VIII

Gania demeurait au second étage. Un escalier propre, clair et large, conduisait à son appartement, composé de six ou sept pièces ou cabinets. Sans avoir rien de luxueux, cette habitation n’en était pas moins un peu au-dessus des moyens d’un fonctionnaire chargé de famille, même en lui supposant un traitement de deux mille roubles. Il n’y avait que deux mois qu’il s’était installé là avec sa famille dans l’intention de sous-louer des chambres avec la pension et le service. Gania lui-même avait vu d’un très mauvais œil cet arrangement, adopté sur les prières et les supplications de Nina Alexandrovna et de Barbe Ardalionovna, qui étaient désireuses de se rendre utiles et de contribuer à accroître un peu les revenus de la maison. Il boudait et trouvait déshonorant d’avoir des pensionnaires ; depuis ce temps il avait honte de paraître dans le monde où il tenait à passer pour un jeune homme brillant et plein d’avenir. Toutes ces concessions aux exigences de la vie, toutes ces gênes mortifiantes le blessaient jusqu’au fond de l’âme. Il s’emportait au delà de toute mesure pour le plus futile motif et, s’il consentait encore à plier et à patienter, c’était parce qu’il était bien décidé à changer tout cela dans le plus bref délai. Toutefois le moyen auquel il s’était arrêté pour opérer ce changement soulevait un problème si compliqué que sa solution menaçait de lui donner encore plus de soucis et de tourments que la situation présente.

Un corridor partant de l’antichambre partageait l’appartement en deux. D’un côté se trouvaient les trois chambres qu’on se proposait de louer à des personnes « particulièrement recommandées » ; du même côté et tout au bout du corridor, près de la cuisine, s’ouvrait une quatrième pièce, la plus petite de toutes : elle était occupée par le chef de la famille le général en retraite Ivolguine, qui y dormait sur un large divan ; pour entrer dans l’appartement ou en sortir, il était obligé de passer par la cuisine et l’escalier de service. Dans la même pièce logeait le frère de Gabriel Ardalionovitch, Kolia, un collégien de treize ans, qui devait vivre dans cet étroit réduit, y préparer ses leçons et y dormir sur un second divan, usagé, court et étroit, recouvert d’un drap troué. La principale occupation de cet enfant était de soigner son père et d’avoir l’œil sur lui, car celui-ci était de moins en moins capable de se passer de surveillance. On destina au prince celle des trois chambres qui était au milieu ; la première, à droite, était occupée par Ferdistchenko ; la troisième, à gauche, était encore vacante. Gania commença par introduire le prince dans la partie de l’appartement qu’habitait la famille. De ce côté du corridor il y avait trois pièces : une salle qui pouvait au besoin servir de salle à manger, un salon, qui, ne répondant que le matin à sa destination, se transformait le soir en cabinet de travail et la nuit en chambre à coucher pour Gania ; enfin un cabinet exigu et toujours fermé : c’était la chambre à coucher de Nina Alexandrovna et de Barbe Ardalionovna. Bref on était très à l’étroit dans ce logis. Gania ne faisait qu’exhaler sa mauvaise humeur. Bien qu’il fût et voulût être respectueux envers sa mère, on pouvait remarquer dès le premier abord qu’il était en réalité le tyran de la famille.

Nina Alexandrovna n’était pas seule au salon ; Barbe Ardalionovna était assise à côté d’elle ; toutes deux étaient occupées à tricoter et causaient avec un visiteur, Ivan Pétrovitch Ptitsine. Nina Alexandrovna paraissait avoir cinquante ans ; son visage était maigre et décharné, ses yeux fortement cernés. Elle avait un air maladif et morose, mais sa physionomie et son regard étaient assez agréables ; dès qu’on l’entendait parler on lui découvrait un caractère sérieux et empreint d’une réelle dignité. Malgré son apparence chagrine on pressentait en elle de la fermeté et même de la décision. Elle était vêtue avec une extrême modestie et portait des couleurs sombres comme une vieille femme ; mais sa tenue, sa conversation et toutes ses manières révélaient une personne qui avait fréquenté la meilleure société.

Barbe Ardalionovna avait environ vingt-trois ans. Elle était de taille moyenne et assez maigre. Son visage n’avait rien de remarquable mais était de ceux qui ont le secret de plaire sans beauté et même d’inspirer la passion. Elle ressemblait beaucoup à sa mère et s’habillait presque de la même manière, ayant horreur de faire toilette. L’expression de ses yeux gris pouvait être parfois très gaie et très caressante, mais le plus souvent, trop souvent même, elle était grave et pensive, surtout dans les derniers temps. Sa physionomie reflétait la volonté et la décision ; elle faisait même deviner un tempérament plus énergique et plus entreprenant que celui de sa mère. Barbe Ardalionovna était plutôt emportée, et son frère redoutait parfois les éclats de sa colère. Elle inspirait la même appréhension à Ivan Pétrovitch Ptitsine, qui était ce jour-là en visite chez les Ivolguine. C’était un homme encore assez jeune ; il pouvait avoir une trentaine d’années ; sa mise était sobre mais de bon goût ; ses manières étaient agréables mais un peu lourdes ; à sa barbe châtain on voyait qu’il n’était pas fonctionnaire de l’État. Le plus souvent il restait silencieux, mais, quand il parlait, sa conversation était spirituelle et intéressante. Somme toute, l’impression qu’il dégageait était plutôt favorable. On voyait que Barbe Ardalionovna ne lui était pas indifférente et qu’il ne cherchait pas à cacher ses sentiments. La jeune fille le traitait en ami, mais elle esquivait et même désapprouvait certaines de ses questions, ce qui, du reste, ne le décourageait point. Nina Alexandrovna lui témoignait beaucoup d’affabilité et même, dans les derniers temps, lui accordait une grande confiance. Par ailleurs on savait qu’il prêtait de l’argent à la petite semaine sur des gages plus ou moins sûrs. Il était en étroite amitié avec Gania.

Celui-ci, après avoir salué sa mère avec beaucoup de froideur, lui présenta le prince et le recommanda en termes laconiques mais précis. Il n’avait pas adressé la parole à sa sœur. Il s’empressa ensuite d’emmener Ptitsine hors de la pièce. Nina Alexandrovna dit au prince quelques mots de bienvenue et, comme Kolia entrebâillait la porte, elle l’invita à le conduire à la chambre du milieu. Kolia était un garçonnet au visage enjoué et assez gracieux, dont les manières attestaient la confiance et la naïveté.

– Où est votre bagage ? demanda-t-il en introduisant le prince dans sa chambre.

– J’ai un petit paquet, que j’ai laissé dans l’antichambre.

– Je vous l’apporterai tout de suite. Nous n’avons pour tous domestiques que la cuisinière et la bonne, Matriona, de sorte que je leur donne un coup de main. Barbe nous surveille et nous gronde tous. Gania dit que vous arrivez de Suisse ?

– Oui.

– On est bien en Suisse ?

– Très bien.

– Il y a des montagnes.

– Oui.

– Je vais vous apporter tout de suite vos effets.

Barbe Ardalionovna entra.

– Matriona va faire immédiatement votre lit. Avez-vous une malle ?

– Non, j’ai un petit paquet. Votre frère est allé le chercher ; il est dans l’antichambre.

– En fait d’effets je n’ai trouvé que ce tout petit paquet, dit Kolia en rentrant dans la chambre. Où avez-vous mis le reste ?

– Je n’ai rien d’autre, dit le prince en prenant son paquet.

– Ah ! je me demandais si Ferdistchenko ne vous avait pas dérobé quelque chose.

– Ne dis pas de bêtises, fit Barbe d’un air sévère. Même au prince elle parlait sur un ton sec et tout juste poli.

– Chère Babette , tu pourrais me traiter plus aimablement ; je ne suis pas Ptitsine.

– On pourrait bien encore te fouetter, Kolia, tellement tu es resté bête. Pour tout ce dont vous aurez besoin, vous pouvez vous adresser à Matriona. On dîne à quatre heures et demie. Vous pouvez prendre votre repas avec nous ou dans votre chambre, à votre choix. Sortons, Kolia, pour ne pas gêner monsieur.

– Sortons, femme énergique !

En se retirant ils croisèrent Gania.

– Le père est-il là ? demanda celui-ci à Kolia.

Sur une réponse affirmative, Gania chuchota quelques mots à l’oreille de son frère. Kolia fit un signe d’acquiescement et suivit Barbe Ardalionovna.

– Deux mots, prince ; j’avais oublié de vous dire quelque chose à propos de ces… affaires. J’ai une prière à vous adresser. Si cela ne vous gêne pas trop, ayez la bonté de ne pas jaser ici sur ce qui s’est passé tout à l’heure entre Aglaé et moi, ni bavarder là-bas sur ce que vous aurez vu ici. Car ici aussi, il y a pas mal de vilaines choses. Et puis après tout, au diable !… Tenez pour le moins votre langue aujourd’hui.

– Je vous assure que j’ai beaucoup moins bavardé que vous ne le pensez, dit le prince quelque peu agacé par les reproches de Gania. Il était visible que leurs rapports s’aigrissaient de plus en plus.

– Tout de même j’ai eu pas mal d’ennuis aujourd’hui à cause de vous. Bref, je vous demande ce service.

– Remarquez encore ceci, Gabriel Ardalionovitch : qu’est-ce qui m’interdisait ou m’empêchait tout à l’heure de faire allusion au portrait ? Vous ne m’aviez pas prié de n’en rien dire.

– Oh ! quelle vilaine chambre, observa Gania en jetant autour de lui un regard méprisant. – Elle est sombre et les fenêtres donnent sur la cour. Vous tombez mal ici sous tous les rapports… Enfin, ce n’est pas mon affaire ; ce n’est pas moi qui loue des chambres.

Ptitsine jeta un coup d’œil dans la chambre et l’appela ; Gania quitta précipitamment le prince et sortit. Il avait bien encore quelque chose à lui dire, mais il hésitait et avait honte d’aborder ce sujet ; c’était pour trouver un dérivatif à sa confusion qu’il avait dénigré la chambre.

À peine le prince eut-il fini de se laver et de mettre un peu d’ordre dans sa toilette que la porte s’ouvrit et qu’un nouveau personnage parut.

C’était un monsieur d’une trentaine d’années, de taille au-dessus de la moyenne, dont les fortes épaules portaient une tête énorme, frisée et roussâtre. Sa figure était rouge et mafflue, ses lèvres épaisses, son nez large et aplati ; ses petits yeux noyés dans la graisse avaient une expression moqueuse et semblaient toujours faire signe à quelqu’un. L’ensemble lui donnait un certain air d’effronterie, Ses vêtements étaient malpropres.

Il commença par entrebâiller l’huis juste assez pour passer la tête et explorer la chambre pendant cinq secondes. Puis la porte s’ouvrit lentement et le personnage apparut en pied sur le seuil. Mais il ne se décida pas encore à entrer et, debout dans l’embrasure, il cligna des yeux et examina le prince. Enfin, il referma la porte sur lui, fit quelques pas, s’assit sur une chaise, saisit vigoureusement la main du prince et l’obligea à prendre place devant lui sur le divan.

– Ferdistchenko, dit-il, en fixant le prince dans les yeux comme pour l’interroger.

– Et après ? repartit le prince contenant à peine son envie de rire.

– Je suis le locataire, reprit Ferdistchenko, les yeux toujours fixés sur son interlocuteur.

– Vous voulez faire connaissance ?

– Hé ! hé ! articula le visiteur en s’ébouriffant les cheveux et en souriant ; après quoi il porta son regard vers l’angle opposé de la pièce. – Avez-vous de l’argent ? fit-il à brûle-pourpoint en se retournant vers le prince.

– Un peu.

– Combien au juste ?

– Vingt-cinq roubles.

– Montrez-les moi.

Le prince sortit un billet de vingt-cinq roubles de la poche de son gilet et le tendit à Ferdistchenko, qui le déplia, l’examina, le retourna, puis le regarda par transparence.

– C’est singulier, énonça-t-il d’un air pensif, pourquoi ces billets brunissent-ils ? Les billets de vingt-cinq roubles offrent parfois cette particularité, tandis que les autres, au contraire, se décolorent complètement. Voici.

Le prince reprit son billet. Ferdistchenko se leva. – Je suis venu pour vous donner un avis : d’abord ne me prêtez pas d’argent, car je vous en demanderai certainement.

– Bien.

– Vous avez l’intention de payer, ici ?

– Assurément.

– Eh bien ! moi je ne l’ai pas ; grand merci. Je suis votre voisin, la première porte à droite, vous l’avez vue ? Tâchez de ne pas venir me voir trop souvent ; quant à moi, soyez tranquille, j’irai chez vous. Vous avez vu le général ?

– Non.

– Vous ne l’avez pas entendu ?

– Mais non.

– Eh bien vous le verrez et vous l’entendrez ! Il s’adresse même à moi pour m’emprunter de l’argent. Avis au lecteur . Adieu. Peut-on vivre quand on s’appelle Ferdistchenko ?

– Pourquoi pas ?

– Adieu.

Et il se dirigea vers la porte. Le prince apprit par la suite que ce monsieur s’était assigné la mission d’étonner le monde par son originalité et sa jovialité, mais sans jamais y réussir. Sur certaines personnes il produisait même une impression déplaisante, ce qui le navrait sincèrement sans toutefois le faire renoncer à son rôle. Au seuil de la chambre il eut l’occasion de se redonner un peu d’importance : s’étant heurté à un personnage inconnu du prince qui voulait entrer, il s’effaça pour le laisser passer, puis, dans son dos, il fit au prince des signes, réitérés d’intelligence en clignant des yeux, ce qui lui permit de se retirer en gardant son aplomb.

Le nouveau venu était un homme de haute taille qui pouvait avoir cinquante-cinq ans ou même davantage. Il avait pas mal d’embonpoint, un visage empourpré, charnu et flasque qu’encadraient d’épais favoris blonds. Il portait la moustache ; ses yeux étaient grands et assez saillants. L’ensemble eût été passablement imposant s’il ne s’y était mêlé quelque chose de veule, de fatigué et même de flétri. Il était vêtu d’une vieille redingote presque percée aux coudes ; son linge maculé de graisse décelait un négligé d’intérieur. De près, il fleurait vaguement l’eau-de-vie, mais ses manières affectées et un tantinet étudiées trahissaient le désir d’en imposer par un air de dignité. Il s’approcha du prince à pas comptés et avec un sourire affable sur les lèvres ; il lui prit silencieusement la main et, la gardant dans la sienne, il contempla un certain temps son visage comme pour y retrouver des traits connus.

– C’est lui ! c’est bien lui ! dit-il d’une voix posée mais solennelle… La ressemblance est frappante. J’entends répéter un nom connu et qui m’est cher : il évoque en moi un passé à jamais disparu… Le prince Muichkine ?

– Lui-même.

– Le général Ivolguine, en retraite et dans l’infortune. Permettez-moi de vous demander votre prénom et votre patronymique ?

– Léon Nicolaïévitch.

– C’est bien cela ! Vous êtes le fils de mon ami, je puis dire : de mon camarade d’enfance, Nicolas Pétrovitch.

– Mon père s’appelait Nicolas Lvovitch.

– Lvovitch, rectifia le général sans hâte et avec l’assurance parfaite d’un homme qui n’a pas été trahi par sa mémoire mais auquel la langue a fourché. Il s’assit et, saisissant le prince par le bras, lui fit prendre place à côté de lui.

– Je vous ai porté sur mes bras, ajouta-t-il.

– Est-ce possible ? demanda le prince. Il y a déjà vingt ans que mon père est mort.

– C’est cela : vingt ans, vingt ans et trois mois. Nous avons fait nos études ensemble ; dès que j’ai eu terminé les miennes, je suis entré dans l’armée…

– Mon père aussi a servi dans l’armée. Il a été sous-lieutenant au régiment Vassilievski.

– Au régiment Biélomirski. Son transfert dans ce régiment a eu lieu presque à la veille de sa mort. J’ai assisté à ses derniers moments et l’ai béni pour l’éternité. Votre mère…

Le général s’interrompit comme accablé sous un triste souvenir.

– Ma mère est morte six mois après, fit le prince. Elle a succombé à un refroidissement.

– Non : elle n’est pas morte d’un refroidissement ; croyez-en un vieillard. J’étais là et l’ai mise en terre, elle aussi. Ce n’est pas un refroidissement, c’est le chagrin d’avoir perdu son prince qui l’a tuée. Oui, mon cher, j’ai gardé également le souvenir de la princesse. Ah ! les jeunes gens ! Bien qu’amis d’enfance, nous avons failli, le prince et moi, nous entre-tuer à cause d’elle.

Le prince commençait à écouter ces propos avec une certaine incrédulité.

– J’étais passionnément épris de votre mère quand elle n’était que fiancée, – fiancée à mon ami. Celui-ci s’en aperçut et ce fut pour lui un coup terrible. Un matin, entre six et sept, il vient me réveiller. Fort surpris, je passe mes vêtements. Silence de part et d’autre ; j’ai tout compris. Il sort de ses poches deux pistolets. Nous tirerons séparés par un mouchoir. Pas de témoins. À quoi bon des témoins quand, en l’espace de cinq minutes, on va s’entr’expédier dans l’éternité ? Nous chargeons les pistolets, nous étendons le mouchoir et nous nous mettons en position, chacun fixant le visage et appuyant son arme sur le cœur de l’autre. Soudain les larmes jaillissent de nos yeux et nos mains se mettent à trembler. À lui comme à moi, et au même moment. Naturellement nous tombons dans les bras l’un de l’autre et entre nous s’engage alors une lutte de générosité. « Elle est à toi », s’écrie le prince. « Elle est à toi », lui dis-je. Bref, en un mot… vous voilà installé chez nous ?

– Oui, pour un certain temps peut-être, répondit le prince dans une sorte de bégaiement.

– Prince, maman vous prie de passer chez elle, cria Kolia après avoir jeté un coup d’œil dans la chambre.

Le prince se leva pour s’en aller, mais le général lui posa la main droite sur l’épaule et le fit aimablement rasseoir sur le divan.

– À titre de véritable ami de votre père, dit-il, je tiens à vous prévenir. Comme vous le voyez vous-même, j’ai été victime d’une catastrophe tragique, mais sans qu’il y ait eu jugement. Oui, sans jugement. Nina Alexandrovna est une femme comme on en voit peu. Barbe Ardalionovna, ma fille, est une demoiselle comme on en voit peu. Les circonstances nous obligent à louer des chambres… c’est une déchéance inouïe. Moi qui étais sur le point de passer gouverneur général !… Nous n’en sommes pas moins toujours aises de vous voir, bien qu’une tragédie se déroule sous notre toit.

Le prince, dont la curiosité était grandement excitée, le regarda d’un air interrogateur.

– Il se prépare ici un mariage, mais un mariage peu ordinaire. Un mariage entre une femme équivoque et un jeune homme qui pourrait être gentilhomme de la chambre. On veut installer cette personne sous le même toit que ma femme et ma fille. Mais tant que je vivrai, cela ne se fera point. Je me coucherai devant la porte et il lui faudra passer sur mon corps !… Je n’adresse presque plus la parole à Gania ; j’évite même de le rencontrer. C’est à dessein que je vous préviens. D’ailleurs, si vous logez chez nous, vous serez témoin de choses qui rendront cet avertissement superflu. Mais vous êtes le fils de mon ami et j’ai le droit d’espérer…

– Prince, faites-moi le plaisir de passer chez moi, au salon, demanda Nina Alexandrovna apparaissant elle-même à la porte.

– Imagine-toi, ma chère, s’exclama le général, que j’ai bercé le prince dans mes bras quand il était enfant !

Nina Alexandrovna lança au général un regard réprobateur puis interrogea des yeux le prince Muichkine, mais sans proférer une parole. Ce dernier la suivit. Arrivés au salon, ils s’assirent et Nina Alexandrovna se mit à lui donner à mi-voix des explications précipitées. Mais à peine avait-elle commencé que le général fit irruption dans la pièce. Elle se tut sur-le-champ et, visiblement dépitée, se pencha sur son ouvrage. Le général dut remarquer ce dépit ; il n’en cria pas moins à sa femme sur le ton de la meilleure humeur :

– Le fils de mon ami ! Quelle rencontre inattendue ! Depuis longtemps j’avais cessé de la croire possible. Se peut-il, ma chère, que tu ne te souviennes pas de feu Nicolas Lvovitch ? Tu l’as encore revu… à Tver, n’est-ce pas ?

– Je ne me souviens pas de Nicolas Lvovitch. C’était votre père ? demanda-t-elle au prince.

– Oui. Mais je crois qu’il est mort à Elisabethgrad et non à Tver, fit timidement observer le prince au général. C’est ce que m’a dit Pavlistchev…

– Non, c’est à Tver, réitéra le général. Il a été transféré dans cette ville un peu avant sa mort, et même avant la phase aiguë de sa maladie. Vous étiez alors trop petit pour avoir gardé le souvenir du transfert ou du voyage. Quant à Pavlistchev, tout en étant le meilleur des hommes, il a pu se tromper.

– Vous avez également connu Pavlistchev ?

– C’était un homme d’un rare mérite, mais moi, j’ai été témoin oculaire. J’ai béni votre père sur son lit de mort…

– Mon père allait passer en justice au moment où il est mort, fit de nouveau observer le prince, bien que je n’aie jamais pu connaître l’inculpation qui pesait sur lui. Il est mort à l’hôpital.

– Oh ! c’était pour l’affaire du soldat Kolpakov. Sans aucun doute il aurait été acquitté.

– Vraiment ? Vous êtes positivement au courant de cette affaire ? demanda le prince dont la curiosité parut piquée au vif.

– Je crois bien ! s’écria le général. Le tribunal a dû lever la séance sans avoir rendu de jugement. C’était une affaire impossible, une affaire mystérieuse, peut-on même dire. Le capitaine en second Larionov meurt étant commandant de compagnie. Ses fonctions sont confiées par intérim au prince. Bien. Là-dessus un soldat du nom de Kolpakov vole du cuir de botte à un de ses camarades. Il le vend et boit l’argent. Bien. Le prince réprimande vertement Kolpakov et le menace des verges ; notez que la scène a lieu en présence du sergent-major et du caporal. Très bien. Kolpakov va au quartier, s’étend sur un lit de camp et meurt un quart d’heure plus tard. De mieux en mieux ; mais le cas est singulier, presque inexplicable. N’importe : on enterre Kolpakov, le prince fait son rapport, sur le vu duquel le défunt est rayé des contrôles. Tout cela est parfait, n’est-ce pas ? Mais voici que six mois plus tard, on passe la brigade en revue et, comme si de rien n’était, le soldat Kolpakov fait sa réapparition à la 3e compagnie du 2e bataillon du régiment d’infanterie de Novozemliansk, qui appartient à la même brigade et à la même division !

– Comment cela ? s’exclama le prince au comble de la stupeur.

– Les choses n’ont pu se passer ainsi : il y a une erreur, dit brusquement Nina Alexandrovna à son mari en le regardant avec une expression voisine de l’angoisse. Mon mari se trompe .

– Ma chère, se trompe est vite dit, mais essaie de tirer au clair une affaire comme celle-là ! Tout le monde s’y est rompu la tête. Moi tout le premier, j’étais porté à dire : on se trompe . Malheureusement j’ai été témoin du fait et j’ai siégé dans la commission d’enquête. Toutes les confrontations ont établi qu’on était bien en présence de ce même soldat Kolpakov qui avait été enterré six mois avant, avec le cérémonial d’usage et au son du tambour. Le cas est réellement exceptionnel, presque inconcevable, j’y consens, mais…

– Papa, votre dîner est servi, annonça Barbe Ardalionovna en pénétrant dans la pièce.

– Ah ! fort bien, parfait ! Je commençais à souffrir de la faim… Mais le cas est de ceux dont on peut dire qu’ils sont psychologiques…

– La soupe va encore refroidir, reprit Barbe avec impatience.

– J’y vais, j’y vais, marmonna le général en sortant de la pièce. Il était déjà dans le corridor qu’on l’entendit encore dire : « Et en dépit de toutes les enquêtes »…

– Vous devrez passer beaucoup de choses à Ardalion Alexandrovitch si vous restez chez nous, dit Nina Alexandrovna au prince. D’ailleurs il ne vous dérangera pas trop, car il mange seul. Vous en conviendrez : chacun a ses défauts et ses… singularités. Les gens qu’on montre habituellement du doigt ne sont peut-être pas ceux qui en ont le plus. Je ne vous adresserai qu’une prière mais instante : si mon mari vous demande l’argent de la chambre, dites-lui que vous me l’avez donné. Il va de soi que ce que vous pourriez remettre à Ardalion Alexandrovitch serait porté à votre compte de la même manière ; mais ce que je vous en dis est pour la bonne règle… Qu’y a-t-il, Barbe ?

Barbe venait d’entrer dans la pièce. Sans mot dire, elle tendit à sa mère le portrait de Nastasie Philippovna. Nina Alexandrovna tressaillit et considéra ce portrait pendant un moment, d’abord avec une expression de frayeur, puis avec les signes d’une accablante douleur. Enfin elle interrogea Barbe du regard.

– C’est elle-même qui lui a fait ce cadeau aujourd’hui, dit Barbe, et ce soir tout sera décidé entre eux.

– Ce soir ! répéta Nina Alexandrovna à mi-voix et avec l’accent du désespoir. Pourquoi ce soir ? Il n’y a déjà plus de doute et il ne reste plus aucune espérance. N’a-t-elle pas tout mis au clair en donnant ce portrait ?… Est-ce lui-même qui te l’a montré ? ajouta-t-elle sur un ton de surprise.

– Vous savez que depuis un mois entier nous ne nous adressons presque plus la parole. C’est Ptitsine qui m’a tout raconté ; quant au portrait, je l’ai ramassé là-bas par terre à côté de la table.

– Prince, fit soudain Nina Alexandrovna, je voulais vous demander (et c’est surtout pour cela que je vous ai prié de venir) s’il y a longtemps que vous connaissez mon fils ? Il a dit, je crois, que vous n’étiez arrivé que d’aujourd’hui.

Le prince donna sur lui-même quelques courts éclaircissements, en laissant de côté une bonne moitié de ce qui s’était passé. Nina Alexandrovna et Barbe l’écoutaient attentivement.

– Ce n’est pas pour vous extorquer des renseignements sur Gabriel Ardalionovitch que je vous ai posé ma question, fit remarquer Nina Alexandrovna ; vous ne devez pas vous méprendre à ce sujet. S’il y a quelque chose qu’il ne puisse m’avouer lui-même, je ne tiens pas à l’apprendre d’une autre bouche. Je ne m’occupe que des allusions que Gania a faites tout à l’heure devant vous et de cette réponse qu’il a donnée, après votre départ, à une de mes questions : « il sait tout, inutile de se gêner avec lui ». Qu’est-ce que cela signifie ? Autrement dit je désirerais savoir dans quelle mesure…

Gania et Ptitsine firent une brusque entrée ; Nina Alexandrovna se tut aussitôt. Le prince resta assis auprès d’elle cependant que Barbe s’écartait. Le portrait de Nastasie Philippovna était en évidence sur la table à ouvrage de Nina Alexandrovna, juste devant elle. Gania l’aperçut, fronça les sourcils, le prit avec dépit et le jeta sur son bureau, à l’autre bout de la pièce.

– C’est pour aujourd’hui, Gania ? demanda brusquement Nina Alexandrovna.

– Qu’est-ce qui est pour aujourd’hui ? dit Gania en sursautant.

Et tout à coup il fonça sur le prince : – Ah ! je comprends, vous êtes déjà ici !… Cela finit par tourner chez vous à la maladie : vous ne pouvez pas tenir votre langue. Voyons, Altesse, comprenez…

– Dans le cas présent, c’est à moi et à nul autre qu’incombe la faute, interrompit Ptitsine.

Gania le regarda d’un air interrogateur.

– Voyons, Gania, cela vaut mieux ainsi ; d’autant que, par un certain côté, c’est une affaire réglée, balbutia Ptitsine qui alla ensuite s’asseoir à l’écart près de la table, sortit de sa poche un morceau de papier couvert de notes au crayon et se mit à l’examiner attentivement. Gania restait sombre, dans l’appréhension d’une scène de famille. Il ne songea même pas à présenter ses excuses au prince.

– Si tout est fini, dit Nina Alexandrovna, il est évident qu’Ivan Pétrovitch a raison. Ne fronce pas les sourcils, je t’en prie, Gania, et ne te fâche pas : je ne te questionnerai point sur ce que tu ne veux pas dire. Je t’assure que je suis pleinement résignée ; fais-moi le plaisir de te tranquilliser.

Elle prononça ces paroles sans détacher les yeux de son ouvrage et sur un ton qui, de fait, paraissait calme. Gania en fut surpris mais se tut prudemment et regarda sa mère, attendant de plus amples explications. Les scènes domestiques ne lui avaient coûté que trop cher. Nina Alexandrovna remarqua sa retenue et ajouta avec un sourire amer :

– Tu doutes encore et tu le défies de moi. Rassure-toi : de mon côté du moins, il n’y aura plus ni larmes ni prières. Tout mon désir est de te voir heureux, et tu le sais. Je me suis soumise à la destinée, mais mon cœur te suivra toujours, que nous restions ensemble ou que nous nous séparions. Je ne réponds naturellement que de moi-même ; tu ne saurais en demander autant de ta sœur…

– Ah ! encore elle ! s’exclama Gania en décochant à sa sœur un regard d’ironie et d’aversion. Ma chère maman ! Je vous renouvelle la parole que je vous ai déjà donnée : tant que je serai là, tant que je vivrai, personne ne vous manquera jamais de respect. De n’importe qui il s’agisse, j’exigerai de toute personne franchissant notre seuil la plus entière déférence à votre égard.

Gania se sentait si heureux qu’il regardait sa mère d’un air presque apaisé, presque tendre.

– Je n’avais aucune crainte pour moi, Gania, tu le sais. Ce n’est pas pour moi que je me suis fait du mauvais sang tous ces temps-ci. On dit qu’aujourd’hui tout va être terminé pour vous. Qu’est-ce qui va être terminé ?

– Elle m’a promis de déclarer ce soir, chez elle, si elle consent ou non, répondit Gania.

– Il y a près de trois semaines que nous évitons de parler de cela, et c’était préférable. Mais maintenant que tout est fini, je me permettrai de te demander seulement ceci : comment a-t-elle pu te donner son consentement et même t’offrir son portrait, alors que tu ne l’aimes pas ? Se peut-il que toi, auprès d’une femme si… si…

– Si expérimentée, n’est-ce pas ?

– Ce n’est pas l’expression que je cherchais. Comment as-tu pu l’abuser à un pareil degré ?

Sous sa question Nina Alexandrovna laissa soudain percer une extrême irritation. Gania resta coi, réfléchit un moment, puis dit, sans dissimuler un rire mauvais :

– Vous vous êtes laissé entraîner, chère maman ; la patience vous a échappée une fois de plus ; c’est toujours ainsi que les disputes ont éclaté et se sont envenimées entre nous. Vous venez de dire : plus de questions, plus de reproches, et les voilà qui recommencent. Mieux vaut en rester là ; oui, cela vaut mieux. D’ailleurs c’était votre intention… Jamais et pour rien au monde je ne vous abandonnerai. Un autre que moi se serait enfui de la maison pour ne pas voir une sœur comme la mienne. Tenez : observez comme elle me regarde maintenant. Brisons là. J’étais déjà si content… Et comment savez-vous que j’abuse de la bonne foi de Nastasie Philippovna ? Pour ce qui est de Barbe, qu’elle en fasse à son aise ; en voilà assez ! La mesure est comble.

Gania se montait davantage à chaque mot et arpentait machinalement la chambre. Ces discussions affectaient douloureusement tous les membres de la famille.

– J’ai dit que je m’en irais si elle entrait ici et je tiendrai parole, déclara Barbe.

– Par entêtement ! s’écria Gania. Et c’est aussi par entêtement que tu ne te maries pas. Pourquoi me fais-tu cette moue de mépris ? Je m’en fiche, Barbe Ardalionovna : vous pouvez mettre tout de suite votre projet à exécution. Il y a déjà longtemps que vous m’embêtez.

Puis, voyant le prince se lever, il lui jeta :

– Comment, prince, vous vous décidez enfin à nous laisser ?

La voix de Gania trahissait ce degré d’exaspération dans lequel l’homme jouit en quelque sorte de sa propre colère et s’y abandonne sans aucune retenue, voire avec une délectation croissante, quoi qu’il en puisse advenir. Le prince, déjà le seuil de la pièce, fut sur le point de répondre, mais, voyant le visage crispé de son insulteur et comprenant qu’une goutte suffirait à faire déborder le vase, il se retourna et sortit sans proférer une parole. Quelques minutes plus tard les éclats de voix qui lui parvinrent du salon lui apprirent que la discussion, après son départ, avait pris un tour plus bruyant et plus débridé.

Il traversa la salle puis l’antichambre pour gagner sa chambre par le corridor. En passant à côté de la porte de sortie vers l’escalier, il remarqua que, derrière cette porte, quelqu’un faisait des efforts désespérés pour tirer la sonnette ; celle-ci était probablement dérangée car elle s’agitait sans rendre aucun son. Le prince leva le verrou, ouvrit la porte et recula avec un sursaut de stupéfaction : Nastasie Philippovna était devant lui. Il la reconnut d’emblée d’après son portrait. Quand elle l’aperçut, un éclair de dépit brilla dans ses yeux ; elle passa vivement dans l’antichambre en l’écartant d’un coup d’épaule et lui dit d’un ton courroucé, tandis qu’elle se débarrassait de sa pelisse :

– Si tu es trop paresseux pour raccommoder la sonnette, reste au moins dans l’antichambre afin d’ouvrir quand on frappe ! Allons bon ! tu laisses tomber ma pelisse maintenant ! Quel butor !

En effet, la pelisse était par terre. Nastasie Philippovna l’avait jetée derrière elle, sans attendre que le prince la lui retirât et sans s’apercevoir que les mains de celui-ci n’avaient pu la saisir.

– On devrait te mettre à la porte. Va-t’en et annonce-moi !

Le prince aurait voulu dire quelque chose, mais il perdit contenance au point de ne pouvoir articuler un mot et, ayant ramassé la pelisse, il se dirigea vers le salon.

– Le voilà à présent qui s’en va avec ma pelisse ! Pourquoi l’emportes-tu ? Ha ! ha ! Est-ce que tu ne perds pas la tête ?

Le prince revint sur ses pas et la regarda comme pétrifié. Elle se mit à rire ; il sourit lui aussi, mais sans retrouver l’usage de sa langue. Au premier moment, quand il avait ouvert la porte, il avait blêmi ; maintenant le sang lui affluait soudainement au visage.

– Qu’est-ce que c’est que cet idiot-là ? s’écria-t-elle indignée en frappant du pied. Eh bien, où pars-tu ? Qui vas-tu annoncer ?

– Je vais annoncer Nastasie Philippovna, balbutia le prince.

– D’où me connais-tu ? demanda-t-elle avec vivacité. Moi, je ne t’ai jamais vu. Va m’annoncer… Quels sont ces cris que j’entends là ?

– On se dispute, fit le prince.

Et il se dirigea vers le salon.

Il y entra à un moment plutôt critique. Nina Alexandrovna était sur le point d’oublier totalement qu’elle s’était « soumise à tout » ; au reste, elle défendait Barbe. Celle-ci était à côté de Ptitsine, qui avait fini l’examen de son papier crayonné. Elle ne se laissait pas démonter, n’étant d’ailleurs pas d’un caractère timide ; mais les grossièretés de son frère devenaient de plus en plus brutales et de moins en moins tolérables. Dans les cas semblables elle avait l’habitude de garder le silence et de fixer son frère d’un air moqueur. Elle savait que cette attitude avait le don de le mettre hors de lui. C’est juste à cet instant que le prince pénétra dans la chambre et annonça :

– Nastasie Philippovna !

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