XIV

– Je suis un homme sans esprit, Nastasie Philippovna, c’est pourquoi je bavarde à tort et à travers ! s’écria Ferdistchenko en attaquant son récit. Si j’étais aussi spirituel qu’Athanase Ivanovitch ou Ivan Pétrovitch je passerais comme eux toute la soirée assis sans ouvrir la bouche. Prince, permettez-moi de vous consulter : j’ai toujours l’impression qu’il y a dans le monde beaucoup plus de voleurs que de non-voleurs et qu’il n’existe même pas d’honnête homme qui n’ait, au moins une fois dans sa vie, volé quelque chose. C’est mon idée ; je n’en conclus d’ailleurs nullement qu’il n’y ait au monde que des voleurs, bien que je sois parfois tenté de raisonner ainsi.

– Fi ! que vous vous exprimez sottement ! remarqua Daria Alexéïevna. Et quelle bêtise de supposer que tout le monde a volé ; moi, je n’ai jamais rien volé.

– Vous n’avez rien volé, Daria Alexéïevna ; mais voyons ce que dira le prince, qui est subitement devenu tout rouge.

– Il me semble que vous êtes dans le vrai, mais vous exagérez beaucoup, répondit le prince, qui effectivement avait rougi, on ne sait trop pourquoi.

– Et vous-même, prince, n’avez-vous rien volé ?

– Fi, quelle question ridicule ! Surveillez votre langage, monsieur Ferdistchenko, dit le général.

– Votre jeu est simple. Au moment de vous exécuter, vous avez honte de raconter votre histoire ; c’est pour cela que vous cherchez à entraîner le prince avec vous ; vous avez de la chance qu’il ait bon caractère, dit Daria Alexéïevna d’un ton cassant.

– Ferdistchenko, décidez-vous à parler ou à vous taire et ne vous occupez que de votre cas ! Vous lassez la patience de tout le monde, déclara Nastasie Philippovna avec une brusque irritation.

– Tout de suite, Nastasie Philippovna ! Mais si le prince a avoué (car je tiens son attitude pour un aveu), que dirait un autre, sans nommer personne, s’il se décidait à confesser la vérité ! Quant à moi, messieurs, mon histoire tient en fort peu de mots ; elle est aussi simple que sotte et vilaine. Mais je vous assure que je ne suis pas un voleur ; comment ai-je pu voler ? je l’ignore. La chose s’est passée, il y a plus de deux ans, à la villa de Sémione Ivanovitch Istchenko, un dimanche. Il y avait du monde à dîner. Après le repas, les hommes restèrent à boire. L’idée me vint de prier Mlle Marie Sémionovna, la fille du maître de la maison, de jouer un morceau au piano. En traversant la pièce qui fait l’angle, je vis sur la table à ouvrage de Marie Ivanovna un billet vert de trois roubles ; elle l’avait posé là pour une dépense de ménage. Il n’y avait personne dans la pièce. Je m’emparai du billet et je glissai dans ma poche ; pourquoi ? je n’en sais rien. Je ne comprends pas ce qui m’a pris. Toujours est-il que je revins en hâte m’asseoir à la table. Je restai là à attendre ; j’étais assez ému, je bavardais sans discontinuer, racontant des anecdotes et riant ; puis j’allai m’asseoir auprès des dames. Au bout d’une demi-heure on s’aperçut de la disparition du billet et on se mit à interroger les domestiques. Les soupçons tombèrent sur Daria. Je manifestai une curiosité et un intérêt particuliers pour cette affaire et je me souviens même que, voyant Daria toute troublée, je m’efforçai de la convaincre qu’elle devait avouer, en me portant garant de l’indulgence de Marie Ivanovna. Je lui adressai ces exhortations à haute voix, devant tout le monde. Tous les yeux étaient fixés sur nous et j’éprouvais une satisfaction intense à l’idée que je prêchais la morale alors que le billet volé était dans ma poche. Je dépensai ces trois roubles le soir même à boire : je commandai dans un restaurant une bouteille de Château-Lafite. C’était la première fois que je commandais ainsi une bouteille sans rien manger, mais je ressentais le besoin de dépenser cet argent au plus vite. Je n’ai guère éprouvé de remords ni à ce moment-là ni plus tard. Mais je ne serais nullement tenté de recommencer ; croyez-le ou ne le croyez pas, cela m’est indifférent. Et voilà tout.

– Certainement. Ce n’est pas votre plus mauvaise action, dit Daria Alexéïevna sur un ton de dégoût.

– Ce n’est pas une action, c’est un cas psychologique, observa Athanase Ivanovitch.

– Et la domestique ? demanda Nastasie Philippovna, sans cacher son profond écœurement.

– La domestique a été renvoyée dès le lendemain, cela va de soi. C’est une maison où l’on ne badine point.

– Et vous avez laissé faire cela ?

– Voilà qui est magnifique ! Vous ne voudriez pas que je me sois dénoncé moi-même ? dit Ferdistchenko en ricanant ; en réalité il était consterné par l’impression fort pénible que son récit avait produite sur l’auditoire.

– Quelle malpropreté ! s’exclama Nastasie Philippovna.

– Allons bon ! Vous demandez à un homme de vous raconter la plus laide de ses actions, et vous voulez encore que cette action soit reluisante ! Les actions les plus vilaines sont toujours fort malpropres, Nastasie Philippovna ; c’est ce que va nous démontrer maintenant Ivan Pétrovitch. D’ailleurs bien des gens ont un extérieur brillant et cherchent à passer pour vertueux parce qu’ils roulent carrosse. Les gens qui roulent carrosse ne manquent pas… mais au prix de quels moyens…

Bref Ferdistchenko n’était plus maître de lui et, emporté par une brusque colère, il s’oubliait et dépassait toute mesure ; son visage même se crispait. Si singulier que cela pût paraître, il avait escompté pour son récit un tout autre succès. Ces « gaffes » de mauvais ton et cette « vantardise d’un genre particulier », pour employer les expressions de Totski, lui étaient habituelles et répondaient tout à fait à son caractère.

Nastasie Philippovna, que la colère faisait trembler, regarda fixement Ferdistchenko. Ce dernier prit soudain peur et, glacé d’effroi, se tut. Il était allé trop loin.

– Si on coupait court à ce jeu ? insinua Athanase Ivanovitch.

– C’est mon tour, mais, usant du droit d’abstention qui m’est reconnu, je ne raconterai rien, fit Ptitsine d’un ton décidé.

– Vous renoncez ?

– Je ne puis m’exécuter, Nastasie Philippovna ; d’ailleurs, je considère ce petit jeu comme inadmissible.

– Général, je crois que c’est maintenant votre tour, dit Nastasie Philippovna en se tournant vers Ivan Fiodorovitch. Si vous refusez aussi, la débandade sera générale, ce que je regretterai car j’avais l’intention de raconter, en manière de conclusion, un trait de « ma propre vie », mais je ne voulais prendre la parole qu’après vous et après Athanase Ivanovitch ; votre devoir n’est-il pas de m’encourager ? ajouta-t-elle en riant.

– Oh ! si vous faites une pareille promesse, s’écria le général avec feu, je suis prêt à vous raconter toute ma vie. J’avoue qu’en attendant mon tour j’avais déjà préparé mon anecdote…

– Et il suffit de regarder le visage de Son Excellence pour juger de la satisfaction littéraire qu’elle a éprouvée à fignoler son anecdote, risqua Ferdistchenko avec un rire sarcastique, bien qu’il ne fût pas tout à fait remis de son émotion.

Nastasie Philippovna jeta sur le général un regard négligent et sourit, elle aussi, à sa pensée. Mais son anxiété et sa colère croissaient visiblement de minute en minute. L’inquiétude d’Athanase Ivanovitch avait redoublée depuis qu’elle avait promis de raconter quelque chose.

Le général commença son histoire :

– Il m’est arrivé comme à tout homme, messieurs, de commettre au cours de ma vie des actions fort peu avouables. Mais le plus singulier, c’est que je regarde moi-même comme la plus vilaine action de mon existence la petite anecdote que je vais vous raconter. Près de trente-cinq ans se sont écoulés depuis et je ne me la remémore jamais sans un serrement de cœur. L’affaire est d’ailleurs parfaitement bête. J’étais alors simple enseigne et avais un service fastidieux. Vous savez ce que c’est qu’un enseigne : on a le sang chaud, on vit dans un intérieur de quatre sous. J’avais pour brosseur un certain Nicéphore, qui tenait mon ménage avec beaucoup de zèle, épargnant, ravaudant, nettoyant ; il allait jusqu’à chaparder tout ce qui pouvait ajouter au confort de mon intérieur ; bref, un modèle de fidélité et d’honnêteté. Bien entendu, je le traitais sévèrement, mais avec équité. Pendant quelque temps nous séjournâmes dans une petite ville. On m’assigna un logement dans un faubourg, chez la veuve d’un ancien sous-lieutenant. C’était une petite vieille de quatre-vingts ans ou peu s’en fallait. Elle habitait une maisonnette de bois vétuste et délabrée et son dénuement était tel qu’elle n’avait pas de servante. Elle avait eu autrefois une très nombreuse famille mais, parmi ses parents, les uns étaient morts, d’autres s’étaient dispersés, d’autres enfin l’avaient oubliée. Quant à son mari, il y avait bien quarante-cinq ans qu’elle l’avait enterré. Quelques années avant mon arrivée, elle avait eu auprès d’elle une nièce ; c’était, paraît-il, une bossue méchante comme une sorcière, au point qu’elle avait un jour mordu sa tante au doigt. Cette nièce était morte également et la vieille traînait depuis trois ans une existence complètement solitaire. Je m’ennuyais chez elle : elle était si bornée que toute conversation était impossible. Elle finit par me voler un coq. L’affaire est toujours restée obscure, mais on ne pouvait imputer le vol à d’autre qu’à elle. Nous vécûmes depuis lors en fort mauvais termes. Bientôt je reçus, sur ma demande, un logement à l’autre bout de la ville, chez un marchand qui avait une grande barbe et vivait au milieu d’une très nombreuse famille. Je crois le voir encore. Nous déménageâmes avec joie, Nicéphore et moi, et je me séparai de la vieille sans aménité. Trois jours se passèrent. Je rentrai de l’exercice lorsque Nicéphore me dit : « Votre Honneur a eu tort de laisser notre soupière chez notre précédente logeuse ; je n’ai plus rien pour mettre la soupe ». Je lui exprimai ma surprise : « Comment a-t-on pu laisser la soupière chez la logeuse ? » Nicéphore étonné compléta son rapport : au moment du déménagement, la vieille avait refusé de rendre notre soupière sous prétexte que je lui avais cassé un pot ; elle retenait la soupière en dédommagement de son pot, et elle prétendait que c’était moi qui lui avais proposé ce marché. Une pareille bassesse me met naturellement hors de moi ; mon sang de jeune officier ne fait qu’un tour, je cours chez la vieille. J’arrive dans tous mes états, je la regarde ; elle était assise toute seule dans un coin de l’entrée, comme pour se garantir du soleil, la joue appuyée sur sa main. Je me mets aussitôt à l’agonir d’injures : « tu es une ceci, tu es une cela… », bref le vocabulaire russe y passe. Mais en l’observant je constate une chose singulière : elle reste inerte et muette, le visage tourné de mon côté, les yeux grands ouverts et fixés étrangement sur moi ; son corps donne l’impression d’osciller. Enfin, je me calme, je l’examine de plus près et la questionne sans en tirer un mot. J’ai un moment d’hésitation, mais, comme le soleil se couchait et que le silence n’était troublé que par le bourdonnement des mouches, je finis par me retirer, l’esprit assez agité. Je ne rentrai pas directement chez moi, le major m’ayant demandé de passer le voir ; j’allai de là au quartier et ne retournai à la maison qu’à la nuit tombée Le premier mot de Nicéphore en me voyant fut celui-ci : « Savez-vous, Votre Honneur, que notre logeuse vient de mourir ? » – « Quand cela ? » – « Ce soir même, il y a environ une heure et demie. » C’est-à-dire qu’elle avait trépassé au moment même où je la couvrais d’injures. Je fus tellement saisi que j’eus peine, je vous le jure, à retrouver mon sang-froid. La pensée de la défunte me poursuivait même la nuit Certes, je ne suis pas superstitieux, mais le surlendemain j’allai à l’église pour assister à son enterrement. Bref, plus le temps passait, plus j’étais hanté par le souvenir de la vieille. Ce n’était pas une obsession, mais ce souvenir me revenait par moments et, alors j’éprouvais un malaise. Le principal de l’affaire c’est que je me répétais : voilà une femme, un être humain, comme on dit de notre temps, qui a vécu et vécu longtemps, plus longtemps même que son compte. Elle, a eu des enfants, un mari, une famille, des parents ; tout cela a mis en quelque sorte autour d’elle de l’animation et de la joie Et, tout d’un coup, plus rien ; tout s’est effondré, elle est restée seule, seule comme une mouche, portant sur elle la malédiction des siècles. Puis Dieu l’a enfin rappelée à lui. Au coucher du soleil, dans la paix d’un soir d’été, l’âme de ma vieille a pris son vol… Évidemment tout cela a une signification morale. Et à cet instant précis, au lieu d’entendre les sanglots qui accompagnent l’agonie de ceux qui s’en vont, elle voit surgir un jeune enseigne impertinent qui, les poings sur les hanches et l’air agressif, la reconduit hors de ce monde en lui jetant les pires insultes du répertoire populaire à propos d’une soupière égarée ! Il n’est pas douteux que j’ai eu tort et, bien qu’à distance je regarde mon action presque comme celle d’un autre, en raison du temps écoulé et de l’évolution de mon caractère, je n’en continue pas moins à avoir des regrets. Je le redis, la chose me paraît à moi-même d’autant plus étrange que, si je suis coupable, ce n’est que dans une faible mesure : pourquoi s’est-elle avisée de mourir juste à ce moment-là ? Naturellement mon acte a aussi son excuse dans des mobiles d’ordre psychologique. Je n’ai toutefois pu ramener la paix dans mon âme qu’en instituant, il y a une quinzaine d’années, une fondation pour permettre à deux vieilles femmes malades d’être hospitalisées et assurées d’un traitement convenable qui adoucisse les derniers jours de leur vie terrestre. Je compte rendre cette fondation perpétuelle par voie de disposition testamentaire. C’est là toute mon histoire. Je répète que j’ai peut-être commis bien des fautes au cours de mon existence, mais qu’en conscience je regarde cet épisode comme la plus vilaine de toutes mes actions.

– Au lieu de nous raconter sa plus vilaine action, Votre Excellence nous a relaté un des plus beaux traits de sa vie. Ferdistchenko est déçu ! dit ce dernier.

– Il est de fait, général, dit Nastasie Philippovna d’un ton détaché, que je ne vous supposais pas si bon cœur ; c’est dommage.

– Dommage ? Pourquoi cela ? demanda le général qui ponctua sa réplique d’un rire aimable et but une gorgée de champagne avec l’air d’un homme content de lui-même.

C’était maintenant le tour d’Athanase Ivanovitch, qui avait également préparé sa narration. Tout le monde pressentait qu’il ne se récuserait pas comme l’avait fait Ivan Pétrovitch et, pour certaines raisons, on attendait son récit avec une vive curiosité, mais en observant l’expression de la physionomie de Nastasie Philippovna.

Il se mit à raconter une de ses « charmantes anecdotes » sur un ton calme et prenant. La remarquable dignité de son langage s’harmonisait à merveille avec son extérieur imposant. Soit dit en passant, c’était un bel homme, de grande taille, assez fort, mi-chauve mi-grisonnant ; ses joues rouges étaient un peu flasques et il avait un râtelier. Il portait des vêtements amples et très élégants ; son linge était remarquablement soigné. Ses mains blanches et potelées attiraient les regards. Un diamant de prix ornait la bague qu’il portait à l’index de la main droite.

Pendant tout le temps que dura son récit, Nastasie Philippovna fixa la garniture de dentelle de sa manche qu’elle froissait entre deux doigts de sa main gauche, en sorte qu’elle ne leva pas une seule fois les yeux sur le narrateur.

– Ma tâche est singulièrement facilitée, dit Athanase Ivanovitch, par l’obligation expresse où je me trouve de ne relater que la plus vilaine action de ma vie. Il ne saurait y avoir, dans un pareil cas, aucune hésitation : la conscience et la mémoire du cœur vous dictent sur-le-champ ce qu’il faut raconter. Parmi les innombrables actes de ma vie qui ont pu être légers et… étourdis, il m’en coûte d’avouer qu’il en est un dont le souvenir me pèse cruellement. Cela nous reporte à une vingtaine d’années en arrière : je faisais un séjour chez Platon Ordynstev, qui venait d’être élu maréchal de la noblesse et passait avec sa jeune femme les fêtes de fin d’année dans ses terres. L’anniversaire d’Anfissa Alexéïevna tombait vers cette époque et l’on s’apprêtait à donner deux bals. La vogue était alors au délicieux roman de Dumas fils, la Dame aux camélias, qui faisait surtout fureur dans le grand monde ; je crois d’ailleurs que cette œuvre ne vieillira et ne mourra jamais. En province les femmes raffolaient de ce roman, du moins celles qui l’avaient lu. Le charme du récit, la situation originale de la principale héroïne, tout ce monde attrayant et si finement décrit, enfin les ravissants détails qui abondent dans ce livre (par exemple l’alternance significative des camélias blancs et des camélias rouges), bref l’œuvre entière avait fait dans la société une petite révolution. Les camélias étaient la fleur la plus à la mode ; ils étaient demandés et recherchés par toutes les femmes. Jugez un peu s’il était possible de s’en procurer dans un coin de province où tout le monde voulait en avoir pour les bals, si peu nombreux que fussent ceux-ci ! Pétia Vorokhovskoï était alors follement épris d’Anfissa Alexéïevna. À vrai dire, je ne sais pas s’il y avait quelque chose entre eux ; je veux dire que j’ignore si le pauvre garçon pouvait nourrir de sérieuses espérances. Le malheureux ne savait où donner de la tête pour dénicher les camélias en vue du bal d’Anfissa Alexéïevna. La comtesse Sotski de Pétersbourg, qui était alors l’hôtesse de la femme du gouverneur, et Sophie Bezpalov devaient y paraître, on le savait déjà, avec des camélias blancs. Pour faire son effet, Anfissa Alexéïevna désirait des camélias rouges. Le pauvre Platon, qui s’était chargé de lui en trouver, se mettait en quatre, c’est le rôle du mari. Mais comment faire ? La veille, Catherine Alexandrovna Mytistchev, la rivale la plus acharnée d’Anfissa Alexéïevna, et qui était à couteaux tirés avec elle, avait raflé tous les camélias de la localité. Comme de juste, Anfissa Alexéïevna en avait eu une attaque de nerfs et une syncope. Platon était perdu. Il était évident que si Pétia, en ce moment critique, réussissait à se procurer n’importe où un bouquet, ce succès pouvait lui assurer un sérieux avantage, la gratitude d’une femme en pareille circonstance ne connaissant point de bornes. Il se démenait comme un possédé, mais il va sans dire que l’entreprise était au-dessus de ses forces. Je le rencontrai inopinément à onze heures du soir, la veille du bal, chez une voisine des Ordynstev, Marie Petrovna Zoubkov. Il était radieux. « Qu’as-tu donc ? » – « J’ai trouvé ! Eurêka ! » – « Eh bien, mon ami, tu me surprends. Où ? Comment ? » – « À Ekchaïsk (un bourg situé à vingt verstes mais dans un autre district). Il y a là-bas un marchand du nom de Trépalov, c’est un riche barbon qui vit avec sa vieille épouse ; n’ayant pas d’enfants, ils élèvent des canaris. Ils ont tous deux la passion des fleurs : on doit trouver chez eux des camélias. » – « Pardon : il n’est pas certain qu’ils t’en cèdent. » – Je me mettrai à genoux devant lui et ne me relèverai ni ne m’en irai avant qu’il ne m’en ait donné ! » – « Quand comptes-tu y aller ? » – « Demain à cinq heures, dès le petit jour. » – « Bonne chance ! » J’étais enchanté pour lui, je vous l’assure. Je retournai chez les Ordynstev ; je veillai jusqu’à une heure du matin, l’esprit travaillé par des pensées confuses. J’allais me mettre au lit, lorsqu’une idée originale me vint soudain en tête. J’allai incontinent à la cuisine et réveillai le cocher Saveli. – « Attelle les chevaux et tiens-toi prêt dans une demi-heure », lui fis-je en lui glissant quinze roubles. La demi-heure passée, tout était prêt. On me dit qu’Anfissa Alexéïevna avait la migraine, la fièvre et le délire. Je monte en traîneau, et me voilà parti. J’arrive à Ekchaïsk vers les cinq heures. J’attends à l’auberge le point du jour et, aussitôt qu’il paraît, je me présente chez Trépalov ; il n’était pas sept heures. « On dit que tu as des camélias ? mon brave, aide-moi, sauve-moi, je t’en supplie à deux genoux ! » C’était un vieillard de haute taille, chenu, l’air austère, un bonhomme impressionnant. « Non, non, pour rien au monde ! Je refuse ! » Je me jette à ses pieds ; je me prosterne littéralement devant lui. – « Que faites-vous ? mon maître ? » dit-il avec une expression d’épouvante. Je lui crie : « Vous ne savez donc pas qu’il y va de la vie d’un homme ? » – « Ah ! s’il en est ainsi, prenez les fleurs et que Dieu vous garde ! » Je me coupe aussitôt tout un bouquet de camélias rouges. C’était merveilleux. Il y en avait plein une petite serre. Le vieux soupire. Je tire cent roubles. « Non, mon cher monsieur, épargnez-moi cette offense. » – « Si vous le prenez ainsi, dis-je, mon brave, veuillez accepter ces cent roubles pour permettre à l’hôpital de la localité d’améliorer l’ordinaire des malades. » – « Ceci est tout différent, mon bon monsieur, fait-il ; il s’agit d’une œuvre pie qui sera agréable à Dieu. Je remettrai ce don pour votre salut. » Je dois dire que ce vieillard me plut ; c’était un pur Russe, un Russe de la vraie souche . Ravi de mon succès, je pris le chemin du retour par une voie détournée pour ne pas rencontrer Pétia. À peine arrivé, j’envoyai le bouquet pour qu’on le donnât à Anfissa Alexéïevna dès son réveil. Vous pouvez vous représenter ses transports, sa reconnaissance, ses larmes de gratitude ! Platon, qui la veille était tué, anéanti, Platon sanglota sur ma poitrine. Hélas ! Tous les maris sont les mêmes depuis la création… du mariage ! Je n’ose rien ajouter ; je puis seulement dire que cet épisode ruina à jamais les affaires du pauvre Pétia. Je pensais d’abord qu’il m’égorgerait quand il apprendrait mon geste et je me disposai à le rencontrer. Mais il se passa une chose que je n’aurais pas crue : il perdit connaissance, fut pris le soir d’un accès de délire et se trouva le lendemain matin avec la fièvre cérébrale ; il sanglotait et avait des convulsions comme un enfant. Au bout d’un mois, à peine guéri, il demanda à être envoyé au Caucase ; bref, un vrai roman. Il finit par se faire tuer en Crimée. Son frère, Stéphane Vorkhovski, se distinguait alors à la tête d’un régiment. J’avoue que pendant de longues années je fus torturé par des remords de conscience : pourquoi, dans quelle intention lui avais-je porté un pareil coup ? Mon acte eût été excusable si j’avais été amoureux moi-même à ce moment-là. Mais ce n’avait été qu’une simple espièglerie, pour le plaisir d’être galant, et rien de plus. Et si je ne lui avais pas soufflé ce bouquet, qui sait ? il serait peut-être encore en vie, il connaîtrait le bonheur et le succès, et l’idée ne lui serait jamais venue d’aller combattre les Turcs.

Athanase Ivanovitch se tut avec la même dignité grave qu’il avait montrée en commençant son récit. On remarqua que les yeux de Nastasie Philippovna brillaient d’un éclat singulier et que même ses lèvres tremblaient lorsqu’Athanase cessa de parler. Ils devinrent le point de mire de tous les regards.

– On a trompé Ferdistchenko ! On l’a indignement trompé ! s’écria d’un ton larmoyant Ferdistchenko sentant le moment venu de placer son mot.

– Tant pis pour vous si vous n’avez rien compris au jeu ! Vous n’avez qu’à vous instruire auprès des gens d’esprit, répliqua d’un ton sentencieux Daria Alexéïevna (c’était l’ancienne et fidèle amie, la complice de Totski).

– Vous aviez raison, Athanase Ivanovitch, ce petite jeu est fort ennuyeux ; il faut le cesser le plus tôt possible, dit négligemment Nastasie Philippovna. Je vais vous raconter ce que j’ai promis, puis vous pourrez tous jouer aux cartes.

– Mais avant tout, nous voulons l’anecdote promise ! approuva le général avec chaleur.

– Prince, dit soudain d’une voix tranchante et sans bouger Nastasie Philippovna, vous voyez réunis ici mes vieux amis, le général et Athanase Ivanovitch qui me poussent continuellement au mariage. Donnez-moi votre avis ; dois-je ou non épouser le parti que l’on me propose ? Ce que vous déciderez, je le ferai.

Athanase Ivanovitch pâlit, le général parut ahuri ; tous les assistants tendirent le cou et fixèrent les yeux sur le prince. Gania était resté figé sur place.

– Quel parti ? demanda le prince d’une voix éteinte.

– Gabriel Ardalionovitch Ivolguine, précisa Nastasie Philippovna avec le même accent de tranchante fermeté.

Il y eut quelques secondes de silence ; on eût dit que le prince essayait de parler mais sans réussir à émettre un son, comme si un poids effroyable avait oppressé sa poitrine.

– Non, ne l’épousez pas ! murmura-t-il enfin avec effort.

– Ainsi soit-il, dit-elle, puis, d’un ton autoritaire : Gabriel Ardalionovitch, vous avez entendu la sentence du prince ? Eh bien, c’est ma réponse. Qu’il ne soit jamais plus question de cette affaire !

– Nastasie Philippovna ! balbutia Athanase Ivanovitch d’une voix tremblante.

– Nastasie Philippovna ! articula le général d’un ton pathétique mais inquiet.

L’émoi général se traduisit par un moment d’agitation.

– Qu’avez-vous, messieurs ? continua-t-elle en affectant de regarder ses invités avec surprise ; pourquoi vous alarmez-vous ? Et pourquoi faites-vous ces figures ?

– Mais… rappelez-vous, Nastasie Philippovna, bégaya Totski, vous avez promis, sans l’ombre d’une contrainte… et vous auriez pu au moins ménager… je me sens gêné et… sans doute je suis troublé mais… bref, maintenant, en un pareil moment et… devant tout le monde ; et puis, terminer sur un petit jeu une affaire aussi sérieuse, une affaire d’honneur et de cœur… dont dépend…

– Je ne vous comprends pas, Athanase Ivanovitch, vous êtes en effet tout à fait démonté. D’abord, qu’entendez-vous par ces paroles « devant tout le monde » ? Ne sommes-nous pas ici dans une charmante société d’intimes ? Et pourquoi parler de « petit jeu » ? J’ai voulu, c’est vrai, raconter mon anecdote. Eh bien ! je l’ai racontée : n’est-elle pas jolie ? Et pourquoi insinuez-vous que ce n’est pas sérieux ? En quoi n’est-ce pas sérieux ? Vous m’avez entendue dire au prince : « ce que vous déciderez, je le ferai. » S’il avait dit oui, j’aurais aussitôt donné mon consentement. Mais il a dit non, et je l’ai refusé. Est-ce que cela n’est pas sérieux ? C’était ma vie tout entière qui tenait à un cheveu ; quoi de plus sérieux ?

– Mais le prince ? pourquoi consulter le prince en cette affaire ? Et qu’est-ce, après tout, que le prince ? balbutia le général, qui avait peine à maîtriser son indignation et considérait comme offensante l’autorité attribuée au prince.

– J’ai consulté le prince, parce que c’est le premier homme, depuis que je vis, dont le dévouement et la sincérité m’inspirent confiance. Dès le premier abord, il a eu foi en moi, et moi j’ai foi en lui.

– Il ne me reste qu’à remercier Nastasie Philippovna de l’extrême délicatesse dont… elle a fait preuve à mon égard, dit enfin Gania d’une voix tremblante, la figure pâle, les lèvres crispées. – Certainement il n’en pouvait être autrement… mais le prince… ? le prince en cette affaire…

– Le prince est tenté par les soixante-quinze mille roubles, n’est-ce pas ? coupa brusquement Nastasie Philippovna. C’est ce que vous voulez dire ? Ne vous défendez pas : c’est sans aucun doute ce que vous voulez dire. Athanase Ivanovitch, j’oubliais d’ajouter ceci : veuillez garder ces soixante-quinze mille roubles et sachez que je vous rends gratuitement votre liberté. En voilà assez ! Il est temps que je vous laisse respirer ! Neuf ans et trois mois ! Demain commencera pour moi une existence nouvelle ; mais aujourd’hui, c’est ma fête, pour la première fois de ma vie, je m’appartiens à moi-même ! Général, vous aussi, reprenez votre collier de perles ; le voici, faites-en cadeau à votre femme. Dès demain je quitte pour toujours cet appartement. Il n’y aura plus de soirées, messieurs !

Après avoir proféré ces paroles, elle se leva brusquement et fit mine de s’en aller.

– Nastasie Philippovna ! Nastasie Philippovna ! s’exclamèrent tous les convives qui, dans une émotion générale, s’étaient levés et, entourant la jeune femme, écoutaient avec anxiété ses paroles désordonnées, fiévreuses, délirantes. Dans cette atmosphère de désarroi personne ne se rendait compte de ce qui se passait ; c’était à n’y rien comprendre.

Sur ces entrefaites, un violent coup de sonnette retentit, le même qu’on avait précédemment entendu chez Gania.

– Ah ! ah ! voilà le mot de la fin ! il y a longtemps que je l’attendais ! Onze heures et demie, s’écria Nastasie Philippovna. Veuillez vous rasseoir, messieurs ; c’est le dénouement.

Sur ce, elle-même s’assit. Un sourire bizarre plissa ses lèvres. Dans une attente silencieuse mais fébrile, elle gardait les yeux fixés sur la porte.

– C’est sûrement Rogojine avec ses cent mille roubles, marmonna Ptitsine en aparté.

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