VIII

Pour le prince aussi, cette matinée débuta sous l’influence de pénibles pressentiments. On aurait pu les expliquer par son état morbide, mais il entrait dans sa tristesse quelque chose de si mal défini que c’était là la cause principale de sa souffrance. Sans doute il était en face de faits concrets d’une précision douloureuse et navrante, mais sa tristesse allait au delà de tout ce qu’il évoquait ou imaginait ; il comprenait qu’il n’arriverait pas tout seul à calmer son angoisse. Peu à peu s’enracina en lui l’attente d’un événement extraordinaire et décisif qui surviendrait pour lui ce jour-là. L’attaque qu’il avait eue la veille avait été plutôt bénigne ; il ne lui en restait pas d’autres troubles qu’une disposition à l’hypocondrie, une pesanteur dans la tête et des douleurs dans les membres. Son cerveau était relativement lucide bien que son âme fût endolorie. Il se leva assez tard, et aussitôt le souvenir de la soirée précédente lui revint avec netteté ; il reprit même plus ou moins conscience qu’on l’avait ramené à son domicile une demi-heure après son attaque.

Il apprit que les Epantchine avaient déjà fait demander des nouvelles de sa santé. À onze heures et demie on revint en prendre pour la seconde fois ; cela lui fit plaisir. Véra Lébédev fut l’une des premières personnes à lui rendre visite et à lui offrir ses services. Dès qu’elle le vit, elle fondit brusquement en larmes ; mais, quand le prince l’eut tranquillisée, elle se mit à rire. Il fut saisi de la vive compassion que la jeune fille lui témoignait ; il lui prit la main et la baisa, ce qui la fit rougir.

– Ah ! que faites-vous ! que faites-vous ! s’écria-t-elle avec effroi en retirant rapidement sa main.

Elle ne tarda pas à quitter la pièce en proie à un trouble singulier, non sans avoir eu le temps de raconter que son père avait couru de grand matin chez le « défunt » (comme il appelait le général), afin de s’informer s’il n’était pas mort dans la nuit. Elle avait ajouté que, de l’opinion commune, le malade n’en avait plus pour longtemps.

Avant midi Lébédev lui-même, rentrant chez lui, se présenta chez le prince, mais seulement « pour une minute et afin de prendre des nouvelles de sa précieuse santé », etc. ; en outre, il voulait faire une visite à la « petite armoire ». Il n’arrêtait pas de gémir et de pousser des exclamations, si bien que le prince ne fut pas long à le congédier, ce qui ne l’empêcha pas de hasarder des questions au sujet de l’accès de la veille, bien qu’il fût évident qu’il connaissait déjà l’affaire en détail.

Après lui accourut Kolia, qui ne venait aussi que pour une minute ; mais, lui, était réellement pressé ; il était en proie à une véhémente et sombre inquiétude. Il commença par demander carrément au prince, et avec insistance, de lui expliquer tout ce qu’on lui cachait et il ajouta qu’on lui avait déjà presque tout appris la veille. Son émotion était intense et profonde.

Le prince le mit au courant de la vérité avec toute la sympathie dont il était capable ; il exposa les faits avec une complète exactitude ; ce fut un coup de foudre pour le pauvre garçon qui ne trouva pas un mot à dire et se prit à pleurer silencieusement. Le prince sentit que c’était là une de ces impressions qui restent à tout jamais et marquent dans la vie d’un adolescent une solution de continuité. Il s’empressa de lui faire part de la façon dont il envisageait l’événement en ajoutant qu’à son avis, la mort du vieillard provenait peut-être surtout de l’épouvante que la mauvaise action commise avait laissée dans son cœur ; c’était une réaction dont tout le monde n’aurait pas été capable. Les yeux de Kolia étincelaient quand le prince eut fini de parler :

– Quels vauriens que Gania, Barbe et Ptitsine ! Je ne me querellerai pas avec eux, mais à partir de maintenant chacun de nous suivra sa voie ! Ah ! prince, j’ai éprouvé depuis hier bien des sentiments nouveaux ; c’est une leçon pour moi ! Je considère maintenant que je dois subvenir à l’existence de ma mère ; bien qu’elle soit chez Barbe à l’abri du besoin, ce n’est pas cela…

Il se rappela qu’on l’attendait et se leva précipitamment ; puis, s’étant enquis en hâte de la santé du prince et ayant reçu la réponse, il ajouta avec vivacité :

– N’y a-t-il pas encore autre chose ? J’ai entendu dire qu’hier… (d’ailleurs cela n’est pas mon affaire), mais si vous avez jamais besoin, pour quoi que ce soit, d’un serviteur fidèle, vous l’avez devant vous. Il me semble que ni l’un ni l’autre ne sommes heureux, n’est-ce pas ? Mais… je ne vous interroge pas, je ne vous interroge pas…

Quand il fut parti, le prince se plongea plus profondément encore dans ses réflexions. Tous lui prophétisaient le malheur, tous avaient déjà tiré leurs conclusions, tous avaient l’air de savoir une chose que lui ignorait. Lébédev posait des questions insidieuses, Kolia faisait des allusions directes, Véra pleurait. Il finit par esquisser un geste de dépit. « Maudite, maladive défiance ! » se dit-il.

Son visage se rasséréna vers les deux heures quand il vit les dames Epantchine venir lui rendre visite « pour une petite minute ». C’était bien en effet une visite d’une minute qui les amenait. Elisabeth Prokofievna avait déclaré aussitôt après le déjeuner que l’on irait tous ensemble faire une promenade. Elle avait dit cela d’un ton de commandement, coupant, sec et sans explication. Tout le monde sortit, c’est-à-dire la maman, les demoiselles et le prince Stch… Elisabeth Prokofievna s’engagea tout droit dans une direction opposée à celle que l’on prenait chaque jour. Tous comprirent ce dont il s’agissait, mais gardèrent le silence par crainte d’irriter la maman, qui marchait en tête sans se retourner, comme pour esquiver les reproches ou les objections. À la fin Adélaïde lui fit remarquer qu’il n’était pas nécessaire de courir si vite pour se promener et qu’on n’arriverait pas à la suivre.

– À propos, dit soudain Elisabeth Prokofievna en faisant volte-face, nous passons maintenant à proximité de chez lui. Quoi qu’en puisse penser Aglaé et quoi qu’il advienne par la suite, ce n’est pas un étranger pour nous ; encore moins maintenant qu’il est malheureux et malade. Pour ce qui est de moi du moins, je vais lui faire une visite. Me suive qui voudra ; libre à chacun de continuer sa promenade.

Naturellement tout le monde entra. Le prince, comme il convenait, s’empressa de s’excuser encore une fois pour le vase qu’il avait brisé la veille et… pour le scandale.

– Allons, ce n’est rien ! répondit Elisabeth Prokofievna ; ce n’est pas le vase qui me fait de la peine, c’est toi. Ainsi tu reconnais maintenant toi-même qu’il y a eu scandale : c’est toujours le lendemain matin que l’on s’en rend compte… mais cela non plus ne tire pas à conséquence, car chacun voit à présent que tu n’es pas responsable. Enfin au revoir ! Si tu en as la force, fais une promenade et ensuite un nouveau somme, c’est le conseil que je te donne. Si la fantaisie t’en prend, viens chez nous comme par le passé ; sois convaincu une fois pour toutes que, quoi qu’il advienne et quoi qu’il en résulte, tu resteras quand même l’ami de notre maison, ou du moins le mien. Je puis au moins répondre de moi…

En l’entendant protester ainsi de ses sentiments, tous s’empressèrent d’y faire écho. Ils se retirèrent. Mais dans leur hâte naïve à dire quelque chose d’aimable et de réconfortant ils avaient eu une cruauté dont Elisabeth Prokofievna ne s’était pas même avisée. L’invitation à revenir comme « par le passé » et la restriction « ou du moins le mien » sonnaient de nouveau comme un avertissement. Le prince se remémora l’attitude d’Aglaé ; sans doute elle lui avait adressé en entrant et en sortant un sourire charmant, mais elle n’avait pas proféré une parole, même lorsque tous les autres avaient protesté de leur amitié ; toutefois elle avait à deux reprises fixé son regard sur lui. Son visage était plus pâle qu’à l’ordinaire, comme après une mauvaise nuit. Le prince résolut d’aller sans faute les voir le soir même « comme par le passé » et il consulta fiévreusement sa montre.

Trois minutes après le départ des Epantchine Véra entra.

– Léon Nicolaïévitch, je viens de recevoir d’Aglaé Ivanovna une commission confidentielle pour vous.

Le prince fut si ému qu’il se mit à trembler.

– Un billet ?

– Non, une commission de vive voix ; elle a tout juste eu le temps de m’en faire part. Elle vous prie instamment de ne pas vous absenter de toute la journée, ne serait-ce qu’une minute, jusqu’à sept heures ou même neuf heures du soir, je ne l’ai pas bien entendue préciser ce point.

– Mais… pourquoi cela ? Qu’est-ce que cela signifie ?

– Je n’en sais rien ; seulement elle m’a chargé impérieusement de vous faire cette commission.

– Elle a employé ce terme : « impérieusement » ?

– Non, elle ne s’est pas exprimée avec autant de netteté ; elle a eu à peine le temps de me parler en se retournant ; heureusement que je me suis rapprochée d’elle. Mais à sa physionomie on voyait qu’il s’agissait d’un ordre, impérieux ou non. Elle m’a regardé d’une façon telle que le cœur m’en a défailli…

Le prince posa encore une ou deux questions, mais n’en apprit pas davantage ; par contre son inquiétude s’accrut. Resté seul il s’allongea sur le divan et retomba dans ses conjectures : « Il y aura peut-être quelqu’un chez eux avant neuf heures et elle a encore peur que je ne me livre à quelque excentricité en présence des visiteurs », se dit-il enfin et il se remit à attendre le soir avec impatience en regardant sa montre.

Mais l’explication de l’énigme lui fut donnée bien avant le soir, sous la forme d’une nouvelle visite et même d’une seconde et non moins angoissante énigme : juste une demi-heure après le départ des Epantchine, Hippolyte se présenta à lui ; il était si las et si exténué qu’il entra sans dire un mot, tomba littéralement dans un fauteuil comme privé de connaissance et fut secoué d’une intolérable quinte de toux accompagnée de crachements de sang. Ses yeux étincelaient et des taches rouges apparaissaient sur ses joues. Le prince lui murmura quelques mots auxquels il ne répondit pas, se bornant pendant un temps assez long encore à faire un geste de la main pour qu’on ne le troublât point. Enfin il se remit.

– Je m’en vais ! proféra-t-il avec effort et d’une voix rauque.

– Voulez-vous que je vous accompagne ?… dit le prince en se levant ; mais il s’arrêta et se rappela qu’on venait de lui interdire de sortir.

Hippolyte se prit à rire.

– Ce n’est pas de chez vous que je m’en vais, continua-t-il de la même voix râlante et essoufflée. Tout au contraire, j’ai jugé nécessaire de venir vous entretenir d’une affaire… sans quoi je ne vous aurais pas dérangé. C’est là-bas que je m’en vais, et cette fois pour de bon, je crois. Kapout ! Je ne dis pas cela pour solliciter la commisération, je vous l’assure… je me suis même mis au lit ce matin à dix heures dans, l’idée de ne plus me lever jusqu’à ce moment-là. Mais je me suis ravisé et me suis relevé encore une fois pour venir chez vous… c’est dire qu’il le fallait.

– Vous faites peine à voir, vous auriez dû m’appeler, plutôt que de vous donner ce mal.

– Bon : voilà qui est suffisant. Vous m’avez plaint, donc vous avez satisfait aux exigences de la politesse mondaine… Ah ! j’oubliais : comment allez-vous ?

– Je suis bien. Hier je ne l’étais pas… tout à fait.

– Je sais, on me l’a dit. Le vase de Chine s’en est ressenti. Dommage que je n’aie pas été là ! Mais j’arrive au fait. D’abord j’ai eu aujourd’hui le plaisir de voir Gabriel Ardalionovitch venir à un rendez-vous avec Aglaé Ivanovna près du banc vert. J’ai admiré à quel point un homme peut avoir l’air sot. Je l’ai fait remarquer à Aglaé Ivanovna elle-même après le départ de Gabriel Ardalionovitch… Vous, je crois que rien ne vous étonne, prince, ajouta-t-il en regardant d’un air sceptique le placide visage de son interlocuteur ; on dit que ne s’étonner de rien est la marque d’un grand esprit : à mon avis on pourrait tout aussi bien y voir l’indice d’une profonde bêtise… Du reste ce n’est pas à vous que je pense en disant cela, excusez-moi… Je suis très malheureux aujourd’hui dans le choix de mes expressions.

– Je savais depuis hier que Gabriel Ardalionovitch… commença le prince qui s’arrêta court, visiblement troublé, bien qu’Hippolyte fût outré de son peu d’émoi.

– Vous le saviez ? Voilà une nouvelle ! D’ailleurs ne vous donnez pas la peine de me raconter… Et vous n’avez pas assisté aujourd’hui à l’entrevue ? ?

– Vous avez dû le constater, puisque vous-même y étiez.

– Vous auriez pu être dissimulé derrière un buisson. Au reste je suis content, pour vous naturellement, car je vous croyais déjà supplanté par Gabriel Ardalionovitch !

– Je vous prie de ne pas me parler de cela, Hippolyte, surtout sur ce ton-là.

– D’autant que vous savez déjà tout.

– Vous vous trompez. On ne m’a presque rien appris et Aglaé Ivanovna sait à coup sûr que je ne suis au courant de rien. J’ignorais même tout de ce rendez-vous… Vous dites qu’il y a eu un rendez-vous ? Eh bien ! c’est bon, laissons cela…

– Mais comment vous comprendre ? Vous dites tantôt que vous saviez, tantôt que vous ne saviez pas. Vous ajoutez : « C’est bon, laissons cela. » Ah ! mais non, ne soyez pas si confiant ! Surtout si vous ne savez rien. Et c’est justement parce que vous ne savez rien que vous êtes confiant. Or connaissez-vous les calculs de ces deux personnages, le frère et la sœur ? Peut-être vous en doutez-vous ?… C’est bien, c’est bien, n’en parlons plus, ajouta-t-il en surprenant un geste d’impatience du prince. – Je suis venu ici pour une affaire personnelle sur laquelle je veux… m’expliquer. Le diable m’emporte, on ne peut même pas mourir sans s’expliquer ! c’est effrayant ce que j’ai d’explications à donner ! Voulez-vous m’écouter ?

– Parlez, je vous écoute.

– Néanmoins je change encore d’idée : je commencerai tout de même par ce qui concerne Gania. Imaginez-vous cela ? on m’avait donné aujourd’hui à moi aussi rendez-vous au banc vert ! Je ne veux d’ailleurs pas mentir : c’est moi qui avais insisté pour obtenir ce rendez-vous en promettant de révéler un secret. Je ne sais pas si je suis arrivé trop tôt (je crois en effet que j’ai devancé l’heure), mais je venais à peine de prendre place à côté d’Aglaé Ivanovna que j’ai vu apparaître Gabriel Ardalionovitch et Barbe Ardalionovna, bras dessus bras dessous comme à la promenade. Ils ont eu l’air d’être stupéfaits et même confondus de me voir là, car ils ne s’y attendaient pas. Aglaé Ivanovna a rougi, et croyez-en ce que vous voudrez, elle a même un peu perdu contenance, soit à cause de ma présence, soit simplement en voyant Gabriel Ardalionovitch qui était vraiment trop beau. Enfin le fait est qu’elle est devenue toute rouge et qu’elle a dénoué la situation en un clin d’œil de la manière la plus comique. Elle s’est levée à demi, elle a répondu au salut de Gabriel Ardalionovitch et au sourire obséquieux de Barbe Ardalionovna, puis leur a dit sur un ton brusque et décidé : « J’ai seulement voulu vous exprimer en personne la satisfaction que m’inspirent la sincérité et la cordialité de vos sentiments ; croyez bien que, le jour où j’aurai besoin d’y faire appel, je ne manquerai pas… » Là-dessus elle les a congédiés d’un signe de tête et ils s’en sont allés, déconfits ou triomphants, je ne saurais le dire. Pour ce qui est de Gania, aucun doute qu’il ait fait sotte contenance : il n’a rien compris et est devenu rouge comme une écrevisse (sa physionomie peut parfois prendre une expression étonnante !). Mais Barbe Ardalionovna a compris, je crois, qu’il fallait filer au plus vite et qu’on n’en pouvait demander davantage à Aglaé ; elle a entraîné son frère. Elle est plus sensée que lui et je suis convaincu que maintenant elle triomphe. Quant à moi, j’étais venu pour m’entendre avec Aglaé Ivanovna au sujet de l’entrevue projetée avec Nastasie Philippovna.

– Avec Nastasie Philippovna ! s’écria le prince.

– Eh ! eh ! il me semble que vous perdez votre flegme et que vous commencez à vous étonner ? Je suis ravi de voir que vous voulez ressembler à un homme. En retour je vais vous divertir. Voyez ce que l’on gagne à se montrer serviable envers les jeunes demoiselles d’âme noble : aujourd’hui j’ai reçu d’elle un soufflet.

– Au moral, s’entend ? demanda involontairement le prince.

– Oui, pas au physique. Je crois qu’il n’y aurait pas de main pour se lever contre un homme dans mon état ; même une femme, même Gania ne me frapperait pas ! Cependant hier, il y a eu un moment où j’ai bien cru qu’il allait se jeter sur moi… Je parie que je devine votre pensée en ce moment ? Vous vous dites : « Soit, il ne faut pas le battre ; en revanche on pourrait bien, on devrait même bien l’étouffer pendant son sommeil avec un oreiller ou un linge mouillé… » Je lis en ce moment cette pensée sur votre visage.

– Jamais je n’ai eu une pareille idée ! protesta le prince avec dégoût.

– Je ne sais… cette nuit j’ai rêvé qu’un individu m’étouffait avec un linge mouillé… Allons, je vous dirai qui c’était : figurez-vous que c’était Rogojine ! Qu’en pensez-vous ? Peut-on étouffer un homme à l’aide d’un linge mouillé ?

– Je l’ignore…

– J’ai entendu dire que la chose était possible. C’est bien, n’en parlons plus. Maintenant, voyons : pourquoi suis-je un cancanier ? Pourquoi m’a-t-elle aujourd’hui traité de cancanier ? Et remarquez qu’elle ne l’a fait qu’après m’avoir écouté jusqu’au dernier mot et m’avoir même questionné… Voilà bien les femmes ! C’est pour elle que je suis entré en relations avec Rogojine, personnage d’ailleurs intéressant ; pour elle que j’ai arrangé une rencontre avec Nastasie Philippovna. Peut-être l’ai-je froissée dans son amour-propre quand j’ai laissé entendre qu’elle voulait profiter des « restes » de Nastasie Philippovna ? Je ne le nie pas ; je lui ai toujours répété cela, mais je l’ai fait dans son intérêt ; je lui ai écrit deux lettres sur ce ton et je me suis exprimé de même aujourd’hui lors de notre entrevue… Tout dernièrement encore j’ai pris sur moi de lui dire que c’était mortifiant pour elle… Au surplus, ce mot « restes » n’est pas de mon cru ; je l’ai emprunté à d’autres ; du moins tout le monde l’employait chez Gania, elle-même l’a confirmé. Alors de quel droit me traite-t-elle de cancanier ? Je vois, je vois : vous avez en ce moment une furieuse envie de rire à mes dépens et je parie que vous m’appliquez ces vers stupides :

Peut-être qu’à mon triste déclin

L’amour brillera d’un sourire d’adieu.

Ha ! ha ! ha ! s’écria-t-il soudain dans un accès de rire convulsif suivi d’une quinte de toux. – Remarquez, ajouta-t-il d’une voix râlante, comme ce Gania est inconséquent : il parle de « restes » et lui-même, n’est-ce pas de « restes » qu’il cherche à profiter ?

Le prince resta longtemps silencieux. Il était atterré.

– Vous avez parlé d’une entrevue avec Nastasie Philippovna ? balbutia-t-il enfin.

– Allons, se peut-il que vous ignoriez vraiment qu’il y aura aujourd’hui une entrevue entre Aglaé Ivanovna et Nastasie Philippovna ? Grâce à mes démarches, cette dernière a été invitée par l’entremise de Rogojine et sur l’initiative d’Aglaé Ivanovna à venir exprès de Pétersbourg ; elle se trouve en ce moment tout près de chez vous, en compagnie de Rogojine, dans la maison qu’elle habitait précédemment chez la même dame, Daria Aléxéïevna… une amie à elle, de réputation fort douteuse ; c’est là, dans cette maison équivoque, qu’Aglaé Ivanovna se rendra aujourd’hui pour avoir un entretien amical avec Nastasie Philippovna et résoudre divers problèmes. Elles veulent parler arithmétique. Vous ne le saviez pas ? Parole d’honneur ?

– C’est invraisemblable !

– Tant mieux si c’est invraisemblable. Mais d’où le savez-vous ? Cependant, dans un trou comme celui où nous vivons, une mouche ne peut voler sans que tout le monde en soit informé. Enfin je vous ai prévenu et vous pouvez m’en être reconnaissant. Allons, au revoir ! dans l’autre monde probablement. Encore un mot : si j’ai agi bassement à votre égard, c’est que… je n’ai pas de raison de vous sacrifier mes intérêts. De grâce, convenez-en : pourquoi prendrais-je les vôtres ? C’est à elle que j’ai dédié ma « confession » (vous ne le saviez pas ?) Et avec quel empressement elle a accepté mon hommage ! Hé ! hé ! Mais vis-à-vis d’elle, j’ai agi sans bassesse ; je n’ai aucun tort à son endroit ; c’est elle qui m’a fait honte et mis dans une situation fausse… D’ailleurs, même envers vous, je n’ai aucun tort ; si je me suis permis vis-à-vis d’elle cette allusion aux « restes » et d’autres du même genre, en revanche je vous indique le jour, l’heure et le lieu du rendez-vous, je vous dévoile le dessous des cartes… Il va de soi que je le fais par dépit et non par grandeur d’âme. Adieu, je suis bavard comme un bègue ou comme un phtisique ; ouvrez l’œil, prenez vos mesures et au plus vile, si vous êtes digne d’être appelé un homme. L’entrevue aura lieu ce soir, c’est certain.

Hippolyte se dirigea vers la porte, mais, rappelé par le prince, il s’arrêta sur le seuil.

– Ainsi, selon vous, Aglaé Ivanovna se rendra aujourd’hui en personne chez Nastasie Philippovna ? demanda le prince. Des taches rouges coloraient ses joues et son front.

– Je ne le sais pas au juste, mais c’est probable, répondit Hippolyte en jetant un regard derrière lui. – D’ailleurs il n’en peut être autrement. Nastasie Philippovna n’ira pas chez elle, n’est-ce pas ? L’entretien ne peut pas davantage avoir lieu chez les parents de Gania, où il y a un moribond. Que dites-vous du général ?

– Tenez, rien que pour cette raison c’est impossible ! objecta le prince. Comment sortirait-elle, à supposer qu’elle le veuille ? Vous ne connaissez pas… les habitudes de cette maison. Elle ne peut aller seule chez Nastasie Philippovna ; c’est une plaisanterie !

– Je vous dirai ceci, prince : personne ne saute par la fenêtre ; mais en cas d’incendie le gentleman le plus correct et la dame la plus distinguée n’hésiteront pas à le faire. Si la nécessité s’en mêle, force sera à notre demoiselle d’en passer par là et de se rendre chez Nastasie Philippovna. Mais est-ce que, chez elles, on ne les laisse aller nulle part, vos demoiselles ?

– Non, ce n’est pas ce que je veux dire…

– Eh bien ! si ce n’est pas le cas, il lui suffira de descendre le perron et d’aller droit devant elle, dût-elle ne pas remettre les pieds à la maison. Il y a des circonstances où l’on brûle ses vaisseaux et où l’on s’interdit même le retour au foyer paternel ; la vie ne se compose pas seulement de déjeuners, de dîners et de princes Stch… ! Il me semble que vous prenez Aglaé Ivanovna pour une petite jeune fille ou pour une pensionnaire ; je le lui ai dit et je crois qu’elle est de mon avis. Attendez sept ou huit heures… Si j’étais à votre place, je mettrais là-bas quelqu’un en faction pour savoir à une minute près le moment où elle quittera la maison. Vous pourriez au moins envoyer Kolia ; il ferait volontiers l’espion, soyez-en convaincu, dans votre intérêt naturellement… tout cela est si relatif… Ha ! ha !

Hippolyte sortit. Le prince n’avait aucune raison de charger qui que ce fût d’espionner pour son compte, même s’il avait été capable d’un pareil procédé. Il comprenait maintenant plus ou moins pourquoi Aglaé lui avait intimé l’ordre de rester chez lui ; peut-être avait-elle l’intention de venir le chercher. Peut-être aussi voulait-elle le retenir à la maison justement pour qu’il ne tombât pas au milieu du rendez-vous… Ce pouvait bien être le cas. La tête lui tournait et il lui semblait voir toute la chambre danser autour de lui. Il s’étendit sur le divan et ferma les yeux.

D’une façon ou d’une autre, l’affaire prenait une tournure décisive, définitive. Non, il ne prenait pas Aglaé pour une petite jeune fille ni pour une pensionnaire. Il s’en rendait compte maintenant : il y avait longtemps déjà qu’il avait peur et c’était justement quelque chose de ce genre qu’il appréhendait. Mais pourquoi voulait-elle la voir ? Un frisson lui passa par tout le corps ; il était de nouveau tout en fièvre.

Non, il ne la considérait pas comme une enfant ! Ces derniers temps, certaines de ses manières de voir, certaines de ses paroles l’avaient épouvanté. D’autres fois il lui avait semblé qu’elle faisait un effort surhumain pour se dominer, pour se contenir, et il se rappelait en avoir éprouvé un sentiment d’effroi. Il est vrai que tous ces jours-ci, il s’était appliqué à ne pas évoquer ces souvenirs et à chasser les idées noires. Mais que se cachait-il au fond de cette âme ? La question le tourmentait depuis longtemps, bien qu’il eût foi dans Aglaé. Et voici que tout cela allait se résoudre et s’éclaircir le jour même ! Pensée terrible ! Et de nouveau « cette femme » ! Pourquoi lui avait-il toujours semblé qu’elle ne manquerait pas d’intervenir au moment décisif pour briser sa destinée comme un fil pourri ? Bien qu’à demi délirant, il était prêt à jurer que ce pressentiment ne l’avait jamais quitté. S’il s’était efforcé de l’oublier dans ces derniers temps, c’était uniquement parce qu’il en avait peur. Alors ? L’aimait-il ou la haïssait-il ? Il ne se posa pas une seule fois la question au cours de la journée ; en cela son cœur était pur, il savait qui il aimait… Ce qui l’effrayait, ce n’était pas tant la rencontre des deux femmes, ni l’étrangeté de cette rencontre, ni son motif encore inconnu de lui, ni l’incertitude qu’il éprouvait quant à l’issue de l’aventure ; c’était Nastasie Philippovna elle-même. Il se rappela quelques jours plus tard que, dans ces heures de fièvre, il avait presque continuellement cru voir ses yeux, son regard et entendre sa voix, sa voix qui proférait des paroles étranges, encore qu’il ne lui en fût resté que peu de chose dans la mémoire après ces moments de délire et d’angoisse. Il garda la vague impression que Véra lui avait apporté son dîner et qu’il l’avait mangé, mais il ne se rappela pas s’il avait ensuite dormi ou non. Il savait seulement que la netteté des perceptions ne lui était revenue ce soir-là qu’à partir du moment où Aglaé avait fait une brusque apparition sur la terrasse. Il s’était levé en sursaut de son divan et était allé au-devant d’elle jusqu’au milieu de la chambre. Il était sept heures un quart. Aglaé était toute seule ; vêtue simplement et comme à la hâte, elle portait un burnous léger. Son visage était pâle comme lors de leur dernière entrevue, mais ses yeux brillaient d’un éclat vif et froid ; jamais encore il n’avait surpris une pareille expression dans son regard. Elle le dévisagea attentivement.

– Vous êtes tout prêt, fit-elle à mi-voix et d’un ton qui paraissait calme ; – vous voilà habillé, le chapeau à la main ; j’en conclus que l’on vous a prévenu. Je sais qui : c’est Hippolyte ?

– Oui, il m’a parlé… balbutia le prince plus mort que vif.

– Eh bien ! partons : vous savez qu’il faut absolument que vous m’accompagniez. Je pense que vous avez la force de sortir.

– J’en ai la force, oui, mais… est-ce possible ?

Il s’arrêta soudainement et ne fut plus capable d’articuler un seul mot. Ce fut son unique tentative pour retenir cette insensée ; dès ce moment il la suivit comme un esclave. Quel que fût le désarroi de ses pensées, il n’en comprenait pas moins qu’elle irait là-bas même sans lui et qu’ainsi il était de toute façon obligé de l’accompagner. Il devinait la force de résolution de la jeune fille et ne se sentait pas capable d’arrêter cette farouche impulsion.

Ils cheminèrent en silence et n’échangèrent presque aucune parole le long de la route. Il remarqua seulement qu’elle connaissait bien le chemin ; lorsqu’il lui proposa d’emprunter une ruelle un peu plus éloignée mais moins fréquentée, elle l’écouta, sembla peser le pour et le contre et répondit laconiquement : « Cela revient au même ! »

Quand ils furent tout près de la maison de Daria Aléxéïevna (une vieille et vaste bâtisse en bois), une dame somptueusement mise en sortit accompagnée d’une jeune fille : toutes deux prirent place dans une superbe calèche qui attendait devant le perron ; elles riaient et causaient bruyamment et ne regardèrent pas plus les nouveaux venus que si elles ne les avaient pas aperçus. Dès que la calèche se fut éloignée, la porte s’ouvrit de nouveau et Rogojine, qui les attendait, les fit entrer puis referma derrière eux.

– Hormis nous quatre, il n’y a en ce moment personne dans toute la maison, fit-il à voix haute en jetant sur le prince un regard étrange.

Nastasie Philippovna les attendait dans la première pièce. Elle aussi était habillée avec la plus grande simplicité, tout en noir. Elle se leva pour venir à leur rencontre, mais ne sourit pas et ne tendit même pas la main au prince. Son regard inquiet se fixa avec impatience sur Aglaé. Elles s’assirent à distance l’une de l’autre : Aglaé sur le divan, dans un coin de la pièce, et Nastasie Philippovna près de la fenêtre. Le prince et Rogojine restèrent debout ; personne ne les invita d’ailleurs à s’asseoir. Le prince considéra de nouveau Rogojine avec une perplexité à laquelle se mêlait un sentiment de souffrance, mais celui-ci gardait aux lèvres le même sourire. Le silence se prolongea quelques instants encore.

Enfin un nuage sinistre passa sur la physionomie de Nastasie Philippovna : son regard, toujours fixé sur la visiteuse, prit une expression d’entêtement, de dureté, presque de haine. Aglaé était visiblement troublée, mais non intimidée. En entrant, elle avait à peine jeté un coup d’œil sur sa rivale et, les paupières baissées, dans une attitude d’attente, elle semblait réfléchir. À une ou deux reprises et pour ainsi dire par inadvertance, elle parcourut la pièce du regard ; son visage refléta le dégoût comme si elle eût craint de se salir en pareil lieu. Elle ajusta machinalement sa robe et changea même une fois de place d’un air inquiet pour se rapprocher. Il était douteux qu’elle eût conscience de tous ses mouvements, mais, pour être instinctifs, ceux-ci n’en étaient que plus blessants. Enfin elle se décida à affronter avec fermeté le regard fulgurant de Nastasie Philippovna, où sur-le-champ elle lut clairement la haine d’une rivale. La femme comprit la femme. Elle frissonna.

– Vous connaissez sans doute la raison pour laquelle je vous ai convoquée ? proféra-t-elle au bout d’un moment, mais à voix très basse et en se reprenant même à deux fois pour achever cette courte phrase.

– Non, je ne sais rien, répondit Nastasie Philippovna d’un ton sec et cassant.

Aglaé rougit. Peut-être lui paraissait-il soudain stupéfiant, invraisemblable, de se trouver maintenant assise auprès de cette femme, dans la maison de « cette créature », et éprouvait-elle le besoin d’entendre la réponse de Nastasie Philippovna. Aux premiers accents de la voix de celle-ci, une sorte de frémissement lui courut sur le corps. Naturellement rien de tout cela n’échappa à l’« autre ».

– Vous comprenez tout…, mais vous vous donnez exprès l’air de ne pas comprendre, fit presque à voix basse Aglaé en fixant sur le sol un regard morne.

– Pourquoi le ferais-je ? répliqua Nastasie Philippovna avec un sourire à peine perceptible.

– Vous allez abuser de ma situation… du fait que je suis sous votre toit, reprit Aglaé avec une maladresse qui frisait le ridicule.

– C’est vous qui êtes responsable de cette situation, ce n’est pas moi ! s’exclama avec vivacité Nastasie Philippovna. Ce n’est pas moi qui vous ai fait venir, c’est vous qui m’avez conviée à cette entrevue dont, jusqu’à présent, j’ignore la raison.

Aglaé releva la tête avec arrogance.

– Retenez votre langue ; je ne suis pas venue ici pour lutter au moyen de cette arme, qui est la vôtre…

– Ah ! Ainsi vous êtes tout de même venue ici pour « lutter » ? Figurez-vous que je vous croyais… plus spirituelle…

Elles échangèrent un regard dont elles n’essayèrent pas de dissimuler la haine. Pourtant, l’une de ces femmes était la même qui avait écrit peu auparavant à l’autre des lettres si émues. Toute cette sympathie s’était évanouie dès la première rencontre, dès les premiers mots. Comment expliquer cela ? On eût dit qu’à cette minute aucune des quatre personnes présentes dans cette chambre ne songeait à s’en étonner. Le prince qui, la veille encore, ne croyait pas à la possibilité d’une pareille scène, même en rêve, y assistait maintenant avec l’air de l’avoir pressentie depuis longtemps. Le songe le plus extravagant avait soudain revêtu la forme de la réalité la plus crue et la plus concrète. En ce moment, l’une des deux femmes éprouvait un tel mépris pour sa rivale et un si vif désir de lui témoigner ce mépris (peut-être même n’était-elle venue que pour cela, comme le prétendit Rogojine le lendemain) que l’autre n’eût pu se cantonner dans aucune attitude arrêtée d’avance, quels que fussent le caprice de son caractère, le dérèglement de son esprit et la morbidité de son âme ; rien n’eût résisté au dédain fielleux et tout féminin d’Aglaé. Le prince était sûr que Nastasie Philippovna ne parlerait pas des lettres la première ; à voir étinceler les yeux de la jeune femme, on devinait combien il lui en coûtait de les avoir écrites. Mais il aurait donné la moitié de sa vie pour qu’Aglaé n’en parlât pas non plus.

Cette dernière parut soudainement reprendre empire sur elle-même.

– Vous ne m’avez pas comprise, dit-elle. Je ne suis pas venue ici pour… me disputer avec vous, quoique je ne vous aime guère. Je… je suis venue… pour vous parler humainement. En vous invitant à cet entretien, j’en avais d’avance arrêté le sujet, et je ne me départirai pas de mon intention, dussiez-vous ne pas me comprendre du tout. Ce sera tant pis pour vous et non pour moi. Je voulais répondre au contenu de vos lettres et le faire de vive voix, parce que cela me semblait plus commode. Écoutez donc ma réponse à toutes vos lettres. J’ai eu pitié du prince Léon Nicolaïévitch dès le premier jour où j’ai fait sa connaissance, et ce sentiment s’est fortifié en moi lorsque j’ai appris tout ce qui s’était passé à votre soirée. J’ai eu pitié de lui, parce que c’est un homme d’une telle simplicité d’esprit qu’il a cru pouvoir être heureux… avec une femme… d’un pareil caractère. Ce que je craignais pour lui est arrivé : vous n’avez pas su l’aimer, vous l’avez fait souffrir, puis abandonné. Si vous n’avez pas su l’aimer, c’est à cause de votre excès d’orgueil… non, je me trompe, ce n’est pas orgueil qu’il faut dire, mais vanité… et même ce n’est pas encore cela : voue êtes égoïste jusqu’à… la folie ; les lettres que vous m’avez adressées en sont la preuve. Vous ne pouviez aimer un être aussi simple que lui ; peut-être même, en votre for intérieur, l’avez-vous méprisé et ridiculisé ; vous ne pouviez aimer que votre opprobre et cette idée fixe qu’on vous a déshonorée et outragée. Si vous étiez moins ignominieuse ou si même vous ne l’étiez pas du tout, vous n’en seriez que plus malheureuse… (Aglaé prononça ces mots avec une sorte de volupté ; son débit était précipité, mais elle employait des expressions qu’elle avait préméditées au temps où elle ne croyait pas, même en rêve, à la possibilité de l’entrevue actuelle ; elle suivait d’un regard haineux l’effet de ses paroles sur le visage bouleversé de Nastasie Philippovna.) – Vous vous souvenez, continua-t-elle, d’une certaine lettre qu’il m’a écrite et dont il m’a dit que vous la connaissiez et même que vous l’aviez lue ? C’est en lisant cette lettre que j’ai tout compris et bien compris ; il m’a lui-même dernièrement confirmé mot pour mot tout ce que je vous dis maintenant. Après cette lettre j’ai attendu. J’ai deviné que vous seriez obligée de venir ici, car vous ne sauriez vous passer de Pétersbourg : vous êtes encore trop jeune et trop belle pour la province… Ces mots ne sont d’ailleurs pas de moi non plus, ajouta-t-elle tandis que son visage devenait cramoisi ; le rouge ne devait plus disparaître de son front tout le temps qu’elle parla. – Quand j’ai revu le prince, j’ai ressenti pour lui une vive douleur et une offense. Ne riez pas ; si vous riez, c’est que vous êtes indigne de comprendre cela…

– Vous voyez bien que je ne ris pas, riposta Nastasie Philippovna d’un ton triste et sévère.

– D’ailleurs cela m’est indifférent, riez tant que vous voudrez. Quand je l’ai moi-même interrogé, il m’a dit qu’il ne vous aimait plus depuis longtemps déjà et même que votre souvenir lui était pénible, mais qu’il vous plaignait et qu’en pensant à vous il se sentait le cœur comme « à tout jamais percé ». Je dois ajouter encore que je n’ai jamais rencontré dans le cours de ma vie un homme qui l’égale par la noble simplicité de son âme et par sa confiance sans bornes. Après l’avoir entendu, j’ai compris que quiconque le voudrait pourrait le tromper, et que celui qui l’aurait trompé serait assuré de son pardon ; voilà pourquoi je l’ai aimé…

Aglaé s’arrêta un instant, atterrée, se demandant comment elle avait pu proférer ce mot ; mais en même temps une immense fierté brilla dans son regard ; il semblait que tout lui fût devenu désormais indifférent, dût « cette femme » se mettre à rire de l’aveu qui venait de lui échapper.

– Je vous ai tout dit, et maintenant vous avez sûrement compris ce que j’attends de vous ?

– Peut-être l’ai-je compris, mais dites-le vous-même, répondit doucement Nastasie Philippovna.

Le visage d’Aglaé s’enflamma de colère.

– Je voulais vous demander, articula-t-elle d’un ton ferme et en détachant les mots, de quel droit vous vous mêlez de ses sentiments à mon égard ? De quel droit vous avez osé m’écrire ces lettres ? De quel droit vous lui déclarez à tout moment, à lui et à moi, que vous l’aimez, après l’avoir vous-même abandonné et fui d’une manière aussi offensante et… aussi ignominieuse ?

– Je n’ai déclaré ni à vous ni à lui que je l’aimais mais, répliqua Nastasie Philippovna avec effort, mais… vous avez raison, je l’ai fui… ajouta-t-elle d’une voix presque éteinte.

– Comment ! Vous n’avez déclaré « ni à lui ni à moi » que vous l’aimiez ? s’écria Aglaé ; – et vos lettres ? Qui vous a priée de faire le courtier matrimonial et de me circonvenir pour que je l’épouse ? N’est-ce pas là une déclaration ? Pourquoi vous interposez-vous entre nous ? Je croyais d’abord que vous vouliez au contraire m’inspirer de l’aversion à son égard en vous immisçant dans nos rapports afin que je rompe avec lui. Ce n’est que plus tard que j’ai compris le fond de votre pensée : vous vous êtes simplement imaginé accomplir une action d’éclat en faisant toutes ces simagrées… Voyons, étiez-vous capable de l’aimer, vous qui aimez tant votre vanité ? Pourquoi n’êtes-vous pas tout bonnement partie d’ici, au lieu de m’écrire ces lettres ridicules ? Pourquoi n’épousez-vous pas maintenant cet honnête homme, qui vous aime tant et qui vous a fait l’honneur de vous offrir sa main ? La raison n’en est que trop claire : si vous épousez Rogojine, comment pourrez-vous poser à la femme outragée ? Vous en retireriez même un excès d’honneur ! Eugène Pavlovitch a dit de vous que vous aviez lu beaucoup trop de poésies et que vous étiez trop instruite pour votre… situation ; que vous aimiez mieux lire que travailler ; ajoutez-y la vanité, et voilà tous vos mobiles…

– Et vous n’êtes-vous pas aussi une oisive ?

Le dialogue avait pris trop vite un ton de crudité inattendue. Inattendue, car Nastasie Philippovna, en partant pour Pavlovsk, s’était fait encore quelques illusions, tout en augurant plutôt mal que bien de ce rendez-vous. Mais Aglaé avait tout de suite été entraînée comme dans une chute de montagne et elle n’avait pu résister à l’affreuse séduction de la vengeance. Nastasie Philippovna fut même surprise de la voir dans cet état ; interloquée dès le premier instant, elle la regardait sans en croire ses yeux. Était-ce une femme saturée de lectures poétiques, comme le supposait Eugène Pavlovitch, ou avait-elle simplement perdu la raison, comme le prince en était convaincu ? Le fait est qu’en dépit du cynisme insolent qu’elle affichait parfois, elle était beaucoup plus pudique, plus tendre, plus confiante qu’on n’aurait été tenté de le croire. À la vérité, il y avait en elle beaucoup de romanesque et de chimérique, mais à côté du caprice on trouvait aussi des sentiments forts et profonds… Le prince s’en était rendu compte : une expression de souffrance se peignit sur son visage. Aglaé s’en aperçut et frémit de haine.

– Comment osez-vous me parler sur ce ton ? fit-elle avec une intraduisible arrogance pour répondre à l’observation de Nastasie Philippovna.

– Vous avez probablement mal entendu, répliqua celle-ci avec surprise. Sur quel ton vous ai-je parlé ?

– Si vous vouliez être une femme honnête, pourquoi n’avez-vous pas rompu avec votre séducteur Totski, tout simplement… sans prendre d’attitude théâtrale ? lança Aglaé de but en blanc.

– Que savez-vous de ma situation pour vous permettre de me juger ? repartit Nastasie Philippovna toute frémissante et pâlissant affreusement.

– Je sais qu’au lieu d’aller travailler, vous avez filé avec Rogojine, l’homme aux écus, pour poser ensuite à l’ange déchu. Je ne m’étonne pas que Totski ait été sur le point de se brûler la cervelle à cause de cet ange déchu !

– Cessez ! proféra Nastasie Philippovna sur un ton de dégoût et avec une expression douloureuse ; vous m’avez tout autant comprise que… la femme de chambre de Daria Aléxéïevna qui a eu ces jours-ci un procès en justice de paix avec son fiancé. Celle-là vous aurait mieux comprise…

– Je suppose que e’est une fille honnête qui vit de son travail. Pourquoi parlez-vous avec tant de mépris d’une femme de chambre ?

– Je n’ai pas de mépris à l’égard de ceux qui travaillent, mais à votre égard lorsque vous parlez de travailler.

– Si vous aviez voulu être honnête, vous vous seriez faite blanchisseuse.

Les deux femmes se levèrent, toutes pâles, et se mesurèrent du regard.

– Aglaé, calmez-vous ! Vous êtes injuste, s’écria le prince atterré.

Rogojine ne souriait plus, mais écoutait, les lèvres serrées et les bras croisés.

– Tenez, regardez-la ! dit Nastasie Philippovna en tremblant de rage, voyez cette demoiselle ! Et moi qui la prenais pour un ange ! Comment êtes-vous venue ici sans votre gouvernante, Aglaé Ivanovna ?… Voulez-vous… voulez-vous que je vous dise tout de suite, bien en face, sans fard, pourquoi vous êtes venue me voir ? Vous avez eu peur, voilà pourquoi vous êtes venue !

– Peur de vous ? demanda Aglaé hors d’elle, dans sa naïve et insolente stupeur de voir sa rivale oser lui parler ainsi.

– Oui, peur de moi ! Si vous vous êtes décidée à venir ici, c’est que vous aviez peur de moi. On ne méprise pas les gens que l’on craint. Quand je pense que j’ai pu vous respecter, même jusqu’à ce moment ! Et voulez-vous que je vous dise la cause de vos appréhensions à mon égard et le but principal de votre visite ? Vous avez voulu vous enquérir par vous-même de celle de nous deux qu’il aime le plus. Car vous êtes terriblement jalouse…

– Il m’a déjà dit qu’il vous haïssait… balbutia Aglaé dans un souffle.

– Cela se peut ; il est possible que je ne sois pas digne de lui… seulement je pense que vous avez menti ! Il ne peut pas me haïr et il n’a pas pu vous dire cela ! D’ailleurs je suis disposée à vous pardonner… par égard pour votre situation… bien que j’aie eu une plus haute opinion de vous. Je vous croyais plus intelligente et plus belle aussi, ma parole !… Enfin, prenez votre trésor… Tenez, il vous regarde, il n’en revient pas ! Prenez-le, mais à une condition : sortez d’ici immédiatement ! Sortez à l’instant même !…

Elle se laissa tomber dans un fauteuil et fondit en larmes. Mais soudain ses yeux brillèrent d’un nouvel éclat ; elle regarda Aglaé avec fixité et se leva :

– Et veux-tu qu’à l’instant même… je lui donne un ordre, un ordre, tu entends ? Il n’en faudra pas plus pour qu’il t’abandonne sur-le-champ afin de rester auprès de moi à tout jamais et m’épouser ; quant à toi, tu rentreras en courant toute seule à la maison. Veux-tu ? Le veux-tu ? s’écria-t-elle comme folle et sans peut-être se croire capable de tenir un pareil langage.

Effrayée, Aglaé s’était élancée vers la porte, mais elle s’arrêta sur le seuil, pétrifiée, et écouta.

– Veux-tu que je chasse Rogojine ? Tu pensais que j’allais me marier avec Rogojine pour te faire plaisir ? Mais je vais crier devant toi : « Va-t’en Rogojine ! » et je dirai au prince : « Te souviens-tu de ta promesse ? » Mon Dieu ! pourquoi me suis-je tant ravalée à leurs yeux ? Toi, prince, ne m’as-tu pas assuré que, quoi qu’il advienne de moi, tu me suivrais et ne m’abandonnerais jamais ? ne m’as-tu pas affirmé que tu m’aimais, que tu me pardonnais tout et que tu me resp… Oui, cela aussi tu l’as dit ! Et c’est moi qui t’ai fui, uniquement pour te rendre ta liberté ; mais maintenant je ne veux plus ! Pourquoi m’a-t-elle traitée comme une dévergondée ? Demande à Rogojine si je suis une dévergondée, il te le dira ! Maintenant qu’elle m’a couverte de honte, et sous tes yeux encore, tu vas te détourner de moi et t’en aller avec elle bras dessus, bras dessous ? Sois donc maudit après une pareille action, car tu es le seul homme en qui j’aie eu confiance. Va-t’en ! Rogojine, je n’ai plus besoin de toi ! s’écria-t-elle dans un mouvement de démence.

Les paroles s’échappaient péniblement de sa poitrine ; ses traits étaient altérés, ses lèvres desséchées : évidemment elle ne croyait pas un mot de ce qu’elle venait de dire dans un accès de bravade, mais elle voulait prolonger l’illusion pendant un instant encore. La crise était si violente qu’elle eût pu entraîner la mort, au moins d’après le jugement du prince.

– Tiens ! regarde-le ! cria-t-elle enfin à Aglaé en lui montrant le prince d’un geste : s’il ne vient pas immédiatement à moi, s’il ne te lâche pas pour moi, alors prends-le, je te le cède, je n’en veux plus !…

Les deux femmes restèrent immobiles, comme dans l’attente de la réponse du prince, qu’elles regardaient d’un air égaré. Mais lui, peut-être, n’avait pas saisi toute la violence de cet appel. C’était même certain. Il ne discernait devant lui que ce visage où se lisaient le désespoir et la folie et dont la vue « avait percé son cœur à tout jamais. », comme il l’avait dit un jour à Aglaé. Il ne put tolérer plus longtemps ce spectacle et, en désignant Nastasie Philippovna, il se tourna vers Aglaé avec un ton de prière et de reproche :

– Est-ce possible ! Ne voyez-vous pas… comme elle est malheureuse ?

Il n’en put dire davantage ; un regard terrible d’Aglaé lui ôta l’usage de la parole. Il vit dans ce regard tant de souffrance et en même temps une haine si immense qu’il joignit les mains, poussa un cri et se précipita vers elle. Mais il était trop tard. Elle n’avait pas supporté qu’il hésitât même une seconde ; le visage caché dans ses mains elle s’était élancée hors de la pièce en s’exclamant : « Ah ! mon Dieu ! » Rogojine lui avait emboîté le pas pour lui ouvrir la porte de sortie.

Le prince se précipita aussi derrière elle, mais sur le seuil, deux bras l’étreignirent. Le visage défait, bouleversé, Nastasie Philippovna le regardait fixement ; ses lèvres bleuies balbutièrent :

– Tu cours après elle ? après elle P…

Elle tomba sans connaissance dans ses bras. Il la releva et la porta dans la chambre, où il l’installa sur un fauteuil. Puis il resta penché sur elle, dans une attente hébétée. Un verre d’eau se trouvait sur une petite table. Rogojine, qui était revenu, jeta un peu de son contenu au visage de la jeune femme. Elle ouvrit les yeux et resta une minute sans comprendre ; mais ayant soudain repris ses sens, elle tressaillit et se précipita vers le prince :

– Tu es à moi ! à moi ! s’écria-t-elle. Elle est partie, la fière demoiselle ? Ha ! ha ! ha ! fit-elle dans un accès de rire convulsif. – Ha ! ha ! ha ! je l’avais cédé à cette demoiselle ! Pourquoi cela ? Pourquoi ? J’étais folle ! oui, folle !… Rogojine, va-t’en ; ha ! ha ! ha !

Rogojine les regarda attentivement, prit son chapeau sans dire mot et sortit. Dix minutes plus tard le prince était assis à côté de Nastasie Philippovna et la couvait de son regard en lui caressant doucement le visage et les cheveux de ses deux mains, comme on fait à un enfant. Il riait aux éclats en l’entendant rire et il était prêt à fondre en larmes quand il la voyait pleurer. Il ne disait rien, il était attentif à son balbutiement exalté et incohérent, auquel il ne comprenait goutte, mais qu’il écoutait avec un doux sourire. Dès qu’il voyait poindre un nouvel accès de chagrin et de pleurs, de reproches et de plaintes, il recommençait à lui caresser la tête et à lui passer tendrement les mains sur les joues, en la consolant et en la raisonnant comme une petite fille.

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