III

L’événement du Vauxhall avait pour ainsi dire atterré la mère et les jeunes filles. Sous l’empire du trouble et de l’émotion, Elisabeth Prokofievna avait ramené celles-ci à la maison dans une sorte de fuite précipitée. D’après ses idées et sa manière de voir, cet événement avait été trop révélateur pour ne pas faire germer des pensées décisives dans son esprit, nonobstant le désarroi et la frayeur auxquels elle était en proie. Toute la famille comprenait d’ailleurs que quelque chose d’anormal s’était passé et que peut-être même un secret extraordinaire commençait à se révéler. Malgré les précédentes assurances et explications du prince Stch…, Eugène Pavlovitch apparaissait maintenant « sous son vrai jour » et à découvert ; il était démasqué et « sa liaison avec cette créature était formellement établie ». Telle était l’opinion d’Elisabeth Prokofievna et même de ses deux filles aînées. Mais cette déduction n’avait d’autre effet que d’accumuler encore davantage les énigmes. Sans doute les jeunes filles avaient été choquées, dans leur for intérieur, de la frayeur excessive et de la fuite trop peu déguisée de leur mère ; toutefois, dans la confusion du premier moment, elles n’avaient pas voulu l’alarmer encore par leurs questions. En outre, elles avaient l’impression que la cadette, Aglaé Ivanovna, en savait peut-être plus sur cette affaire qu’elles deux et leur mère. Le prince Stch… était sombre comme la nuit et abîmé, lui aussi, dans ses réflexions. Tout le long de la route Elisabeth Prokofievna ne lui adressa pas une seule parole, sans d’ailleurs qu’il parût s’apercevoir de ce mutisme. Adélaïde eut beau lui poser cette question : « De quel oncle s’agissait-il tout à l’heure, et que s’est-il donc passé à Pétersbourg ? », il marmonna du ton le plus aigre une réponse fort vague alléguant certains renseignements à demander et l’absurdité de toute cette affaire, « Cela ne fait aucun doute ! » répliqua Adélaïde, qui renonça à en savoir davantage. Aglaé faisait preuve d’un calme extraordinaire ; tout au plus observa-t-elle, en chemin, que l’on allait trop vite. À un moment elle regarda derrière elle et aperçut le prince qui s’efforçait de les rattraper ; elle sourit d’un air moqueur et ne se retourna plus de son côté.

Presque au seuil de la villa ils rencontrèrent Ivan Fiodorovitch qui, à peine rentré de Pétersbourg, se portait à leur rencontre. Son premier mot fut pour s’enquérir d’Eugène Pavlovitch. Mais sa femme passa à côté de lui d’un air farouche, sans lui répondre ni même le regarder. Il lut aussitôt dans les yeux de ses filles et du prince Stch… qu’il y avait de l’orage dans la maison. D’ailleurs, même avant cette constatation, son propre visage reflétait une expression insolite d’inquiétude. Il prit incontinent le prince Stch… par le bras, l’arrêta devant la villa et échangea avec lui quelques mots à demi-voix. À en juger par le trouble que trahissait leur physionomie lorsqu’ils montèrent sur la terrasse pour rejoindre Elisabeth Prokofievna, on pouvait conjecturer qu’ils venaient d’apprendre quelque nouvelle extraordinaire.

Toute la société finit par se réunir en haut, dans l’appartement d’Elisabeth Prokofievna ; seul le prince resta sur la terrasse, où il s’assit dans un coin avec l’air d’attendre quelque chose. Lui-même ne savait pas ce qu’il faisait là et l’idée ne lui était pas venue de se retirer en voyant le désarroi qui régnait dans la maison. On aurait dit qu’il avait oublié l’univers entier et qu’il était prêt à rester planté pendant deux années de suite à l’endroit où on le mettrait. D’en haut lui arrivaient, de temps à autre, les échos d’une conversation agitée. Il n’aurait pu dire combien de temps il passa assis dans ce coin » Il se faisait tard et la nuit était tombée. Tout à coup Aglaé parut sur la terrasse ; elle semblait calme, mais un peu pâle. Elle eut un sourire nuancé de surprise en apercevant le prince qu’elle ne s’attendait évidemment pas à rencontrer là, assis sur une chaise.

– Que faites-vous ici ? demanda-t-elle en s’approchant de lui.

Le prince, confus, balbutia quelque chose et se leva précipitamment ; mais, Aglaé s’étant aussitôt assise auprès de lui, il reprit sa place. Elle le dévisagea d’un coup d’œil rapide mais scrutateur, puis regarda à travers la fenêtre sans aucune intention apparente, et finalement se remit à le fixer.

Le prince pensa :

« Peut-être a-t-elle envie de se mettre à rire ? Mais non, si c’était le cas, elle ne se serait pas retenue ! »

– Désirez-vous prendre du thé ? fit-elle après un silence. Je dirai qu’on vous en serve.

– Non… je ne sais…

– Comment pouvez-vous ne pas savoir si vous en voulez ou non ? Ah ! à propos : si quelqu’un vous provoquait en duel, que feriez-vous ? C’est une question que je voulais vous poser.

– Mais… qui donc… personne n’a l’intention de me provoquer en duel.

– Enfin si cela arrivait, est-ce que vous auriez peur ?

– Je crois que oui… je serais très effrayé.

– Sérieusement ? Alors vous êtes un poltron ?

– N… non, peut-être pas. Le poltron est celui qui a peur et prend la fuite. Celui qui a peur mais ne fuit pas n’est déjà plus un poltron, dit en souriant le prince après un moment de réflexion.

– Et vous, vous ne fuiriez pas ?

– Il se pourrait que je ne fuie pas, fit-il en riant enfin aux questions d’Aglaé.

– Moi, bien que je sois une femme, je ne fuirais pour rien au monde, observa-t-elle avec une pointe de dépit. D’ailleurs vous vous moquez de moi et vous faites vos grimaces habituelles pour vous rendre plus intéressant. Dites-moi : c’est ordinairement à douze pas que l’on tire dans les duels ? Parfois même à dix ? On est sûr, dans ce cas-là, d’être tué ou blessé.

– Dans les duels il est rare qu’on ne se manque pas.

– Comment cela ? Pouchkine a été tué.

– Peut-être fut-ce un hasard.

– Pas du tout : c’était un duel à mort et il a été tué.

– La balle l’a certainement atteint beaucoup plus bas que le point visé par Dantès, qui devait être la poitrine ou la tête. Personne ne vise à l’endroit où il a été touché ; sa blessure a donc été l’effet d’un hasard, d’une erreur de tir. Ce sont des gens compétents qui me l’ont dit.

– Et moi, j’en ai parlé à un soldat qui m’a déclaré que, d’après le règlement, les troupes doivent viser à mi-corps quand elles se déploient en tirailleurs. C’est le terme réglementaire « à mi-corps ». On ne vise donc ni à la poitrine ni à la tête mais à mi-hauteur d’homme. Un officier que, par la suite, j’ai questionné là-dessus m’a confirmé l’exactitude de cette assertion.

– C’est en effet juste pour le tir à grande distance.

– Et vous savez tirer ?

– Je n’ai jamais tiré.

– Se peut-il que vous ne sachiez même pas charger un pistolet.

– Je ne le sais pas. Ou plutôt je connais la manière dont il faut s’y prendre, mais je n’ai jamais essayé de le faire moi-même.

– Autant dire que vous ne savez pas, car c’est une opération qui demande de la pratique ! Écoutez-moi bien et retenez ce que je vous dis : vous achetez d’abord de la bonne poudre à pistolet ; il faut qu’elle ne soit pas humide mais très sèche (c’est, paraît-il, indispensable). Elle doit être d’un grain très fin : demandez-la de cette sorte et n’allez pas acheter de la poudre à canon. Quant aux balles, il faut, dit-on, les couler soi-même. Avez-vous des pistolets ?

– Non, et je n’en ai que faire, répondit le prince en riant soudainement.

– Ah ! quelle sottise ! Ne manquez pas d’en acheter, et de bons ; choisissez une marque française ou anglaise ; on dit que ce sont les meilleurs. Ensuite vous prenez de la poudre, de quoi remplir un dé à coudre, deux peut-être, et vous la versez dans le canon du pistolet. Forcez plutôt la dose. Bourrez avec du feutre (il paraît que le feutre est indispensable, je ne sais pas pourquoi) ; on peut s’en procurer n’importe où, d’un matelas par exemple, ou de certains bourrelets de porte. Après avoir enfoncé la bourre, vous glisserez la balle. Vous m’entendez bien ; la poudre d’abord et la balle ensuite ; autrement le coup ne part pas. Pourquoi riez-vous ? Je veux que vous vous exerciez chaque jour et plusieurs fois par jour au tir et que vous appreniez à faire mouche. Vous le ferez ?

Le prince riait toujours. Aglaé frappa du pied avec dépit. Son air de gravité dans une pareille conversation intrigua quelque peu le prince. Il sentait vaguement qu’il aurait dû s’enquérir de certains points, poser des questions sur des sujets en tout cas plus sérieux que la manière de charger un pistolet. Mais cela lui était sorti de la tête : il n’avait plus d’autre sensation que celle de la voir assise seule devant lui et de la regarder. Ce dont elle pouvait l’entretenir en ce moment lui était à peu près indifférent.

Enfin Ivan Fiodorovitch lui-même descendit de l’étage supérieur et parut sur la terrasse ; il allait sortir et semblait maussade, préoccupé et résolu.

– Ah ! Léon Nicolaïévitch, c’est toi… Où vas-tu maintenant ? lui demanda-t-il, bien que le prince n’eût aucune velléité de bouger. Viens, j’ai un petit mot à te dire.

– Au revoir, fit Aglaé, qui tendit la main au prince.

La terrasse était déjà assez sombre, en sorte que ce dernier ne put voir distinctement en cet instant les traits de la jeune fille. Une minute après, alors que le général et lui étaient déjà sortis de la villa, il rougit soudain affreusement et crispa avec force la main droite.

Il se trouva qu’Ivan Fiodorovitch devait suivre le même chemin que lui. En dépit de l’heure tardive, il avait hâte d’aller rejoindre quelqu’un pour traiter une affaire. En attendant il se mit à parler au prince d’un ton précipité, confus et passablement incohérent ; le nom d’Elisabeth Prokofievna revenait souvent dans ses propos. Si le prince avait été plus capable d’attention en ce moment, il aurait peut-être deviné que son interlocuteur cherchait à lui tirer quelques renseignements ou plutôt à lui poser carrément une question, mais sans réussir à aborder le point essentiel. Constatons-le à sa honte, il était si distrait qu’il n’entendit pas le premier mot de ce que lui dit le général et, lorsque celui-ci se planta devant lui pour lui poser une question brûlante, force lui fut de confesser qu’il n’avait rien compris.

Le général haussa les épaules.

– Quels drôles de gens vous faites tous, à tous les points de vue ! reprit-il en donnant libre cours à sa faconde. Je te dis que je ne comprends goutte aux idées et aux frayeurs d’Elisabeth Prokofievna. Elle se met dans tous ses états, elle pleure, elle dit qu’on nous a vilipendés, déshonorés. Qui ? Comment ? Avec qui ? Quand et pourquoi ? J’ai eu des torts, je le reconnais, de graves torts, mais enfin l’acharnement de cette femme agitée (qui au surplus se conduit mal) est de ceux auxquels la police peut couper court ; je compte même aujourd’hui aller voir quelqu’un et faire prendre des mesures. Tout peut se régler tranquillement, en douceur, voire avec des ménagements, en faisant agir des relations et sans aucun esclandre. Je conviens encore que l’avenir est gros d’événements et que bien des choses restent à éclaircir ; nous sommes en présence d’une intrigue. Mais si personne ici ne sait rien et si là-bas on n’y comprend pas davantage, si moi je n’ai rien entendu dire, ni toi non plus, ni un troisième, ni un quatrième, ni un cinquième, alors, je te le demande, qui au bout du compte est au courant de l’affaire ? Comment expliques-tu cela, à moins d’admettre que nous soyons en face d’un demi-mirage, d’un phénomène irréel, comme qui dirait la clarté de la lune… ou toute autre vision fantomatique ?

– Elle est folle, balbutia le prince dans une soudaine et douloureuse évocation de tout ce qui s’était passé dans la journée.

– Admettons, si c’est de celle-là que tu parles ! J’ai pensé à peu près comme toi et me suis reposé sur cette idée. Mais je constate maintenant que leur façon de voir est plus juste, et je ne crois plus à la folie. Évidemment cette femme n’a pas le sens commun, mais elle n’est pas folle ; elle a même beaucoup de finesse. Sa sortie d’aujourd’hui à propos de Capiton Alexéïévitch ne le prouve que trop. Elle agit avec canaillerie ou du moins avec jésuitisme pour atteindre un but précis.

– Quel Capiton Alexéïévitch ?

– Ah ! mon Dieu, Léon Nicolaïévitch ! mais tu ne m’écoutes pas du tout ! J’ai commencé par te parler de Capiton Alexéïévitch ; j’en suis si bouleversé que les bras et les jambes m’en tremblent encore. C’est pour cela que je suis revenu aujourd’hui si tard de la ville. Capiton Alexéïévitch Radomski, l’oncle d’Eugène Pavlovitch…

– Eh bien ? s’écria le prince.

– Il s’est brûlé la cervelle ce matin, à l’aube, à sept heures. C’était un respectable septuagénaire, un épicurien. Et, tout comme elle l’a dit, il a fait un trou, un trou considérable dans la caisse !

– Mais d’où a-t-elle pu…

– Savoir cela ? ha ! ha ! Mais il lui a suffi de se montrer pour que tout un état-major se groupe autour d’elle. Tu sais quels personnages la fréquentent maintenant ou briguent « l’honneur de faire sa connaissance ». Il n’y a rien d’étonnant à ce que ceux de ses visiteurs qui viennent de la ville l’aient mise au courant de quelque chose, car tout Pétersbourg connaît déjà la nouvelle, comme d’ailleurs la moitié ou peut-être la totalité de Pavlovsk. Mais quelle réflexion futée elle a faite, selon ce que l’on m’a rapporté, au sujet de l’uniforme d’Eugène Pavlovitch, c’est-à-dire de l’à-propos avec lequel celui-ci a donné sa démission ! Quelle insinuation infernale ! Non, cela ne décèle pas la folie. Certes, je me refuse à croire qu’Eugène Pavlovitch ait pu prophétiser la catastrophe, autrement dit savoir qu’elle aurait lieu à telle date, à sept heures du matin, etc. Mais il a pu en avoir le pressentiment. Quand je pense que le prince Stch… et moi, et nous tous, nous étions persuadés qu’il hériterait de lui ! C’est terrible, terrible ! Au reste, comprends-moi bien, je ne porte aucune accusation contre Eugène Pavlovitch ; je m’empresse de te le déclarer. Néanmoins il y a là quelque chose de suspect. Le prince Stch… est au comble de la consternation. Tout cela est survenu d’une manière si étrange !

– Mais qu’y a-t-il donc de suspect dans la conduite d’Eugène Pavlovitch ?

– Absolument rien ! Il s’est comporté de la façon la plus correcte. Je n’ai d’ailleurs fait aucune allusion. Sa fortune personnelle est, je pense, hors de cause. Il va de soi qu’Elisabeth Prokofievna ne veut même pas entendre parler de lui… Mais le plus grave, ce sont toutes ces catastrophes domestiques ou, pour mieux dire, toutes ces anicroches, enfin… on ne sait même pas quel nom leur donner… Toi, Léon Nicolaïévitch, tu es, à proprement parler, un ami de la maison ; eh bien ! figure-toi que nous venons d’apprendre (encore que la chose ne soit pas sûre) qu’Eugène Pavlovitch se serait expliqué avec Aglaé, il y a déjà plus d’un mois, et aurait, paraît-il, essuyé un refus catégorique !

– Ce n’est pas possible ! s’écria le prince avec feu.

– Mais est-ce que tu en sais quelque chose ? fit le général qui tressaillit d’étonnement et resta comme cloué sur place. –Vois-tu, mon bien cher ami, j’ai peut-être eu tort et manqué de tact en te parlant de cela, mais c’est parce que tu… tu es… un homme à part. Peut-être sais-tu quelque chose de particulier ?

– Je ne sais rien… sur le compte d’Eugène Pavlovitch, murmura le prince.

– Moi non plus ! Moi… mon cher ami, on a juré de m’enterrer, de m’ensevelir ; on ne veut pas se rendre compte que cela est pénible pour un homme et que je ne le supporterai pas. Tout à l’heure il y a eu une scène terrible ! Je te parle comme à mon propre fils. Et le plus fort c’est qu’Aglaé a l’air de se moquer de sa mère. Quant au refus qu’elle aurait opposé il y a un mois à Eugène Pavlovitch et à l’explication assez décisive qu’ils auraient eue, ce sont là des conjectures de ses sœurs… conjectures d’ailleurs plausibles. Mais il s’agit d’une créature autoritaire et fantasque à un point qu’on ne saurait dire. Elle a tous les nobles élans de l’âme, toutes les qualités brillantes du cœur et de l’esprit, elle a tout cela, je l’admets ; mais elle est si capricieuse, si moqueuse ! Bref c’est un caractère diabolique et qui a ses lubies. Tout à l’heure elle s’est ouvertement moquée de sa mère, de ses sœurs, du prince Stch… Je ne parle même pas de moi, qui suis rarement à l’abri de ses railleries, mais moi, que suis-je ? Tu sais combien je la chéris, jusque dans ses moqueries, et j’ai l’impression que, pour cette raison, cette petite diablesse m’aime tout particulièrement, je veux dire plus que tous les autres. Je gage qu’elle a déjà eu l’occasion d’exercer aussi sur toi son persiflage. Je vous ai trouvés tout à l’heure en train de converser après l’orage qui a éclaté là-haut ; elle était assise à côté de toi comme si de rien n’était.

Le prince devint affreusement rouge et crispa la main, mais ne souffla mot.

– Mon cher, mon bon Léon Nicolaïévitch ! fit tout à coup le général avec chaleur et effusion, moi… et même Elisabeth Prokofievna (qui, du reste, a recommencé à te tomber dessus et qui me traite aussi de la même façon à cause de toi, je ne m’explique pas pourquoi), nous t’aimons quand même, nous t’aimons sincèrement et nous t’estimons en dépit de tout ; je veux dire en dépit des apparences. Mais conviens-en, mon cher ami, conviens-en toi-même, quelle soudaine énigme ! quelle mortification d’entendre tout à coup cette petite diablesse (elle était là, plantée devant sa mère, et affectait le plus profond mépris pour toutes nos questions, surtout pour celles que je lui posais, car j’ai fait la bêtise de prendre le ton sévère du chef de famille ; le diable m’emporte ! j’ai été sot)… de l’entendre, dis-je, nous donner froidement et d’un air moqueur une explication aussi inopinée : « Cette « folle » (c’est le mot qu’elle a employé, et j’ai eu la surprise de la voir répéter ta propre phrase : « est-ce que vous n’avez pas pu vous en apercevoir plus tôt ? ») s’est mis en tête de me marier à tout prix avec le prince Léon Nicolaïévitch, et c’est la raison pour laquelle elle cherche à faire déguerpir Eugène Pavlovitch de chez nous ! » C’est tout ce qu’elle a dit ; sans plus d’explications, elle est partie d’un éclat de rire ; nous sommes restés bouche bée tandis qu’elle sortait en faisant claquer la porte. Puis on m’a raconté l’incident d’aujourd’hui avec elle et avec toi et… et… Écoute, mon cher ami, tu n’es pas un homme susceptible et tu es très sensé, je l’ai remarqué, mais… ne te fâche pas si je te dis qu’elle se moque de toi. Ma parole ! Elle se moque de toi comme une enfant, aussi ne dois-tu pas lui en vouloir, mais la chose est ainsi. Ne te fais pas de fausses idées ; elle s’amuse à tes dépens comme aux nôtres, par simple oisiveté. Allons, adieu ! Tu connais nos sentiments ? Tu sais combien ils sont sincères à ton égard. Ils sont immuables, rien ne les fera jamais varier… mais… je dois entrer, ici, au revoir ! J’ai rarement été aussi peu dans mon assiette qu’aujourd’hui (c’est bien ainsi que l’on dit ?)… En voilà une villégiature !

Resté seul dans un carrefour, le prince inspecta les alentours, traversa rapidement une rue et s’approcha de la fenêtre éclairée d’une villa ; il déplia alors un petit papier qu’il avait serré fortement dans la main droite pendant toute sa conversation avec Ivan Fiodorovitch et, à la faible lueur qui émanait de cette fenêtre, il lut ceci :

« Demain à sept heures du matin je serai sur le banc vert, dans le parc, et vous attendrai. Je me suis décidée à vous parler d’une affaire très importante et qui vous concerne directement.

« P. S. – J’espère que vous ne montrerez ce billet à personne. J’ai éprouvé un scrupule en vous faisant une pareille recommandation, mais à y bien réfléchir, vous la méritez. En l’ajoutant j’ai songé à votre caractère ridicule et j’ai rougi de honte.

« Deuxième P. S. – C’est ce même banc vert que je vous ai montré tantôt. Vous devriez avoir honte que je sois encore obligée de préciser cela. »

Le billet avait été écrit à la hâte et plié négligemment, sans doute un instant avant la descente d’Aglaé sur la terrasse. Saisi d’une émotion indicible et qui confinait à l’effroi, le prince serra de nouveau avec force le petit papier dans sa main et s’éloigna de la fenêtre éclairée avec la précipitation d’un voleur surpris. Mais ce brusque mouvement le jeta contre un monsieur qui se trouvait juste derrière lui.

– Je vous guette, prince, dit ce dernier.

– C’est vous, Keller ? s’écria le prince avec étonnement.

– Je vous cherche, prince. Je vous ai attendu aux abords de la villa des Epantchine, où naturellement je ne pouvais pénétrer. Je vous ai emboîté le pas quand vous avez fait route avec le général. Je suis à vos ordres, prince ; disposez de Keller. Je suis prêt à me sacrifier et même à mourir, s’il le faut.

– Mais… pourquoi ?

– Eh bien, mais il va sûrement y avoir un duel ! Ce lieutenant Molovtsov, je le connais, c’est-à-dire pas personnellement… il n’empochera pas cet affront. Les gens comme Rogojine et moi, il les regarde comme de la racaille, cela va de soi et n’est peut-être pas immérité ; c’est donc à vous seul de répondre vis-à-vis de lui. Il va falloir payer la casse, prince ! Selon ce que j’ai entendu, il a pris des renseignements sur vous, et demain sans faute un de ses amis ira vous trouver, s’il ne vous attend pas déjà à la maison. Si vous me faites l’honneur de me choisir comme témoin, je suis prêt même à risquer le bagne. C’est pour vous dire cela, prince, que je vous cherchais.

– Alors vous aussi, vous venez me parler de duel ! s’exclama le prince en éclatant de rire, pour la plus grande surprise de Keller. Il riait à se tenir les côtes. Keller, qui avait eu l’air ; d’être sur des pointes d’aiguilles tant qu’il ne s’était pas acquitté de sa mission en se proposant comme témoin, parut presque offensé par une hilarité aussi exubérante.

– Cependant, prince, vous l’avez empoigné par les bras cet après-midi ? Un gentilhomme ne peut guère supporter cela, encore moins en public.

– Mais il m’a décoché un coup dans la poitrine ! s’écria le prince toujours en riant. Il n’y a pas de raison pour que nous nous battions ! Je m’excuserai auprès de lui et tout sera dit. Et s’il faut se battre, on se battra ! Qu’il recoure aux armes ; je ne demande pas mieux. Ha ! ha ! je sais maintenant charger un pistolet. Figurez-vous que l’on vient de m’apprendre cela il y a un instant. Savez-vous charger un pistolet, Keller ? Il faut d’abord acheter de la poudre à pistolet, c’est-à-dire de la poudre qui ne soit pas humide, ni grosse comme celle dont on se sert pour les canons. On commence par mettre la poudre, on arrache du feutre au bourrelet d’une porte, puis on place la balle par-dessus. Il faut se garder de mettre la balle avant la poudre, parce qu’alors le coup ne partirait pas. Vous m’entendez, Keller ? le coup ne partirait pas. Ha ! ha ! N’est-ce pas là une raison magnifique, ami Keller ? Ah ! Keller, savez-vous que je vais à l’instant vous embrasser ? Ha ! ha ! ha ! Comment avez-vous fait tantôt pour vous trouver tout à coup devant lui ? Venez donc dès que vous pourrez chez moi boire du champagne. Nous nous enivrerons de champagne ! Savez-vous que j’en ai douze bouteilles dans la cave de Lébédev ? Il me les a proposées avant-hier comme une « occasion » et je les lui ai toutes achetées ; c’était le lendemain de mon arrivée. Je réunirai toute une société ! Dites donc, est-ce que vous dormirez cette nuit ?

– Comme d’habitude, prince.

– Eh bien, faites de beaux rêves ! ha ! ha !

Le prince traversa la route et disparut dans le parc, laissant Keller perplexe et quelque peu désappointé. Ce dernier n’avait pas encore vu le prince dans un état d’esprit aussi bizarre et ne se le serait même jamais figuré ainsi.

« Peut-être a-t-il la fièvre, car c’est un homme nerveux sur lequel tout cela a fait impression, mais il n’aura sûrement pas peur. Pardieu ! les gens de sa sorte n’ont pas froid aux yeux ! pensa Keller. Hum ! du champagne ! La nouvelle ne manque pas d’intérêt. Douze bouteilles ; une douzaine, c’est déjà une garnison respectable. Je parie que Lébédev a reçu ce champagne d’un de ses emprunteurs à titre de gage. Hum. « Il est au fond assez gentil, ce prince ; c’est, ma foi, le genre d’homme qui me plaît ; en tout cas ce n’est pas le moment de barguigner… s’il y a du champagne, il faut saisir l’occasion… »

Il était exact en effet que le prince était dans un état voisin de la fièvre.

Il erra longtemps dans les ténèbres du parc et finit par se « surprendre » en train d’arpenter une certaine allée. Il gardait conscience d’avoir déjà parcouru trente ou quarante fois cette allée entre le banc et un vieil arbre, élevé et facile à reconnaître, qui se trouvait à cent pas plus loin. Quant à se rappeler à quoi il avait pensé au cours de cette déambulation d’au moins une heure dans le parc, cela lui aurait été impossible même s’il l’eût voulu. Il se découvrit d’ailleurs une idée qui le fit soudain éclater de rire ; elle n’avait cependant rien de risible, mais tout lui inspirait de l’hilarité. Il lui vint à l’esprit que l’hypothèse d’un duel avait pu naître dans d’autres têtes que celle de Keller et que, partant, l’exposé qu’on lui avait fait sur la manière de charger un pistolet n’était peut-être pas l’effet du hasard… « Tiens ! se dit-il soudain en s’arrêtant, comme frappé d’une autre idée, tout à l’heure, quand elle est descendue sur la terrasse et m’a trouvé dans le coin, elle a été stupéfaite de me voir là ; elle a souri… elle m’a parlé du thé. Pourtant elle avait déjà ce billet en main. Elle savait donc à n’en pas douter que j’étais sur la terrasse. Alors de quoi était-elle surprise ? Ha ! ha ! ha ! »

Il tira le billet de sa poche et le baisa, mais aussitôt après s’arrêta et redevint songeur :

« C’est bien étrange ! Oui, bien étrange ! » proféra-t-il au bout d’une minute avec un accent de tristesse : dans les moments de joie intense, il se sentait toujours gagné par la tristesse sans savoir lui-même pourquoi. Il jeta autour de lui un regard intrigué et s’étonna d’être venu en cet endroit. Envahi par une grande lassitude il s’approcha du banc et s’y assit. Autour de lui régnait un profond silence. La musique avait cessé au vauxhall. Peut-être n’y avait-il plus personne dans le parc ; il devait être plus d’onze heures et demie. La nuit était calme, tiède, claire ; une nuit de Pétersbourg au début de juin ; mais dans le parc touffu et ombragé, dans l’allée où il se trouvait, les ténèbres étaient presque complètes.

Si à ce moment quelqu’un lui avait dit qu’il était amoureux, passionnément amoureux, il aurait repoussé cette pensée avec stupeur et peut-être même avec indignation. Et si ce quelqu’un avait ajouté que le petit mot d’Aglaé était un billet d’amour, une invitation à un rendez-vous d’amour, il aurait rougi de confusion pour l’auteur d’une pareille supposition et l’aurait peut-être provoqué en duel. Il était en cela parfaitement sincère, n’ayant jamais eu un seul doute à cet égard et n’admettant pas la moindre équivoque quant à la possibilité d’être aimé de cette jeune fille, voire de l’aimer lui-même. Une semblable idée l’aurait rempli de honte : la possibilité d’aimer un « homme comme lui » lui serait apparue comme une chose monstrueuse. À ses yeux, ce qu’il pouvait y avoir de réel dans cette affaire se réduisait à une simple espièglerie de la jeune fille, espièglerie qu’il acceptait avec une souveraine indifférence, la trouvant trop dans l’ordre des choses pour s’en émouvoir. Sa préoccupation et ses soucis portaient sur un tout autre objet. Il avait accordé une entière confiance aux paroles du général lorsque, dans son émoi, celui-ci lui avait incidemment révélé qu’elle se moquait de tout le monde et de lui, le prince, en particulier. Il ne s’en était aucunement senti froissé ; selon lui, il n’en pouvait aller autrement. L’essentiel se ramenait pour lui au fait que le lendemain, de bon matin, il la reverrait, s’assiérait à côté d’elle sur ce banc vert et la contemplerait en l’écoutant expliquer comment on charge un pistolet. Il ne lui en fallait pas davantage. Une ou deux fois il se demanda de quel sujet elle désirait l’entretenir et ce que pouvait être cette affaire importante qui le concernait directement. Il n’eut d’ailleurs à aucun moment le moindre doute sur la réalité de cette affaire « importante » pour laquelle on lui donnait rendez-vous ; mais pour l’instant il n’y songeait presque pas et n’était pas même tenté d’y arrêter sa pensée.

Un bruit de pas lents sur le sable de l’allée lui fit lever la tête. Un homme, dont il était malaisé de distinguer les traits dans l’obscurité, s’approcha du banc et s’assit à son côté. Le prince se pencha vers lui, presque jusqu’à le toucher, et reconnut le pâle visage de Rogojine.

– Je me doutais bien que tu rôdais quelque part par là. Je n’ai pas été long à te trouver, marmonna Rogojine entre ses dents.

C’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis leur rencontre dans le corridor de l’hôtel. Le prince fut si frappé de l’apparition inopinée de Rogojine qu’il lui fallut un certain temps pour pouvoir ressaisir ses idées ; une sensation poignante s’aviva dans son cœur. Rogojine se rendit visiblement compte de l’impression qu’il avait produite ; bien qu’au premier moment il parût troublé, il s’exprima avec une aisance qui avait l’air affectée ; toutefois le prince ne tarda pas à observer qu’il n’y avait en lui pas plus d’affectation que de trouble ; si une certaine gaucherie perçait dans ses gestes et sa conversation, c’était une simple apparence ; au fond de l’âme, cet homme ne pouvait changer.

– Comment m’as-tu… découvert ici ? demanda le prince pour dire quelque chose.

– C’est Keller qui m’a renseigné (je suis passé chez toi) en me disant : « il est allé dans le parc ». Bon, pensai-je ; j’y suis !

– Que veux-tu insinuer par ce « j’y suis) » ? demanda le prince avec inquiétude.

Rogojine sourit d’un air sournois, mais esquiva l’explication.

– J’ai reçu ta lettre, Léon Nicolaïévitch ; inutile de te donner tant de mal… en pure perte ! Maintenant, c’est de sa part que je viens te trouver, elle veut absolument que tu ailles la voir ; elle a quelque chose d’urgent à te dire. Elle t’attend aujourd’hui même.

– J’irai demain. Je rentre tout de suite à la maison ; viens-tu… chez moi ?

– Pourquoi faire ? Je t’ai tout dit ; adieu.

– Alors tu ne viendras pas ? demanda doucement le prince.

– Tu es un homme étrange, Léon Nicolaïévitch, on ne peut s’empêcher de te trouver surprenant.

Et Rogojine sourit malignement.

– Pourquoi cela ? D’où te vient maintenant cette animosité à mon égard ? reprit le prince avec chaleur, mais non sans tristesse. Tu vois toi-même à présent que toutes tes conjectures étaient dénuées de fondement. D’ailleurs, je me doutais bien que ta haine à mon endroit n’avait pas désarmé, et sais-tu pourquoi ? Parce que tu as attenté à ma vie ; voilà la raison pour laquelle ton aversion persiste. Je te dis, moi, que je ne me rappelle qu’un Parfione Rogojine : celui avec lequel j’ai fraternisé ce jour-là en échangeant nos croix. Je t’ai écrit cela dans ma lettre d’hier pour que tu oublies même ce moment de délire et ne m’en reparles plus du tout. Pourquoi t’écartes-tu de moi ? Pourquoi caches-tu ta main ? Je te répète que, pour moi, la scène de l’autre fois n’a été qu’un moment de délire. Je lis maintenant en toi tout ce qui s’est passé ce jour-là comme je le lirais en moi-même. Ce que tu t’es figuré n’existait pas et ne pouvait exister. Alors pourquoi y aurait-il de l’inimitié entre nous ?

– Mais es-tu capable d’avoir de l’inimitié ? ricana de nouveau Rogojine en réponse aux paroles chaleureuses et spontanées du prince. (Il se tenait en effet à deux pas de lui et dissimulait ses mains.) Il m’est désormais complètement impossible de te fréquenter, Léon Nicolaïévitch, ajouta-t-il en manière de conclusion, sur un ton lent et sentencieux.

– Tu me hais donc à ce point, dis-moi ?

– Je ne t’aime pas, Léon Nicolaïévitch ; pourquoi donc te fréquenterais-je ? Eh ! prince, tu as tout d’un enfant : quand il veut un jouet, il le lui faut tout de suite, mais il n’y comprend rien. Tout ce que tu me dis, tu me l’as écrit tel quel dans ta lettre, mais est-ce que je n’ai pas foi en toi ? Je crois à chacune de tes paroles, je sais que tu ne m’as jamais trompé et que tu ne me tromperas point. Et malgré cela je ne t’aime pas. Tu m’écris que tu as tout oublié, que tu te souviens du Rogojine avec lequel tu as échangé ta croix, et non du Rogojine qui a levé un couteau sur toi. Mais d’où connais-tu mes sentiments ? (Il eut un nouveau ricanement.) Peut-être depuis ce jour ne me suis-je pas repenti une seule fois de mon acte, alors que toi, tu m’as déjà envoyé ton pardon fraternel. Il se peut que, le soir de cette scène, j’aie pensé à tout autre chose et que cela…

– Tu l’aies oublié ! acheva le prince. Je le pense bien ! Je parie même que tu es allé incontinent prendre le train pour Pavlovsk, que tu es venu à la musique et que tu l’as suivie et épiée dans la foule, comme tu l’as fait aujourd’hui. Tu crois m’avoir étonné ? Mais si tu n’avais pas été alors dans un état d’esprit qui ne te permît de penser qu’à une seule chose, tu n’aurais peut-être pas pu lever le couteau sur moi… J’ai eu le pressentiment, de ton acte dès le matin, en voyant ta figure ; sais-tu de quoi tu avais l’air ? C’est sans doute au moment d’échanger nos croix que cette idée a commencé à me travailler. Pourquoi m’as-tu conduit à ce moment-là auprès de ta vieille mère ? Espérais-tu arrêter ainsi ton bras ? Mais non, tu ne peux pas avoir pensé à cela ; comme moi, tu n’as eu qu’un sentiment… Nous avons eu tous deux le même sentiment. Si tu n’avais pas levé ton bras contre moi (c’est Dieu qui l’a détourné), comment soutiendrais-je aujourd’hui ton regard ? J’avais ce soupçon bien ancré dans l’esprit : bref nous avons tous deux péché par défiance (ne fronce pas le sourcil ! Allons, pourquoi ris-tu ?) « Je ne me suis pas repenti », dis-tu. Mais tu aurais voulu te repentir que tu en aurais peut-être été incapable, d’autant que tu ne m’aimes pas. Même si j’étais, vis-à-vis de toi, innocent comme un ange, tu ne pourrais me souffrir, et il en sera ainsi tant que tu croiras que ce n’est pas toi mais moi qu’elle aime. Cela, c’est de la jalousie. Mais voici l’idée à laquelle j’ai réfléchi cette semaine et dont je tiens, Parfione, à te faire part : sais-tu qu’elle t’aime maintenant plus que n’importe qui, et son amour est tel que plus elle te fait souffrir, plus elle t’aime. Jamais elle ne te dira cela, mais il faut savoir le comprendre. Pourquoi, malgré tout, veut-elle en somme t’épouser ? Elle te le révélera un jour à toi-même. Il y a des femmes qui veulent être aimées ainsi, et c’est justement son cas. Ton caractère et ton amour doivent la fasciner ! Sais-tu bien qu’une femme est capable de torturer cruellement un homme, de le tourner en dérision, sans en éprouver le moindre remords de conscience ? Car, chaque fois qu’elle te regarde, elle se dit : « à présent je lui ferai souffrir mille morts ; mais après, mon amour le dédommagera… »

Rogojine, qui avait écouté le prince jusqu’au bout, partit d’un éclat de rire.

– Dis donc, prince, ne serais-tu pas tombé toi-même sur une femme du même genre ? Ce que j’ai entendu raconter sur ton compte serait-il vrai ?

Le prince eut un brusque tressaillement.

– Quoi ? Qu’as-tu pu entendre dire ? fit-il. Il s’arrêta, en proie à un trouble extrême.

Rogojine continuait à rire. Il avait écouté le prince avec une certaine curiosité, peut-être même avec un certain plaisir : la bonne humeur et le chaleureux entrain de son interlocuteur lui faisaient une vive impression et le réconfortaient.

– Je ne l’ai pas seulement entendu dire ; je me convaincs en te voyant que c’est la vérité, ajouta-t-il. Voyons, as-tu jamais parlé comme tu viens de le faire ? On dirait qu’un autre homme parle par ta bouche. Si je n’avais pas entendu une chose pareille sur ton compte, je ne serais pas venu ici te chercher jusque dans le parc, et à minuit.

– Je ne te comprends pas du tout, Parfione Sémionovitch.

– Il y a déjà longtemps qu’elle m’a donné des explications à ton sujet et, ces explications, j’ai pu les vérifier tantôt en voyant la personne à côté de qui tu étais assis à la musique. Hier et aujourd’hui elle m’a juré que tu étais amoureux comme un chat d’Aglaé Epantchine. Pour moi c’est indifférent, prince, ce n’est pas mon affaire ; si tu ne l’aimes plus, elle n’a pas cessé de t’aimer. Sais-tu bien qu’elle veut à tout prix te marier avec l’autre ? Elle se l’est juré, hé ! hé ! Elle me dit : « Je ne t’épouserai pas sans cela ; le jour où ils iront à l’église, nous irons aussi. » C’est une chose qui est et a toujours été incompréhensible pour moi : ou elle t’aime éperdument, ou… Mais si elle t’aime, comment peut-elle vouloir te marier à une autre ? Elle dit encore : « Je veux le voir heureux. » Donc elle t’aime.

– Je t’ai dit et écrit qu’elle… n’était pas dans son bon sens, dit le prince qui avait écouté Rogojine avec un sentiment douloureux.

– Dieu le sait ! Peut-être te trompes-tu en cela… au reste, aujourd’hui, quand je l’ai ramenée de la musique, elle a fixé le jour : « nous nous marierons sûrement dans trois semaines, et peut-être avant », a-t-elle dit. Elle l’a juré sur l’icône, qu’elle a baisée. Ainsi c’est maintenant de foi que dépend l’affaire, prince, hé ! hé !

– Tout cela, c’est du délire ! Ce que tu me prédis n’arrivera jamais, jamais ! Demain j’irai vous voir…

– Comment peux-tu dire qu’elle est folle ? fit observer Rogojine. Pourquoi serait-elle saine d’esprit pour tout le monde et folie exclusivement pour toi ? Comment serait-elle à même d’écrire des lettres là-bas ? Si elle était folle, on s’en serait aperçu à la lecture de ces lettres.

– Quelles lettres ? demanda le prince avec effroi.

– Elle écrit là-bas, à l’autre, qui lit ses lettres. Ne le sais-tu pas ? Alors, tu le sauras : elle te les montrera sûrement elle-même.

– Il est impossible de croire cela, s’écria le prince.

– Eh ! je vois bien, Léon Nicolaïévitch, que tu n’en es encore qu’à tes débuts. Patience : tu en viendras à avoir ta police particulière, tu monteras toi-même la garde jour et nuit, tu connaîtras chaque pas qui se fera, si seulement…

– Brisons là, et ne me reparle jamais de cela ! s’exclama le prince. Écoute-moi, Parfione : un moment avant ton arrivée, je me promenais par ici ; soudain je me suis mis à rire, sans savoir pourquoi. Je venais de me rappeler que c’est justement demain l’anniversaire de ma naissance. Il n’est pas loin de minuit. Viens attendre avec moi l’aube de ce jour. J’ai du vin, nous le boirons ; tu me souhaiteras ce que moi-même je ne parviens pas à me souhaiter en ce moment ; il faut que ce soit de toi que me vienne ce souhait ; moi, je ferai des vœux pour ton parfait bonheur. Si tu ne veux pas, rends-moi ma croix ! Cette croix, tu ne me l’as pas renvoyée le lendemain. L’as-tu sur toi ? La portes-tu encore maintenant ?

– Oui, je la porte, répondit Rogojine.

– Alors partons ! Je ne veux pas m’engager sans toi dans une vie nouvelle, car c’est pour moi une vie nouvelle qui a commencé ! Tu ne sais pas, Parfione, que ma vie nouvelle a commencé aujourd’hui ?

– À présent je vois et sais par moi-même qu’elle a commencé. Je vais lui en rendre compte. Tu n’es pas dans ton état normal, Léon Nicolaïévitch.

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