VII

« J’avais un petit pistolet de poche que je m’étais procuré étant encore enfant, à l’âge ridicule où l’on commence à se passionner pour les histoires de duels et d’attaques de brigands ; je rêvais que j’étais provoqué en duel et faisais fière contenance devant le pistolet de mon adversaire. Il y a un mois, j’ai examiné ce pistolet et l’ai armé. Dans la boîte où il était, j’ai retrouvé deux balles et une petite poire contenant deux ou trois charges de poudre. Ce pistolet ne vaut rien, il dévie et ne porte pas à plus de quinze pas, mais, appliqué directement sur la tempe, il peut sans doute suffire pour vous défoncer le crâne.

« J’ai décidé de mourir à Pavlovsk, au lever du soleil, après être descendu dans le parc pour ne pas jeter le trouble dans la villa. Mon « explication » suffira pour orienter l’enquête de la police. Les amateurs de psychologie et les intéressés pourront en déduire tout ce qui leur plaira ; toutefois, je ne voudrais pas que ce manuscrit soit livré à la publicité. Je prie le prince d’en garder un exemplaire chez lui et de remettre l’autre à Aglaé Ivanovna Epantchine. Telle est ma volonté. Je lègue mon squelette à l’Académie de médecine, dans l’intérêt de la science.

« Je ne reconnais à personne le droit de me juger et je sais que j’échappe maintenant à toute juridiction. Il y a peu de temps, une drôle d’idée m’est venue en tête : que la fantaisie me prenne soudain de tuer quelqu’un, voire de massacrer d’un coup une dizaine de personnes, ou de commettre quelque forfait atroce, le plus atroce qui puisse se perpétrer dans le monde, dans quel embarras ne placerais-je pas le tribunal vis-à-vis de moi qui n’ai plus que deux ou trois semaines à vivre, la question et la torture étant abolies ? Je mourrais confortablement et douillettement à l’hôpital, entouré de la sollicitude des médecins, peut-être beaucoup plus à l’aise et plus au chaud que chez moi. Je ne comprends pas comment cette pensée ne vient pas à l’esprit des gens qui se trouvent dans mon cas, ne serait-ce qu’à titre de plaisanterie. Peut-être bien l’ont-ils en effet ; chez nous comme ailleurs, ce ne sont pas les farceurs qui manquent.

« Mais, si je ne reconnais pas de juges au-dessus de moi, je n’en sais pas moins que l’on me jugera, quand même je serais devenu un inculpé sourd et muet. C’est pourquoi je ne veux pas partir sans laisser une réplique, une réplique libre et sans contrainte, non pour me justifier – oh ! non ! je n’ai pas l’intention de demander pardon à qui que ce soit – mais pour ma propre satisfaction.

« Voici d’abord une étrange réflexion : qui, en vertu de quel droit et pour quel motif, pourrait me contester la disposition de ma vie pendant ces deux ou trois semaines ? Quel tribunal serait compétent en cette matière ? À qui servirait-il que non seulement je sois condamné, mais que, dans l’intérêt de la morale, je subisse le temps de ma peine ? Est-ce que réellement cela peut être nécessaire à quelqu’un ? La cause de la morale y gagnerait-elle ? Passe encore si, dans la plénitude de la santé, j’attentais à une vie « qui aurait pu être utile à mon prochain », etc.… ; on pourrait me faire grief, au nom de la vieille morale routinière, d’avoir disposé de cette vie sans autorisation ou de quelque autre méfait. Mais maintenant, maintenant que j’ai déjà entendu mon arrêt de mort ? À quelle morale peut-on sacrifier mon reste de vie, le râle suprême avec lequel s’exhalera le dernier atome de mon existence, ce pendant que j’écouterai les consolations du prince, que ses raisonnements de chrétien ne manqueront pas d’amener à cette heureuse conclusion : il vaut même mieux, au fond, que je meure. (Les chrétiens de son espèce en arrivent toujours à cette idée, c’est leur marotte.) Et que me veulent-ils donc avec leurs ridicules « arbres de Pavlovsk » ? Adoucir les dernières heures de ma vie ? Ne comprennent-ils point que plus je m’oublierai, plus je me laisserai séduire par ce dernier fantôme de vie et d’amour derrière lequel ils espèrent dérober à mes yeux le mur de la maison Meyer et tout ce qui y est écrit avec tant de franchise et de naïveté, plus ils me rendront malheureux ? Que m’importent votre nature, votre parc de Pavlovsk, vos levers et vos couchers de soleil, votre ciel bleu et vos mines prospères, si je suis le seul à être regardé comme inutile, le seul exclu, dès le début, de ce banquet sans fin ? Quel besoin ai-je de toute cette splendeur quand, à chaque minute, à chaque seconde, je dois savoir, je suis contraint de savoir que, même cet infime moucheron, bourdonnant en ce moment autour de moi dans un rayon de soleil, a le droit de participer à ce banquet et à ce chœur de la nature ; il connaît la place qui lui est réservée, il l’aime, il est heureux ; tandis que moi, moi seul, je suis un rebut et ce n’est que la lâcheté qui m’a jusqu’à ce jour empêché de le comprendre.

« Oh ! je sais bien que le prince et tous les autres voudraient m’amener à renoncer à ces expressions « insidieuses et malignes » ; ils voudraient m’entendre entonner, au nom de la morale triomphante, la fameuse et classique strophe de Millevoye :

Oh ! puissent voir votre beauté sacrée

Tant d’amis, sourds à mes adieux !

Qu’ils meurent pleins de jours, que leur mort soit pleurée,

Qu’un ami leur ferme les yeux !

Mais croyez-le, croyez-le bien, ô âmes simples ! dans cette strophe édifiante, dans cette bénédiction académique du monde en vers français, il y a tant de fiel caché, tant de haine implacable et qui se complaît en elle-même, que le poète lui-même a pu s’y tromper en prenant cette haine pour des larmes d’attendrissement. Il est mort dans cette illusion ; paix à ses cendres ! Sachez qu’il existe une limite à la mortification qu’inspire à l’homme la conscience de son propre néant et de son impuissance, limite au delà de laquelle cette conscience le plonge dans une jouissance extraordinaire.

« C’est vrai, l’humilité est, en ce sens, une force énorme, j’en conviens ; mais cette force-là n’est pas celle que la religion y trouve.

« Ah ! la religion ! J’admets la vie éternelle ; peut-être l’ai-je toujours admise. Je veux bien croire que la conscience soit un flambeau allumé par la volonté d’une force suprême, qu’elle reflète en elle l’univers et qu’elle ait dit : « Je suis ! » Je veux bien croire encore que cette même force suprême lui ordonne tout d’un coup de s’éteindre, pour une raison lointaine et obscure, et même sans ombre d’explication. Soit, j’admets tout cela. Mais reste l’éternelle question : quelle nécessité y a-t-il d’ajouter encore ma résignation à cette contrainte ? Ne peut-on pas me dévorer tout simplement, sans encore exiger que je chante les louanges de celui qui me dévore ? Est-il possible que quelqu’un là-haut soit réellement offensé de ce que je ne veuille pas attendre deux semaines de plus ? Je n’en crois rien ; je suppose avec infiniment plus de vraisemblance que ma fragile existence est un atome nécessaire à la perfection de l’harmonie universelle, qu’elle sert pour une addition ou un retranchement, pour un contraste ou pour autre chose ; de même que le sacrifice quotidien d’un million d’êtres est une nécessité ; sans ce sacrifice, le monde ne pourrait subsister (cette pensée, remarquons-le, n’est guère généreuse en elle-même). Mais passons ! Je conviens qu’autrement, c’est-à-dire si les hommes ne s’étaient pas mangés les uns les autres, il eût été impossible de construire le monde ; j’admets même que je ne comprenne rien à cette construction. Mais, en revanche, voici ce qu’à coup sûr je sais : du moment qu’il m’a été donné de prendre conscience que « je suis », en quoi ai-je à répondre du fait que le monde soit construit de travers et ne puisse exister autrement ? Qui donc me jugera après cela, et sur quoi me jugera-t-on ? Pensez-en ce que vous voudrez, c’est aussi inconcevable qu’injuste.

« Et cependant je n’ai jamais pu, malgré que j’en eusse, me figurer que la vie future et la Providence n’existaient point. Le plus probable, c’est que tout cela existe, mais que nous n’entendons rien à la vie future ni aux lois qui la régissent. Or, si c’est chose difficile et même impossible à comprendre, peut-on me tenir rigueur de mon incapacité à saisir l’inconcevable ? Ils prétendent, il est vrai, – et c’est certainement l’avis du prince, – qu’ici il est nécessaire de s’incliner et d’obéir sans raisonner, par pur sens moral, et ils ajoutent que ma docilité trouvera dans l’autre monde sa récompense. Nous ravalons trop la Providence en lui prêtant nos idées, par dépit de ne la pouvoir comprendre. Mais je répète que, si nous ne pouvons comprendre la Providence, il est difficile que l’homme porte la responsabilité d’une incompréhension dont on lui fait une loi. Et s’il en est ainsi, comment, comment me jugerait-on pour n’avoir pu comprendre la volonté véritable et les lois de la Providence ? Non ! laissons plutôt la religion de côté.

« D’ailleurs, c’en est assez. Quand j’arriverai à ces lignes, le soleil sera sûrement déjà levé et commencera à « retentir dans les cieux », dispensant à tout l’univers des forces immenses, incalculables ! Ainsi soit-il ! Je mourrai en contemplant de face cette source de vigueur et de vie, d’une vie dont je ne voudrai plus. S’il avait dépendu de moi de ne pas naître, je n’aurais certainement pas accepté l’existence à d’aussi dérisoires conditions. Mais il me reste encore la faculté de mourir, bien que je ne dispose que d’un reste de vie déjà condamné. Ce pouvoir est bien peu de chose, et ma révolte n’est guère davantage.

« Une dernière explication : si je meurs, ce n’est pas que je n’aie le courage de supporter ces trois semaines. Oh ! j’aurais certainement trouvé les forces nécessaires et, si je l’avais voulu, j’aurais puisé une consolation suffisante dans le sentiment de l’offense qui m’est faite. Mais je ne suis pas un poète français et je ne tiens pas à ce genre de consolation. Enfin, il y a là une tentation : en me condamnant à ne vivre que trois semaines, la nature a si rigoureusement limité mon champ d’action que le suicide est peut-être le seul acte que je puisse entreprendre et achever par ma propre volonté. Eh bien ! pourquoi ne voudrais-je pas profiter de la dernière possibilité d’agir qui s’offre à moi ? Une protestation peut parfois avoir sa valeur… »

La lecture de l’« Explication » étant enfin terminée, Hippolyte s’arrêta…

Dans des cas extrêmes, un homme nerveux, s’il est exaspéré et mis hors de lui, peut pousser la franchise au dernier degré du cynisme. Alors il ne craint plus rien et est prêt à provoquer n’importe quel scandale ; il en est même ravi. Il se jette sur les gens, avec l’intention confuse, mais arrêtée, de se précipiter une minute plus tard du haut d’un clocher et de liquider ainsi d’un coup tous les embarras que sa conduite aura pu lui créer. Cet état est habituellement annoncé par un épuisement graduel des forces physiques. La tension excessive, anormale, qui avait jusque-là soutenu Hippolyte, avait atteint ce paroxysme. Le corps de cet adolescent de dix-huit ans, épuisé par la maladie, semblait aussi faible que la feuille tremblante arrachée de l’arbre. Mais dès que – pour la première fois depuis une heure – il eut posé les yeux sur l’auditoire, son regard et son sourire traduisirent aussitôt le dégoût le plus hautain, le plus méprisant et le plus blessant. Il avait hâte de défier les assistants. Mais ceux-ci aussi étaient remplis d’indignation. Tous se levèrent de table dans le bruit et la colère. La fatigue, le vin, la tension des nerfs accentuaient le désordre et l’atmosphère délétère, si on peut s’exprimer ainsi, de cette réunion.

Hippolyte se leva de sa chaise d’un bond, aussi brusquement que si on l’en eût arraché.

– Le soleil est levé ! s’écria-t-il en voyant s’éclairer les cimes des arbres et en les montrant au prince comme si c’était un miracle. – Le soleil est levé !

– Vous pensiez peut-être qu’il ne se lèverait pas ? remarqua Ferdistchenko.

– Encore une journée brûlante qui s’annonce ! marmonna, avec une expression d’ennui et de nonchalance, Gania qui, son chapeau à la main, s’étirait et bâillait. – Allons-nous encore avoir un mois de sécheresse ?… Partons-nous ou restons-nous, Ptitsine ?

Hippolyte écouta ces paroles avec un étonnement voisin de la stupeur. Il devint soudain affreusement pâle et se mit à trembler de tous ses membres.

– Vous affectez pour m’offenser une très maladroite indifférence, dit-il à Gania en le fixant dans le blanc des yeux. – Vous êtes un vaurien !

– Ah ! par exemple, quel sans-gêne ! brailla Ferdistchenko, quel laisser-aller phénoménal !

– C’est un pur imbécile ! fit Gania.

Hippolyte reprit un peu de contenance.

– Je comprends, messieurs, commença-t-il, toujours en tremblant et en s’interrompant à chaque mot, que j’aie pu mériter votre ressentiment personnel et… je regrette de vous avoir infligé la lecture de cette œuvre de délire (il montra son manuscrit) ; d’ailleurs, je regrette aussi de ne pas vous avoir assommés davantage… (il se mit à sourire bêtement). N’est-ce pas, Eugène Pavlovitch, que j’ai été assommant ? fit-il en bondissant vers l’interpellé. – L’ai-je été, oui ou non ? Parlez !

– C’était un peu long, mais après tout…

– Dites toute votre pensée ! Ne mentez pas, au moins une fois dans votre vie ! lui intima Hippolyte sans cesser de trembler.

– Oh ! cela m’est parfaitement égal ! Faites-moi, je vous prie, la grâce de me laisser tranquille, dit Eugène Pavlovitch en se détournant avec dégoût.

– Bonne nuit, prince ! dit Ptitsine en s’approchant de l’hôte.

– Mais il va tout de suite se brûler la cervelle, que faites-vous ? Regardez-le ! s’écria Véra en se précipitant vers Hippolyte ; elle était au comble de la frayeur et lui saisit même les mains. – Il a dit qu’il se suiciderait au lever du soleil ; que faites-vous ?

– Il ne se tuera pas ! murmurèrent, sur un ton haineux, plusieurs voix, dont celle de Gania.

– Messieurs, prenez garde ! s’écria Kolia, qui saisit aussi la main d’Hippolyte. – Regardez-le seulement ! Prince ! Prince ! comment restez-vous indifférent ?

Autour d’Hippolyte se groupèrent Véra, Kolia, Keller et Bourdovski, qui tous quatre se cramponnèrent à lui.

– C’est son droit, son droit !… balbutiait Bourdovski, d’ailleurs avec l’air d’un homme qui a complètement perdu la tête.

– Permettez, prince : quelles dispositions comptez-vous prendre ? demanda Lébédev à son locataire ; il était aviné et son exaspération tournait à l’insolence.

– De quelles dispositions parlez-vous ?

– Non, permettez ; je suis le maître de céans, sans vouloir vous manquer d’égards… J’admets que vous aussi êtes chez vous ; mais je ne veux pas d’histoires pareilles sous mon propre toit… Non !

– Il ne se tuera pas ; ce gamin est un farceur ! s’écria inopinément le général Ivolguine avec autant d’assurance que d’indignation.

– Très bien, général ! acclama Ferdistchenko.

– Je sais qu’il ne se tuera pas, général, très respectable général, mais cependant… Car enfin je suis le maître ici.

Ptitsine, ayant pris congé du prince, tendit la main à Hippolyte.

– Écoutez, monsieur Térentiev, fit-il soudain, dans votre cahier il est, je crois, question de votre squelette ; vous le léguez à l’Académie de médecine ? C’est bien de votre propre squelette qu’il s’agit, ce sont vos os que vous léguez ?

– Oui, ce sont mes os…

– Ah ! bon. C’est qu’il peut y avoir des malentendus. Il paraît que le cas s’est déjà produit.

– Pourquoi le taquinez-vous ? intervint brusquement le prince.

– Vous l’avez fait pleurer, ajouta Ferdistchenko.

Mais Hippolyte ne pleurait pas du tout. Il fit le geste de s’échapper, mais les quatre personnes qui l’entouraient l’empoignèrent incontinent. Des rires éclatèrent.

– Il comptait bien qu’on lui paralyserait les mains ; c’est pour cela qu’il nous a lu son cahier, observa Rogojine. – Adieu, prince. On est resté trop longtemps assis ; les os vous font mal.

– À votre place, et dans le cas où vous auriez réellement l’intention de vous suicider, Térentiev, dit en riant Eugène Pavlovitch, je me garderais bien de mettre mon projet à exécution après de pareils compliments, quand ce ne serait que pour les faire enrager.

– Ils ont une atroce envie de voir comment je me suiciderai ! lui jeta Hippolyte avec l’air de vouloir fondre sur lui.

– Ils sont vexés de manquer un pareil spectacle.

– Alors vous aussi croyez qu’ils n’y assisteront pas ?

– Je n’ai pas l’intention de vous y inciter ; au contraire, je vous crois très capable de vous brûler la cervelle. Mais surtout ne vous fâchez pas… répondit Eugène Pavlovitch d’un ton traînant et protecteur.

– Ce n’est que maintenant que je me rends compte de l’erreur énorme que j’ai commise en leur lisant mon cahier ! dit Hippolyte en regardant Eugène Pavlovitch avec une si soudaine expression de confiance qu’il paraissait demander conseil à un ami.

– Votre situation est ridicule, mais… Franchement, je ne sais quel conseil vous donner, répliqua Eugène Pavlovitch dans un sourire.

Hippolyte fixa silencieusement sur lui un regard farouche et obstiné. On eût dit qu’il perdait par intervalles la conscience de ce qui se passait.

– Ah ! mais non ! permettez, messieurs, est-ce là une façon d’agir ? dit Lébédev. Il déclare qu’« il se brûlera la cervelle dans le parc pour ne déranger personne ». Alors il croit qu’il ne dérangera personne s’il va se tuer dans le jardin, à trois pas d’ici ?

– Messieurs… commença le prince.

– Non, permettez, très respectable prince, coupa Lébédev exaspéré ; vous voyez vous-même que ce n’est pas une plaisanterie : la moitié au moins de vos hôtes partagent cette conviction qu’après ce que nous venons d’entendre, l’honneur lui fait une obligation de se tuer. Donc, comme maître de la maison et en présence de témoins, je requiers votre concours !

– Que faut-il donc faire, Lébédev ? Je suis prêt à vous seconder.

– Voici : il faut d’abord qu’il nous remette le pistolet qu’il s’est vanté de porter sur lui, avec les munitions. S’il y consent, je veux bien qu’il passe la nuit ici, vu son état maladif, mais à la condition que j’exerce une surveillance sur lui. Mais, demain, il faudra qu’il file où bon lui semblera. Excusez-moi, prince ! S’il ne livre pas son arme, je l’empoigne par un bras, le général le prend par l’autre et j’envoie dare-dare chercher la police, dont ce deviendra dès lors l’affaire. À titre de connaissance, M. Ferdistchenko ira aviser le poste.

Ce fut un brouhaha : Lébédev s’échauffait et perdait la mesure ; Ferdistchenko s’apprêtait à aller à la police ; Gania répétait avec insistance qu’il n’y aurait aucune tentative de suicide. Quant à Eugène Pavlovitch, il gardait le silence.

– Prince, vous est-il jamais arrivé de tomber du haut d’un clocher ? demanda à voix basse Hippolyte.

– Mon Dieu non, répondit naïvement le prince.

– Pensez-vous donc que je n’aie pas prévu toute cette haine ? chuchota de nouveau Hippolyte dont les yeux étincelaient et qui regardait le prince avec l’air d’en attendre effectivement une réponse. – En voilà assez ! s’écria-t-il soudain en s’adressant à toute l’assistance. J’ai eu tort… plus que tout autre ! Lébédev, voici la clé (il tira son porte-monnaie et en sortit un anneau d’acier auquel pendaient trois ou quatre petites clés) ; c’est celle-là, l’avant-dernière… Kolia vous montrera… Kolia ! Où est Kolia ? s’exclama-t-il en regardant Kolia sans le voir… Ah ! oui ! Eh bien ! C’est lui qui vous montrera, il m’a aidé tantôt à faire mon sac. Allez avec lui, Kolia ; dans le cabinet du prince, sous la table… vous trouverez mon sac… avec cette petite clé… en bas, dans un coffret… mon pistolet et la poire à poudre. C’est Kolia lui-même qui l’a emballé tout à l’heure. Il vous le montrera, monsieur Lébédev. Mais j’y mets la condition que, demain matin, quand je partirai pour Pétersbourg, vous me rendiez le pistolet. Vous entendez ? Je ne fais pas cela pour vous, mais pour le prince.

– Cela n’en vaut que mieux, dit Lébédev en saisissant la clé.

Et avec un sourire fielleux, il courut à la chambre voisine. Kolia s’arrêta comme s’il avait une objection à placer, mais Lébédev l’entraîna avec lui.

Hippolyte regarda rire les assistants. Le prince observa qu’il claquait des dents comme sous l’effet d’un violent frisson.

– Quels vauriens que tous ces gens-là ! murmura-t-il de nouveau à l’oreille du prince sur un ton d’exaspération. Pour lui parler, il se penchait toujours de son côté et baissait la voix.

– Laissez-les ; vous êtes bien faible…

– Tout de suite, tout de suite… Je vais m’en aller tout de suite.

Brusquement, il embrassa le prince.

– Vous pensez peut-être que je suis fou ? fit-il en le regardant avec un singulier rire.

– Non, mais vous…

– Tout de suite, tout de suite, taisez-vous ; ne dites rien, attendez… Je veux vous regarder dans les yeux… Restez comme vous êtes, pour que je vous regarde. C’est à un homme que je vais faire mes adieux.

Il s’arrêta et, immobile et silencieux, le contempla pendant dix secondes. Il était tout pâle, la sueur perlait sur ses tempes et sa main agrippait étrangement le prince comme s’il eût craint de le laisser échapper.

– Hippolyte ! Hippolyte ! Qu’avez-vous donc ? s’écria le prince.

– Tout de suite… Cela suffit… Je vais me coucher. Je veux boire un coup à la santé du soleil… Je le veux, je le veux, laissez-moi !

De sa place il saisit rapidement la coupe, puis il se leva et se porta d’un bond à l’entrée de la terrasse. Le prince allait courir après lui mais, comme par un fait exprès, le hasard voulut qu’au même moment, Eugène Pavlovitch lui tendît la main pour prendre congé. Une minute s’écoula : soudain, une clameur générale s’éleva sur la terrasse, suivie d’une extraordinaire confusion.

Voici ce qui s’était passé.

En arrivant juste à la descente de la terrasse, Hippolyte s’était arrêté, tenant la coupe dans la main gauche, et avait plongé l’autre main dans la poche droite de son paletot. Keller affirma par la suite qu’il avait déjà la main dans cette poche au moment où il conversait avec le prince, dont il tenait l’épaule et le collet de la main gauche ; c’était même ce geste de la main gauche qui avait éveillé en lui, Keller, le premier soupçon. Quoi qu’il en fût, mû par une certaine appréhension, Keller s’était élancé lui aussi à la poursuite d’Hippolyte. Mais il n’était pas non plus arrivé à temps. Il avait seulement vu un objet brillant dans la main droite d’Hippolyte et, presque au même moment, le canon d’un petit pistolet de poche appuyé sur la tempe du malade. Il s’était précipité pour lui saisir le bras, mais à cette seconde, Hippolyte avait pressé sur la détente. On entendit le déclic sec et coupant du chien, mais le coup ne partit pas. Keller prit Hippolyte à bras-le-corps ; celui-ci se laissa choir comme privé de connaissance ; peut-être se croyait-il tué en effet. Le pistolet était déjà entre les mains de Keller. On s’empara d’Hippolyte, on lui avança une chaise, on l’assit et tous firent cercle autour de lui en criant et en posant des questions. Après avoir entendu le claquement de la détente, ils voyaient l’homme vivant, sans la moindre égratignure. Hippolyte lui-même était assis, sans aucune notion de ce qui se passait ; il promenait tout autour de lui un regard égaré. À ce moment, Lébédev et Kolia rentrèrent en coup de vent.

– L’arme a raté ? demandait-on de part et d’autre.

– Le pistolet n’était peut-être pas chargé ? insinuèrent quelques-uns.

– Il était chargé ! déclara Keller en inspectant l’arme ; mais…

– Comment le coup a-t-il pu rater ?

– Il n’y avait pas de capsule, déclara Keller.

Il est difficile de décrire la pénible scène qui s’ensuivit. La frayeur générale du premier moment ne tarda pas à faire place à l’hilarité ; quelques personnes même s’esclaffèrent, trouvant dans la situation une source de gaîté maligne. Hippolyte sanglotait et se tordait les bras, comme s’il était en proie à une crise de nerfs ; il se jetait sur tout le monde, même sur Ferdistchenko qu’il étreignit des deux mains et auquel il jura qu’il avait oublié de mettre la capsule, « oubli complètement accidentel et involontaire ». Il ajouta que « toutes les capsules », au nombre de dix, étaient là, dans la poche de son gilet (et il les montrait à tout venant, c’était de peur que le coup ne partît par hasard dans sa poche et avec l’idée qu’il avait toujours le temps de le faire au moment voulu, mais cela lui était soudain sorti de l’esprit. Il s’adressait alternativement au prince et à Eugène Pavlovitch ; il suppliait Keller de lui rendre le pistolet pour qu’il pût prouver que « son honneur, oui son honneur… » mais que, maintenant, il était « déshonoré pour toujours ! »…

Il finit par se laisser tomber, ayant positivement perdu connaissance. On l’emporta dans le cabinet du prince, et Lébédev, complètement dégrisé, envoya sur-le-champ chercher un médecin, restant lui-même au chevet du malade avec sa fille, son fils, Bourdovski et le général. Quand on eut emmené Hippolyte inanimé, Keller se campa au milieu de la pièce et, devant toute l’assistance, proclama sur un ton décidé, en détachant et scandant chaque mot :

– Messieurs, si l’un de vous émet encore une fois, à haute voix et en ma présence, la supposition que la capsule a pu être oubliée volontairement et s’il prétend que le malheureux jeune homme n’a fait que jouer la comédie, il aura affaire à moi !

Personne ne lui répondit. Les invités s’étaient enfin dispersés par groupes et s’en allaient à la hâte. Ptitsine, Gania et Rogojine partirent ensemble.

Le prince fut très surpris de voir Eugène Pavlovitch changer d’idée et se retirer avant l’explication demandée.

– Ne vouliez-vous pas avoir un entretien avec moi après le départ de la société ? lui demanda-t-il.

– C’est juste, dit Eugène Pavlovitch en s’asseyant brusquement et en faisant asseoir le prince à côté de lui. – Mais pour le moment, j’ai changé d’avis. Je vous avoue que je suis assez ému, comme vous-même d’ailleurs. Mes idées sont en désordre ; en outre, l’affaire sur laquelle je voulais m’expliquer avec vous est trop importante, pour moi comme pour vous. Voyez-vous, prince, je voudrais, au moins une fois dans ma vie, faire une action parfaitement honnête ; je veux dire exempte de toute arrière-pensée. Or, je crois qu’à présent, en cette minute, je ne suis pas tout à fait capable de cette action ; peut-être êtes-vous dans le même cas… en sorte que… et… enfin, nous remettrons cette explication à plus tard. Il se peut que la question s’éclaircisse pour vous et pour moi, si nous laissons s’écouler deux ou trois jours ; c’est le temps que je vais passer à Pétersbourg.

Il se leva derechef, en sorte qu’on ne comprenait plus pourquoi il s’était assis. Le prince eut l’impression qu’il était mécontent et courroucé, et il crut discerner dans son regard une expression d’hostilité qui n’y était pas auparavant.

– À propos, vous allez maintenant auprès du malade ?

– Oui… j’ai des craintes, dit le prince.

– N’en ayez point ; il vivra bien encore six semaines ; peut-être même se rétablira-t-il ici. Mais le mieux serait de le mettre dès demain à la porte.

– Peut-être l’ai-je excité, moi aussi, sans m’en rendre compte… en ne disant rien. Il a pu croire que je doutais également qu’il voulût se tuer. Qu’en pensez-vous, Eugène Pavlovitch ?

– Pas du tout. Vous êtes trop bon de vous préoccuper encore de cela. J’avais entendu dire, sans jamais avoir eu l’occasion de le vérifier, qu’un homme pouvait se tuer exprès pour s’attirer des compliments ou par dépit de n’en avoir pas reçu. Et surtout je n’aurais jamais cru que l’on pût manifester aussi franchement sa faiblesse. Mais, tout de même, mettez-le dès demain à la porte.

– Vous croyez qu’il renouvellera sa tentative de suicide ?

– Non ; il ne recommencera plus. Mais gardez-vous du type russe à la Lacenaire ! Je vous répète : le crime est le trop habituel refuge de ces impuissantes nullités, travaillées par l’impatience et l’envie.

– Serait-ce donc un Lacenaire ?

– Le fond est le même ; peut-être est-ce seulement la situation qui diffère. Vous verrez si ce monsieur n’est pas capable de massacrer dix personnes, ne serait-ce que pour « jouer un tour », selon l’expression dont il s’est lui-même servi quand il a lu son Explication. Maintenant, ces paroles m’empêcheront de dormir.

– Vos appréhensions sont peut-être exagérées.

– Vous êtes étonnant, prince ; vous ne le croyez pas capable de tuer maintenant dix personnes ?

– Je craindrais de vous répondre ; tout cela est fort étrange, mais, mais…

– Bien, à votre guise ! conclut Eugène Pavlovitch sur un ton exacerbé. – Et puis vous êtes un homme si brave ! Tâchez seulement de ne pas être vous-même l’une des dix victimes !

– Le plus probable, c’est qu’il ne tuera personne, dit le prince en regardant Eugène Pavlovitch d’un air pensif.

Celui-ci ricana malignement.

– Au revoir, il est temps ! À propos, avez-vous remarqué qu’il a légué à Aglaé Ivanovna une copie de sa confession ?

– Oui, je l’ai remarqué et… cela me fait réfléchir.

– Voilà qui nous ramène aux dix victimes, dit Eugène Pavlovitch en riant de nouveau ; puis il sortit.

Une heure après, entre trois et quatre heures du matin, le prince descendit dans le parc. Il avait essayé de s’endormir chez lui, mais sans succès, à cause des violentes palpitations de son cœur. Au demeurant, tout à la maison était rentré dans l’ordre et aussi calme que possible ; le malade s’était endormi et le docteur qui était venu le voir avait déclaré qu’il ne courait aucun danger immédiat. Lébédev, Kolia, Bourdovski s’étaient couchés dans sa chambre pour le veiller à tour de rôle ; il n’y avait donc rien à redouter.

Cependant, l’inquiétude du prince croissait de minute en minute. Il erra dans le parc, jetant autour de lui des regards distraits, et s’arrêta, surpris, en arrivant à la clairière qui s’ouvre devant le vauxhall et en voyant les rangées de bancs vides et les pupitres de l’orchestre. Il fut frappé de l’aspect de ce lieu qu’il trouva, sans trop s’expliquer pourquoi, affreusement laid. Il retourna sur ses pas et prit la route qu’il avait suivie la veille avec les Epantchine pour se rendre au vauxhall. Arrivé au banc vert, qui était le lieu de rendez-vous indiqué, il s’assit et partit d’un brusque et bruyant éclat de rire, qu’il se reprocha aussitôt avec la plus vive indignation. Son angoisse ne le quittait pas ; il aurait voulu s’en aller n’importe où… sans but. Au-dessus de sa tête, un petit oiseau chantait ; il se mit à le chercher des yeux dans le feuillage. Soudain, l’oiseau s’envola à tire-d’aile ; il lui rappela, à l’instant même, ce moucheron « bourdonnant dans un brûlant rayon de soleil » à propos duquel Hippolyte avait écrit qu’il « connaissait sa place dans ce chœur de la nature », où lui seul, Hippolyte, était un intrus. Cette phrase, qui l’avait déjà frappé alors, lui revint maintenant à l’esprit. Et un souvenir depuis longtemps endormi se réveilla en lui et s’illumina d’une clarté soudaine.

C’était en Suisse, pendant la première année et même pendant les premiers mois de son traitement. On le regardait alors tout à fait comme un idiot ; il ne pouvait même pas s’exprimer correctement et ne comprenait parfois pas ce qu’on lui demandait. Il s’en alla un jour dans la montagne, par un clair soleil, et erra longtemps, tourmenté par une pensée poignante mais qu’il n’arrivait pas à se formuler. Il découvrait devant lui un ciel éclatant, à ses pieds un lac, tout autour un horizon lumineux et si vaste qu’il semblait sans bornes. Il avait longuement contemplé ce spectacle, le cœur étreint par l’angoisse. Il se rappelait maintenant avoir tendu les bras vers cet océan de lumière et d’azur et avoir versé des larmes. Il était torturé par l’idée d’être étranger à tout cela. Quel était donc ce banquet, cette fête sans fin vers laquelle il se sentait attiré depuis longtemps, depuis toujours, depuis son enfance, sans jamais pouvoir y prendre part ? Chaque matin, le soleil se lève aussi radieux ; chaque matin, l’arc-en-ciel se dessine au-dessus de la cascade ; chaque soir la cime neigeuse de la plus haute montagne des alentours s’embrase là-bas, à l’horizon, d’un feu de pourpre ; chaque « moucheron qui bourdonne autour de lui, dans un brûlant rayon de soleil, participe à ce chœur de la nature : il sait sa place, il l’aime, il est heureux ». Chaque brin d’herbe croît et est heureux ! Chaque être a sa voie et la connaît ; il arrive et repart en chantant ; mais lui, il est seul à ne rien savoir, à ne rien comprendre, ni les hommes, ni les voix de la nature, car il est partout un étranger et un rebut. Oh ! il n’avait pu alors s’exprimer en ces termes ni formuler ainsi sa question ; sa souffrance était sourde et muette ; mais, maintenant, il s’imaginait avoir à cette époque dit tout cela sous cette forme et il lui semblait qu’Hippolyte avait emprunté son « moucheron » à son langage et à ses larmes d’alors. Il en était convaincu sans trop savoir pourquoi, et cette pensée faisait palpiter son cœur.

Il s’assoupit sur le banc, mais son agitation le poursuivit jusque dans le sommeil. Au moment de s’endormir, il se remémora la supposition qu’Hippolyte tuerait dix personnes et il sourit de l’absurdité de cette idée. Autour de lui régnait un clair et majestueux silence ; le bruissement des feuilles semblait encore accentuer la sérénité et la solitude ambiantes. Il eut de nombreux songes, tous angoissants et qui le firent frissonner sans interruption. Enfin une femme s’approcha de lui ; il la connaissait, il la connaissait jusqu’à en souffrir ; il pouvait toujours la nommer, la désigner, mais – chose étrange – elle avait maintenant un tout autre visage que celui qu’il lui avait toujours vu, et il éprouvait une douloureuse répulsion à la reconnaître sous ces traits nouveaux. Il y avait sur ce visage une telle expression de repentir et d’effroi qu’on eût dit que cette femme était une grande criminelle et qu’elle venait de commettre un forfait atroce. Une larme tremblait sur sa joue blême. Elle l’appela d’un geste et posa un doigt sur ses lèvres, comme pour l’inviter à la suivre sans bruit. Son cœur défaillit ; pour rien, pour rien au monde il ne voulait voir en elle une criminelle, mais il sentait qu’un événement terrible allait survenir qui influerait sur toute sa vie. Elle paraissait désirer lui montrer quelque chose, non loin de là, dans le parc. Il se leva pour la suivre, mais un rire limpide et frais résonna soudain près de lui ; une main se trouva tout à coup dans la sienne ; il la saisit, la serra fortement et s’éveilla. Aglaé était devant lui qui riait aux éclats.

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