VII

Tandis qu’il contemplait d’un air béat Aglaé poursuivant avec le prince N. et Eugène Pavlovitch une conversation enjouée, le personnage âgé aux allures d’anglomane s’entretenait, à l’autre bout du salon, avec le « dignitaire ». Au cours d’un récit animé il prononça tout à coup le nom de Nicolas Andréïévitch Pavlistchev. Le prince se tourna aussitôt de leur côté et se mit à suivre leur colloque.

Il s’agissait des nouveaux règlements et de certains troubles de jouissance qui en résultaient pour les grands propriétaires de la province de Z. Le récit de l’anglomane devait avoir en lui-même quelque chose de divertissant, car le petit vieux finit par se mettre à rire en entendant son interlocuteur épancher sa bile. Celui-ci exposait avec aisance, sur le ton traînant d’un homme grincheux et en accentuant mollement les voyelles, les raisons pour lesquelles il s’était vu obligé, sous le régime nouveau, de vendre à moitié prix un splendide domaine qu’il possédait dans cette province, encore qu’il n’eût pas particulièrement besoin d’argent. En même temps il lui fallait garder un bien ruiné, qui ne lui valait que des pertes et le contraignait en outre à soutenir un procès onéreux. « Pour éviter encore un procès au sujet du fonds provenant de la succession Pavlistchev, j’ai préféré m’en désintéresser. Encore un ou deux héritages comme celui-là et je serai ruiné. Il y avait pourtant là-bas trois mille déciatines d’excellente terre qui me revenaient ! »

Ivan Fiodorovitch avait remarqué l’extrême attention que le prince portait à cet entretien. S’étant soudain rapproché de lui, il lui dit à mi-voix :

– Écoute… Ivan Pétrovitch est apparenté à feu Nicolas Andréïévitch Pavlistchev… Tu recherchais, je crois, des parents ?

Ivan Fiodorovitch n’avait eu jusque-là d’yeux que pour son chef, le général. Mais s’étant aperçu depuis un moment que Léon Nicolaïévitch était particulièrement délaissé, il en avait éprouvé une certaine inquiétude. Aussi essayait-il de l’introduire plus ou moins dans la conversation en le présentant ainsi en quelque sorte une seconde fois et en le recommandant aux « personnalités ».

– Léon Nicolaïévitch a été élevé par Nicolas Andréïévitch Pavlistchev après la mort de ses parents, laissa-t-il tomber après avoir rencontré le regard d’Ivan Pétrovitch.

– En-chan-té, repartit ce dernier, – et je me souviens même très bien de vous. Dès le moment où Ivan Fiodorovitch nous a présentés l’un à l’autre, je vous ai tout de suite remis, même de figure. Vous n’avez en vérité pas beaucoup changé, bien que vous n’eussiez que dix ou onze ans lorsque je vous ai vu. Vos traits ont quelque chose qui m’est resté dans la mémoire…

– Vous m’avez connu enfant ? demanda le prince avec une sorte de stupeur.

– Oh ! il y a bien longtemps ! continua Ivan Pétrovitch. C’était à Zlatoverkhovo, où vous demeuriez alors chez mes cousines. J’y allais autrefois assez souvent ; vous ne vous souvenez pas de moi ? Cela n’a rien d’étonnant… Vous étiez alors… dans je ne sais quel état maladif, et je me rappelle même avoir été frappé une fois de vous voir…

– Je ne me souviens de rien ! affirma le prince avec chaleur.

Ivan Pétrovitch ajouta très posément quelques mots d’explication qui surprirent et émurent le prince : les deux vieilles demoiselles, parentes de feu Pavlistchev, qui vivaient dans son bien de Zlatoverkhovo et auxquelles il avait confié l’éducation du prince, se trouvaient être en même temps ses propres cousines. Comme tout le monde, Ivan Pétrovitch ne savait à peu près rien des motifs auxquels Pavlistchev avait obéi en s’intéressant ainsi au petit prince, son pupille. « Je n’ai pas pensé alors à me renseigner là-dessus », dit-il ; toutefois il montra qu’il avait une excellente mémoire, car il se rappelait même que l’aînée des cousines, Marthe Nikitichna, était très sévère avec le petit prince qui leur était confié ; « au point, ajouta-t-il, que je me suis disputé une fois avec elle à propos de vous, parce que je désapprouvais son système d’éducation qui consistait à prodiguer les verges à un enfant malade, ce qui… convenez-en vous-même… » Au contraire, la cadette, Natalie Nikitichna, était pleine de tendresse pour le pauvre enfant… « Elles doivent être maintenant toutes deux dans la province de Z. où elles ont hérité de Pavlistchev un très joli petit bien (mais sont-elles encore en vie ? je n’en sais rien). Marthe Nikitichna avait, je crois, l’intention d’entrer au couvent ; au reste je ne l’affirme pas ; il se peut que j’aie entendu cela à propos d’une autre personne… Ah ! j’y suis : on l’a dit en parlant de la femme d’un médecin…

Le prince écoutait ces paroles, les yeux brillants d’allégresse et d’attendrissement. Il déclara à son tour avec une vivacité extraordinaire qu’il ne se pardonnerait jamais d’avoir voyagé à l’intérieur du pays pendant les six derniers mois et de n’avoir pas trouvé l’occasion d’aller voir ses anciennes éducatrices. Chaque jour il avait eu l’intention de le faire, mais il en avait été constamment empêché par les circonstances… Cette fois cependant il était bien décidé à se rendre à tout prix dans la province de Z… « Ainsi vous connaissez Natalie Nikitichna ? Quelle admirable, quelle sainte femme ! Marthe Nikitichna aussi…, excusez-moi, mais il me semble que vous vous méprenez sur son compte. Elle était sévère, mais… comment ne pas perdre patience… avec l’idiot que j’étais alors ? (hi ! hi !) En vérité j’étais complètement idiot dans ce temps-là, vous ne le croyez pas ? (ha ! ha !) D’ailleurs… d’ailleurs vous m’avez vu à cette époque-là et… Comment se fait-il que je ne me souvienne pas de vous, dites-moi un peu ? De sorte que vous… ah ! mon Dieu ! est-il possible que vous soyez réellement parent de Nicolas Andréïévitch Pavlistchev ?

– Je vous le cer-ti-fie, fit avec un sourire Ivan Pétrovitch en examinant le prince.

– Oh ! je n’ai pas du tout voulu dire que j’en… doutais… et enfin peut-on douter de cela ? (hé ! hé !)… même si peu que ce soit ? Oui, même si peu que ce soit ! ! (hé ! hé !) Mais je voulais dire que le défunt Nicolas Andréïévitch Pavlistchev était un homme si admirable ! un homme si généreux ! Ma parole !

Le prince ne se sentait pas oppressé, mais en quelque sorte a pris à la gorge par le trop-plein de son cœur », selon l’expression dont se servit Adélaïde le lendemain en parlant avec son fiancé, le prince Stch…

– Mais, bon Dieu ! observa Ivan Pétrovitch en riant, pourquoi ne puis-je être le parent même d’un homme si gé-né-reux ?

– Dieu ! s’écria le prince dont la confusion se traduisait par une précipitation et une animation croissantes, je… j’ai encore dit une bêtise, mais… cela devait arriver, parce que je… je… je… ma parole a de nouveau trahi ma pensée ! Mais aussi quel poids peut avoir ma personne, je vous le demande, au regard de pareils intérêts… de si énormes intérêts ? Et en comparaison ; d’un homme aussi magnanime ! car Dieu est témoin que c’était le plus magnanime des hommes, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?

Le prince tremblait de tous ses membres. D’où lui venait ce brusque émoi, pourquoi tombait-il de but en blanc dans un pareil attendrissement, apparemment disproportionné avec le sujet de la conversation, c’est ce qu’il eût été difficile d’expliquer. Mais il était en ce moment dans un tel état d’émotivité qu’il éprouvait un sentiment de brûlante gratitude, sans trop savoir de quoi ni à l’égard de qui ; peut-être même était-ce à l’endroit d’Ivan Pétrovitch, peut-être aussi de toutes les personnes présentes. Il débordait de bonheur. Ivan Pétrovitch avait fini par le sonder d’un regard plus scrutateur ; le « dignitaire » le fixait lui aussi avec beaucoup d’attention. La princesse Biélokonski jetait sur lui des yeux courroucés et pinçait les lèvres. Le prince N., Eugène Pavlovitch, le prince Stch…, les demoiselles, tout le monde s’était arrêté de parler et prêtait l’oreille. Aglaé donnait des signes d’effroi et Elisabeth Prokofievna était positivement dans les transes. La mère et ses filles étaient étranges : après avoir délibéré et être arrivées à la conclusion que le prince ferait mieux de garder le silence toute la soirée, elles avaient éprouvé de l’appréhension en le voyant complètement seul dans un coin du salon et enchanté de son sort. Adélaïde avait déjà pensé à traverser toute la pièce pour s’approcher de lui avec précaution et l’amener dans son groupe où se trouvait le prince N., à côté de la princesse Biélokonski. Et maintenant que le prince s’était lancé dans la conversation, leur inquiétude redoublait.

– Vous avez raison de dire que c’était un homme admirable, fit Ivan Pétrovitch sur un ton sentencieux et en cessant de sourire. – Oui… c’était un excellent homme. Un excellent et un digne homme, ajouta-t-il après un silence. Digne même, peut-on dire, de toute estime, renchérit-il après une nouvelle pause… et… et il est fort agréable, de constater que, de votre côté…

– N’est-ce pas ce Pavlistchev qui a eu une histoire… singulière… avec un abbé… l’abbé… j’ai oublié son nom, mais cela a fait alors beaucoup de bruit ? proféra le « dignitaire » en s’efforçant de rappeler ses souvenirs.

– L’abbé Gouraud, un jésuite, repartit Ivan Pétrovitch. Oui, voilà bien nos hommes admirables et dignes d’estime ! Pourtant Pavlistchev avait de la naissance, de la fortune, il était chambellan et… s’il était resté au service… mais voilà que tout d’un coup il abandonne ses fonctions et toutes ses relations pour embrasser le catholicisme et se faire jésuite. Il y a mis une sorte d’enthousiasme et presque de l’éclat. Franchement il est mort à temps… oui ; tout le monde l’a dit alors…

Le prince ne se contint plus.

– Pavlistchev… Pavlistchev converti au catholicisme ? C’est impossible ! s’écria-t-il sur un ton d’épouvante.

– Comment « impossible » ? murmura Ivan Pétrovitch d’un ton posé, – c’est beaucoup dire, mon cher prince, et vous m’accorderez… Au reste, vous avez le défunt en si haute estime… c’était en effet un homme d’un très grand cœur, et c’est à cela que j’attribue surtout le succès de cet intrigant de Gouraud. Mais vous pouvez m’interroger, moi, sur les tracas et les soucis que j’ai eus par la suite à cause de cette affaire… et précisément avec ce même Gouraud ! Imaginez – ajouta-t-il en se tournant vers le petit vieux, – qu’ils voulaient même élever des prétentions sur la succession ; j’ai dû recourir aux mesures les plus énergiques… pour les amener à résipiscence… car ils savent ce qu’ils font. Ce sont des gens étonnants ! Mais Dieu merci ! cela se passait à Moscou ; je me suis immédiatement adressé au comte et nous leur avons… fait entendre raison…

– Vous ne sauriez croire combien vous m’avez peiné et bouleversé ! s’écria de nouveau le prince.

– Je le regrette ; mais au fond tout cela n’était pas sérieux et aurait fini, comme toujours, en queue de poisson. J’en suis convaincu. L’été passé – continua-t-il en s’adressant de nouveau au petit vieux – la comtesse K. s’est également retirée, dit-on, dans un couvent catholique à l’étranger ; nos compatriotes n’ont aucune force de résistance quand ils sont aux prises avec ces… enjôleurs… surtout à l’étranger.

– Tout cela, je pense, provient de notre… lassitude, dit le petit vieux sur un ton important ; – et puis ces gens-là ont une manière de prêcher qui a tant… d’élégance, tant de personnalité… et ils savent vous faire peur. Ils m’ont fait peur à moi-même, je vous l’avoue : c’était en 1832, à Vienne ; seulement je n’ai pas succombé, j’ai pris la fuite, ha ! ha ! Ma parole, j’ai dû prendre la fuite !

– Je me suis laissé dire, mon bon ami, que tu t’es enfui à cette époque-là de Vienne pour Paris en compagnie d’une jolie femme, la comtesse Lewicki ; c’est pour elle et non pour un jésuite que tu as lâché le service, intervient à brûle-pourpoint la princesse Biélokonski.

– Bon ! mais tout cela n’en est pas moins arrivé à cause d’un jésuite, répliqua le petit vieux en souriant à l’évocation d’un agréable souvenir. – Vous paraissez avoir des sentiments très religieux, ce qui est maintenant si rare chez les jeunes gens, ajouta-t-il d’un ton bienveillant à l’adresse du prince Léon Nicolaïévitch, qui écoutait bouche bée et semblait toujours atterré.

Il était clair que le petit vieux désirait mieux connaître le prince et avait ses raisons pour commencer à s’intéresser vivement à lui.

– Pavlistchev était un esprit lucide et un chrétien, un vrai chrétien, déclara brusquement le prince ; comment aurait-il pu adopter une confession… qui n’est pas chrétienne ? Car le catholicisme est une foi qui n’a rien de chrétien !

Ses yeux fulguraient et il regardait autour de lui comme pour embrasser toute l’assistance d’un seul coup d’œil.

– Allons, c’est aller un peu loin ! grommela le petit vieux en lançant à Ivan Pétrovitch un regard de surprise.

– Alors le catholicisme n’est pas une confession chrétienne ? demanda ce dernier en se tournant sur sa chaise. Qu’est-il donc ?

– C’est avant tout une religion qui n’a rien de chrétien, repartit le prince avec une vive émotion et sur un ton excessivement cassant. – Voilà le premier point. Le second, c’est qu’à mon avis le catholicisme romain est pire que l’athéisme même ! Oui, telle est mon opinion ! L’athéisme se borne à proclamer le néant, mais le catholicisme va plus loin : il prêche un Christ qu’il a défiguré, calomnié, vilipendé, un Christ contraire à la vérité. Il prêche l’Antéchrist, je vous le jure ! C’est depuis longtemps ma conviction personnelle et elle m’a fait souffrir moi-même… Le catholicisme romain croit que l’Église ne peut se maintenir sur terre sans exercer un pouvoir politique universel, et il décrit : Non possumus ! Pour moi il ne constitue même pas une religion ; c’est à proprement parler la continuation de l’Empire romain d’Occident ; tout en lui est subordonné à cette idée, à commencer par la foi. Le Pape s’est approprié un territoire, une souveraineté temporelle et il a brandi le glaive ; depuis lors, rien n’a changé si ce n’est qu’à ce glaive on a adjoint le mensonge, l’intrigue, l’imposture, le fanatisme, la superstition et la scélératesse ; on s’est joué des sentiments populaires les plus sacrés, les plus purs, les plus naïfs, les plus ardents ; tout, tout a été troqué contre de l’argent, contre un misérable pouvoir temporel. Et cela n’est pas la doctrine de l’Antéchrist ? Comment le catholicisme n’aurait-il pas engendré l’athéisme ? L’athéisme est sorti du catholicisme romain lui-même ! C’est par ses adeptes qu’il a commencé : pouvaient-ils croire en eux-mêmes ? Il s’est fortifié de l’aversion qu’ils inspiraient ; il est le produit de leurs mensonges et de leur impuissance morale. L’athéisme ! Chez nous l’incrédulité ne se rencontre encore que dans certaines castes, chez les « déracinés », selon la très heureuse expression d’Eugène Pavlovitch ; mais là-bas, en Europe, ce sont des masses énormes du peuple qui commencent à perdre la foi ; naguère leur irréligion procédait de l’ignorance et du mensonge ; aujourd’hui elle dérive du fanatisme et de la haine à l’égard de l’Église et du christianisme !

Le prince s’arrêta haletant. Il avait parlé avec une intense volubilité. Il était pâle et, oppressé. Les assistants échangeaient des regards étonnés ; enfin le petit vieux se mit à rire franchement. Le prince N. sortit son lorgnon et examina fixement Léon Nicolaïévitch. Le rimeur allemand quitta le coin où il s’était tenu jusque-là et se rapprocha de la table, un sourire hostile sur les lèvres.

– Vous e-xa-gé-rez beaucoup, dit Ivan Pétrovitch d’une voix traînante, avec un air d’ennui et même de gêne. – Cette Église-là compte aussi des représentants dignes de tout respect et qui sont gens vertueux…

– Je n’ai jamais parlé des représentants de l’Église en tant qu’individus. J’ai parlé du catholicisme romain dans son essence, de Rome. Est-ce que l’Église peut disparaître complètement ? Je n’ai jamais dit cela !

– D’accord, mais tout cela est connu et il est superflu d’y revenir ; en outre… c’est du domaine de la théologie…

– Oh ! non, non ! ce n’est pas exclusivement du domaine de la théologie, je vous en réponds ! Cela nous touche de beaucoup plus près que vous ne le pensez. Toute notre erreur est justement là : nous ne pouvons pas encore nous faire à l’idée que cette question n’est pas seulement théologique ! N’oubliez pas que le socialisme est, lui aussi, un produit du catholicisme et de son essence. Comme son frère, l’athéisme, il est né du désespoir ; il représente une réaction morale contre le catholicisme, il vise à s’approprier l’autorité spirituelle que la religion a perdue, à étancher la soif ardente de l’âme humaine et à chercher le salut, non pas dans le Christ, mais dans la violence ! Ici comme dans le catholicisme, nous voyons des gens qui veulent assurer la liberté par la violence, l’union par le glaive et par le sang ! « Défense de croire en Dieu, défense de posséder, défense d’avoir une personnalité, fraternité ou la mort au prix de deux millions de têtes. » Il est dit : Vous les connaîtrez à leurs œuvres ! Et n’allez pas croire que tout cela soit anodin et sans danger pour nous. Oh ! il nous faut réagir, et au plus vite ! Il faut que notre Christ, que nous avons gardé et qu’ils n’ont même pas connu, resplendisse et refoule l’Occident ! Nous devons maintenant nous dresser devant eux, non pas pour mordre à l’hameçon du jésuitisme, mais pour leur infuser notre civilisation russe. Et que l’on ne vienne pas nous raconter qu’ils savent prêcher avec élégance comme quelqu’un l’a dit tout à l’heure…

– Mais permettez, permettez donc ! répliqua Ivan Pétrovitch d’un air très inquiet, en jetant des regards tout autour de lui et en manifestant même des signes de frayeur ; vos idées sont certainement louables et pleines de patriotisme, mais tout cela est exagéré au plus haut point et… mieux vaudrait s’en tenir là…

– Non, il n’y a aucune exagération ; je suis plutôt au-dessous de la vérité, précisément parce que je suis impuissant à exprimer toute ma pensée, mais…

– Ah ! per-met-tez !

Le prince se tut. Immobile sur sa chaise, la tête haute, il dardait sur Ivan Pétrovitch un regard enflammé.

– Il me semble que vous avez pris au tragique l’aventure de votre bienfaiteur, observa le petit vieux d’un ton affable et sans se départir de son calme. – Vous êtes surexcité… peut-être à cause de l’isolement dans lequel vous vivez. Si vous fréquentiez davantage les hommes (et le monde, j’espère, fera bon accueil au remarquable jeune homme que vous êtes), vous calmeriez votre ardeur et verriez que tout cela est beaucoup plus simple… D’ailleurs ces cas sont si rares… mon avis est que les uns proviennent de notre satiété, les autres de… l’ennui…

– Oui, c’est exactement cela, s’écria le prince ; voilà une idée magnifique ! C’est « l’ennui », c’est « notre ennui » qui en est cause ; ce n’est pas la satiété ! Sur ce point vous vous trompez ; loin d’être assouvis, nous sommes assoiffés ! Ou pour mieux dire, nous sommes dévorés d’une soif fiévreuse ! Et… ne croyez pas que ce soit là un phénomène si négligeable qu’il n’y ait qu’à en rire ; excusez-moi, il faut savoir pressentir ! Quand nos compatriotes touchent ou croient avoir touché au rivage, ils éprouvent une telle allégresse qu’ils se portent aussitôt aux extrêmes ; pourquoi cela ? Le cas de Pavlistchev vous étonne ; vous pensez qu’il est devenu fou ou qu’il a succombé par excès de bonté ; or, ce n’est pas cela. Ce n’est pas seulement pour nous, c’est pour l’Europe tout entière que l’emportement de l’âme russe en pareilles circonstances est un sujet d’étonnement. Quand un Russe passe au catholicisme, il ne manque pas de se faire jésuite et se range parmi les membres les plus occultes de l’ordre. S’il devient athée, il n’hésite pas à demander qu’on extirpe par la force, c’est-à-dire aussi par le glaive, la croyance en Dieu ! D’où vient ce subit fanatisme ? Ne le savez-vous pas ? Il vient de ce que le Russe croit avoir trouvé une patrie nouvelle, faute de s’être aperçu qu’il en avait une ici, et de ce que cette découverte le comble de joie. Il a trouvé le rivage, la terre ; il s’y précipite et les couvre de baisers ! Ce n’est pas seulement par vanité, ce n’est pas sous l’empire d’un sentiment de mesquine infatuation que les Russes se font athées ou jésuites ; c’est par angoisse morale, par soif de l’âme, par nostalgie d’un monde plus élevé, d’une terre ferme, d’une patrie qui remplace celle à laquelle ils ont cessé de croire parce qu’ils ne l’ont jamais connue ! Le Russe passe très facilement à l’athéisme, plus facilement que n’importe quel autre peuple du monde. Et nos compatriotes ne deviennent pas simplement athées, ils ont foi dans l’athéisme, comme si c’était une nouvelle religion ; ils ne s’aperçoivent pas que c’est dans le néant qu’ils placent leur foi. Tant nous avons soif de croire ! « Celui qui n’a pas le sol sous ses pieds n’a pas non plus de Dieu. » Cette pensée n’est pas de moi. Elle m’a été exprimée par un marchand qui était vieux-croyant et que j’ai rencontré en voyage. À la vérité il ne s’est pas exprimé ainsi ; il a dit : « Celui qui a renié sa patrie, celui-là a aussi renié son Dieu ! » Songez donc qu’il s’est trouvé en Russie des hommes de haute culture pour entrer dans la secte des khlystes … Au fond je me demande en quoi les khlystes sont pires que les nihilistes, les jésuites, les athées ? Peut-être même leur doctrine est-elle plus profonde Mais voilà à quoi aboutit l’angoisse de l’âme !… Montrez aux compagnons assoiffés et enflammés de Colomb les rives du « Nouveau Monde » ; découvrez à l’homme russe le « Monde » russe ; permettez-lui de trouver cet or, ce trésor que la terre dissimule à ses yeux ! Faites-lui voir la rénovation future de toute humanité et sa résurrection, qui peut-être ne lui viendra que de la pensée russe, du Dieu russe et du Christ russe. Et vous verrez quel géant puissant et juste, sage et doux, se dressera devant le monde stupéfait et terrifié ; car ils n’attendent de nous que le glaive, le glaive et la violence, et, en jugeant d’après eux-mêmes, ils ne peuvent se représenter notre puissance sous d’autres dehors que ceux de la barbarie. Il en a toujours été ainsi jusqu’à présent et ce préjugé ne fera que croître à l’avenir. Et…

Mais à ce moment un événement se produisit qui interrompit le discours de l’orateur de la manière la plus inattendue.

Toute cette tirade enfiévrée, tout ce flux de paroles passionnées et tumultueuses exprimant un chaos de pensées enthousiastes et désordonnées qui s’entre-heurtaient, c’était l’indice d’une disposition mentale particulièrement dangereuse chez le jeune homme, dont l’effervescence s’était déclarée soudain et sans raison apparente. Parmi les personnes présentes, toutes celles qui connaissaient le prince furent surprises (et certaines même honteuses) de sa sortie, si peu en harmonie avec son attitude habituellement réservée voire timide, empreinte en toute autre circonstance d’un tact rare et d’un sentiment instinctif des plus hautes convenances. On n’arrivait pas à comprendre la cause de cette incartade, qui n’était certainement pas la révélation relative à Pavlistchev. Dans le coin des dames on le considérait comme devenu fou, et la princesse Biélokonski avoua par la suite que « si cette scène avait duré un moment de plus elle aurait pris la fuite ». Les « petits vieux » avaient presque perdu contenance dès le premier instant de stupeur. Sans bouger de sa chaise, le général haut fonctionnaire avait pris une mine de mécontentement et de sévérité. Le colonel gardait une impassibilité complète. L’Allemand était devenu pâle, mais continuait à sourire d’un air faux en regardant autour de lui pour voir comment les autres réagiraient. Au reste tout ce « scandale » aurait pu se terminer de la manière la plus simple et la plus naturelle, peut-être même en une minute. Ivan Fiodorovitch, qui avait été frappé de saisissement, mais s’était remis plus vite que les autres, avait déjà fait plusieurs tentatives pour endiguer la faconde du prince ; n’ayant pas réussi, il s’approchait maintenant de lui avec fermeté et décision. Une minute de plus et, si cela était devenu nécessaire, il se serait peut-être résolu à le faire sortir amicalement en prétextant qu’il était malade, ce qui était peut-être vrai et ce dont, en tout cas, il était, lui, Ivan Fiodorovitch, tout à fait convaincu… Mais les choses prirent une autre tournure.

Dès son entrée dans le salon, le prince était allé s’asseoir le plus loin possible du vase chinois à propos duquel Aglaé l’avait tant effrayé. Chose à peine croyable : après ce qu’elle lui avait dit la veille, une conviction insurmontable, un étrange, un invraisemblable pressentiment l’avaient averti qu’il ne pourrait éviter de briser ce vase, quelque effort qu’il fît pour conjurer ce malheur. Or, voilà ce qui arriva. Dans le cours de la soirée d’autres impressions aussi fortes qu’agréables avaient envahi son âme ; nous en avons déjà parlé ; elles lui avaient fait oublier son pressentiment. Quand il avait entendu prononcer le nom de Pavlistchev et qu’Ivan Fiodorovitch l’avait amené vers Ivan Pétrovitch pour le présenter de nouveau à celui-ci, il s’était rapproché de la table et assis dans un fauteuil à côté de l’énorme et magnifique vase de Chine placé sur un piédestal, presque à la hauteur de son coude et un peu en arrière de lui.

Au moment où il prononçait les derniers mots de son discours, il se leva brusquement, fit du bras un geste ample et imprudent, eut un mouvement d’épaules involontaire et… un cri général rententit ! Le vase oscilla, parut d’abord indécis et prêt à tomber sur la tête de l’un des petits vieux ; puis il pencha soudain du côté opposé, où se trouvait l’Allemand, lequel eut tout juste le temps de faire un bond de frayeur, et il s’écroula sur le sol. Au fracas répondirent des exclamations ; de précieux débris jonchaient le tapis ! la frayeur et l’étonnement s’emparèrent de la société. Pour ce qui est du prince, il serait difficile et presque superflu de décrire ses sentiments ! Mais nous ne pouvons nous dispenser de signaler qu’une impression singulière l’envahit juste à ce moment et se différencia aussitôt d’une foule d’autres, pénibles ou terrifiantes : ce qui le saisissait le plus, ce n’était point la honte, ni le scandale, ni la frayeur, ni l’imprévu de l’incident, c’était l’accomplissement de la prophétie ! Il n’aurait pu s’expliquer à lui-même ce que cette constatation avait de si saisissant ; il sentait seulement qu’elle le frappait au cœur et le remplissait d’une épouvante presque mystique. Un instant se passa : il lui sembla que tout s’élargissait autour de lui et que l’épouvante s’évanouissait devant une sensation de lumière, de joie, d’extase ; il en perdit la respiration et… Mais ce phénomène fut de courte durée. Grâce à Dieu, ce n’était pas cela ! Il reprit haleine et regarda autour de lui.

Longtemps il fut comme inconscient du désarroi environnant. Ou plutôt, il comprenait et voyait bien tout ce qui se passait, mais il se sentait comme en dehors de l’événement, tel un personnage invisible de conte de fées, observant dans une pièce où il s’est introduit des gens étrangers mais qui l’intéressent. Il vit ramasser les débris, entendit des conversations rapides et aperçut Aglaé qui le fixait : elle était pâle et avait un air étrange, très étrange, mais sans aucune expression de haine et encore moins de colère ; elle le considérait avec effroi, mais ses yeux étaient pleins de sympathie, tandis qu’elle jetait sur les autres un regard étincelant… ; une délicieuse souffrance envahit subitement son cœur.

Enfin il remarqua avec stupeur que tous les assistants s’étaient rassis et même riaient comme si de rien n’était ! Une autre minute se passa : l’hilarité redoubla ; on s’amusait maintenant de son hébétement, mais avec bonne humeur et sur un ton cordial. Plusieurs personnes lui adressèrent la parole dans les termes les plus affables, surtout Elisabeth Prokofievna, qui riait en parlant et disait quelque chose de très gentil. Tout à coup il sentit Ivan Fiodorovitch lui tapoter amicalement l’épaule. Ivan Pétrovitch riait également. Mais le meilleur, le plus avenant et le plus sympathique fut le petit vieux : il prit le prince par la main et, en la lui pressant doucement et la frappant légèrement avec la paume de son autre main, il l’exhorta à se ressaisir comme il eût fait à l’égard d’un enfant apeuré, ce qui plut extrêmement au prince ; finalement il le fit asseoir tout près de lui. Le prince contemplait le visage du vieillard avec ravissement : il y prenait tant de plaisir qu’il avait peine à retrouver le souffle et n’avait pas la force de prononcer une parole.

– Comment ? balbutia-t-il enfin, – c’est bien vrai que vous me pardonnez ? et… vous aussi, Elisabeth Prokofievna ?

Les rires reprirent de plus belle et le prince en eut les larmes aux yeux ; il ne pouvait croire à un pareil enchantement.

– Certes, ce vase était superbe. Il y avait bien quinze ans que je le connaissais… oui, quinze ans… insinua Ivan Pétrovitch.

– Voilà un beau malheur ! L’homme est voué à disparaître, et on se désolerait pour un pot d’argile ! dit à haute voix Elisabeth Prokofievna. Est-ce que vraiment cela t’a tellement bouleversé, Léon Nicolaïévitch ? ajouta-t-elle avec une expression de crainte ; allons, mon ami, en voilà assez ! en vérité tu me fais peur.

– Et vous me pardonnez tout ? Non seulement le vase, mais tout ? demanda le prince. Il fit mine de se lever ; mais le petit vieux le reprit par la main ; il se refusait à le lâcher.

– C’est très curieux et c’est très sérieux ! chuchota-t-il par-dessus la table à Ivan Pétrovitch, assez haut d’ailleurs pour que le prince pût l’entendre.

– Ainsi je n’ai offensé aucun de vous ? Vous ne pouvez vous figurer combien cette pensée me rend heureux. D’ailleurs il n’en pouvait être autrement : est-ce que je pourrais offenser ici qui que ce soit ? Le supposer seulement serait vous faire affront.

– Calmez-vous, mon ami, vous exagérez. Vous n’avez pas même lieu de vous montrer si reconnaissant ; le sentiment est joli, mais il passe la mesure.

– Je ne vous suis pas reconnaissant, seulement… je vous admire, je suis heureux en vous contemplant ; peut-être que je m’exprime sottement, mais il faut que je parle, il faut que je m’explique… ne serait-ce que par égard pour moi-même.

Il était en proie à des mouvements impulsifs qui dénotaient le trouble et la fièvre ; très probablement ses paroles n’exprimaient-elles pas toujours ce qu’il aurait voulu dire. Il avait l’air de demander la permission de parler. Son regard tomba sur la princesse Biélokonski.

– Ne te gêne pas, mon cher, continue, continue, ne t’essouffle pas, observa-t-elle. Ce qui est arrivé tout à l’heure vient de ce que tu t’es essoufflé. Mais parle sans crainte ; ces messieurs en ont vu d’autres et de plus étranges que toi, tu ne les étonneras pas. Dieu sait que tu es difficile à comprendre ; mais tu as brisé ce vase et fait peur à tout le monde.

Le prince l’écoutait en souriant.

– C’est bien vous, demanda-t-il à brûle-pourpoint au petit vieux, qui avez sauvé de la déportation, il y a trois mois, l’étudiant Podkoumov et l’employé Chvabrine ?

Le petit vieux rougit légèrement et marmonna quelque chose pour l’inviter à se calmer.

– De vous j’ai entendu dire, continua-t-il en s’adressant à Ivan Pétrovitch, que, dans la province de N., vous avez accordé gratuitement du bois de construction à des paysans habitant sur vos terres et éprouvés par un incendie, bien qu’après leur émancipation ils eussent agi avec vous d’une façon désobligeante.

– Oh ! c’est de l’exagération ! murmura Ivan Pétrovitch, d’ailleurs avec un air agréablement flatté ; cette fois il avait raison de parler d’exagération, car il ne s’agissait que d’un faux bruit qui était parvenu aux oreilles du prince.

– Et vous, princesse, reprit le prince en se tournant incontinent vers la princesse Biélokonski avec un sourire radieux, ne m’avez-vous pas accueilli il y a six mois à Moscou et traité comme votre fils sur une lettre de recommandation d’Elisabeth Prokofievna ? Comme à votre fils aussi vous m’avez alors donné un conseil que je n’oublierai jamais. Vous souvenez-vous ?

– Quelle mouche te pique ? proféra la princesse Biélokonski avec dépit. Tu es un bon garçon mais ridicule ; quand on te donne deux sous tu remercies comme si on t’avait sauvé la vie. Tu crois que c’est bien ? en réalité c’est déplaisant.

Elle était sur le point de se fâcher pour tout de bon, mais se mit brusquement à rire, et cette fois avec une expression de bienveillance. Le visage d’Elisabeth Prokofievna se rasséréna également et Ivan Fiodorovitch devint rayonnant.

– Je disais bien que Léon Nicolaïévitch était un homme si… un homme que… bref à la condition de ne pas s’étouffer en parlant, comme l’a fait observer la princesse…, balbutia le général sur un ton de joyeuse satisfaction, en répétant les paroles de la princesse Biélokonski, qui l’avaient frappé.

Seule Aglaé paraissait triste ; cependant elle avait toujours le rouge au visage, peut-être par l’effet de l’indignation.

– Il est réellement très gentil, répéta le petit vieux à Ivan Pétrovitch.

Le prince était dans un état d’agitation croissante. Avec un débit de plus en plus précipité, anormal, exalté, il reprit :

– Je suis entré ici le cœur tourmenté, je… j’avais peur de vous et j’avais peur de moi. J’avais surtout peur de moi. À mon retour à Pétersbourg je m’étais promis de voir à tout prix nos hommes de premier plan, ceux qui appartiennent aux familles de vieille souche dont je suis moi-même, étant des premiers par la naissance. Car je suis maintenant avec des princes comme moi, n’est-ce pas ? Je voulais faire votre connaissance, c’était nécessaire, tout à fait nécessaire !… J’avais toujours entendu dire beaucoup de mal de vous, plus de mal que de bien ; on m’avait parlé de votre étroitesse d’esprit, de l’exclusivisme de vos intérêts, de votre mentalité rétrograde, de votre peu d’instruction, de vos habitudes ridicules ; oh ! on écrit et on dit tant de choses à votre sujet ! Aussi étais-je plein de curiosité et de trouble en venant ici aujourd’hui. Il me fallait voir par moi-même et me faire une conviction personnelle sur cette question : est-il vrai que la couche supérieure de la société russe ne vaut plus rien ; qu’elle a fait son temps, que sa vitalité d’antan est tarie et qu’elle n’est plus capable de mourir, tout en s’entêtant encore à lutter par mesquine jalousie contre les hommes… d’avenir et à leur barrer le passage, sans se rendre compte qu’elle est elle-même moribonde ? Précédemment déjà, je donnais assez peu de crédit à cette façon de voir, car nous n’avons jamais eu de véritable aristocratie, hormis une caste de courtisans qui se distinguait par son uniforme ou… par le hasard ; mais maintenant cette noblesse a complètement disparu, n’est-il pas vrai ?

– Allons donc ! ce n’est pas du tout cela, fit Ivan Pétrovitch en ricanant malignement.

– Bon, le voilà reparti ! murmura la princesse Biélokonski perdant patience.

– Laissez-le dire ! il est tout tremblant, dit à mi-voix le petit vieux.

Le prince était décidément hors de lui.

– Et qu’ai-je vu ici ? J’ai vu des gens pleins de délicatesse, de franchise et d’intelligence. J’ai vu un vieillard témoigner une affectueuse attention à un gamin comme moi et l’écouter jusqu’au bout. Je vois des gens capables de comprendre et de pardonner ; ce sont bien des Russes et des hommes bons, presque aussi bons et aussi cordiaux que ceux que j’ai rencontrés là-bas ; ils ne valent en tout cas guère moins. Jugez de mon agréable surprise ! Oh ! permettez-moi de l’exprimer ! J’avais souvent entendu dire et j’ai même souvent cru que, dans le monde, tout se réduisait à de belles manières, à un formalisme désuet, mais que la sève était desséchée. Or, je constate maintenant par moi-même que tel ne peut être le cas chez nous. Il peut en être ainsi ailleurs, mais pas chez nous. Peut-on croire que vous soyez maintenant tous des jésuites et des imposteurs ? J’ai entendu tout à l’heure le récit du prince N. : n’est-ce pas à un humour plein de sincérité et de spontanéité ? n’est-ce pas là de la véritable bonhomie ? Est-ce que de pareilles paroles peuvent sortir de la bouche d’un homme… mort, d’un homme dont le cœur et le talent serait desséchés ? Est-ce que des morts auraient pu m’accueillir comme vous m’avez accueilli ? Est-ce qu’il n’y a pas là un élément… pour l’avenir, un élément qui justifie les espérances ? Est-ce que des gens pareils peuvent ne pas comprendre et rester en arrière ?

– Je vous en prie encore une fois, calmez-vous, mon cher ami ; nous parlerons de tout cela un autre jour et c’est avec plaisir que je… dit le « dignitaire » avec un sourire légèrement moqueur.

Ivan Pétrovitch toussota et se retourna dans son fauteuil ; Ivan Fiodorovitch recommença à s’agiter ; son supérieur, le général, occupé à causer avec l’épouse du dignitaire, cessa de prêter la moindre attention au prince ; mais la dame écoutait celui-ci d’une oreille et portait fréquemment les yeux sur lui.

– Eh bien ! non ! il vaut mieux que je parle ! continua le prince dans un nouvel élan de fièvre, en s’adressant au petit vieux sur un ton de confiance, voire de confidence. – Aglaé Ivanovna m’a défendu hier de parler et m’a même indiqué les sujets à ne pas aborder ; elle sait que je suis ridicule quand je me mets à les traiter. Je suis dans ma vingt-septième année et je me rends compte cependant que je me conduis comme un enfant. Je n’ai pas le droit d’exprimer ma pensée ; il y a longtemps que je l’ai dit ; ce n’est qu’à Moscou, avec Rogojine, que j’ai pu parler à cœur ouvert… Nous avons lu Pouchkine ensemble, nous l’avons lu tout entier ; il ne le connaissait pas, même de nom… Je crains toujours que mon air ridicule ne compromette ma pensée et ne discrédite l’idée principale. Je n’ai pas le geste heureux. Les gestes que je fais sont toujours à contretemps, ce qui provoque les rires et avilit l’idée. Il me manque aussi le sentiment de la mesure, et ceci est grave, c’est même le plus grave… Je sais que le mieux que je puisse faire, c’est de rester coi et de me taire. Quand je me tiens tranquille et garde le silence, je parais même très raisonnable et j’ai, en outre, le loisir de réfléchir. Mais maintenant mieux vaut que je parle. Vous me regardez avec tant de bienveillance que je m’y suis décidé ; il y a tant de charme dans vos traits. Hier j’ai donné ma parole à Aglaé Ivanovna que je me tairais pendant toute la soirée.

– Vraiment ? fit le petit vieux en souriant.

– Mais il y a des moments où je me dis que j’ai tort de raisonner ainsi : la sincérité ne vaut-elle pas un geste ? N’est-ce pas ?

– Quelquefois.

– Je veux tout vous expliquer, tout, tout, tout ! Oh ! oui ! Vous me prenez pour un utopiste ? un idéologue ? Oh ! non : je vous jure que mes pensées sont toutes si simples… Vous ne me croyez pas ? Vous souriez ? Écoutez… je suis parfois lâche parce que je perds la foi en moi ; tout à l’heure, en venant ici, je pensais : « Comment leur adresserai-je la parole ? En quels termes engagerai-je la conversation pour qu’ils me comprennent tant soit peu ? » J’éprouvais une vive appréhension, mais c’est vous qui étiez surtout l’objet de ma terreur. Et cependant quelle raison avais-je de craindre ? Ma peur n’était-elle pas honteuse ? Qu’importe que pour un seul homme de progrès il y ait une telle foule de rétrogrades et de méchants ? Ma joie provient de ce que je suis maintenant convaincu qu’au fond cette foule n’existe pas et qu’il n’y a que des éléments pleins de vie. L’idée d’être ridicules ne doit d’ailleurs point nous troubler, n’est-ce pas ? Certes nous le sommes ; nous sommes frivoles, nous avons de fâcheuses habitudes, nous nous ennuyons, nous ne savons ni voir ni comprendra ; nous sommes tous ainsi, tous, vous, moi, et eux aussi ! Tenez, vous ne vous froissez pas de m’entendre vous dire en face que vous êtes ridicules ? S’il en est ainsi, ne peut-on pas voir en vous des artisans de progrès ? Je vous dirai même qu’il est parfois bon et même meilleur d’être ridicule : on est plus enclin au pardon mutuel et à l’humilité ; il ne nous est pas donné de tout comprendre d’emblée et la perfection ne s’atteint pas d’un coup ! Pour arriver à la perfection il faut commencer par ne pas comprendre beaucoup de choses. Celui qui saisit trop vite saisit sans doute mal. Je vous le dis, à vous qui avez déjà su comprendre tant de choses… sans les comprendre. Je n’éprouve maintenant plus de crainte à votre endroit ; vous écoutez sans colère un gamin comme moi vous parler sur ce ton, n’est-ce pas ? Certes oui ! Oh ! vous saurez oublier, vous saurez pardonner à ceux qui vous ont offensés et aussi à ceux qui ne vous ont pas offensés, car il est plus difficile de pardonner à ceux qui ne vous ont pas offensés, justement parce qu’ils n’ont aucun tort et que, par conséquent, votre ressentiment est dénué de fondement. Voilà ce que j’attendais de gens de la haute société, voilà ce que j’avais hâte de vous dire en arrivant ici, sans savoir en quels termes je le ferais… Vous riez, Ivan Pétrovitch ? Vous pensez que je suis un démocrate, un apologiste de l’égalité, que je suis ici leur avocat et que c’est pour eux que j’ai craint ? ajouta-t-il avec un rire convulsif (il avait à chaque instant un petit rire saccadé et extatique). – Non, c’est pour vous que je crains, pour vous tous et pour nous tous à la fois. Je suis moi-même un prince d’ancienne lignée au milieu d’autres princes. Je parle pour notre salut commun, afin que notre caste ne disparaisse pas sans aucun profit dans les ténèbres, pour n’avoir rien prévu, n’avoir fait que se quereller et avoir tout perdu. Pourquoi disparaître et céder la place aux autres, alors que nous pouvons garder nos positions à l’avant-garde et à la tête de la société ? Soyons des hommes de progrès et nous resterons les premiers. Devenons des serviteurs pour être des supérieurs.

Il eut une brusque velléité de se lever de son fauteuil, mais le petit vieux le retenait toujours et fixait sur lui des yeux où l’inquiétude croissait.

– Écoutez ! Je sais que parler ne signifie rien ; mieux vaut prêcher d’exemple et se mettre simplement à l’œuvre… J’ai déjà commencé… et… et est-ce que réellement on peut être malheureux ? Oh ! qu’importent mon affliction et mon malheur si je me sens la force d’être heureux ? Je ne comprends pas, sachez-le, qu’on puisse passer à côté d’un arbre sans éprouver à sa vue un sentiment de bonheur, ou parler à un homme sans être heureux de l’aimer. Oh ! les paroles me manquent pour exprimer cela… mais combien de belles choses nous voyons à chaque pas, dont l’homme le plus dégradé ressent lui-même la beauté ? Regardez l’enfant, regardez l’aurore du Créateur, regardez l’herbe qui pousse, regardez les yeux qui vous contemplent et qui vous aiment…

Au cours de cette tirade et, tout en parlant, le prince s’était levé. Le petit vieux le suivait déjà des yeux avec frayeur. Elisabeth Prokofievna agita les bras et s’écria : « Ah ! mon Dieu ! » Elle avait deviné avant tout le monde ce qui se passait. Aglaé se précipita vers le prince et arriva juste à temps pour le recevoir dans ses bras ; terrifiée, les traits bouleversés de chagrin, la jeune fille entendit le hurlement sauvage de l’« esprit qui avait fait chanceler et terrassé » le malheureux. Celui-ci gisait maintenant sur le tapis et quelqu’un lui avait à la hâte glissé un coussin sous la tête.

Personne ne s’était attendu à ce dénouement. Au bout d’un quart d’heure, le prince N., Eugène Pavlovitch et le petit vieux tentèrent de ranimer la soirée, mais une demi-heure plus tard tous les invités se séparèrent, non sans exprimer force paroles de condoléances et de regret entremêlées de commentaires sur l’incident. Ivan Pétrovitch émit, entre autres, l’avis que « ce jeune homme était un slavophile ou quelque chose d’approchant, mais que son cas n’était pas dangereux ». Le petit vieux ne souffla mot. Il est vrai que, chez tous, le lendemain et le surlendemain, ces dispositions firent place à un mouvement d’humeur. Ivan Pétrovitch se sentit même offensé, quoique peu gravement. Le supérieur d’Ivan Fiodorovitch témoigna pendant quelque temps à celui-ci une certaine froideur. Le haut dignitaire, « protecteur » des Epantchine, fit aussi, de son côté, quelques réflexions sentencieuses à l’adresse du chef de famille, en ajoutant toutefois en termes flatteurs qu’il s’intéressait énormément au sort d’Aglaé. C’était un homme qui, en fait, ne manquait pas de bonté ; mais l’un des motifs de la curiosité qu’il avait témoignée ce soir-là au prince était l’histoire des rapports antérieurs de ce dernier avec Nastasie Philippovna ; le peu qu’il en avait entendu raconter l’avait vivement intrigué et il aurait voulu poser des questions à ce sujet.

Après la soirée, au moment de partir, la princesse Biélokonski dit à Elisabeth Prokofievna :

– Que te dirais-je ? Il est bien et il est mal ; si tu veux mon avis, il est plutôt mal. Tu vois toi-même quel genre d’homme c’est : un malade !

Elisabeth Prokofievna décida en son for intérieur que le prince était un fiancé « impossible » et, durant la nuit, elle se jura « qu’elle vivante, jamais il n’épouserait Aglaé ». Elle se leva le matin dans la même disposition. Mais un peu après midi, à l’heure du déjeuner, elle tomba dans une singulière contradiction avec elle-même.

À une question d’ailleurs fort discrète de ses sœurs, Aglaé riposta sur un ton froid mais arrogant :

– Je ne lui ai jamais engagé ma parole, je ne l’ai jamais regardé comme mon fiancé. Il m’est aussi indifférent que le premier venu.

Elisabeth Prokofievna prit aussitôt la mouche.

– Je ne m’attendais pas à ce langage de ta part, fit-elle sur un ton chagriné. Que ce soit un parti impossible, je le sais du reste, et Dieu soit loué que l’affaire se soit terminée de la sorte ! Mais je n’aurais pas cru que tu t’exprimerais ainsi ! Je m’étais fait de toi une tout autre idée. Moi, j’aurais mis à la porte tous les convives d’hier pour ne garder que lui. Voilà l’opinion que j’ai de lui !…

Elle s’arrêta court, effrayée de ce qu’elle venait de dire. Ah ! si elle avait pu savoir à quel point elle était en ce moment injuste envers sa fille ! Tout était déjà décidé dans l’esprit d’Aglaé : celle-ci aussi attendait son heure, l’heure décisive pour elle, et toute allusion, toute approche imprudente lui faisait au cœur une profonde blessure.

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