de ces rejetons ont tout perdu à la roulette ; les pères se sont vus contraints de servir dans l’armée comme porte-enseignes ou lieutenants et sont généralement morts sous le coup de poursuites à propos d’innocentes méprises dans le maniement des fonds dont ils étaient comptables.

« Leurs enfants, tel le héros de notre récit, grandissent comme des idiots, ou se font pincer dans une affaire criminelle dont le jury les absout pour leur permettre de s’amender, ou encore unissent par occasionner un de ces esclandres qui étonnent le public et jettent une honte nouvelle sur une époque qui ne les compte plus.

« Notre rejeton est rentré, il y a six mois, en Russie, venant de Suisse où il avait suivi un traitement contre l’idiotie (sic !) ; à cette époque il était chaussé de guêtres à la mode étrangère et grelottait sous un manteau qui n’était même pas doublé, il faut convenir qu’il a eu de la chance ; sans même parler ici de l’intéressante maladie pour laquelle il s’est soigné en Suisse (un traitement contre l’idiotie, imaginez-vous cela ?), il justifie l’exactitude du proverbe russe qui dit : « le bonheur est pour les gens d’une certaine catégorie ». Jugez-en plutôt : il était resté orphelin en bas âge, son père étant mort, dit-on, lorsqu’il allait, comme lieutenant, passer en conseil de guerre pour avoir volatilisé aux cartes l’argent de sa compagnie et peut-être aussi pour avoir fait fustiger trop généreusement un de ses subordonnés (rappelez-vous le vieux temps, messieurs !). Notre baron fut élevé par un charitable et très riche propriétaire russe. Ce propriétaire – appelons-le P. – possédait à cet âge d’or quatre mille âmes, quatre mille serfs (des serfs ! comprenez-vous, messieurs, ce que cela veut dire ? moi je ne le comprends pas, il faut consulter un dictionnaire pour saisir le sens de cette expression ; « bien que ce soit une chose de fraîche date, on a peine à y croire »). C’était apparemment un de ces Russes paresseux et parasites qui traînent à l’étranger leur vie désœuvrée, passent l’été aux eaux et l’hiver au Château des Fleurs à Paris, où ils laissent des sommes fabuleuses. On peut assurer que le tiers au moins des redevances payées au temps du servage par les paysans à leurs seigneurs a passé dans la poche du propriétaire du Château des Fleurs (l’heureux mortel !)

« Quoi qu’il en soit, cet insouciant P. fit élever l’orphelin comme un prince, lui donna des gouverneurs et des gouvernantes (jolies sans doute) qu’il ramena lui-même de Paris. Mais ce dernier rejeton d’une lignée illustre était idiot. Les gouvernantes racolées au Château des Fleurs eurent beau faire, notre élève arriva à l’âge de vingt ans sans avoir appris aucune langue, pas même le russe. L’ignorance de cette dernière langue est d’ailleurs pardonnable. Enfin une idée saugrenue germa dans le cerveau d’esclavagiste de P. Il pensa qu’un idiot pouvait acquérir de l’esprit en Suisse. Cette idée ne manque d’ailleurs pas de logique : ce parasite, ce propriétaire devait nécessairement se figurer qu’on pouvait acheter au marché l’esprit comme le reste, surtout en Suisse. Cinq années furent consacrées au traitement du rejeton dans ce pays sous la direction d’un professeur renommé ; des milliers de roubles y passèrent. L’idiot ne devint point un homme intelligent, cela va sans dire, mais on prétend qu’il commença à ressembler plus ou moins à un être humain.

« Là-dessus P. meurt subitement. Il ne laisse, comme de juste, aucun testament ; ses affaires sont en plein désordre. Une foule d’héritiers avides se présente ; aucun d’eux n’a cure d’entretenir des rejetons de noble race et de les aider par charité à guérir en Suisse leur idiotie congénitale. Bien qu’idiot, le rejeton dont nous parlons essaie néanmoins de rouler son professeur et réussit, dit-on, en lui cachant la mort de son bienfaiteur, à se faire soigner chez lui gratuitement pendant deux années encore. Mais le professeur est lui-même un fieffé charlatan : ayant fini par s’inquiéter de ne rien recevoir d’un patient qui dévore avec l’appétit de ses vingt-cinq ans, il lui fait chausser ses vieilles guêtres, lui jette un manteau râpé sur les épaules et l’expédie à ses frais nach Russland en troisième classe, pour en débarrasser la Suisse.

On eût pu croire que la fortune tournait le dos à notre héros. Pas du tout : elle qui se plaît à exterminer par la famine des provinces entières, prodigua d’un coup toutes ses faveurs à ce petit aristocrate ; tel le nuage qui, dans la fable de Krylov, passe par-dessus les champs desséchés pour aller crever sur l’Océan. Presque au moment où le rejeton rentrait de Suisse à Pétersbourg, un parent de sa mère (issue naturellement d’une famille de marchands) vint à mourir ; c’était un vieux négociant barbu qui ne laissait pas d’enfants et appartenait à la secte des raskolnik . Il léguait une succession inattaquable de quelques millions en espèces sonnantes (une chose qui ferait bien notre affaire ; n’est-ce pas, ami lecteur ?) à notre rejeton, à notre baron qui suivait en Suisse une cure contre l’idiotie !

Dès lors ce fut une autre musique. Notre baron en guêtres, après avoir fait la cour à une célèbre coquette, se vit soudain entouré d’une foule d’amis et de connaissances ; il se découvrit même des parents. Bien mieux, de nombreuses demoiselles nobles brûlèrent de s’unir à lui en légitime mariage, car pouvaient-elles trouver mieux qu’un prétendant aristocrate, millionnaire et idiot : toutes les qualités à la fois ? Elles n’en eussent pas déniché un pareil, même en le cherchant avec une lanterne ou en le faisant faire sur mesure !… »

– Cela… je ne le comprends plus ! s’écria Ivan Fiodorovitch au paroxysme de l’indignation.

– Arrêtez cette lecture, Kolia ! fit le prince d’une voix suppliante.

Des exclamations retentirent de tous côtés.

– Qu’il lise, qu’il lise coûte que coûte ordonna Elisabeth Prokofievna qui, visiblement, avait la plus grande peine à se contenir. – Prince, si on cesse de lire, nous nous fâcherons.

Il n’y avait rien à faire. Tout rouge d’émotion, Kolia poursuivit la lecture d’une voix troublée.

« Tandis que notre nouveau millionnaire se sentait, pour ainsi dire, transporté au septième ciel, un événement tout à fait inattendu se produisit. Un beau matin se présenta chez lui un visiteur au visage calme et sévère, vêtu sobrement, mais avec distinction. Cet homme, dont le langage était à la fois poli, digne et intègre, et au tour d’esprit duquel on devinait un libéral, lui expliqua en deux mots le but de sa visite. Avocat réputé, il venait de la part d’un jeune homme qui lui avait confié ses intérêts et qui n’était ni plus ni moins que le fils de feu P., bien qu’il portât un autre nom. Dans sa jeunesse débauchée P. avait séduit une honnête et pauvre fille qui, tout en étant de condition servile, avait reçu une éducation européenne (il avait naturellement usé des droits seigneuriaux consacrés par le servage). Quand il s’aperçut des prochaines et inévitables conséquences de cette liaison, il se hâta de la marier à un homme de noble caractère qui avait une petite occupation et même un emploi officiel et qui aimait depuis longtemps la jeune personne. Il aida d’abord les nouveaux époux, mais le mari ne tarda pas à repousser par fierté ces subsides. Au bout de quelque temps P. oublia progressivement son ancienne amie et l’enfant qu’il en avait eu ; puis il mourut, comme on le sait, sans avoir fait de testament.

« Or le fils de P., qui était né après le mariage de sa mère et qui avait été adopté par l’homme au noble cœur dont il avait pris le nom, resta sans ressource après la mort de celui-ci. Sa mère malade et paralysée des jambes tomba à sa charge. Elle vivait dans une province éloignée. Établi dans la capitale, il gagnait honnêtement sa vie en donnant chaque jour des leçons dans des familles de marchands ; il pourvut ainsi à son entretien pendant ses années de collège et trouva ensuite le moyen de suivre des cours supérieurs afin de se préparer une situation d’avenir. Mais que peuvent rapporter des leçons dans des familles de marchands russes qui vous payent dix kopeks l’heure, surtout lorsqu’on doit venir en aide à une mère malade et infirme ? La mort de celle-ci dans sa lointaine province diminua à peine la gêne du jeune homme.

« Maintenant une question se pose : comment, en toute justice, notre rejeton aurait-il dû raisonner ? Vous pensez sans doute, ami lecteur, qu’il s’est dit : « Toute ma vie j’ai été comblé de bienfaits par P… Il a dépensé des dizaines de milliers de roubles pour mon éducation, pour mes gouvernantes, pour ma cure en Suisse. Aujourd’hui, je suis millionnaire, tandis que ce noble fils de P., innocent des fautes d’un père léger et oublieux, s’épuise à donner des leçons. Tout ce qui a été dépensé pour moi, aurait dû, en bonne équité, lui revenir. Ces sommes énormes sacrifiées pour moi ne m’appartiennent pas en réalité. Sans une erreur de l’aveugle fortune elles auraient dû aller au fils de P. C’est lui qui aurait dû en profiter, et non moi, car si P. me les a consacrées, ce n’est que par caprice, légèreté et oubli. Si j’étais un homme parfaitement noble, délicat et juste, je devrais donner au fils de mon bienfaiteur la moitié de mon héritage. Mais comme je suis surtout un homme économe et qui sait très bien que son obligation n’a pas de base juridique, je m’abstiendrai de partager mes millions. Toutefois ce serait de ma part une action trop vile et trop infâme (le rejeton a oublié d’ajouter « et imprudente ») que de ne pas lui rendre maintenant au moins les dizaines de milliers de roubles que son père a dépensés pour faire soigner mon idiotie. C’est une simple affaire de conscience et d’équité ; car que serais-je devenu si P. n’avait pas pris mon éducation à sa charge et s’il s’était occupé de son fils et non de moi ? »

« Mais non, messieurs ! nos rejetons ne raisonnent pas de la sorte. Le croiriez-vous, ce rejeton élevé en Suisse resta insensible à tous les arguments de l’avocat qui, ayant consenti à prendre les intérêts du jeune homme par pure amitié et presque à l’encontre de la volonté de celui-ci, fit en vain valoir les préceptes de l’honneur, de la générosité, de la justice, et même le sentiment de l’intérêt le plus élémentaire.

« Cela ne serait rien encore ; voici maintenant ce qui est véritablement impardonnable et que ne saurait excuser aucune maladie intéressante. Ce millionnaire, qui venait à peine de quitter les guêtres de son professeur, ne fut même pas capable de comprendre que ce noble jeune homme qui se tuait à la tâche ne s’adressait pas à sa pitié et ne sollicitait pas une aumône, mais exigeait une dette et que cette dette, pour être dépourvue de sanction juridique, n’en constituait pas moins une obligation de droit. Encore ne demandait-il rien par lui-même, puisque des amis intervenaient à sa place. Notre rejeton prit un air majestueux et, avec l’infatuation du millionnaire qui se croit tout permis, il tira un billet de cinquante roubles et en fit effrontément l’aumône au noble jeune homme. Vous ne le croyez pas, messieurs ? Vous êtes indignés, révoltés ; vous poussez des cris scandalisés ! Et pourtant c’est bien ainsi qu’il a agi ! Il va de soi que l’argent lui a été rendu séance tenante ; on le lui a pour ainsi dire jeté à la figure.

« Quelle sera l’issue de cette affaire ? Comme elle manque de fondement juridique, il ne reste qu’à en saisir l’opinion publique. Nous livrons donc cette histoire à nos lecteurs en leur garantissant son authenticité. Un de nos humoristes les plus connus a fait à ce propos une charmante épigramme, digne de trouver place parmi nos tableaux de mœurs non seulement de la province mais encore de la capitale ; voici cette épigramme.

Durant cinq ans Léon se pavana

Avec le manteau de Schneider ,

Passant le temps comme de coutume

À toutes sortes de balivernes.

Revenu dans des guêtres trop étroites,

Il hérita d’un million.

Il récite ses prières en russe

Mais il a volé les étudiants.

Ayant terminé sa lecture, Kolia se hâta de passer le journal au prince et, sans proférer une parole, se réfugia dans un coin en cachant son visage entre ses mains. Il éprouvait un intolérable sentiment de honte, et son âme d’enfant, qui n’avait pas encore eu le temps de se familiariser avec les bassesses de la vie, était bouleversée au delà de toute expression. Il lui semblait qu’il venait de se passer quelque chose d’extraordinaire à la suite de quoi tout s’écroulait d’un coup autour de lui, et qu’il était en quelque sorte la cause de cette catastrophe, uniquement parce qu’il avait lu l’article à haute voix.

Or il se trouva que toutes les personnes présentes avaient éprouvé un sentiment du même genre.

Les demoiselles avaient une sensation de malaise et de vergogne. Elisabeth Prokofievna réprimait sa colère qui était extrême ; peut-être se repentait-elle amèrement de s’être mêlée de cette affaire ; pour le moment elle se taisait.

Quant au prince, il passait par les sentiments qu’éprouvent souvent en pareil cas les gens timides à l’excès : il concevait une telle honte de l’action d’autrui et se sentait si mortifié pour ses hôtes qu’il fut un moment sans oser même les regarder. Ptitsine, Barbe, Gania et même Lébédev, tous avaient l’air plus ou moins confondus. Le plus singulier était qu’Hippolyte et le « fils de Pavlistchev » paraissaient eux aussi passablement surpris ; le neveu de Lébédev affectait une mine de mécontentement. Seul le boxeur avait gardé un calme parfait ; il relevait ses moustaches avec importance et baissait un peu les yeux, non par gêne, mais au contraire par un sentiment de généreuse modestie, tempérant un triomphe trop visible. Il était évident que l’article lui plaisait énormément.

– Le diable sait d’où vient cette infamie ! murmura Ivan Fiodorovitch ; c’est à croire que cinquante laquais se sont associés pour composer une pareille ignominie.

– Permettez-moi de vous demander, mon cher monsieur, de quel droit vous émettez des suppositions aussi blessantes ? déclara Hippolyte tout tremblant de colère.

– Pour un gentilhomme, général, c’est une offense… vous en conviendrez, un gentilhomme…, grogna le boxeur qui, tressaillant tout à coup, se mit à tordre ses moustaches de plus belle, tandis que ses épaules et son corps étaient secoués de frémissements.

– D’abord, je ne suis pas votre « cher monsieur » ; secondement je n’ai aucune explication à vous donner, répondit sur un ton raide le général que cet incident avait vivement courroucé ; sur quoi il se leva et, sans ajouter un mot, fit mine de descendre par la terrasse, mais resta sur la marche du haut, le dos tourné au public. Il était outré de voir qu’Elisabeth Prokofievna, même à ce moment, ne pensait pas à s’en aller.

– Messieurs, messieurs, laissez-moi enfin m’expliquer, s’écria le prince plein d’angoisse et d’émotion ; faites-moi le plaisir de parler de façon que nous nous comprenions les uns les autres. Je n’ai rien à vous dire au sujet de cet article ; n’y revenons pas ; sachez seulement, messieurs, que son contenu est entièrement faux ; je le dis parce que vous le savez aussi bien que moi ; c’est même une honte. Et je serais stupéfait que l’un de vous en fût l’auteur.

– Jusqu’à ce moment je ne savais rien de cet article, déclara Hippolyte. Je ne l’approuve pas.

– Moi j’en connaissais l’existence, mais… je n’aurais pas conseillé de le publier ; c’était prématuré, ajouta le neveu de Lébédev.

– Et moi je le connaissais, mais c’est mon droit… je…, balbutia « le fils de Pavlistchev ».

– Comment, c’est vous qui avez inventé tout cela ? demanda le prince en examinant Bourdovski avec curiosité. Ce n’est pas possible !

– On pourrait vous dénier le droit de poser de semblables questions, fit remarquer le neveu de Lébédev.

– Je me suis borné à exprimer mon étonnement de ce que M. Bourdovski ait réussi à… mais… Enfin je veux dire ceci : du moment que vous avez déjà livré cette affaire à la publicité, je ne vois pas pourquoi vous avez pris la mouche tout à l’heure, lorsque j’ai voulu en parler devant mes amis ?

– Enfin ! murmura Elisabeth Prokofievna avec indignation.

Lébédev, à bout de patience, se faufila soudain entre les chaises ; il était en proie à une sorte de fièvre.

– Il y a une chose, dit-il, prince, que vous ayez oublié d’ajouter : c’est que si vous avez reçu et écouté ces gens-là, c’est seulement par un effet de votre incomparable bonté de cœur. Ils avaient d’autant moins le droit d’exiger cela que vous aviez déjà confié l’affaire à Gabriel Ardalionovitch ; autre témoignage de votre excessive bonté. Vous oubliez aussi, très illustre prince, que vous êtes à présent en compagnie d’amis choisis que vous ne pouvez pas sacrifier à ces messieurs ; il ne tiendrait qu’à vous de mettre ces derniers à la porte, ce qu’en ma qualité de maître de maison j’aurais le plus grand plaisir à…

– C’est parfaitement juste, tonna, du fond de la pièce, le général Ivolguine.

– Cela suffit, Lébédev ; en voilà assez, commença le prince, mais une explosion de clameurs indignées couvrit ses paroles.

– Non, prince, excusez, cela ne suffit plus ! cria le neveu de Lébédev dont la voix domina celle des autres. Il faut maintenant mettre les points sur les i, car on n’a pas l’air de vouloir comprendre. On fait intervenir ici des arguties de droit au nom desquelles on menace de nous mettre dehors. Mais, prince, nous croyez-vous assez sots pour ne pas comprendre nous-mêmes que notre affaire est dénuée de toute base juridique et que la loi ne nous permet pas d’exiger de vous le moindre rouble ? C’est justement parce que nous le comprenons que nous nous plaçons sur le terrain du droit humain, du droit naturel, du droit du bon sens et de la conscience. Peu importe que ce droit-là ne soit pas inscrit dans quelque code vétuste, car un homme de sentiments nobles et honnêtes, autrement dit un homme de jugement sain, a le devoir de demeurer fidèle à ces sentiments, même dans les cas sur lesquels le code reste muet. Si nous sommes venus ici sans craindre d’être mis à la porte (comme vous venez de nous en menacer) à cause de nos exigences – car il s’agit d’exigences et non de prières – et de l’heure indue de notre visite (d’ailleurs nous ne sommes pas venus tard ; c’est vous qui nous avez fait poser dans l’antichambre), c’est parce que nous avons présumé trouver précisément en vous un homme de jugement sain, c’est-à-dire un homme d’honneur et de conscience.

« Oui, c’est la vérité, nous ne nous sommes pas présentés humblement, comme des parasites en quête de vos bonnes grâces. Nous sommes entrés la tête haute, comme des hommes libres qui n’ont pas une prière mais une libre et fière sommation à formuler (vous entendez : une sommation et non une prière ; notez bien cela). Nous vous posons la question avec dignité et sans détour : croyez-vous avoir raison ou tort dans l’affaire Bourdovski ? Reconnaissez-vous que Pavlistchev a été votre bienfaiteur et que, peut-être, vous lui devez la vie ? Si vous reconnaissez cette vérité d’évidence, avez-vous l’intention et trouvez-vous équitable, en conscience, maintenant que vous êtes millionnaire, de dédommager le fils de Pavlistchev qui se trouve dans la misère, sans vous arrêter au fait qu’il porte le nom de Bourdovski ? Oui ou non ?

« Si c’est oui, autrement dit si vous possédez ce que, dans votre langage, vous appelez l’honneur et la conscience, et ce que nous appelons, nous, plus justement un jugement sain, alors donnez-nous satisfaction et qu’on n’en parle plus. Réglez l’affaire sans attendre de nous ni prières ni reconnaissance ; car ce que vous ferez, vous ne le ferez pas pour nous mais pour la justice.

« Si vous refusez de nous donner satisfaction, c’est-à-dire si vous répondez non, alors nous partons sur-le-champ et l’affaire en reste là. Mais nous tenons à vous dire, les yeux dans les yeux et en présence de tous vos témoins, que vous êtes un esprit grossier et de culture inférieure ; que vous n’avez plus le droit désormais de vous regarder comme un homme d’honneur et de conscience, parce que ce droit, vous voulez l’acheter sans y mettre le prix.

« J’ai dit. J’ai posé la question. Mettez-nous maintenant à la porte si vous l’osez. Vous pouvez le faire, vous avez la force. Mais rappelez-vous que nous exigeons et ne quémandons pas. Nous exigeons ; nous ne quémandons pas !… »

Le neveu de Lébédev s’arrêta. Il avait parlé avec une vive excitation.

– Nous exigeons, nous exigeons, nous exigeons, mais flous ne quémandons pas ! balbutia Bourdovski, rouge comme une écrevisse.

Après le discours du neveu de Lébédev il y eut un mouvement général ; des murmures se firent entendre, bien que la tendance de chacun fût visiblement d’éviter de se mêler de cette affaire, à l’exception du seul Lébédev, toujours fort agité. (Chose singulière : quoique partisan du prince, Lébédev semblait avoir tiré une sorte d’orgueil familial de l’audition de son neveu ; du moins jetait-il sur l’assistance des regards où se manifestait une satisfaction particulière.)

– À mon avis, commença le prince d’une voix assez basse, vous avez à demi raison, monsieur Doktorenko, dans tout ce que vous venez de dire. J’admets même que vous ayez beaucoup plus qu’à demi raison, et je serais complètement d’accord avec vous s’il n’y avait eu une omission dans votre discours. Ce que vous avez omis, je ne saurais vous le dire exactement, mais enfin il manquait quelque chose à vos paroles pour que vous soyez tout à fait dans le vrai. Mais parlons plutôt de l’affaire elle-même, messieurs, et dites-moi pourquoi vous avez publié cet article ? Ne croyez-vous pas qu’il contient autant de calomnies que de mots ? Mon avis, messieurs, est que vous avez commis une vilenie.

– Permettez !…

– Mon cher monsieur…

– Ah ! mais cela !… cela !… s’écrièrent à la fois les visiteurs en donnant des signes d’agitation.

– Pour ce qui est de l’article, répliqua Hippolyte de sa voix criarde, je vous ai déjà dit que ni moi ni d’autres ne l’approuvons. L’auteur, le voici (il montra le boxeur assis à côté de lui). Son factum est, je le reconnais, inconvenant, écrit par un ignorant et dans un style qui sent son militaire en retraite. C’est un sot et un chevalier d’industrie, d’accord ; je le lui répète tous les jours en face. Néanmoins il était à moitié dans son droit : la publicité est un droit légal qui appartient à tout le monde et, par conséquent, à Bourdovski. S’il y mêle des inepties, c’est sous sa responsabilité personnelle. Quant à la protestation que j’ai élevée tout à l’heure au nom de nous tous contre la présence de vos amis, je crois nécessaire, messieurs, de vous déclarer qu’elle n’avait d’autre but que d’affirmer notre droit ; au fond nous désirions qu’il y eût des témoins et, avant d’entrer, nous étions déjà tous les quatre d’accord sur ce point. Nous acceptons ces témoins quels qu’ils soient, même si ce sont vos amis ; comme ils ne peuvent méconnaître le bon droit de Bourdovski (vu que ce bon droit est d’une évidence mathématique), il est préférable que ce soient vos amis ; la vérité ne s’en imposera qu’avec plus de clarté.

– C’est exact ; nous en étions convenus ainsi, confirma le neveu de Lébédev.

– Alors, si telle était votre intention, pourquoi avoir fait un pareil tapage dès les premiers mots de notre entretien ? objecta le prince surpris.

Le boxeur avait une furieuse envie de placer son mot. Il intervint sur un ton d’aimable entrain (on pouvait conjecturer que la présence des dames faisait sur lui une forte impression).

– En ce qui concerne l’article, prince, dit-il, je reconnais que j’en suis effectivement l’auteur, bien que mon maladif ami vienne d’en faire l’éreintement, ce que je lui pardonne, comme le reste, vu son état de faiblesse. Mais je l’ai écrit et fait imprimer sous forme de correspondance dans le journal d’un de mes bons amis. Seuls les vers ne sont pas de moi ; ils sont dus à la plume d’un humoriste en renom. Je me suis borné à lire l’article à Bourdovski ; encore ne lui ai-je pas tout lu ; il m’a tout de suite autorisé à le publier. Convenez que je n’avais même pas besoin de son consentement pour le faire. La publicité est un droit universel, noble et bienfaisant. J’espère, prince, que vous-même êtes trop libéral pour en disconvenir…

– Je n’en disconviens pas, mais vous avouerez que dans votre article il y a…

– Il y a des passages un peu forts… c’est ce que vous voulez dire ? Mais ils sont justifiés, en quelque sorte, par des considérations d’intérêt social, reconnaissez-le vous-même ; et puis, peut-on laisser passer pareille occasion ? Tant pis pour les coupables ; l’intérêt de la société avant tout ! Pour ce qui est de certaines inexactitudes ou, pour mieux dire, de certaines hyperboles, vous conviendrez encore que ce qui importe principalement, c’est l’initiative, le but poursuivi, l’intention. L’essentiel, c’est de donner un exemple salutaire, quitte à débattre ensuite les cas particuliers. Enfin, quant au style, mon Dieu, c’est le genre humoristique ; tout le monde écrit comme cela, reconnaissez-le vous-même ! Ha ha !

– Mais vous avez fait fausse route, messieurs, s’exclama le prince, je vous l’affirme. Vous avez publié l’article avec l’idée que je ne voudrais absolument rien faire pour M. Bourdovski. Vous avez, dans cette supposition, cherché à m’intimider et à tirer vengeance de moi. Mais qu’en savez-vous ? J’ai peut-être l’intention de donner satisfaction à Bourdovski. Et je vous le dis maintenant d’une façon positive, devant toutes les personnes présentes : telle est en effet mon intention…

– Enfin ! voilà une parole sensée et noble, émise par un homme sensé et très noble ! proclama le boxeur.

– Mon Dieu ! soupira involontairement Elisabeth Prokofievna.

– C’est intolérable ! gronda le général.

– Permettez, messieurs ! laissez-moi exposer l’affaire, supplia le prince. Il y a environ cinq semaines, j’ai reçu à Z. la visite de Tchébarov, votre mandataire et homme d’affaires, monsieur Bourdovski. Vous avez fait de lui un portrait, très séduisant dans votre article, monsieur Keller, ajouta en riant le prince qui s’était tourné vers le boxeur. – Cependant le personnage ne m’a pas plu du tout. J’ai compris du premier coup que ce Tchébarov avait été l’instigateur de toute l’affaire et qu’il vous y avait peut-être engagé, monsieur Bourdovski, en abusant de votre simplicité, soit dit en toute franchise.

– Vous n’avez pas le droit… je… je ne suis pas si simple…, bafouilla Bourdovski tout décontenancé.

– Vous n’avez nul droit d’émettre de pareilles suppositions, proféra d’un ton sentencieux le neveu de Lébédev.

– C’est souverainement affreux ! glapit Hippolyte. C’est une supposition blessante, mensongère et sans aucun rapport avec l’affaire.

Le prince s’empressa de se disculper.

– Pardon, messieurs, pardon. Je vous en prie, excusez-moi. J’avais pensé qu’il serait préférable de s’exprimer, de part et d’autre, avec une entière sincérité. Mais il en sera comme vous le voudrez. J’ai répondu à Tchébarov qu’étant absent de Pétersbourg je priais sans retard un ami de suivre cette affaire et que je vous aviserais du résultat, vous, monsieur Bourdovski. Je vous dirai sans ambages, messieurs, que c’est justement l’intervention de Tchébarov qui m’a fait flairer une escroquerie… Oh ! ne vous offensez pas, messieurs ! pour l’amour du Ciel ! ne vous offensez pas ! s’écria le prince effrayé de voir se raviver l’émoi de Bourdovski et les protestations de ses compagnons. – Quand je dis que la réclamation me paraissait une escroquerie, cela ne saurait vous viser personnellement. N’oubliez pas que je ne connaissais alors aucun de vous ; j’ignorais même vos noms. Je n’ai jugé l’affaire que d’après Tchébarov. Je parle d’une manière générale, car… si vous saviez seulement combien on m’a trompé depuis que j’ai reçu cet héritage !

– Prince, vous êtes terriblement naïf, observa le neveu de Lébédev sur un ton de sarcasme.

– Et vous êtes, en outre, prince et millionnaire ! Donc, en dépit de la bonté et de la simplicité de cœur que vous pouvez avoir, vous ne sauriez échapper à la loi générale, renchérit Hippolyte.

– C’est possible, c’est bien possible, messieurs, acquiesça rapidement le prince, encore que je ne comprenne pas de quelle loi générale vous parlez. Mais je continue et vous prie de ne pas vous échauffer inutilement ; je vous jure que je n’ai pas la moindre intention de vous offenser. Qu’est-ce que cela signifie, messieurs ? On ne peut pas dire une parole de sincérité sans que vous vous rebiffiez ?

« D’abord, j’ai été stupéfait en apprenant l’existence d’un « fils de Pavlistchev » et la situation misérable dans laquelle, au dire de Tchébarov, il se trouvait. Pavlistchev a été mon bienfaiteur et l’ami de mon père. (Ah ! monsieur Keller, pourquoi avez-vous, dans votre article, écrit des choses aussi fausses au sujet de mon père ? Jamais il n’a détourné les fonds de sa compagnie et jamais il n’a maltraité aucun de ses subordonnés ; j’en suis profondément convaincu ; comment votre main a-t-elle pu écrire une calomnie pareille ?) Et ce que vous avez dit de Pavlistchev est tout à fait inadmissible. Vous prétendez que cet homme si noble a été un débauché et un caractère léger. Vous avancez cela avec autant d’assurance que si c’était la vérité. Or c’était l’homme le plus chaste qui fût au monde ! C’était en outre un remarquable savant : il a été en correspondance avec nombre de personnalités scientifiques et il a donné beaucoup d’argent dans l’intérêt de la science. Pour ce qui est de son cœur et de ses bonnes actions, vous avez eu raison d’écrire que j’étais alors presque un idiot et ne pouvais rien en comprendre (toutefois je parlais et entendais le russe). Mais je suis maintenant capable de juger tout ce dont j’ai le souvenir…

– Permettez, cria Hippolyte, ne tombons-nous pas dans un excès de sentimentalité ? Nous ne sommes pas des enfants. Vous vouliez aller au fond de l’affaire ; il est neuf heures passées, ne l’oubliez pas !

– Soit, messieurs, je le veux bien, accorda aussitôt le prince. Après un premier mouvement de défiance, je me dis que je pouvais me tromper et que Pavlistchev avait peut-être eu un fils. Mais ce qui me paraissait à peine croyable, c’était que ce fils pût aussi légèrement et, disons-le, aussi publiquement dévoiler le secret de sa naissance et déshonorer sa mère. Car Tchébarov m’avait déjà menacé de faire un scandale…

– Quelle sottise ! s’écria le neveu de Lébédev.

– Vous n’avez pas le droit… vous n’avez pas le droit, s’exclama Bourdovski.

– Un fils n’est pas responsable de l’inconduite de son père, et la mère n’est pas coupable, jeta de sa voix perçante Hippolyte très excité.

– C’était, à mon sens, une raison de plus pour l’épargner, fit timidement observer le prince.

– Vous n’êtes pas seulement naïf, prince ; peut-être passez-vous les bornes de la simplicité, dit avec un rire méchant le neveu de Lébédev.

– Et quel droit aviez-vous ?… interrogea Hippolyte d’une voix qui n’avait plus rien de naturel.

– Aucun, aucun ! se hâta d’ajouter le prince ; ici vous avez raison, je l’avoue. Mais cela a été plus fort que moi. Aussitôt après, j’ai réfléchi que mon impression personnelle ne devait pas influer sur l’affaire. Dès lors que je me tenais pour obligé de donner satisfaction à M. Bourdovski par reconnaissance envers la mémoire de Pavlistchev, le fait d’estimer ou non M. Bourdovski ne changeait rien à cette obligation. Si je vous ai parlé de mon hésitation, c’est seulement, messieurs, parce qu’il m’avait semblé peu naturel qu’un fils révélât aussi publiquement le secret de sa mère… En un mot, ce fut surtout cet argument qui me convainquit que Tchébarov devait être une canaille, dont les supercheries avaient entraîné M. Bourdovski dans cette escroquerie.

– Ah ! cela passe toute mesure ! s’écrièrent les visiteurs ; quelques-uns même se levèrent impulsivement.

– Messieurs ! C’est ce même argument qui me fit conjecturer que ce malheureux M. Bourdovski devait être un simple d’esprit, un homme sans défense, à la merci des manigances des escrocs ; je n’en avais donc que plus impérieusement le devoir de lui venir en aide en tant que « fils de Pavlistchev », et cela de trois manières : d’abord en contrecarrant auprès de lui l’influence de Tchébarov, ensuite en le guidant avec dévouement et affection ; enfin en lui remettant dix mille roubles, c’est-à-dire, d’après mon calcul, l’équivalent de l’argent que Pavlistchev a dépensé pour moi.

– Comment ! dix mille roubles seulement ? s’écria Hippolyte.

– Allons, prince, vous n’êtes pas fort en arithmétique ; ou plutôt vous êtes trop fort, avec vos airs d’ingénu ! s’écria le neveu de Lébédev.

– Je n’accepte pas ces dix mille roubles, déclara Bourdovski.

– Antipe, accepte ! chuchota rapidement le boxeur en se penchant derrière la chaise d’Hippolyte. Accepte ! on verra après.

– Faites excuse, monsieur Muichkine ! hurla Hippolyte, comprenez bien que nous ne sommes pas des imbéciles ; nous ne sommes pas les fieffés imbéciles que paraissent supposer vos invités, ces dames qui nous regardent avec un sourire de mépris, et surtout ce monsieur de la haute société (il désigna Eugène Pavlovitch), que je n’ai naturellement pas l’honneur de connaître, mais sur lequel j’ai entendu différentes choses…

– Permettez, permettez, messieurs ! vous m’avez encore une fois compris de travers ! dit le prince avec feu. D’abord, dans votre article, monsieur Keller, vous avez très inexactement évalué ma fortune : je n’ai pas touché des millions ; je n’ai peut-être que la huitième ou la dixième partie de ce que vous me supposez. En second lieu, on n’a pas dépensé en Suisse pour moi des dizaines de milliers de roubles : Schneider recevait six cents roubles par an, encore cette somme n’a-t-elle été versée que pendant les trois premières années. Quant aux jolies gouvernantes, Pavlistchev n’est jamais allé en chercher à Paris ; c’est encore une calomnie. Je pense que la somme totale dépensée pour moi a été très inférieure à dix mille roubles, mais j’ai admis ce chiffre. Vous reconnaîtrez vous-même qu’en acquittant une dette, je ne puis offrir à M. Bourdovski plus que le montant de cette dette, quelque sollicitude que je lui porte ; le sentiment de la plus élémentaire délicatesse m’empêche d’avoir l’air de lui faire une aumône alors que je lui règle son dû. Je ne m’explique pas, messieurs, que vous ne compreniez pas cela ! Mais je voulais faire davantage en donnant à cet infortuné M. Bourdovski mon amitié et mon appui. Je voyais bien qu’il avait été trompé ; autrement il ne se serait pas prêté à une vilenie comme l’est, par exemple, la publicité donnée par l’article de M. Keller à l’inconduite de sa mère… Mais pourquoi vous fâchez-vous encore, messieurs ? Nous finirons par ne plus nous comprendre du tout. Eh bien ! j’avais deviné juste ! Je me suis maintenant convaincu par mes propres yeux que ma conjecture était parfaitement fondée, conclut le prince en s’animant et sans remarquer que, tandis qu’il s’efforçait de calmer ses interlocuteurs, l’exaspération de ceux-ci ne faisait que croître.

– Comment ? De quoi êtes-vous convaincu ? demandèrent-ils rageusement.

– D’abord j’ai pu voir à mon aise M. Bourdovski et je me rends maintenant compte par moi-même de ce qu’il est… C’est un homme innocent, mais que tout le monde trompe. C’est un être sans défense… et que j’ai, par conséquent, le devoir d’épargner.

« Ensuite, Gabriel Ardalionovitch, que j’avais chargé de suivre cette affaire et dont j’étais depuis longtemps sans nouvelle, à cause de mon voyage et de ma maladie pendant les trois jours que j’ai passés à Pétersbourg, Gabriel Ardalionovitch, dis-je, vient de me rendre compte de ses recherches il y a une heure, dès notre première entrevue. Il m’a déclaré avoir percé à jour tous les desseins de Tchébarov et posséder la preuve que mes suppositions à l’égard de celui-ci étaient fondées. Je sais parfaitement, messieurs, que bien des gens me considèrent comme un idiot. Tchébarov, ayant entendu dire que j’avais l’argent facile, a pensé qu’il me duperait très aisément en exploitant mon sentiment de reconnaissance à l’égard de Pavlistchev.

« Mais le fait principal – voyons, messieurs, écoutez-moi jusqu’au bout ! – le fait principal, c’est qu’il est maintenant démontré que M. Bourdovski n’est pas du tout le fils de Pavlistchev ! Gabriel Ardalionovitch vient de m’apprendre à l’instant cette découverte et il assure qu’il en a des preuves positives. Qu’en dites-vous ? On a peine à croire cela après toutes les avanies que l’on m’a faites ! Et entendez-moi bien : il y a des preuves positives. Je n’y crois pas encore moi-même ; je ne puis y croire, je vous l’assure. Je doute encore, parce que Gabriel Ardalionovitch n’a pas eu le temps de me donner tous les détails. Mais il y a un fait qui est maintenant hors de doute, c’est que Tchébarov est une canaille. Il n’a pas seulement trompé le pauvre M. Bourdovski, mais aussi vous tous, messieurs, qui êtes venus ici dans la noble intention de soutenir votre ami (car il a besoin qu’on le soutienne, cela je le comprends fort bien). Il vous a tous impliqués dans une escroquerie, car cette affaire, au fond, n’est pas autre chose !

– Comment ! une escroquerie !… Comment ! il n’est pas le « fils de Pavlistchev » ?… Comment cela se peut-il ?… s’écria-t-on de divers côtés. Toute la bande de Bourdovski était en proie à une consternation indicible.

– Mais naturellement, une escroquerie ! S’il est maintenant établi que M. Bourdovski n’est pas le « fils de Pavlistchev », sa réclamation devient une pure escroquerie (dans le cas, bien entendu où il aurait connu la vérité). Mais le fait est précisément qu’on l’a trompé ; j’insiste là-dessus pour le disculper et je prétends que sa simplicité le rend digne de pitié et l’empêche de se passer d’un appui. Autrement il y aurait lieu de le considérer, lui aussi, comme un escroc dans cette affaire. Mais je suis déjà convaincu qu’il n’y comprend rien. J’ai été moi aussi dans cet état jusqu’à mon départ pour la Suisse ; je balbutiais des paroles incohérentes ; je voulais m’exprimer, les mots ne venaient pas… Je me rends compte de cela ; je puis d’autant mieux compatir à son mal que je suis presque dans la même situation que lui. J’ai donc le droit d’en parler.

« Pour terminer, bien qu’il n’y ait plus maintenant de « fils de Pavlistchev » et que tout cela se réduise à une mystification, je n’en maintiens pas moins ma résolution et reste prêt à lui verser dix mille roubles, en souvenir de Pavlistchev. Avant l’arrivée de M. Bourdovski, je voulais affecter cette somme à la fondation d’une école pour honorer la mémoire de Pavlistchev : mais maintenant l’argent peut être indifféremment destiné à l’école ou à M. Bourdovski, puisque ce dernier, s’il n’est pas le « fils de Pavlistchev », est tout de même quelque chose qui s’en rapproche, car il a été si cruellement trompé qu’il a pu croire l’être en effet.

« Écoutez donc Gabriel Ardalionovitch ; messieurs, finissons-en ; ne vous fâchez pas, ne vous agitez pas et asseyez-vous. Gabriel Ardalionovitch va vous expliquer toute l’affaire et je brûle, je le confesse, d’en connaître les détails. Il dit qu’il est même allé à Pskov, chez votre mère, monsieur Bourdovski, qui n’est pas du tout morte comme le prétend l’article qu’on vient de lire… Asseyez-vous, messieurs, asseyez-vous ! »

Le prince prit lui-même place et réussit à faire rasseoir les turbulents amis de M. Bourdovski. Depuis dix ou vingt minutes il avait parlé avec chaleur, d’une voix forte, pressant impatiemment son débit, se laissant emporter et s’efforçant de dominer les exclamations et les cris. Maintenant il regrettait amèrement que certaines expressions ou allégations lui eussent échappé. Si on ne l’avait pas excité, poussé à bout en quelque sorte, il ne se serait pas permis d’exprimer ouvertement et brutalement quelques-unes de ses conjectures ni de se laisser aller à des accès de franchise superflus. Dès qu’il fut assis, il se sentit le cœur étreint d’un douloureux repentir : non seulement il se reprochait d’avoir « offensé » Bourdovski en le déclarant publiquement atteint de la maladie pour laquelle il avait lui-même suivi un traitement en Suisse, mais encore il se faisait grief de s’être comporté avec grossièreté et manque de tact en lui proposant les dix mille roubles destinés à l’école comme une aumône et en présence de tout le monde. « J’aurais dû attendre et les lui offrir demain, en tête à tête, pensait-il ; maintenant la maladresse est sans doute irréparable ! Oui, je suis un idiot, un véritable idiot ! » conclut-il dans un accès de honte et de mortification.

Alors, sur son invitation, Gabriel Ardalionovitch qui, jusque-là, s’était tenu à l’écart et n’avait pas desserré les dents, s’avança, prit place à côté de lui et se mit à rendre compte, d’une voix claire et posée, de la mission qui lui avait été confiée. Les conversations cessèrent aussitôt, et tous les assistants, surtout les amis de Bourdovski, prêtèrent l’oreille avec une extrême curiosité.

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