Un silence général se fit. Tous regardaient le prince comme s’ils ne le comprenaient pas et ne voulaient pas le comprendre. Gania parut glacé de frayeur.
L’arrivée de Nastasie Philippovna, surtout à ce moment-là, était pour tout le monde l’événement le plus étrange, le plus inattendu, le plus troublant. D’abord c’était la première fois qu’elle honorait les Ivolguine de sa visite ; jusque-là elle avait observé à leur égard une attitude si hautaine que, même dans ses entretiens avec Gania, elle n’avait jamais exprimé le désir de faire la connaissance des parents du jeune homme ; dans les derniers temps même, elle ne parlait pas plus d’eux que s’ils n’avaient pas existé. Tout en se sentant bien aise de la voir éviter un sujet de conversation aussi pénible pour lui, Gania n’en avait pas moins ce dédain sur le cœur. En tout cas, il s’attendait plutôt à des nasardes à l’adresse de sa famille qu’à une visite. Il la savait parfaitement au courant de ce qui se passait chez lui, depuis le jour où il avait demandé sa main, et la façon dont ses parents le jugeraient. Sa visite, à ce moment-là, après le don du portrait et au jour de son anniversaire, date à laquelle elle avait promis de se décider, semblait indiquer par elle-même le sens de sa décision.
La perplexité avec laquelle tout le monde regardait le prince fut de courte durée : Nastasie Philippovna apparut elle-même à l’entrée du salon et, pour la seconde fois, en pénétrant dans la pièce, elle poussa légèrement le prince.
– J’ai enfin réussi à entrer… Pourquoi attachez-vous votre sonnette ? dit-elle d’un ton enjoué en tendant la main à Gania qui s’était précipité au-devant d’elle. Pourquoi faites-vous cette mine consternée ? Je vous en prie, présentez-moi…
Gania, complètement décontenancé, la présenta d’abord à Barbe. Avant de se tendre la main les deux femmes échangèrent un regard étrange. Nastasie Philippovna riait et affectait la bonne humeur ; mais Barbe ne cherchait pas à feindre et fixait la visiteuse d’un air sombre ; son visage ne reflétait pas l’ombre du sourire que la simple politesse eût exigé. Gania sentit la respiration lui manquer ; le temps n’était plus aux supplications ; il jeta sur Barbe un regard si menaçant que sa sœur comprit, à l’intensité de ce regard, la gravité qu’avait pour lui cette minute. Elle parut alors se résigner à lui céder en ébauchant un sourire à l’adresse de Nastasie Philippovna. (En somme, les membres de cette famille avaient encore beaucoup d’affection les uns pour les autres.) Nina Alexandrovna corrigea un peu la première impression lorsque Gania, perdant décidément la tête, lui présenta la visiteuse après l’avoir présentée à sa sœur ; il alla même jusqu’à présenter sa mère la première. Mais elle avait à peine commencé à parler de sa « satisfaction particulière » que Nastasie Philippovna, au lieu de l’écouter, interpella brusquement Gania, après s’être assise, sans en avoir été priée, sur un petit divan dans le coin de la fenêtre :
– Où est votre cabinet ? Et… où sont les locataires ? Car vous louez des chambres, n’est-ce pas ?
Gania devint affreusement rouge et bégaya une réponse que Nastasie Philippovna coupa aussitôt :
– Où peuvent bien tenir vos locataires ? Vous n’avez même pas de cabinet. Est-ce que cela rapporte ? ajouta-t-elle en s’adressant soudain à Nina Alexandrovna.
– Cela donne assez de tracas, répondit celle-ci, mais, naturellement aussi, quelque profit. D’ailleurs nous venons seulement de…
Mais de nouveau Nastasie Philippovna avait cessé de l’écouter. Elle regarda Gania en riant et lui cria :
– Quelle tête faites-vous là ? Mon Dieu ! quelle figure vous avez !
Son rire dura un moment. Il était de fait que le visage de Gania était profondément altéré ; son hébétement et sa terreur comique avaient tout à coup fait place à une pâleur effrayante ; ses lèvres étaient crispées ; sans desserrer les dents, il fixait un regard mauvais sur le visage de la jeune femme qui ne s’arrêtait pas de rire.
Il y avait toujours là un observateur qui n’était pas encore revenu de l’espèce de stupeur où l’avait plongé l’apparition de Nastasie Philippovna. Bien qu’il fût resté comme pétrifié à la même place, près de la porte, le prince n’en remarqua pas moins la pâleur et l’altération morbide du visage de Gania. Il fit machinalement un pas en avant, comme mû par un sentiment de frayeur.
– Buvez de l’eau, chuchota-t-il à Gania. Et ne regardez pas avec ces yeux-là…
Il était évident qu’il avait proféré ces paroles sans calcul ni arrière-pensée, telles qu’elles lui étaient venues spontanément. Elles n’en produisirent pas moins un effet extraordinaire. Toute l’aversion de Gania parut se retourner soudain contre le prince : il le prit par l’épaule et jeta sur lui un regard muet mais vindicatif et haineux, comme s’il avait perdu la force de parler. L’émoi devint général ; Nina Alexandrovna fit même entendre un léger cri ; Ptitsine s’avança avec inquiétude vers les deux hommes ; Kolia et Ferdistchenko, qui venaient d’apparaître sur le pas de la porte, restèrent bouche bée. Seule Barbe continuait à observer la scène à la dérobée mais avec attention. Elle ne s’était pas assise et se tenait à l’écart à côté de sa mère, les bras croisés sur la poitrine.
Mais Gania s’était ressaisi presque aussitôt après son premier mouvement. Il partit d’un éclat de rire nerveux, puis recouvra tout son sang-froid.
– Qu’est-ce qui vous prend, prince ? êtes-vous médecin ? s’exclama-t-il avec autant d’enjouement et de bonhomie qu’il put. – Il m’a même effrayé ! Nastasie Philippovna, on peut vous le présenter, c’est un type des plus précieux, bien que je ne le connaisse moi-même que de ce matin.
Nastasie Philippovna regarda le prince avec surprise.
– Prince ? Il est prince ? Figurez-vous que tout à l’heure, dans l’antichambre, je l’ai pris pour le domestique et je l’ai envoyé m’annoncer ici ! Ha ! ha ! ha !
– Il n’y a pas de mal, dit Ferdistchenko qui, enchanté de voir que l’on commençait à rire, s’approcha avec empressement. Il n’y a pas de mal : se non è vero…
– J’ai même failli vous malmener, prince. Excusez-moi, je vous en prie. Ferdistchenko, que faites-vous ici et à pareille heure ? Je pensais du moins ne pas vous rencontrer. Vous dites ? Quel prince ? Muichkine ? redemanda-t-elle à Gania qui, tenant toujours le prince par l’épaule, venait de le lui présenter.
– C’est notre locataire, répéta Gania.
Évidemment on montrait le prince comme une curiosité (il offrait ainsi pour tout le monde une diversion à une situation fausse). On le poussa presque vers Nastasie Philippovna ; il entendit même avec netteté le mot « idiot » chuchoté derrière lui, vraisemblablement par Ferdistchenko en vue d’éclairer la jeune femme.
– Dites-moi, pourquoi ne m’avez-vous pas tirée d’erreur lorsque je me suis si fâcheusement méprise sur votre compte ? reprit Nastasie Philippovna en examinant le prince de la tête aux pieds avec la plus grande désinvolture ; puis elle guetta impatiemment sa réponse, tant elle était convaincue que celle-ci serait si sotte qu’on ne pourrait s’empêcher de rire.
– J’ai été surpris en vous apercevant si soudainement…, balbutia le prince.
– Mais comment avez-vous deviné qui j’étais ? Où m’aviez-vous vue auparavant ? C’est pourtant vrai que j’ai l’impression de l’avoir vu quelque part ! Et permettez-moi de vous demander pourquoi, en m’apercevant, vous êtes resté cloué sur place ? Ai-je donc quelque chose de si stupéfiant ?
– Allons, allons donc ! fit Ferdistchenko en faisant le plaisantin. Allons, parlez ! Bon Dieu, si on me posait cette question, que ne trouverais-je pas à répondre ! Eh bien ?… Après cela, prince, on peut affirmer que tu es un butor.
– Moi aussi, je dirais bien des choses si j’étais à votre place, répliqua en riant le prince à Ferdistchenko. Puis il se tourna vers Nastasie Philippovna : – Tout à l’heure, votre portrait m’a vivement frappé. Nous avons ensuite parlé de vous avec les Epantchine… Auparavant même, ce matin, avant d’arriver à Pétersbourg, Parfione Rogojine, qui était dans le même wagon que moi, m’a longuement entretenu de vous…, et au moment précis où je vous ai ouvert la porte, je pensais à vous. Et voilà que je vous ai vue devant moi !
– Mais comment avez-vous su que c’était moi ?
– Par votre ressemblance avec le portrait, et puis…
– Et puis quoi ?
– Et puis parce que vous êtes exactement telle que mon imagination vous représentait… Moi aussi, j’ai l’impression de vous avoir vue quelque part.
– Où, où ?
– C’est comme si j’avais déjà vu vos yeux quelque part… Pourtant c’est impossible. Il ne s’agit que d’une impression… Je n’ai jamais vécu ici. Peut-être était-ce en rêve.
– Ah ça ! prince ! s’écria Ferdistchenko. Non ! je retire mon se non è vero. D’ailleurs… d’ailleurs, s’il a dit tout cela, c’est par innocence, ajouta-t-il d’un ton de commisération.
Le prince avait parlé d’une voix émue, s’interrompant maintes fois pour reprendre haleine. Tout trahissait en lui une agitation intense. Nastasie Philippovna le regardait avec curiosité et ne riait déjà plus. À ce moment on entendit une voix sonore qui provenait de derrière le groupe formé autour du prince et de Nastasie Philippovna. Ce groupe s’ouvrit et se partagea en deux pour laisser passer le père de famille lui-même, le général Ivolguine, qui vint se camper en face de la jeune femme. Il était en frac et portait une chemise propre ; ses moustaches étaient fraîchement teintes.
C’était plus que Gania n’en pouvait supporter.
Son amour-propre et son ombrageuse vanité s’étaient développés jusqu’à l’hypocondrie ; il avait cherché, durant ces deux mois, les moyens de se donner une attitude de dignité et de noblesse, mais il s’était senti encore novice dans la voie qu’il s’était tracée et avait craint de ne pouvoir s’y maintenir jusqu’au bout. En désespoir de cause, il s’était finalement décidé à imposer aux siens un insolent despotisme, sans toutefois oser agir de même vis-à-vis de Nastasie Philippovna qui l’avait laissé dans l’incertitude jusqu’à la dernière minute et lui avait impitoyablement tenu la dragée haute. Elle l’avait même traité de « mendiant impatient », le mot lui avait été rapporté. Il avait juré ses grands dieux de lui faire payer plus tard tout cela fort cher, ce qui ne l’empêchait pas, en même temps, de nourrir parfois l’espoir enfantin qu’il pourrait par lui-même abouter les fils et réduire les oppositions.
Maintenant force lui était encore de vider cette coupe amère et, qui pis était, en un pareil moment, il lui fallait inopinément subir la plus cruelle des tortures pour un homme vaniteux : avoir à rougir des siens. Une pensée lui vint alors à l’esprit : « Est-ce qu’au bout du compte, la récompense vaut tous ces affronts ? »
Un événement surgissait qu’il avait tout au plus entrevu en rêve la nuit pendant ces deux mois et qui, chaque fois, l’avait glacé d’horreur et consumé de honte : la rencontre de son père avec Nastasie Philippovna au milieu des siens. Parfois, pour se montrer, il avait cherché à se représenter la tête que ferait le général pendant la cérémonie nuptiale, mais il n’en avait jamais été capable et avait dû renoncer presque aussitôt à évoquer ce pénible tableau. Peut-être s’exagérait-il outre mesure son infortune ; c’est le sort habituel des gens vaniteux. Mais pendant ces deux mois il avait mûri sa résolution et s’était juré de mettre, coûte que coûte, son père à la raison, ne fût-ce que momentanément, et, si c’était possible, de l’éloigner de Pétersbourg, que sa mère y souscrivît ou non. Dix minutes plus tôt, lorsque Nastasie Philippovna était entrée, sa consternation et sa stupeur avaient été telles qu’elles lui avaient fait complètement oublier la possibilité d’une apparition d’Ardalion Alexandrovitch et qu’il n’avait pris aucune mesure en prévision de cette éventualité.
Et voici que le général faisait aux yeux de tous une entrée solennelle, vêtu de son frac, au moment même où Nastasie Philippovna « ne cherchait que l’occasion de le tourner en dérision, lui et les siens ». Du moins en était-il convaincu. Et quelle autre signification pouvait en effet avoir sa visite ? Était-elle venue pour nouer des liens d’amitié avec sa mère et sa sœur, ou pour les offenser ? À voir l’attitude respective des siens et de la visiteuse, le doute n’était pas permis : sa mère et sa sœur étaient assises à l’écart comme accablées de honte, tandis que Nastasie Philippovna paraissait même avoir oublié leur présence… Il pensait : si elle se comporte ainsi, c’est évidemment qu’elle a ses raisons !
Ferdistchenko prit le général par le bras et le présenta. Le vieillard s’inclina en souriant devant Nastasie Philippovna et dit sur un ton plein de dignité :
– Ardalion Alexandrovitch Ivolguine, un vieux et malheureux soldat, père d’une famille qui se réjouit à l’espoir de compter parmi ses membres une aussi charmante…
Il n’acheva pas ; Ferdistchenko glissa rapidement une chaise derrière lui et le général, qui ne se sentait pas d’aplomb après son dîner, s’affaissa ou plus exactement s’écroula sur ce siège, sans d’ailleurs perdre contenance pour cela. Il s’assit vis-à-vis de Nastasie Philippovna, dont il porta les doigts fins à ses lèvres d’un geste lent et étudié, souligné par une mimique affable. Il était assez difficile de lui enlever sa belle assurance. À part un certain laisser-aller, son extérieur gardait encore assez de prestance, et il le savait parfaitement. Il avait autrefois fréquenté la meilleure société et n’en avait été définitivement exclu que deux ou trois ans auparavant. Depuis lors, il s’était abandonné sans retenue à certaines de ses faiblesses ; cependant, il avait conservé une allure alerte et sympathique. Quant à Nastasie Philippovna, elle eut l’air enchanté de l’apparition d’Ardalion Alexandrovitch, dont elle avait certainement entendu parler.
– J’ai appris que mon fils…, commença le général.
– Ah oui ! votre fils ! Vous êtes gentil vous aussi, papa ! Pourquoi ne vous voit-on jamais chez moi ? Est-ce vous qui vous cachez, ou votre fils qui vous cache ? Vous du moins, vous pouvez venir chez moi sans compromettre personne.
– Les enfants du XIXe siècle et leurs parents… commença de nouveau le général.
– Nastasie Philippovna, ayez la bonté de laisser sortir Ardalion Alexandrovitch pour un moment ; on le demande, dit à haute voix Nina Alexandrovna.
– Le laisser sortir ? Permettez : j’ai tant entendu parler de lui et je désirais depuis si longtemps le voir ! D’ailleurs, quelles affaires peut-il avoir ? N’est-il pas à la retraite ? Vous ne me quitterez pas, général ? N’est-ce pas que vous ne vous en irez pas !
– Je vous donne ma parole qu’il vous reviendra, mais pour le moment il a besoin de repos.
– Ardalion Alexandrovitch, on dit que vous avez besoin de repos ! s’écria Nastasie Philippovna avec la moue bougonne d’une fillette capricieuse à qui l’on prend son joujou.
Le général s’appliqua à rendre sa situation encore plus ridicule.
– Ah, ma chère amie ! proféra-t-il d’un ton de reproche, en se tournant solennellement vers sa femme, la main posée sur le cœur.
– Vous ne pensez pas vous en aller, chère maman ? demanda tout haut Barbe.
– Non, Barbe, je resterai jusqu’à la fin.
Nastasie Philippovna entendit certainement la demande et la réponse, mais sa gaîté n’en fit que croître. Elle commença à poser un tas de questions au général, si bien que celui-ci, au bout de cinq minutes, se sentant en verve, se mit à pérorer au milieu des éclats de rire de l’auditoire.
Kolia tira le prince par la basque de son vêtement.
– Tâchez donc de l’emmener si vous pouvez ! Je vous en prie ! Et des larmes d’indignation brillèrent dans les yeux du pauvre garçon. – Maudit Gania ! ajouta-t-il en aparté.
Le général s’épanchait :
– Il est de fait que j’ai été lié d’une grande amitié avec Ivan Fiodorovitch Epantchine, dit-il en réponse à une question de Nastasie Philippovna. Tels les trois mousquetaires, Athos, Porthos et Aramis, nous étions trois inséparables, moi, lui et le feu prince Léon Nicolaïévitch Muichkine, dont je viens d’embrasser le fils aujourd’hui, après vingt années de séparation. Mais hélas ! l’un est dans la tombe, tué par la calomnie et par une balle, l’autre est devant vous et continue à lutter contre les calomnies et les balles…
– Contre les balles ? s’écria Nastasie Philippovna.
– Elles sont là, dans ma poitrine, depuis le siège de Kars ; quand le temps est mauvais, je les sens. Pour le reste, je vis en philosophe, je marche, je me promène, je joue aux dames à mon café et je lis l’Indépendance, comme un bourgeois retiré des affaires. Quant à notre Porthos, autrement dit Epantchine, nous avons cessé nos relations depuis une histoire qui s’est passée, il y a trois ans, en chemin de fer à propos d’un bichon.
– D’un bichon ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda Nastasie Philippovna, très intriguée. Une histoire de bichon ? Ah permettez, c’était en chemin de fer ? ajouta-t-elle comme si elle rappelait ses souvenirs.
– Oh ! une histoire si sotte qu’elle ne vaut pas d’être racontée : il s’agissait de mistress Smith, dame de compagnie de la princesse Biélokonski… Mais à quoi bon la répéter ?
– Je tiens absolument à ce que vous la racontiez, s’écria Nastasie Philippovna avec enjouement.
– Moi non plus, je ne l’ai pas encore entendue ! fit observer Ferdistchenko ; c’est du nouveau .
– Ardalion Alexandrovitch ! intervint derechef Nina Alexandrovna sur un ton suppliant.
– Papa, on vous demande ! cria Kolia.
– Cette sotte histoire tient en deux mots, commença le général avec aplomb. Il y a deux ans, ou peu s’en faut, on venait d’inaugurer la ligne de chemin de fer de … J’avais déjà endossé le vêtement civil. Ayant des démarches très importantes à faire pour la remise de mon service, je prends un billet de première classe et monte en wagon. Je m’installe et je fume. Ou plutôt je continue de fumer le cigare que j’avais allumé auparavant… J’étais seul dans le compartiment. Il n’est pas interdit de fumer, mais cela n’est pas davantage permis ; en somme, c’est à moitié permis, comme toutes ces choses-là, et puis c’est selon les personnes. La glace était baissée. Tout à coup, juste au moment du départ, deux dames avec un bichon viennent s’asseoir en face de moi. Elles sont en retard. L’une, vêtue luxueusement, porte une toilette bleue claire ; l’autre, mise plus modestement, a une robe de soie noire avec une pèlerine. Ces dames, qui parlent anglais, ne sont pas mal, mais elles me regardent de haut en bas. Naturellement, je fume comme si de rien n’était. À vrai dire, j’ai un moment d’hésitation, mais je continue quand même de fumer en me tournant vers la fenêtre, puisqu’elle est ouverte. Le bichon est sur les genoux de la dame en bleu clair ; c’est une toute petite bête, grosse comme mon poing, noire avec des pattes blanches ; bref une rareté. Il porte un collier d’argent avec une inscription. Je n’y prête pas d’attention. J’observe seulement que les dames ont l’air fâché, sans doute à cause du cigare. L’une se met à me dévisager avec un face-à-main d’écaille. Je reste coi, puisqu’elles ne disent rien. Si elles avaient parlé pour me prévenir ou me prier de cesser, alors bien…, on a une langue, c’est pour s’en servir. Mais non, elles se taisent. Et voilà que tout à coup, sans avertissement, – je vous le dis : sans le moindre avertissement, – la dame en bleu clair, comme hors d’elle, m’arrache mon cigare des mains et le jette par la fenêtre. Le train marche à toute vitesse. Je la regarde hébété. C’était une femme bizarre, d’une bizarrerie achevée ; au demeurant corpulente, replète, grande, blonde, haute en couleur (même à l’excès). Elle darde sur moi des yeux étincelants. Alors, sans proférer un mot, avec une politesse exquise et peu commune, avec raffinement pour ainsi dire, j’allonge deux doigts vers le chien, je le saisis délicatement par la nuque et je l’envoie par la fenêtre rejoindre mon cigare ! À peine pousse-t-il un cri. Et le train continue de filer…
– Vous êtes un monstre ! s’écria Nastasie Philippovna en riant aux éclats et en battant des mains comme une petite fille.
– Bravo, bravo ! s’exclama Ferdistchenko.
Ptitsine, auquel l’apparition du général avait été également fort désagréable, sourit cependant lui aussi. Kolia même se mit à rire et cria « bravo ! »
– Et j’avais raison, trois fois raison ! J’étais dans mon droit, poursuivit le général avec feu et sur un ton de triomphe. Car si les cigares sont interdits en wagon, à plus forte raison les chiens doivent-ils l’être !
– Bravo, papa ! s’écria Kolia avec enthousiasme. C’est magnifique ! Moi j’aurais sûrement fait la même chose. Pour cela, oui !
– Et que fit la dame ? demanda Nastasie Philippovna, impatiente de connaître le dénouement de l’histoire.
– La dame ? Ah ! c’est là le vilain côté de l’affaire, fit le général en fronçant les sourcils. Sans souffler mot, sans l’ombre d’une observation, elle m’appliqua une gifle. Je vous le dis : une femme bizarre, d’une bizarrerie achevée !
– Et vous, que fîtes-vous ?
Le général baissa les yeux, haussa les sourcils, remonta les épaules puis serra les lèvres, écarta les bras et, après un instant de silence, laissa tomber ces mots :
– Je n’ai pu me retenir !
– Vous avez cogné dur ?
– Non, certes. Le geste a fait scandale, mais je n’ai pas cogné dur. J’ai eu un seul mouvement et uniquement pour me défendre. Mais le diable s’en est mêlé : la dame en bleu-clair s’est trouvée être une gouvernante anglaise au service de la princesse Biélokonski, ou quelque chose comme l’amie de la maison ; quant à sa compagne en noir, c’était l’aînée des filles non mariées de la princesse, une vieille fille d’environ trente-cinq ans. Or, tout le monde connaît les liens d’intimité qui unissent la générale Epantchine à cette famille des Biélokonski. Les six filles de la princesse tombent en syncope ; on verse des larmes sur le chien favori, on porte son deuil ; l’Anglaise mêle ses gémissements à ceux des demoiselles ; bref on aurait cru la fin du monde ! Naturellement je suis allé exprimer mes regrets et m’excuser, j’ai même écrit une lettre. Mais on n’a accepté ni ma visite ni ma lettre. De là ma brouille avec les Epantchine ; depuis lors toutes les portes me sont fermées.
– Mais permettez, comment expliquez-vous ceci ? demanda brusquement Nastasie Philippovna ; – j’ai lu, il y a cinq ou six jours, la même histoire dans mon journal habituel, l’Indépendance. Exactement la même histoire : elle se passait sur une des lignes des bords du Rhin, entre un Français et une Anglaise ; même cigare arraché, même bichon jeté par la fenêtre, même dénouement que dans votre récit. Jusqu’à la toilette bleue claire qui s’y retrouvait !
Le général devint pourpre. Kolia rougit également et se prit la tête entre les mains. Ptitsine se détourna d’un geste rapide. Seul Ferdistchenko continua de rire aux éclats. Quant à Gania, qui était resté muet durant cette scène, il est superflu de dire qu’il était sur des charbons ardents.
– Je vous affirme, balbutia le général, que la même aventure m’est arrivée…
– C’est un fait, s’exclama Kolia : papa a eu des ennuis avec mistress Smith, la gouvernante des Biélokonski ; je me le rappelle.
Nastasie Philippovna eut la cruauté d’insister :
– Comment ! une aventure en tous points identique ? Aux deux extrémités de l’Europe, la même histoire se serait reproduite dans tous ses détails, y compris celui de la toilette bleue claire ! Je vous enverrai l’Indépendance belge.
– Mais remarquez, reprit le général, que la chose m’est arrivée deux ans plus tôt…
– Oui, c’est là qu’est la différence, dit Nastasie Philippovna qui riait comme une folle.
– Papa, je vous prie de sortir ; j’ai deux mots à vous dire, fit Gania accablé et d’une voix tremblante, tandis qu’il saisissait machinalement son père par l’épaule. Son regard reflétait une haine immense.
À ce moment un violent coup de sonnette retentit dans l’antichambre. Peu s’en fallut qu’on arrachât le cordon. C’était l’annonce d’une visite peu ordinaire. Kolia courut ouvrir.