XV

La femme de chambre Katia accourut, l’air épouvanté.

– Dieu sait ce qui se passe là-bas, Nastasie Philippovna ! Il y a une dizaine d’individus, tous ivres, qui demandent à entrer. Ils disent que Rogojine est là et que vous savez de quoi il s’agit.

– C’est exact, Katia ; introduis-les tous immédiatement.

– Est-ce possible… tous, Nastasie Philippovna ? Mais ils ont des manières dévergondées. C’est effrayant.

– Fais-les tous entrer, te dis-je, Katia, tous jusqu’au dernier ; n’aie pas peur. D’ailleurs ils passeront aussi bien sans ta permission. Tu entends déjà le bruit qu’ils font ; c’est comme cet après-midi. Messieurs, dit-elle en s’adressant aux invités, peut-être serez-vous offusqués de me voir recevoir en votre présence une pareille société. Je le regrette beaucoup, et vous prie de m’excuser, mais c’est nécessaire et mon plus vif désir est que vous consentiez tous à assister à ce dénouement ; toutefois, ce sera comme il vous plaira…

Les invités continuaient à manifester leur surprise, à chuchoter entre eux, à échanger des regards ; mais il était parfaitement clair qu’on se trouvait en face d’une scène concertée à l’avance et que Nastasie Philippovna, bien qu’elle eût certainement perdu le sens, ne démordrait plus de son idée. Tous étaient tourmentés par la curiosité, mais personne n’avait lieu de s’effrayer outre mesure. Il n’y avait que deux dames : Daria Alexéïevna, une gaillarde qui, en ayant vu d’autre, ne s’effarouchait pas pour si peu, et la belle et silencieuse inconnue qui, étant allemande et ne connaissant pas un mot de russe, ne pouvait comprendre ce dont il s’agissait. Cette dernière, au surplus, semblait aussi bête que belle. Bien que nouvelle venue, elle était habituellement invitée à certaines soirées à cause de sa fastueuse toilette et de sa coiffure apprêtée comme pour une exhibition ; on voulait l’avoir chez soi comme ornement, à la manière d’un tableau, d’un vase, d’une statue et d’un écran que l’on emprunte à des amis pour une soirée.

Les hommes n’avaient pas plus de raison de se frapper. Ptitsine, par exemple, était un ami de Rogojine ; Ferdistchenko se sentait là comme un poisson dans l’eau ; Gania ne s’était pas encore ressaisi mais éprouvait un besoin à la fois confus, irrésistible et fiévreux de rester jusqu’au bout cloué à son ignominieux pilori ; le vieux pédagogue ne comprenait guère ce qui se passait, mais était prêt à fondre en larmes et tremblait littéralement de frayeur en voyant le trouble auquel était en proie l’entourage et Nastasie Philippovna elle-même, qu’il adorait comme un grand-père adore sa petite-fille, il eût préféré mourir plutôt que l’abandonner en un pareil moment.

Pour ce qui est d’Athanase Ivanovitch, il n’avait évidemment nul désir de se compromettre dans des aventures de ce genre, mais il était trop intéressé à l’affaire, malgré la tournure insensée qu’elle prenait, pour pouvoir se retirer ; en outre, Nastasie Philippovna avait laissé tomber à son adresse deux ou trois petits mots dont il voulait à tout prix avoir l’explication définitive. Il décida donc de rester jusqu’au bout et de garder un silence absolu, se bornant au rôle d’observateur, seul compatible avec sa dignité.

Le général Epantchine, déjà outré de la manière impertinente et narquoise dont on lui avait rendu son cadeau, pouvait se sentir plus offusqué que les autres par ces extravagances et par l’apparition de Rogojine. Un homme de son rang avait déjà poussé la condescendance trop loin en se mêlant à la société d’un Ptitsine et d’un Ferdistchenko. Sous l’empire de la passion, il avait pu avoir une défaillance ; mais le sentiment du devoir, la conscience de son rang et de sa situation ainsi que le respect de soi-même avaient fini par reprendre le dessus et il ne pouvait plus, en tout cas, tolérer la présence de Rogojine et de sa séquelle. Il se tourna vers Nastasie Philippovna pour le lui signifier, mais à peine eut-il ouvert la bouche que la jeune femme l’interrompit.

– Ah ! général, j’oubliais ! Soyez convaincu que j’ai prévu vos objections. Si vous craignez une avanie, je n’insiste pas pour vous retenir, bien que votre présence m’eût été, en ce moment, fort précieuse. Quoi qu’il en soit, je vous remercie vivement de votre visite et de votre flatteuse intention. Mais si vous avez peur…

– Permettez, Nastasie Philippovna, cria le général dans un élan de générosité chevaleresque, à qui parlez-vous ? Rien que par dévouement pour vous je resterai à vos côtés, et si, par exemple, quelque danger vous menace… Je dois d’ailleurs vous avouer que ma curiosité est excitée au plus haut degré. Je craignais seulement que ces gens-là ne salissent les tapis ou ne brisassent quelque chose… À mon avis, Nastasie Philippovna, vous feriez mieux de ne pas les recevoir du tout.

– Voici Rogojine en personne ! annonça Ferdistchenko.

– Que vous en semble, Athanase Ivanovitch ? chuchota rapidement le général à l’oreille de Totski. N’est-elle pas devenue folle ? Je dis folle au sens propre, dans l’acception médicale du mot. Qu’en pensez-vous ?

– Je vous ai dit qu’elle était de longue date prédisposée à la folie, murmura Athanase Ivanovitch d’un air entendu.

– Remarquez qu’elle a la fièvre.

La bande de Rogojine, à peu près composée de la même façon que dans l’après-midi, s’était grossie de deux nouvelles recrues : l’une était un vieux libertin qui avait été autrefois rédacteur d’une feuille à scandales ; on racontait de lui qu’il avait engagé pour boire son râtelier monté sur or ; l’autre un sous-lieutenant en retraite, qui se posait en rival professionnel du personnage aux poings d’hercule ; aucun des compagnons de Rogojine ne le connaissait ; la cohue l’avait racolé sur le côté ensoleillé de la perspective Nevski où il avait l’habitude de mendier : il sollicitait les passants avec des tirades à la Marlinski et il faisait valoir auprès d’eux cet argument spécieux « qu’en son temps il donnait des aumônes de quinze roubles par tête ».

Les deux rivaux s’étaient dès le premier abord pris en aversion. L’homme aux poings d’hercule se tenait pour offensé de l’admission d’un « quémandeur » dans la compagnie, mais, étant taciturne de son naturel, il s’était borné à grogner comme un ours et à opposer un profond mépris aux avances et aux courbettes que lui prodiguait l’autre pour jouer à l’homme du monde et au fin politique. Le sous-lieutenant était visiblement de ceux qui, pour se frayer un chemin, préfèrent l’adresse et les expédients à la force, d’autant qu’il n’avait pas la taille de son rival. Délicatement, sans provoquer la contradiction mais en prenant un air avantageux, il avait à diverses reprises préconisé la supériorité de la boxe anglaise, et s’était posé en admirateur des choses de l’Occident. Au mot de boxe, l’athlète froissé avait eu un sourire de mépris ; dédaignant de discuter avec l’officier, il lui montrait ou plutôt lui exhibait, sans mot dire et comme par hasard, quelque chose d’éminemment national : un poing énorme, musclé, noueux et recouvert d’un duvet roux. Et il apparaissait clairement à tout le monde que si cet attribut profondément national s’abattait sur un objet, celui-ci serait réduit en capilotade.

De même que dans l’équipée de l’après-midi, aucun des membres de la bande n’était complètement ivre. Rogojine, qui avait, toute la journée, songé à sa visite à Nastasie Philippovna, avait retenu ses gens. Lui-même avait eu le temps de se dégriser complètement, mais il restait comme hébété par toutes les émotions que lui avait apportées cette journée sans précédent dans son existence. Il n’avait dans la tête et dans le cœur qu’une seule pensée, une idée fixe qui l’obsédait sans relâche. Cette seule pensée l’avait tenu depuis cinq heures de l’après-midi jusqu’à onze heures du soir dans un état ininterrompu d’angoisse et d’alarme : il avait passé ce temps à harceler Kinder et Biskoup qui avaient, eux aussi, failli perdre la tramontane en courant à la recherche de l’argent dont ils avaient besoin. Finalement, ils avaient réussi à trouver cette somme de cent mille roubles dont Nastasie Philippovna avait parlé très évasivement et sur le ton de la plaisanterie. Mais l’intérêt exigé était si exorbitant que Biskoup lui-même, pris de honte, ne s’en entretenait qu’à voix basse avec Kinder.

Comme dans la scène de l’après-midi, Rogojine marchait en tête de sa bande ; ses acolytes le suivaient avec une certaine timidité, bien qu’ils eussent pleine conscience de leurs prérogatives. C’était surtout Nastasie Philippovna qui, on ne sait pourquoi, leur inspirait de la frayeur. Quelques-uns d’entre eux s’attendaient même à être précipités séance tenante en bas de l’escalier. De ce nombre était l’élégant et donjuanesque Zaliojev. D’autres, dans leur for intérieur, avaient un mépris profond et même de la haine pour Nastasie Philippovna ; aussi venaient-ils là comme à l’assaut d’une forteresse. Au premier rang de ceux-là était l’homme aux poings d’hercule. Toutefois ils furent frappés d’une irrésistible impression de respect et presque d’intimidation à la vue du luxe magnifique des deux premières pièces et des objets, nouveaux pour eux, qui les décoraient : des meubles rares, des tableaux, une grande statue de Vénus. Ce sentiment ne les empêcha pas de se faufiler avec une impudente curiosité à la suite de Rogojine jusque dans le salon. Mais lorsque l’athlète, le « quémandeur » et d’autres reconnurent le général Epantchine parmi les invités, ils éprouvèrent au premier abord un tel découragement qu’ils commencèrent à battre en retraite vers la pièce voisine. Lébédev était au nombre de ceux qui n’avaient pas perdu contenance : il s’avançait presque à côté de Rogojine, tout pénétré de l’importance que revêt un homme possédant un million quatre cent mille roubles en argent comptant, dont cent mille en mains à ce moment même. Il convient d’ailleurs de remarquer que tous, y compris le connaisseur de lois qu’était Lébédev, avaient une idée confuse des limites de leur pouvoir et de ce qui leur était présentement loisible ou défendu. À certains moments, Lébédev était prêt à jurer que tout leur était permis ; à d’autres, il se sentait inquiet et cédait au besoin de se remémorer, à toutes fins utiles, certains articles du code, de préférence ceux qu’il jugeait réconfortants et rassurants.

Le salon de Nastasie Philippovna fut loin de faire sur Rogojine l’impression qu’il avait produite sur ses compagnons. Dès que la portière fut soulevée et qu’il aperçut la jeune femme, tout le reste cessa d’exister pour lui. C’était, à un degré beaucoup plus intense, le sentiment qu’il avait éprouvé l’après-midi en la voyant chez les Ivolguine. Il pâlit et resta un moment immobile ; on pouvait deviner que son cœur battait violemment. Pendant quelques secondes il la regarda d’un air timide et égaré sans pouvoir détourner d’elle ses yeux. Puis, brusquement, de l’air d’un homme tout à fait hors de lui, il s’approcha en chancelant de la table ; il accrocha en passant la chaise de Ptitsine et posa ses bottes sales sur la garniture de dentelle bordant la somptueuse robe bleue que portait la belle et taciturne Allemande. Il ne s’excusa pas, car il ne s’en était même pas aperçu. Arrivé à la table, il y déposa un objet singulier qu’il tenait à deux mains depuis son entrée dans le salon. C’était un paquet épais de trois verchoks et long de quatre ; il était enveloppé dans un numéro de la Gazette de la Bourse et solidement lié avec une ficelle comme celle dont on se sert pour attacher les pains de sucre. Après avoir déposé ce paquet, Rogojine resta sans dire mot, les bras le long du corps, dans l’attitude d’un homme qui attend sa sentence. Il portait le même vêtement que dans l’après-midi, sauf qu’il s’était passé au cou un foulard de soie tout neuf, vert clair et rouge, dans lequel était piquée une épingle ornée d’un énorme brillant représentant un scarabée. Un gros diamant étincelait à la bague passée à l’index de sa main droite, qui était sale. Quant à Lébédev, il s’arrêta à trois pas de la table ; les autres membres de la bande s’étaient introduits peu à peu dans le salon. Katia et Pacha, les servantes de Nastasie Philippovna, étaient accourues également et suivaient la scène derrière la portière légèrement soulevée ; leur visage exprimait la surprise et l’effroi.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Nastasie Philippovna en fixant Rogojine et en lui montrant le paquet d’un air interrogateur.

– Ce sont les cent mille roubles, répondit-il presque à voix basse.

– Voyez-vous cela : il a tenu parole ! Asseyez-vous donc, je vous prie, là, sur cette chaise ; je vous dirai tout à l’heure quelque chose. Qui avez-vous amené ? toute votre bande de tantôt ? Eh bien, qu’ils entrent et qu’ils prennent place ! voici un divan sur lequel ils peuvent s’asseoir et en voilà encore un autre. Il y a aussi là-bas deux fauteuils… Mais qu’ont-ils ? Ils ne veulent pas rester ?

En effet, quelques-uns, réellement intimidés, s’éclipsaient et allaient s’asseoir et attendre dans une pièce voisine. Ceux qui étaient restés prirent place aux endroits indiqués, mais à une certaine distance de la table et dans les coins. Les uns désiraient toujours passer inaperçus ; les autres au contraire recouvraient rapidement leur audace. Rogojine s’était assis, lui aussi, sur la chaise qu’on lui avait indiquée, mais il n’y demeura pas longtemps ; il se leva bientôt pour ne plus se rasseoir. Il se mit peu à peu à dévisager l’assistance et à y distinguer des figures de connaissance. Ayant aperçu Gania il ricana malignement et se murmura à lui-même : « Tiens, tiens’ » la vue du général et d’Athanase Ivanovitch ne lui en imposa pas et n’éveilla en lui aucune curiosité. Mais, lorsqu’il reconnut le prince assis à côté de Nastasie Philippovna, il n’en put croire ses yeux et se demanda avec stupeur comment il se trouvait là. Il y avait des moments où on l’eût cru en proie à un véritable délire. À part les émotions de la journée, il avait passé toute la nuit précédente en wagon et n’avait pas dormi depuis près de quarante-huit heures.

– Il y a là cent mille roubles, messieurs, dit Nastasie Philippovna en s’adressant à tout l’auditoire sur un ton de fiévreuse impatience et de provocation ; – cent mille roubles dans ce paquet crasseux. Cet après-midi, l’homme que voici a proclamé comme un fou qu’il m’apporterait dans la soirée cent mille roubles ; depuis je l’attendais tout le temps. Il m’a marchandée : il a commencé par dix-huit mille roubles, puis il a passé d’un coup à quarante mille et enfin aux cent mille qui sont sur cette table. Il a tout de même tenu parole. Oh ! comme il est pâle !… Tout cela s’est déroulé tantôt chez Gania : j’étais allée faire une visite à sa maman, dans ma future famille, et là, sa sœur m’a crié à la face : « Se peut-il qu’il n’y ait personne pour chasser cette dévergondée ? » puis elle a craché au visage de son frère. C’est une jeune fille qui a du caractère !

– Nastasie Philippovna ! fit sur un ton de reproche le général, qui commençait à comprendre la situation, mais à sa manière.

– Que voulez-vous dire, général ? Que vous trouvez cette scène indécente ? Eh bien, j’en ai assez de jouer à la femme du monde ! Pendant les cinq années où je me suis exhibée dans ma loge au Théâtre Français, je me suis donné des allures de sainte-nitouche, j’ai été farouche pour tous ceux qui me poursuivaient de leurs assiduités, j’ai affecté des airs d’innocence hautaine. Voilà la sottise dans laquelle je suis tombée. Et, après mes cinq années de vertu, cet homme met devant vous cent mille roubles sur la table ; je suis même sûre que ces gens-là ont amené des troïkas qui m’attendent en bas. On m’estime donc à cent mille roubles. Gania, je vois que tu es encore fâché contre moi. Mais se peut-il que tu aies voulu me faire entrer dans ta famille ? Moi, « la chose de Rogojine » ! Que disait le prince cet après-midi ?

– Je n’ai pas dit que vous étiez la chose de Rogojine ; d’ailleurs cela n’est pas ! fit le prince d’une voix frémissante.

– Nastasie Philippovna ! éclata soudain Daria Alexéïevna, assez, ma chérie ! assez, ma colombe ! Si la présence de ces gens-là t’est pénible, pourquoi prends-tu des gants avec eux ? Est-il possible que, même pour cent mille roubles, tu ailles avec un pareil individu ? Évidemment, cent mille roubles, c’est quelque chose. Prends-les et débarrasse-toi de celui qui te les offre ; voilà comment il faut agir avec ce monde-là. À ta place je saurais les faire marcher… en voilà une affaire !

Daria Alexéïevna se montait la tête. Elle avait bon cœur et était très impressionnable.

– Allons, ne te fâche pas ! lui dit en souriant Nastasie Philippovna. J’ai parlé à Gania sans colère. Lui ai-je fait des reproches ? Je ne m’explique vraiment pas comment j’ai pu être assez sotte pour vouloir m’introduire dans une famille honorable. J’ai vu sa mère et lui ai baisé la main. Sache, mon petit Gania, que si j’ai pris chez toi une attitude impertinente, c’était à dessein et pour voir une dernière fois jusqu’où pouvait aller ta complaisance. Franchement, tu m’as surprise. Je m’attendais à bien des choses, mais pas à celle-là ! Pouvais-tu m’épouser, sachant que cet homme-là m’avait donné un collier de perles, presque à la veille de ton mariage, et que j’avais accepté son cadeau ? Et Rogojine ? Chez toi, en présence de ta mère et de ta sœur, il m’a mise à prix, sans que cela t’empêche de venir ici demander ma main ; tu as même failli amener ta sœur ! Rogojine avait-il donc raison quand il disait que, pour trois roubles, on te ferait marcher à quatre pattes jusqu’au Vassili Ostrov ?

– Il marcherait à quatre pattes, fit brusquement Rogojine, à mi-voix, mais avec l’accent d’une profonde conviction.

– Je t’excuserais si tu mourais de faim ; mais on dit que tu touches de beaux appointements. Et, en sus du déshonneur, tu t’apprêtais à introduire sous ton toit une femme qui t’est odieuse (car tu me hais, je le sais !). Ah non ! maintenant, je suis sûre qu’un homme comme toi tuerait pour de l’argent ! La cupidité enfièvre aujourd’hui le cœur des hommes jusqu’à la folie. Les enfants eux-mêmes se font usuriers. Ou bien ils prennent un rasoir, l’enveloppent dans de la soie et se glissent tout doucement derrière un camarade pour l’égorger comme un mouton ; j’ai lu cela dernièrement. Bref, tu es un homme sans vergogne. Moi aussi, je suis sans vergogne ; mais toi tu es pire que moi. Quant à l’homme aux bouquets, je n’en parle même pas.

– Est-ce vous, vous qui parlez ainsi, Nastasie Philippovna ? s’écria le général en frappant des mains dans un geste de désespoir. – Vous, si délicate, vous dont les pensées sont si choisies ! Voilà où vous êtes tombée : quel langage ! quelles expressions !

– Je suis grise en ce moment, général, dit Nastasie Philippovna en riant soudainement. J’ai envie de faire la noce ! C’est aujourd’hui ma fête, un jour de liesse que j’attendais depuis longtemps. Daria Alexéïevna, vois donc ce donneur de bouquets, vois ce monsieur aux camélias qui est assis là et se gausse de nous…

– Je ne me gausse pas, Nastasie Philippovna ; je me contente d’écouter avec la plus grande attention, répliqua dignement Totski.

– Je me demande pourquoi je l’ai fait souffrir pendant cinq ans sans lui rendre sa liberté ? En valait-il la peine ? Il est simplement l’homme qu’il doit être… Et encore mettra-t-il les torts de mon côté : il dira qu’il m’a fait donner de l’éducation, qu’il m’a entretenue comme une comtesse, qu’il a dépensé pour moi un argent fou ; qu’il m’avait trouvé là-bas un parti honorable, et ici un autre dans la personne de Gania. Le croirais-tu ? pendant ces cinq dernières années je n’ai pas vécu avec lui et j’ai tout de même pris son argent ; je me croyais en droit de le faire, tant était radicale la perversion de mes idées. Tu me dis d’accepter les cent mille roubles et de chasser l’homme s’il me dégoûte. Il me dégoûte, c’est la vérité. Il y a longtemps que j’aurais pu me marier et trouver quelqu’un de mieux que Gania, mais cela aussi me dégoûtait. Pourquoi ai-je perdu cinq années à ressasser ma haine ? Crois-le ou ne le crois pas : il y a quatre ans, je me suis plusieurs fois demandé si je ne finirais pas par épouser mon Athanase Ivanovitch. C’était la malignité qui me poussait ; tant de choses me sont alors passées par la tête ! Si je l’avais voulu, il en serait venu là ! Lui-même me faisait des avances, tu peux m’en croire. C’est vrai qu’il mentait, mais il est si sensuel qu’il n’aurait pu résister. Dieu merci ! j’ai ensuite réfléchi et me suis demandé s’il méritait tant de haine. Alors il m’a inspiré soudain une telle répugnance que, même s’il m’avait demandée en mariage, je l’aurais éconduit. Ainsi, pendant ces cinq années, j’ai joué à la femme du monde. Eh bien ! non ! mieux vaut que je descende dans la rue, c’est ma place. Ou je ferai la noce avec Rogojine ou, dès demain, je me mettrai blanchisseuse. Car je n’ai rien à moi : le jour où je partirai, je lui jetterai tout ce qu’il m’a donné, jusqu’au dernier chiffon. Alors qui voudra de moi quand je n’aurai plus rien ? Demandez à Gania s’il m’épousera ? Ferdistchenko lui-même ne me prendrait pas !

– Ferdistchenko ne vous prendrait peut-être pas, Nastasie Philippovna, je suis un homme franc, déclara Ferdistchenko ; en revanche le prince vous prendrait ! Vous êtes là à vous lamenter, mais regardez donc le prince ; moi, il y a déjà longtemps que je l’observe…

Nastasie Philippovna se tourna d’un air interrogateur vers le prince.

– Est-ce vrai ? lui demanda-t-elle.

– C’est vrai, murmura-t-il.

– Vous m’épouseriez telle que je suis, sans rien ?

– Oui, Nastasie Philippovna…

– En voici bien d’une autre ! grommela le général. Il fallait s’y attendre !

Le prince fixa un regard douloureux, sévère et scrutateur sur le visage de Nastasie Philippovna, qui continuait à l’observer.

– Encore un soupirant ! fit-elle brusquement en s’adressant à Daria Alexéïevna. – Il parle de bon cœur, je le connais. J’ai trouvé en lui un bienfaiteur. D’ailleurs on a peut-être raison quand on dit de lui qu’il a… un grain. De quoi vivras-tu si tu es assez amoureux pour épouser, tout prince que tu es, une femme qui est la chose de Rogojine ?

– Je vous prends comme une femme honnête, Nastasie Philippovna, et non comme la chose de Rogojine, dit le prince.

– Alors tu me considères comme une femme honnête ?

– Oui.

– Eh bien ! cela, c’est du roman, mon petit prince ; ce sont des rengaines d’autrefois ; les hommes d’aujourd’hui sont plus sensés et regardent ces préjugés comme absurdes ! Et puis, comment peux-tu penser à te marier quand tu as encore besoin d’une bonne d’enfant ?

Le prince se leva et répondit d’une voix tremblante et timide, mais avec l’accent d’un homme profondément convaincu :

– Je ne sais rien, Nastasie Philippovna, et je n’ai rien vu ; vous avez raison, mais je… je considère que c’est vous qui me faites honneur, et non l’inverse. Je ne suis rien, mais vous, vous avez souffert et vous êtes sortie pure d’un pareil enfer, et cela, c’est beaucoup. De quoi vous sentez-vous honteuse et pourquoi voulez-vous partir avec Rogojine ? C’est du délire… vous avez rendu ses soixante-quinze mille roubles à M. Totski et vous dites que vous abandonnerez tout ce qui est ici ; cela, aucune des personnes présentes ne le ferait. Je vous… je vous aime, Nastasie Philippovna. Je suis prêt à mourir pour vous, Nastasie Philippovna. Je ne permettrai à personne de dire un mot sur votre compte, Nastasie Philippovna… Si nous sommes dans la misère, je travaillerai, Nastasie Philippovna…

Tandis qu’il achevait ces derniers mots, on entendit ricaner Ferdistchenko et Lébédev. Le général lui-même poussa une sorte de grognement de mauvaise humeur. Ptitsine et Totski eurent de la peine à réprimer un sourire. Les autres, stupéfaits, restaient tout simplement bouche bée.

– … Mais il se peut que nous ne soyons pas dans la misère. Il se peut que nous soyons très riches, Nastasie Philippovna, continua le prince sur le même ton de timidité. Ce que je vais vous dire n’a rien de certain et je regrette de n’avoir pu encore vérifier la chose au cours de la journée. Mais j’ai reçu, lorsque j’étais en Suisse, une lettre d’un M. Salazkine, de Moscou, qui m’annonçait un héritage très important. Voici cette lettre…

Le prince sortit en effet une lettre de sa poche.

– Est-ce qu’il ne perd pas la tête ? marmonna le général. C’est à croire que nous sommes dans une maison de fous !

Il y eut un moment de silence.

– Si j’ai bien compris, vous dites, prince, que la lettre vous a été écrite par Salazkine ? demanda Ptitsine ; c’est un homme fort connu dans son milieu, un agent d’affaires très réputé et, si c’est effectivement lui qui vous renseigne, vous pouvez vous fier à ses avis. Par bonheur je connais son écriture, ayant eu récemment affaire à lui… Si vous me permettez de jeter un coup d’œil sur la lettre, je pourrai peut-être vous dire quelque chose.

Sans un mot le prince lui tendit la lettre d’une main tremblante.

– Mais qu’est-ce ? qu’est-ce donc ? s’écria le général en promenant autour de lui un regard hébété. Se peut-il qu’il ait hérité ?

Tous les yeux se portèrent sur Ptitsine cependant qu’il lisait la lettre. La curiosité générale fut rallumée du coup. Ferdistchenko ne tenait pas en place. Rogojine fixait tantôt sur le prince, tantôt sur Ptitsine une regard d’ahurissement et d’angoisse. Daria Alexéïevna semblait sur des charbons ardents. Lébédev, n’y pouvant plus tenir, quitta son coin et vint regarder la lettre par-dessus l’épaule de Ptitsine ; il était courbé en deux, dans la posture d’un homme qui s’attend à recevoir un soufflet en punition de sa curiosité.

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