II

Le prince s’approcha soudain d’Eugène Pavlovitch et le saisit par la main.

– Eugène Pavlovitch, dit-il sur un ton d’étrange exaltation, soyez convaincu que je vous considère malgré tout comme un noble cœur et comme le meilleur des hommes ; je vous en donne ma parole.

Eugène Pavlovitch fut si surpris qu’il fit un pas en arrière. Pendant un instant il réprima une violente envie de rire ; mais, en examinant le prince de plus près, il constata qu’il ne paraissait pas dans son assiette ou du moins se trouvait dans un état tout à fait inhabituel.

– Je gage, prince, s’écria-t-il, que ce n’est pas là ce que vous aviez l’intention de me dire et que ce n’est peut-être même pas à moi que ces paroles s’adressent !… Mais qu’avez-vous ? Ne seriez-vous pas souffrant ?

– C’est possible, très possible. Vous avez fait preuve de beaucoup de finesse en observant que ce n’est peut-être pas à vous que je m’adresse.

Sur ce il eut un sourire singulier et même comique. Puis il parut soudain s’échauffer :

– Ne me rappelez pas ma conduite d’il y a trois jours ! s’écria-t-il. Je n’ai pas cessé d’en avoir honte depuis ce temps… Je sais que j’ai eu tort.

– Mais… qu’avez-vous donc fait de si affreux ?

– Je vois que vous êtes peut-être plus honteux pour moi que tous les autres, Eugène Pavlovitch. Vous rougissez, c’est l’indice d’un excellent cœur. Je vais m’en aller tout de suite, croyez-le bien.

– Mais qu’est-ce qui lui prend ? Ne serait-ce pas ainsi que commencent ses accès ? demanda, d’un air effrayé, Elisabeth Prokofievna à Kolia.

– Ne faites pas attention, Elisabeth Prokofievna ; je n’ai pas d’accès et je ne vais pas tarder à partir. Je sais que je… suis un disgracié de la nature. J’ai été malade durant vingt-quatre ans, ou, plus exactement, jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans. Considérez-moi comme encore malade à présent. Je m’en irai tout de suite, tout de suite, soyez-en sûrs. Je ne rougis pas, car ce serait, n’est-ce pas ? une chose étrange de rougir de mon infirmité. Mais je suis de trop dans la société. Ce n’est pas par amour-propre que j’en fais la remarque… J’ai bien réfléchi pendant ces trois jours et j’ai conclu que mon devoir était de vous prévenir sincèrement et loyalement à la première occasion. Il y a certaines idées, certaines idées élevées dont je me garderai de parler pour ne pas me mettre tous les rieurs à dos ; le prince Stch… a fait tout à l’heure une allusion à cela… Je n’ai pas un geste qui ne détonne, j’ignore le sentiment de la mesure. Mon langage ne correspond pas à mes pensées et, par là, il les ravale. Aussi n’ai-je pas le droit… En outre je suis soupçonneux. Je… je suis convaincu que nul ne peut m’offenser dans cette maison et que j’y suis aimé plus que je ne le mérite. Mais je sais (et à n’en pouvoir douter) que vingt-quatre années de maladie ne sont pas sans laisser des traces et qu’il est impossible que l’on ne se moque pas de moi… de temps en temps… n’est-il pas vrai ?

Il promena sur l’assistance un regard circulaire comme s’il attendait une réponse et une décision. Tout le monde avait été, péniblement surpris par cette sortie inattendue et maladive, que rien ne motivait et qui donna naissance à un singulier incident.

– Pourquoi dites-vous cela ici ? s’exclama brusquement. Aglaé. – Pourquoi leur dites-vous cela… à ces gens-là ?

Elle paraissait au paroxysme de l’indignation ; ses yeux fulguraient. Le prince, qui était resté muet devant elle, fut envahi par une pâleur soudaine. Aglaé éclata :

– Il n’y a pas ici une seule personne qui soit digne d’entendre ces paroles ! Tous, tant qu’ils sont, ne valent pas votre petit doigt, ni votre esprit, ni votre cœur. Vous êtes plus honnête qu’eux tous ; vous l’emportez sur eux tous en noblesse, en bonté, en intelligence. Il y a ici des gens indignes de ramasser le mouchoir qui vient de vous tomber des mains… Alors pourquoi vous humiliez-vous et vous mettez-vous au-dessous d’eux tous ? Pourquoi avez-vous tout bouleversé en vous ? Pourquoi manquez-vous de fierté ?

– Mon Dieu ! qui aurait cru cela ! fit Elisabeth Prokofievna en joignant les mains.

– Hourra pour le chevalier pauvre ! s’écria Kolia enthousiasmé.

– Taisez-vous !… Comment ose-t-on m’offenser ici, dans votre maison ! dit brutalement à sa mère Aglaé en proie à un de ces éclats de surexcitation où l’on ne connaît ni bornes ni obstacles. – Pourquoi me persécutent-ils tous, du premier au dernier ? Pourquoi, prince, me harcèlent-ils depuis trois jours à cause de vous ? Pour rien au monde je ne vous épouserai ! Sachez que je ne le ferai jamais ni à aucun prix ! Mettez-vous bien cela dans la tête ! Est-ce qu’on peut épouser un être aussi ridicule que vous ? Regardez-vous donc en ce moment dans une glace et voyez la tournure que vous avez !… Pourquoi me taquinent-ils en prétendant que je vais vous épouser ? Vous devez le savoir ! Sans doute êtes-vous de connivence avec eux ?

– Personne ne l’a jamais taquinée ! balbutia Adélaïde effrayé.

– Jamais personne n’en a eu l’idée. Jamais il n’en a été question ! s’exclama Alexandra Ivanovna.

– Qui l’a taquinée ? Quand l’a-t-on taquinée ? Qui a pu lui dire une chose semblable ? Délire-t-elle ou a-t-elle son bon sens ? demanda Elisabeth Prokofievna frémissante de colère et s’adressant à tout l’auditoire.

– Tous l’ont dit ; tous sans exception m’ont rebattu les oreilles avec cela pendant ces trois jours ! Eh bien, jamais, jamais je ne l’épouserai ! proféra Aglaé sur un ton déchirant.

Là-dessus elle fondit en larmes, se cacha le visage dans son mouchoir et se laissa tomber sur une chaise.

– Mais il ne t’a même pas dem…

– Je ne vous ai pas demandée en mariage, Aglaé Ivanovna, dit le prince comme involontairement.

– Quoi ? Qu’est-ce à dire ? s’écria Elisabeth Prokofievna sur un ton où se mêlaient la surprise, l’indignation et l’effroi.

Elle n’en pouvait croire ses oreilles. Le prince se mit à prononcer des paroles entrecoupées :

– J’ai voulu dire… j’ai voulu dire… J’ai seulement voulu expliquer à Aglaé Ivanovna… ou plutôt avoir l’honneur de lui expliquer que je n’ai nullement eu l’intention… d’avoir l’honneur de demander sa main… et même à l’avenir… Je n’ai en cette affaire aucune faute à me reprocher, aucune, Aglaé Ivanovna, Dieu m’en est témoin ! Jamais je n’ai eu l’intention de demander votre main ; l’idée même ne m’en est jamais venue et elle ne me viendra jamais, vous le verrez ; n’en doutez pas ! Quelque méchant homme a dû me calomnier auprès de vous. Mais vous pouvez être tranquille !

En parlant il s’était rapproché d’Aglaé. Elle écarta le mouchoir qui cachait son visage et jeta sur lui un rapide coup d’œil. Elle vit sa mine effrayée, comprit le sens de ses paroles et partit à son nez d’un brusque éclat de rire. Ce rire était si franc et si moqueur qu’il gagna Adélaïde ; après avoir, elle aussi, regardé le prince, celle-ci prit sa sœur dans ses bras et s’esclaffa avec la même irrésistible et enfantine gaîté. En les voyant, le prince se mit lui-même à sourire. Il répétait avec une expression de joie et de bonheur :

– Ah ! Dieu soit loué ! Dieu soit loué !

Alors, à son tour, Alexandra n’y tint plus et se prit à pouffer de rire, et de tout son cœur. L’hilarité des trois sœurs semblait ne pas devoir prendre fin.

– Voyons, elles sont folles ! bougonna Elisabeth Prokofievna. Tantôt elles vous font peur, tantôt…

Mais le rire avait gagné le prince Stch…, Eugène Pavlovitch et même Kolia qui ne pouvait plus se contenir et regardait alternativement les uns et les autres. Le prince faisait comme eux.

– Allons nous promener ! Allons ! s’écria Adélaïde. Que tout le monde vienne, et que le prince se joigne à nous ! Vous n’avez aucune raison de vous retirer, prince, gentil comme vous l’êtes. N’est-ce pas qu’il est gentil, Aglaé ? N’est-ce pas vrai, maman ? Au surplus il faut absolument que je l’embrasse pour… pour son explication de tout à l’heure avec Aglaé. Il le faut. Maman, chère maman, vous me permettez de l’embrasser ? Aglaé, permets-moi d’embrasser ton prince ! s’écria la jeune espiègle.

Et, joignant le geste à la parole, elle s’élança vers le prince et l’embrassa sur le front. Celui-ci lui prit les mains et les serra avec tant de vigueur qu’Adélaïde faillit pousser un cri. Il la regarda avec une joie infinie et, portant brusquement la main de la jeune fille à ses lèvres, il la lui baisa trois fois.

– Allons, en route ! fit Aglaé. Prince, vous serez mon cavalier. Tu permets, maman ? N’est-il pas un fiancé qui vient de me refuser ? N’est-ce pas, prince, que vous avez renoncé à moi pour toujours ? Mais ce n’est pas ainsi qu’on donne le bras à une dame. Est-ce que vous ne savez pas comment on doit donner le bras ? C’est bien, maintenant ; allons et prenons les devants. Voulez-vous que nous marchions les premiers et en tête à tête  ?

Elle parlait sans arrêt et riait encore par accès.

– Loué soit Dieu ! Loué soit Dieu ! répétait Elisabeth Prokofievna, sans savoir au juste de quoi elle se réjouissait.

« Voilà des gens bien étranges ! » pensa le prince Stch… pour la centième fois peut-être depuis qu’il les fréquentait, mais… ces gens étranges lui plaisaient. Peut-être n’éprouvait-il pas tout à fait le même sentiment à l’égard du prince ; lorsqu’on partit en promenade, il prit un air renfrogné et une mine soucieuse.

C’était Eugène Pavlovitch qui paraissait le mieux disposé ; tout le long de la route et jusqu’au vauxhall il amusa Alexandra et Adélaïde ; celles-ci riaient avec tant de complaisance de son badinage qu’il finit par les soupçonner de ne peut-être même plus écouter ce qu’il disait. Sans qu’il s’expliquât pourquoi, cette idée le fit partir d’un soudain éclat de rire où il entrait autant de franchise que de spontanéité (tel était son caractère !). Les deux sœurs, animées de la meilleure humeur, ne quittaient pas des yeux leur cadette, qui marchait en avant avec le prince. L’attitude d’Aglaé leur paraissait évidemment une énigme. Le prince Stch… s’appliquait sans relâche à entretenir Elisabeth Prokofievna de choses indifférentes. Peut-être voulait-il la distraire de ses pensées, mais il ne réussissait qu’à l’ennuyer terriblement. Elle semblait n’être pas dans son assiette ; elle répondait de travers ou ne répondait pas du tout.

Aglaé Ivanovna n’avait cependant pas fini d’intriguer son entourage ce soir-là. Sa dernière énigme fut réservée au prince seul. Elle était à cent pas de la villa lorsqu’elle chuchota rapidement à son cavalier qui demeurait obstinément muet :

– Regardez à droite.

Le prince obéit.

– Regardez plus attentivement. Voyez-vous un banc, dans le parc, là-bas près de ces trois grands arbres… un banc vert ?

Le prince répondit affirmativement.

– Est-ce que l’endroit vous plaît ? Je viens parfois de bonne heure, vers les sept heures, lorsque tout le monde dort encore, m’asseoir ici toute seule.

Le prince convint en balbutiant que l’endroit était charmant.

– Et maintenant écartez-vous ; je ne veux plus marcher bras-dessus bras-dessous avec vous. Ou plutôt donnez-moi le bras, mais ne me dites plus un mot. Je veux rester en tête à tête avec mes pensées…

La recommandation était en tout cas superflue ; même sans qu’on le lui prescrivît, le prince n’aurait sûrement pas proféré un mot au cours de la promenade. Son cœur battit très violemment quand il entendit la réflexion relative au banc. Mais une minute après il se ravisa et chassa avec honte la sotte pensée qui lui était venue à l’esprit.

Comme on le sait, ou du moins comme tout le monde l’affirme, le public qui fréquente le vauxhall de Pavlovsk est « plus choisi » en semaine que les dimanches ou jours de fête, où y viennent de Pétersbourg « toutes sortes de gens ». Pour n’être pas endimanché, le public des jours ouvrables n’en est que vêtu avec plus de goût. Il est de bon ton d’y venir écouter la musique. L’orchestre est peut-être le meilleur de tous ceux qui jouent chez nous dans les jardins publics, et son répertoire comprend les nouveautés. L’atmosphère de famille et même d’intimité qui règne dans ces réunions n’en exclut ni la correction ni la plus cérémonieuse étiquette. Le public étant presque exclusivement composé de familles en villégiature à Pavlovsk, tout le monde vient là pour se retrouver. Beaucoup de gens prennent un véritable plaisir à ce passe-temps qui est le seul motif de leur présence, mais d’autres ne sont attirés que par la musique. Les scandales y sont extrêmement rares, mais enfin il en éclate parfois, même en semaine ; c’est d’ailleurs une chose inévitable.

Ce jour-là la soirée était charmante et le public assez nombreux. Toutes les places voisines de l’orchestre étant occupées, notre société s’installa sur des chaises un peu éloignées, près de la sortie de gauche. La foule et la musique avaient un peu distrait Elisabeth Prokofievna et diverti ses filles ; elles avaient échangé des coups d’œil avec certaines de leurs connaissances et envoyé, de la tête, de petits saluts aimables à d’autres. Elles avaient aussi eu le temps d’examiner les toilettes et de relever quelques extravagances qu’elles commentaient avec des sourires ironiques. Eugène Pavlovitch prodiguait, lui aussi, de nombreux saluts. On avait déjà remarqué qu’Aglaé et le prince étaient ensemble. Des jeunes gens de connaissance s’approchèrent bientôt de la maman et de ses filles ; deux ou trois restèrent à bavarder ; c’étaient des amis d’Eugène Pavlovitch. L’un d’eux était un jeune officier, fort beau garçon, plein d’entrain et de verve ; il s’empressa de lier conversation avec Aglaé et fit tous ses efforts pour captiver l’attention de la jeune fille, qui se montrait avec lui très affable et encore plus enjouée. Eugène Pavlovitch demanda au prince la permission de lui présenter cet ami ; bien que le prince n’eût compris qu’à demi ce qu’on voulait de lui, la présentation eut lieu : les deux hommes se saluèrent et se serrèrent la main. L’ami d’Eugène Pavlovitch posa une question à laquelle le prince ne répondit pas ou répondit en marmonnant d’une façon si étrange que l’officier le fixa dans le blanc des yeux, puis regarda Eugène Pavlovitch ; ayant alors compris pourquoi celui-ci l’avait présenté, il eut un sourire presque imperceptible et se tourna de nouveau vers Aglaé. Eugène Pavlovitch fut le seul à observer que la jeune fille avait soudainement rougi à cet instant.

Quant au prince, il ne remarquait même pas que d’autres causaient avec Aglaé et lui contaient fleurette. Bien mieux : il y avait des moments où il avait l’air d’oublier qu’il était assis à côté d’elle. Parfois l’envie le prenait de s’en aller n’importe où, de disparaître complètement ; il souhaitait une retraite sombre et solitaire où il resterait seul avec ses pensées et où personne ne saurait le retrouver. À tout le moins il aurait voulu être chez lui, sur la terrasse, mais sans personne à ses côtés, ni Lébédev, ni les enfants ; il se serait jeté sur son divan, le visage enfoncé dans le coussin et serait resté ainsi un jour, une nuit, puis un autre jour. À d’autres instants il rêvait aux montagnes, surtout à un certain site alpestre qu’il aimait toujours à évoquer et qui était sa promenade de prédilection quand il vivait là-bas ; de cet endroit on découvrait le village au fond de la vallée, le filet neigeux à peine visible de la cascade, les nuages blancs et un vieux château abandonné. Combien il aurait voulu se trouver maintenant là-bas et n’y avoir en tête qu’une pensée… une seule pensée pour toute sa vie, dût-elle durer mille ans ! Peu importait en vérité qu’on l’oubliât tout à fait ici. C’était même nécessaire ; mieux aurait valu qu’on ne le connût jamais et que toutes les images qui avaient passé devant ses yeux ne fussent qu’un songe ! D’ailleurs, rêve ou réalité, n’était-ce pas tout un ? Puis il se mettait soudain à observer Aglaé et restait cinq minutes sans détacher son regard du visage de la jeune fille, mais ce regard était tout à fait insolite : on eût dit qu’il fixait un objet situé à deux verstes de là, ou bien un portrait et non la personne elle-même.

– Pourquoi me dévisagez-vous ainsi, prince ? demandait-elle en s’arrêtant subitement de parler et de rire avec son entourage. – Vous me faites peur ; j’ai toujours l’impression que vous voulez étendre votre main pour me toucher le visage et le tâter. N’est-ce pas, Eugène Pavlovitch, que sa façon de regarder donne cette impression ?

Le prince écouta ces paroles et eut l’air surpris de voir qu’elles s’adressaient à lui. Il parut en saisir le sens, bien que, peut-être, d’une manière imparfaite. Il ne répondit point, mais, ayant constaté qu’Aglaé riait et tous les autres avec elle, sa bouche s’élargit et il se mit à faire comme eux. L’hilarité redoubla alors autour de lui ; l’officier, dont le naturel devait être fort gai, s’esclaffa. Aglaé murmura en aparté dans un brusque mouvement de colère :

– Idiot !

– Mon Dieu ! Est-il possible qu’elle choisisse un pareil… Ne perd-elle pas complètement la tête ? murmura rageusement Elisabeth Prokofievna.

– C’est une plaisanterie. C’est la répétition de la plaisanterie de l’autre jour avec le « chevalier pauvre » ; rien de plus, chuchota avec assurance Alexandra à l’oreille de sa mère. Elle recommence à le taquiner à sa façon. Seulement cette plaisanterie passe la mesure, il faut y mettre un terme, maman ! Tantôt elle a fait des contorsions comme une comédienne et ses simagrées nous ont effrayées.

– C’est encore heureux qu’elle ait affaire à un pareil idiot, murmura Elisabeth Prokofievna, que la réflexion de sa fille avait tout de même soulagée.

Le prince cependant avait entendu qu’on l’appelait idiot. Il tressaillit, mais nullement à cause de ce qualificatif qu’il oublia sur-le-champ. C’est que, dans la foule, non loin de la place où il était assis, de côté (il n’aurait pu indiquer exactement ni l’endroit ni la direction), il venait d’entrevoir un visage pâle, aux cheveux foncés et bouclés, et dont le sourire comme le regard lui étaient bien connus. Ce visage ne fit qu’apparaître. Peut-être était-ce un effet de son imagination. Il ne resta de cette vision dans sa mémoire qu’un sourire grimaçant, deux yeux et une cravate vert-clair dénotant une certaine prétention à l’élégance de la part du personnage entrevu. Ce dernier s’était-il perdu dans la foule ou bien faufilé dans le vauxhall ? C’est ce que le prince n’aurait pu préciser.

Mais un moment après il commença soudain à scruter anxieusement les alentours. Cette première apparition pouvait en présager ou en annoncer une seconde. C’était même certain. Comment avait-il oublié la possibilité d’une pareille rencontre quand on s’était mis en route pour le vauxhall ? Il est vrai qu’il ne s’était pas rendu compte alors où il allait, vu la disposition d’esprit où il se trouvait. S’il avait su ou pu se montrer plus attentif, il aurait remarqué depuis un bon quart d’heure qu’Aglaé se retournait de temps en temps avec inquiétude et paraissait chercher des yeux quelque chose autour d’elle. Maintenant que sa propre nervosité devenait plus visible, l’émoi et le trouble d’Aglaé s’accentuaient et, chaque fois qu’il regardait derrière lui, elle faisait aussitôt le même mouvement. Ces alarmes ne devaient pas tarder à trouver leur justification.

Par l’issue latérale près de laquelle le prince et les Epantchine avaient pris place on vit soudain déboucher une bande d’au moins dix personnes. À la tête du groupe marchaient trois femmes, dont deux étaient d’une si insigne beauté qu’il n’était pas surprenant qu’elles traînassent à leur suite autant d’adorateurs. Mais ceux-ci, comme elles-mêmes, avaient un air particulier qui les différenciait complètement du public réuni autour de la musique. Presque toute l’assistance les remarqua dès leur apparition, mais le plus grand nombre affecta de ne pas s’apercevoir de leur présence, à l’exception de quelques jeunes gens qui sourirent et échangèrent des remarques à voix basse. Il était d’ailleurs impossible de ne pas voir les nouveaux venus, car ils se manifestaient avec ostentation, parlaient bruyamment et riaient. On pouvait supposer qu’il y avait parmi eux des gens en état d’ébriété, bien que plusieurs fussent vêtus avec élégance et distinction. Mais on y remarquait encore des individus aussi étranges d’allure que de costume et dont le visage semblait singulièrement enflammé. Enfin il y avait dans cette bande quelques militaires et même des gens d’un certain âge. Quelques personnages étaient habillés avec recherche dans des vêtements larges et de bonne coupe ; ils portaient des bagues et des boutons de manchette magnifiques ; leurs perruques et leurs favoris étaient noirs de jais ; ils affectaient un air de noblesse bien que leur physionomie exprimât plutôt la morgue ; c’étaient de ces gens que, dans le monde, on fuit comme la peste. Sans doute, parmi nos centres suburbains de réunion, il en est qui se distinguent par un souci exceptionnel de bienséance et une réputation spéciale de bon ton. Mais l’homme le plus circonspect n’est jamais assuré qu’à aucun moment de sa vie il ne recevra sur la tête une brique détachée de la maison voisine. C’est cette brique qui allait tomber sur le public de choix réuni autour de la musique.

Pour se rendre du casino au terre-plein où est installé l’orchestre il faut descendre trois marches. La bande s’arrêta devant ces marches, hésitant à les descendre. Une des femmes s’étant portée de l’avant, il ne se trouva que deux de ses compagnons pour s’enhardir à la suivre. L’un était un homme entre deux âges dont l’air était assez modeste et l’extérieur correct sous tous les rapports, mais on discernait en lui un de ces déracinés qui ne connaissent jamais personne et que personne ne connaît. L’autre était fort mal vêtu et avait une allure des plus équivoques. Hormis ces deux-là, personne n’accompagna la dame excentrique ; celle-ci d’ailleurs, en descendant les marches, ne se retourna même pas, montrant par là combien il lui était indifférent qu’on la suivît ou non. Elle continuait à rire et à parler bruyamment ; l’extrême élégance et la richesse de sa mise péchaient par ostentation. Elle passa devant l’orchestre pour se rendre à l’autre extrémité du terre-plein, où une calèche garée le long de la route semblait attendre quelqu’un.

Il y avait plus de trois mois que le prince ne l’avait vue. Depuis son retour à Pétersbourg il ne s’était pas passé de jour sans qu’il eût projeté de lui rendre visite ; peut-être un secret pressentiment l’avait-il retenu. Il n’arrivait pas, du moins, à se rendre compte du sentiment qu’il éprouverait en sa présence, quoiqu’il s’efforçât, non sans appréhension, de se représenter cette entrevue. La seule chose qui lui apparaissait clairement, c’est qu’elle serait pénible. Plusieurs fois au cours de ces six mois il avait évoqué la première impression qu’avait faite sur lui le visage de cette femme ; même lorsqu’il n’avait eu sous les yeux que son portrait, cette impression, il se le rappelait, lui avait été très douloureuse. Le mois qu’il avait passé en province et pendant lequel il l’avait vue presque tous les jours lui avait apporté de si vives alarmes qu’il chassait parfois de son esprit jusqu’au souvenir même de ce passé récent. Il y avait toujours eu dans la physionomie de cette femme quelque chose qui le tourmentait. Dans une conversation avec Rogojine il avait décrit ce qu’il éprouvait comme « un sentiment de compassion infinie ». Et c’était la vérité : la seule vue du portrait de la jeune femme éveillait dans son cœur toutes les affres de la pitié. Ce sentiment de commisération poussé jusqu’à la douleur ne l’avait jamais quitté et le tenait encore maintenant sans relâche. Bien mieux : il allait en s’accentuant.

Et pourtant l’explication qu’il avait donnée à Rogojine ne le satisfaisait plus. Maintenant seulement son apparition inopinée lui révélait, comme dans une intuition immédiate, la lacune de cette explication, lacune qui ne pouvait être comblée que par les mots exprimant l’épouvante, oui, l’épouvante ! Dans cette minute il s’en rendait pleinement compte. Il avait ses raisons pour être convaincu, absolument convaincu qu’elle était folle. Imaginez un homme aimant une femme plus que tout au monde ou pressentant la possibilité d’une pareille passion, qui verrait soudain cette femme enchaînée derrière une grille de fer, sous le bâton d’un gardien : voilà à peu près la nature de l’émotion à laquelle le prince était en proie.

– Qu’avez-vous ? lui chuchota à la hâte Aglaé en le regardant en en le tirant naïvement par la main.

Il tourna la tête vers elle, la dévisagea et vit luire dans ses yeux noirs une flamme qu’il ne s’expliqua pas alors. Il fit un effort pour sourire à la jeune fille puis, l’oubliant soudain, détourna son regard vers la droite, fasciné de nouveau par une extraordinaire vision.

À ce moment Nastasie Philippovna passait tout à côté des chaises occupées par les demoiselles. Eugène Pavlovitch était en train de raconter à Alexandra Ivanovna une histoire qui devait être intéressante et fort drôle, à en juger par la vivacité et l’animation de son débit. Le prince se rappela par la suite qu’Aglaé avait soudain dit à mi-voix : « Ah ! quelle… »

Cette interjection resta en l’air. La jeune fille s’arrêta net, laissant sa phrase inachevée. Mais ce qu’elle en avait dit suffisait. Nastasie Philippovna, qui passait sans avoir l’air de remarquer personne, se retourna tout à coup de leur côté et fit semblant de découvrir la présence d’Eugène Pavlovitch.

– Ah bah ! mais le voilà ! s’écria-t-elle en s’arrêtant brusquement. Tantôt on n’arrive pas à mettre la main sur lui, même en lui envoyant des exprès, tantôt on le trouve là où on s’y attendrait le moins… Je te croyais là-bas, chez ton oncle !

Eugène Pavlovitch devint tout rouge. Il lança à Nastasie Philippovna un regard plein de rage, puis se hâta de tourner les yeux d’un autre côté.

– Quoi ? Tu ne sais pas ? Il ne sait encore rien ! Non, mais croyez-vous cela ! Il s’est suicidé ! Ton oncle s’est brûlé la cervelle ce matin ! Je l’ai appris tantôt, à deux heures ; maintenant la moitié de la ville le sait. Il a fait un trou de 350. 000 roubles dans la caisse de l’État ; d’autres parlent de 500. 000. Et moi qui avais toujours compté qu’il te laisserait une fortune ! Il a tout mangé. C’était un vieux polisson… Enfin adieu, bonne chance  ! Est-ce que vraiment tu n’iras pas ? Tu as eu le nez de quitter le service au bon moment ! Mais où ai-je la tête ? Tu savais tout, tu le savais déjà, peut-être même depuis hier…

En prenant ce ton d’impudente provocation et en affichant une intimité imaginaire avec l’interpellé, Nastasie Philippovna avait évidemment un but ; il ne pouvait plus subsister là-dessus l’ombre d’un doute. Au premier abord Eugène Pavlovitch avait cru pouvoir se tirer d’affaire sans esclandre en affectant de ne prêter aucune attention à la provocatrice. Mais les paroles de celle-ci le frappèrent comme un coup de foudre : à la nouvelle de la mort de son oncle il devint blanc comme un linge et se tourna vers l’insolente. Sur quoi Elisabeth Prokofievna se leva rapidement et, emmenant tout son monde, partit presque en courant. Seuls le prince Léon Nicolaïévitch et Eugène Pavlovitch restèrent encore un moment : le premier semblait perplexe, le second n’était pas remis de son émotion. Mais les Epantchine n’avaient pas fait vingt pas qu’un formidable scandale se produisit.

L’officier, grand ami d’Eugène Pavlovitch, qui causait avec Aglaé, manifesta la plus vive indignation.

– Ce qu’il faut ici, c’est tout simplement la cravache. Pas d’autre moyen de calmer cette créature ! fit-il presque à haute voix. (Eugène Pavlovitch l’avait apparemment mis dans ses confidences.)

Nastasie Philippovna se tourna aussitôt vers lui, les yeux étincelants. Elle arracha des mains d’un jeune homme qui se tenait à deux pas et qu’elle ne connaissait pas une fine badine de jonc et elle en cingla de toutes ses forces le visage de l’insulteur. La scène fut rapide comme l’éclair… L’officier, hors de lui, se jeta sur la jeune femme que venaient d’abandonner ses suivants : le monsieur entre deux âges avait réussi à s’éclipser totalement et son compagnon, s’étant mis à l’écart, riait à gorge déployée. La police se serait sans doute interposée une minute plus tard, mais, en attendant, Nastasie Philippovna aurait passé un mauvais moment si un secours inespéré ne lui était venu : le prince, qui se tenait lui aussi à deux pas d’elle, parvint à saisir par derrière les bras de l’officier. En se dégageant, celui-ci décocha dans la poitrine du prince un coup violent qui l’envoya tomber à trois pas de là sur une chaise. Mais déjà Nastasie Philippovna avait à ses côtés deux nouveaux défenseurs. Face à l’officier agresseur venait de se camper le boxeur, auteur de l’article que le lecteur connaît et ancien membre actif de la bande de Rogojine. Il se présenta avec aplomb :

– Keller, lieutenant en retraite ! Si vous voulez en venir aux mains, capitaine, et m’agréer comme défenseur du sexe faible, je suis à vos ordres. Je suis de première force à la boxe anglaise. Ne poussez pas, capitaine ; je compatis à l’affront sanglant que vous avez essuyé, mais ne puis permettre qu’on joue des poings en public contre une femme. Si vous préférez régler l’affaire d’une autre manière, comme il convient à un gen… à un gentilhomme, en ce cas, capitaine, vous devez naturellement me comprendre…

Mais le capitaine s’était ressaisi et ne l’écoutait plus.

À cet instant Rogojine sortit de la foule, prit rapidement Nastasie Philippovna par le bras et l’entraîna. Lui aussi paraissait très ému : il était pâle et tremblait. En emmenant jeune femme il trouva le temps de ricaner sous le nez de l’officier et de dire sur un ton de boutiquier triomphant :

– Hein ! qu’est-ce qu’il a pris ! Il a la trogne en sang !

Complètement maître de lui et ayant compris à quels gens il avait affaire, l’officier s’était couvert le visage de son mouchoir et, se tournant poliment vers le prince, qui venait de se remettre sur pied, il lui dit :

– Le prince Muichkine, dont j’ai eu le plaisir de faire la connaissance ?

– Elle est folle ! C’est une aliénée ! Je vous l’assure ! répondit le prince d’une voix entrecoupée en lui tendant machinalement ses mains tremblantes.

– Je n’en sais certes pas autant que vous là-dessus, mais il m’est nécessaire de connaître votre nom.

Il le salua d’un mouvement de tête et s’éloigna. La police arriva juste cinq secondes après que les derniers acteurs de cette scène eurent disparu. Le scandale n’avait d’ailleurs pas duré plus de deux minutes. Une partie du public s’était levée et s’en était allée. Certaines personnes s’étaient contentées de changer de place. D’autres étaient enchantées de l’incident. D’autres enfin y trouvaient un sujet passionnant de conversation. Bref l’affaire se termina comme à l’ordinaire. L’orchestre recommença à jouer. Le prince suivit la famille Epantchine. Si, après avoir été bousculé et être tombé assis sur une chaise, il avait eu l’idée ou le temps de regarder à sa gauche, il aurait vu, à vingt pas de lui, Aglaé arrêtée pour observer la scène en dépit des appels de sa mère et de ses sœurs qui étaient déjà à quelque distance. Le prince Stch… avait couru vers elle et avait fini par obtenir qu’elle s’en allât au plus vite. Elle les avait rejoints – Elisabeth Prokofievna se le rappela par la suite – dans un tel état de trouble qu’elle n’avait pas dû entendre leurs appels. Mais deux minutes plus tard, en entrant dans le parc, elle dit du ton indifférent et désinvolte qui lui était habituel :

– J’ai voulu voir comment finirait la comédie ».

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