VIII

Elle riait, mais s’indignait en même temps.

– Il dort ! Vous dormiez ! s’écria-t-elle sur un ton d’étonnement et de mépris.

– C’est vous ! balbutia le prince, qui n’avait pas encore bien repris conscience et la reconnut avec surprise. Ah oui ! ce rendez-vous… Je me suis endormi ici.

– Je m’en suis bien aperçue.

– Personne d’autre que vous ne m’a réveillé ? Personne d’autre n’est venu ici ? Je pensais qu’il y avait ici… une autre femme.

– Une autre femme ici ?

Le prince se ressaisit enfin complètement.

– Ce n’était qu’un rêve, dit-il d’un air pensif. Mais en un pareil moment, ce rêve est étrange… Asseyez-vous.

Il l’attira par la main et la fit asseoir sur le banc ; lui-même prit place à côté d’elle et se plongea dans ses réflexions. Aglaé ne rompit pas la glace et se contenta de le regarder fixement. Il la regardait aussi, mais parfois avec l’air de ne pas la voir devant lui. Elle se mit à rougir.

– Ah ! oui, fit-il en tressaillant, Hippolyte s’est tiré un coup de pistolet.

– Quand ? Chez vous ? demanda-t-elle, sans paraître autrement surprise. – Hier soir, il était, je crois, encore en vie ? Comment avez-vous pu venir dormir ici après un pareil événement ? s’écria-t-elle en s’animant.

– Mais il n’est pas mort ; le pistolet n’est pas parti.

Sur la prière d’Aglaé, le prince dut sur-le-champ raconter, avec force détails, tout ce qui s’était passé la nuit précédente. Elle l’invitait continuellement à hâter son récit, mais l’interrompait elle-même par des questions incessantes et presque sans rapport avec l’affaire. Elle prêta notamment un vif intérêt à ce qu’avait dit Eugène Pavlovitch et l’interrogea même à diverses reprises sur ce point.

– En voilà assez ! Il faut que je me dépêche, conclut-elle quand cette relation eut pris fin. – Nous n’avons qu’une heure à passer ici, car je dois être à la maison à huit heures, sans faute, pour qu’on ne sache pas que je suis venue. Et je sais ici pour une affaire ; j’ai beaucoup de choses à vous communiquer. Mais vous m’avez fait perdre le fil. Pour ce qui est d’Hippolyte, je crois que son pistolet ne pouvait que rater ; cela va assez bien avec le personnage. Mais êtes-vous sûr qu’il ait vraiment voulu se suicider et que ce n’ait pas été une comédie ?

– Non, ce n’était pas une comédie.

– C’est en effet le plus probable. Alors il a stipulé par écrit que vous deviez m’apporter sa confession ? Pourquoi ne l’avez-vous pas apportée ?

– Mais voyons, puisqu’il n’est pas mort ! Je la lui demanderai.

– Apportez-la-moi sans faute et ne lui demandez rien. Cela ne peut que lui être très agréable, car il a peut-être voulu se tuer pour que je lise ensuite sa confession. Je vous en prie, Léon Nicolaïévitch, ne riez pas de ce que je dis : cette supposition peut fort bien être la bonne.

– Je ne ris pas, car je la tiens moi-même pour très vraisemblable.

– Vous aussi ? Se peut-il que vous ayez eu la même idée ? demanda-t-elle avec une brusque stupéfaction.

Elle le questionnait à la hâte et parlait vite, mais semblait parfois se troubler et laissait souvent sa phrase inachevée ; à tout instant, elle se pressait de le prévenir de ceci ou de cela ; en général, son agitation était extrême et, bien qu’elle eût un regard assuré, voire provocateur, elle était peut-être, au fond, assez intimidée. Assise à l’extrémité du banc, elle était vêtue de la façon la plus simple, et portait une robe de tous les jours qui lui seyait fort bien. À maintes reprises elle frissonna et rougit. Elle avait été profondément étonnée d’entendre le prince assurer qu’Hippolyte s’était tiré un coup de feu pour qu’elle lût sa confession.

– À n’en pas douter, expliqua le prince, il voulait qu’indépendamment de vous, nous tous fissions son éloge…

– Comment ! son éloge ?

– C’est-à-dire… comment vous expliquer cela ? C’est très difficile à exprimer. Il avait certainement le désir de voir tout le monde s’empresser autour de lui, protester de sentiments d’affection et d’estime, et le supplier de rester en vie. Il est fort possible qu’il ait pensé à vous plus qu’aux autres, puisqu’en un pareil moment, il vous a nommée… bien qu’il ne se soit peut-être pas rendu compte lui-même qu’il pensait à vous.

– Je n’y comprends plus rien : il pensait à moi sans se rendre compte qu’il pensait à moi. Tout de même si, je crois comprendre. Savez-vous que moi-même, quand j’étais une fillette de treize ans, j’ai eu peut-être trente fois l’idée de m’empoisonner et de tout expliquer dans une lettre à mes parents ? Je me voyais couchée dans le cercueil ; tous les miens pleuraient autour de moi et se reprochaient d’avoir été si durs à mon égard… Pourquoi souriez-vous encore ? ajouta-t-elle vivement en fronçant les sourcils. À quoi pensez-vous donc quand vous vous isolez dans vos rêveries ? Vous vous croyez peut-être maréchal et vous battez Napoléon ?

– Eh bien ! ma parole d’honneur, c’est justement à cela que je pense, surtout quand je m’endors ! répliqua le prince en riant ; seulement, ce n’est pas Napoléon que je bats, ce sont les Autrichiens.

– Je ne suis pas du tout en train de plaisanter avec vous, Léon Nicolaïévitch. Je verrai moi-même Hippolyte, je vous prie de le prévenir. Quant à vous, je trouve très mauvaise, parce que très grossière, la manière dont vous voyez et jugez l’âme d’un homme comme Hippolyte. Vous n’avez pas de tendresse. Vous ne voyez que la seule vérité ; donc vous êtes injuste.

Le prince se mit à réfléchir.

– C’est vous, semble-t-il, qui êtes injuste pour moi, car je ne trouve rien de mal à ce qu’il ait eu cette pensée, vu que tout le monde est enclin à l’avoir ; d’autant qu’il ne l’a peut-être pas eue du tout et qu’il a pu s’agir d’une simple velléité… Il désirait se trouver une dernière fois dans la société des hommes, mériter leur estime et leur affection ; ce sont là d’excellents sentiments ; seulement, ils ne lui ont guère réussi ; la maladie et je ne sais quoi encore en ont été la cause. D’ailleurs, il y a des gens à qui tout réussit et d’autres qui manquent tout ce qu’ils font…

– Vous avez sûrement pensé à vous en disant cela ? observa Aglaé.

– Oui, repartit le prince sans prêter attention à la malice de la question.

– En tout cas, à votre place, je ne m’endormirais pas. Alors, n’importe où vous vous trouviez, vous vous laissez aller au sommeil ? C’est fort mal de votre part.

– Mais je n’ai pas dormi de toute la nuit et puis je me suis promené de-ci, de-là, je suis allé à la musique…

– Quelle musique ?

– Là où on jouait hier soir ; ensuite je suis venu ici, je me suis assis, j’ai longuement réfléchi et je me suis assoupi.

– Ah ! vraiment ? Cela change les choses à votre avantage… Et pourquoi êtes-vous allé à la musique ?

– Je ne sais pas ; cela s’est trouvé ainsi…

– Bien, bien, nous en reparlerons ; vous m’interrompez tout le temps. Qu’est-ce que cela me fait que vous soyez allé à la musique ? De quelle femme avez-vous rêvé ?

– Il s’agissait de… de… vous l’avez vue…

– Je comprends, je comprends parfaitement. Vous avez pour elle beaucoup de… Comment vous est-elle apparue, sous quel aspect ? Au fait, je n’en veux rien savoir, ajouta-t-elle avec une brusque humeur. Ne m’interrompez pas !

Elle s’arrêta un moment, comme pour reprendre haleine ou pour essayer de réprimer un mouvement de dépit.

– Voici tout ce dont il s’agit et pourquoi je vous ai fait venir. Je veux vous proposer d’être mon ami. Qu’avez-vous à me regarder ainsi ? ajouta-t-elle à demi courroucée.

Le prince la regardait en effet, à ce moment, avec beaucoup d’attention, ayant remarqué qu’elle redevenait toute rouge. En pareil cas, plus elle rougissait, plus elle semblait se fâcher contre elle-même, ce qui se lisait dans les éclairs de ses yeux. D’ordinaire, au bout d’une minute, elle passait sa colère sur son interlocuteur, qu’il fût en faute ou non, en se mettant à lui chercher noise. Ayant conscience de son caractère farouche et de sa pudeur, elle intervenait habituellement peu dans la conversation ; plus taciturne que ses sœurs, elle péchait même par excès de mutisme. Dans des circonstances particulièrement délicates, comme celle-ci, où elle ne pouvait se dispenser de parler, elle engageait la conversation avec une hauteur affectée et un certain air de défi. Elle pressentait toujours le moment où elle allait rougir ou commencer à rougir.

– Vous ne voulez peut-être pas accepter ma proposition ? dit-elle au prince en le toisant avec arrogance.

– Oh ! Au contraire, je le veux bien. Seulement, cela n’était nullement nécessaire… c’est-à-dire que j’étais loin de me figurer qu’il fût nécessaire de formuler une pareille proposition, dit le prince confus.

– À quoi pensiez-vous alors ? Pourquoi vous aurais-je mandé ici ? Qu’avez-vous en tête ? Peut-être, du reste, me regardez-vous comme une petite sotte, ainsi que le fait tout le monde à la maison ?

– Je ne savais pas que l’on vous regardait comme une sotte ; moi… je ne vous considère pas ainsi.

– Vous ne me considérez pas ainsi ? Cela dénote beaucoup d’intelligence de votre part. Et c’est surtout dit très spirituellement.

– Pour moi, poursuivit le prince, vous êtes même peut-être parfois pleine d’esprit. Ainsi, vous avez dit tout à l’heure un mot fort sensé. C’était à propos de mon opinion sur Hippolyte : « Vous ne voyez que la seule vérité, donc vous êtes injuste. » Je me rappellerai cette réflexion et je la méditerai.

Aglaé rougit subitement de plaisir. Tous ces revirements s’opéraient en elle avec une rapidité extraordinaire et une grande spontanéité, Le prince fut enchanté lui aussi et se mit à rire de joie en la regardant.

– Écoutez-moi, reprit-elle. Je vous ai longtemps attendu pour vous raconter tout cela. Je vous ai attendu depuis le moment où vous m’avez écrit cette lettre de là-bas, et même avant… Vous avez déjà entendu hier soir la moitié de ce que j’avais à vous dire : je vous tiens pour l’homme le plus honnête et le plus droit ; si on dit de vous que vous avez l’esprit… enfin que vous êtes parfois malade d’esprit, c’est une injustice. Je m’en suis convaincue et j’ai défendu ma conviction. Car, si vous êtes effectivement malade d’esprit (ne m’en veuillez pas de dire cela ; je l’entends d’un point de vue supérieur), l’intelligence principale est, en revanche, plus développée chez vous que chez aucun d’eux, à un degré même dont ils n’ont aucune idée. Car il y a deux intelligences : l’une qui est fondamentale et l’autre qui est secondaire. N’est-ce pas ? C’est bien cela ?

– C’est peut-être ainsi, articula le prince d’une voix à peine perceptible ; son cœur battait et palpitait violemment.

– J’étais sûre que vous me comprendriez, continua-t-elle d’un ton solennel. – Le prince Stch… et Eugène Pavlovitch ne comprennent rien à cette distinction entre les deux intelligences. Alexandra pas davantage. Mais figurez-vous que maman l’a saisie !

– Vous ressemblez beaucoup à Elisabeth Prokofievna.

– Comment ? Vraiment ? fit Aglaé avec surprise.

– Je vous assure.

– Je vous remercie, dit-elle après un instant de réflexion. – Je suis ravie de ressembler à maman. Alors, vous l’estimez beaucoup ? ajouta-t-elle sans se rendre compte de la naïveté de sa question.

– Beaucoup, en effet, et je suis heureux de voir que vous aussi l’avez immédiatement compris.

– J’en suis également heureuse, car j’ai remarqué que, parfois, on… se moque d’elle. Mais écoutez-moi : l’essentiel, c’est que j’ai pris le temps de réfléchir avant de faire porter finalement mon choix sur vous. Je ne veux pas qu’on se moque de moi à la maison, ni qu’on m’y traite comme une petite écervelée ; je ne veux pas que l’on me taquine… J’ai compris tout cela d’emblée et j’ai refusé catégoriquement Eugène Pavlovitch, parce que je ne veux pas que l’on soit tout le temps à vouloir me marier ! Je veux… je veux… eh bien ! je veux m’enfuir de la maison ! Et c’est vous que j’ai choisi pour m’aider à le faire.

– Vous enfuir de la maison ! s’écria le prince.

– Oui, oui et oui : m’enfuir de la maison ! s’exclama-t-elle brusquement, dans un violent mouvement de colère. – Je ne veux plus, je ne veux plus que l’on m’y fasse continuellement rougir. Je ne veux rougir ni devant eux, ni devant le prince Stch…, ni devant Eugène Pavlovitch, ni devant qui que ce soit, et c’est pour cela que je vous ai choisi. Avec vous, je veux pouvoir parler de tout ; de tout, même des choses les plus importantes quand cela me plaira ; de votre côté, vous ne devrez jamais rien me cacher. Je veux qu’il y ait au moins un homme avec lequel je puisse parler de tout comme avec moi-même. Ils se sont mis tout à coup à dire que je vous attendais et que je vous aimais. C’était avant même votre arrivée, et je ne leur avais pas montré votre lettre. Maintenant, ils répètent tous la même chose. Je veux être hardie et n’avoir aucune crainte. Je ne veux pas aller aux bals où ils me conduisent ; je veux me rendre utile. Il y a déjà longtemps que je voulais partir. Voici vingt ans que l’on me tient cloîtrée et on ne pense plus qu’à me marier. Je n’avais que quatorze ans que, toute sotte que j’étais, je songeais déjà à m’échapper. Maintenant, j’ai tout combiné et je vous attendais pour vous demander toutes sortes de renseignements sur la vie à l’étranger. Je n’ai pas vu une seule cathédrale gothique ; je veux aller à Rome, visiter des cabinets scientifiques ; je veux étudier à Paris ; je me suis préparée et j’ai travaillé toute l’année dernière ; j’ai lu une quantité de livres, entre autres tous ceux qui sont défendus. Alexandra et Adélaïde peuvent tout lire, on le leur permet ; mais moi, on me l’interdit et on me surveille. Je ne veux pas me quereller avec mes sœurs, mais j’ai depuis longtemps déjà déclaré à ma mère et à mon père que j’entendais changer radicalement d’existence. J’ai décidé de m’occuper d’éducation et j’ai fait fonds sur vous parce que vous m’avez dit que vous aimiez les enfants. Croyez-vous que nous puissions nous occuper ensemble d’éducation, sinon maintenant, du moins plus tard ? Nous ferons tous deux œuvre utile ; je ne veux pas être une fille de général… Dites-moi, vous êtes un homme très instruit ?

– Oh ! pas du tout !

– C’est dommage ; moi qui croyais… comment me suis-je figuré cela ? N’importe, vous me guiderez quand même, puisque c’est vous que j’ai choisi.

– C’est absurde, Aglaé Ivanovna.

– Je veux, je veux fuir la maison ! s’écria-t-elle tandis que de nouveau, ses yeux étincelaient. – Si vous ne consentez pas, j’épouserai Gabriel Ardalionovitch. Je ne veux pas que, dans ma famille, on me regarde comme une vilaine femme et que l’on m’accuse Dieu sait de quoi !

– Mais avez-vous votre bon sens ou non ? s’exclama le prince qui avait failli bondir de sa place. – De quoi vous accuse-t-on et qui vous accuse ?

– Tout le monde à la maison : ma mère, mes sœurs, mon père, le prince Stch…, même votre vilain Kolia ! Si on ne me dit rien en face, on n’en pense pas moins. Je le leur ai déclaré ouvertement à tous, à ma mère et à mon père. Maman en a été malade toute la journée, et, le lendemain, Alexandra et papa m’ont dit que je ne me rendais même pas compte de mes divagations ni des mots que j’employais. Alors je leur ai carrément répliqué que, maintenant, je comprenais tout, que je saisissais le sens de tous les mots, que je n’étais plus une fillette et que j’avais déjà lu, deux ans auparavant, deux romans de Paul de Kock, exprès pour me mettre au courant de tout. En entendant cela, maman a failli se trouver mal.

Une idée étrange traversa l’esprit du prince. Il regarda fixement Aglaé et sourit. Il avait de la peine à croire qu’il avait devant lui cette même jeune fille hautaine qui lui avait lu naguère, avec tant de provocante fierté, la lettre de Gabriel Ardalionovitch. Il n’arrivait pas à comprendre comment, dans une belle fille d’humeur si arrogante et si revêche, pouvait se révéler une pareille enfant qui, en effet, ne saisissait peut-être pas tous les mots qu’elle employait.

– Avez-vous toujours vécu à la maison, Aglaé Ivanovna ? demanda-t-il – Je veux dire : n’êtes-vous jamais allée à l’école, n’avez-vous pas étudié dans un pensionnat ?

– Jamais je ne suis allée nulle part ; on m’a toujours tenue enfermée à la maison comme dans une bouteille et, de cette bouteille, je ne sortirai que pour me marier. Pourquoi encore ce sourire ironique ? Je remarque que, vous aussi, vous avez l’air de vous moquer de moi et de prendre leur parti, ajouta-t-elle en se renfrognant d’un air menaçant. – Ne m’irritez pas ; je ne sais moi-même ce qui se passe en moi… Je suis sûre que vous êtes venu ici tout convaincu que j’étais amoureuse de vous et que je vous donnais un rendez-vous ! ajouta-t-elle sur un ton de colère.

– Il est de fait qu’hier j’ai eu peur de cela, avoua candidement le prince (il était très ému) ; mais aujourd’hui, je suis persuadé que vous…

– Comment ! s’exclama Aglaé dont la lèvre inférieure se mit soudain à trembler, vous avez eu peur que je… vous avez osé penser que je… Seigneur ! Vous supposiez peut-être que je vous appelais ici pour vous prendre au filet, pour qu’on nous surprît et vous obligeât à m’épouser…

– Aglaé Ivanovna ! Comment n’avez-vous pas honte ? Comment une pensée aussi basse a-t-elle pu naître dans votre cœur pur et innocent ? Je parie que vous-même ne croyez pas un seul mot de ce que vous venez de dire et même… que vous ne savez pas le sens de vos paroles !

Aglaé resta tête basse, inerte, comme effarée de ce qu’elle avait dit.

– Je n’ai aucune honte, balbutia-t-elle. Du reste, d’où savez-vous que j’ai un cœur innocent ? Comment avez-vous, dans ce cas, osé m’adresser une lettre d’amour ?

– Une lettre d’amour ? Ma lettre, une lettre d’amour ! Cette lettre était l’expression du plus profond respect ; elle émanait du fond de mon cœur, à un des moments les plus pénibles de mon existence. J’ai alors pensé à vous comme à une lumière… je…

– Allons, c’est bon, c’est bon ! interrompit-elle brusquement, mais sur un tout autre ton qui dénotait un profond repentir et presque de l’effroi. Elle se pencha même vers lui et, toujours en s’efforçant de ne pas le regarder en face, fit le geste de lui toucher l’épaule pour l’inviter, d’une façon plus persuasive à ne pas se fâcher. – C’est bon, répéta-t-elle avec une extrême confusion ; je sens que je me suis servie d’une expression stupide. C’était seulement… pour vous éprouver. Mettez que je n’aie rien dit. Si je vous ai offensé, pardonnez-moi. Je vous en prie : ne me regardez pas dans les yeux ; détournez-vous. Vous venez de déclarer que c’était une idée très basse ; je l’ai exprimée à dessein pour vous piquer. Il m’arrive parfois d’avoir peur de ce que j’ai envie de dire, et tout à coup cela m’échappe. Vous avez ajouté que vous aviez écrit cette lettre dans un des moments les plus pénibles de votre existence. Je sais de quel moment vous voulez parler, proféra-t-elle en baissant la voix et en portant de nouveau les yeux vers la terre.

– Oh ! si vous pouviez tout savoir !

– Je sais tout ! s’écria-t-elle dans un nouvel accès d’émotion. – Vous avez partagé à cette époque votre appartement avec cette vilaine femme, en compagnie de laquelle vous vous étiez enfui…

Elle n’était plus rouge, mais blême en prononçant ces paroles. Elle se leva soudain, comme mue par une impulsion inconsciente, mais se ressaisit aussitôt et se rassit. Longtemps encore sa lèvre continua à trembler. Il y eut une minute de silence. Le prince était stupéfait de cette sortie inopinée et ne savait à quoi l’attribuer.

– Je ne vous aime pas du tout ! fit-elle soudain d’un ton tranchant.

Le prince ne répondit pas. Le silence régna de nouveau pendant une minute.

– J’aime Gabriel Ardalionovitch… dit-elle d’une voix précipitée et à peine intelligible, en baissant encore davantage la tête.

– Ce n’est pas vrai ! répliqua le prince, presque dans un chuchotement.

– Alors, je mens ? C’est pourtant la vérité ; je lui ai engagé ma parole avant-hier, sur ce même banc.

Le prince eut un geste d’effroi et resta un moment songeur.

– Cela n’est pas vrai, répéta-t-il d’un ton décidé. Vous avez inventé toute cette histoire.

– Vous êtes joliment poli. Sachez qu’il s’est amendé ; il m’aime plus que sa vie. Il s’est brûlé la main devant moi, uniquement pour me le prouver.

– Il s’est brûlé la main ?

– Oui, la main. Croyez-le ou ne le croyez pas, cela m’est tout un.

Derechef le prince se tut. Aglaé ne plaisantait pas ; elle était très montée.

– Voyons, est-ce qu’il aurait apporté ici une bougie pour se brûler la main ? Je ne vois pas de quelle autre manière il aurait pu…

– Oui… une bougie. Qu’est-ce qu’il y a d’invraisemblable à cela ?

– Une bougie entière, ou un bout de bougie dans un chandelier ?

– Eh bien ! oui… non… une demi-bougie… un bout de bougie… une bougie entière. Cela revient au même, n’insistez pas ! Il a même apporté des allumettes, si vous tenez à le savoir. Il a allumé la bougie et il a tenu, pendant une demi-heure, son doigt sur la flamme. Cela vous paraît impossible ?

– Je l’ai vu hier soir ; ses doigts ne portaient aucune trace de brûlure.

Aglaé partit d’un éclat de rire enfantin. Puis elle se tourna prestement vers le prince avec un air de confiance puérile, tandis qu’un sourire errait encore sur ses lèvres.

– Savez-vous pourquoi je viens de vous raconter ce mensonge ? Parce que j’ai remarqué que, quand on s’est mis à mentir, le meilleur moyen de rendre son invention vraisemblable, c’est d’y introduire adroitement un détail qui sorte de la banalité, un détail excentrique, exceptionnel ou même totalement inouï. J’ai observé cela. Seulement, cet expédient ne m’a pas réussi, parce que je n’ai pas su…

Elle se rembrunit subitement, comme à l’évocation d’un souvenir. Elle reprit en posant sur lui un regard grave et même attristé :

– Si je vous ai un jour récité la poésie du « Chevalier pauvre », c’était dans l’intention de… faire votre louange, mais en même temps de vous confondre pour votre conduite et de vous montrer que je savais tout…

– Vous êtes bien injuste envers moi… envers la malheureuse que vous avez traitée tout à l’heure en termes si cruels, Aglaé.

– C’est parce que je sais tout, tout, que je me suis exprimée en ces termes ! Je sais que vous lui avez offert votre main devant tout le monde, il y a six mois. Ne m’interrompez pas : vous voyez que je constate, mais ne commente pas. C’est après cela qu’elle s’est enfuie avec Rogojine ; ensuite, vous avez vécu avec elle dans je ne sais quel village ou bourg ; puis elle vous a quitté pour en rejoindre un autre. (Aglaé devint affreusement rouge.) Par la suite, elle s’est remise avec Rogojine qui l’aime comme… comme un fou. Enfin vous, en homme également fort intelligent, vous êtes arrivé dare-dare ici, derrière elle, aussitôt que vous avez appris qu’elle était revenue à Pétersbourg. Hier soir, vous vous êtes précipité pour la défendre et, il y a un instant, vous rêviez d’elle… Vous voyez que je sais tout. C’est pour elle, n’est-ce pas, pour elle que vous êtes revenu ici ?

Le prince courba tristement, pensivement la tête, sans se douter du regard fulgurant qu’Aglaé dardait sur lui.

– C’est pour elle, répondit-il à voix basse ; c’est pour elle, mais seulement afin d’apprendre… Je ne crois pas qu’elle puisse être heureuse avec Rogojine, bien que… bref, je ne vois pas ce que je pourrais faire pour elle, mais je suis venu.

Il tressaillit et regarda Aglaé. Celle-ci l’avait écouté d’un air hostile.

– Si vous êtes venu sans savoir pourquoi, c’est que vraiment vous l’aimez beaucoup, articula-t-elle enfin.

– Non ! répliqua le prince ; non, je ne l’aime pas. Oh ! si vous saviez avec quelle terreur j’évoque le temps que j’ai passé avec elle !

Ces seules paroles lui firent courir un frisson â travers le corps.

– Dites-moi tout, riposta Aglaé.

– Il n’y a rien là que vous ne puissiez entendre. Je ne sais pourquoi, c’était justement à vous, et à vous seule, que je voulais raconter tout cela ; peut-être parce qu’en effet j’avais pour vous beaucoup d’affection. Cette malheureuse femme est profondément convaincue qu’elle est la créature la plus déchue et la plus perverse qui soit au monde. Oh ! ne lui faites pus honte, ne lui jetez pas la pierre ! Elle ne s’est que trop torturée elle-même par le sentiment de son infamie imméritée ! Et en quoi est-elle coupable, grands dieux ! Dans ses accès d’exaltation, elle crie sans cesse qu’elle ne se reconnaît aucune faute, qu’elle est la victime des hommes, la victime d’un débauché et d’un scélérat. Mais, quoi qu’elle vous déclare, sachez qu’elle est la première à ne pas croire ce qu’elle dit ; au contraire, en toute conscience, c’est… elle-même qu’elle accuse. Quand je m’efforçais de dissiper ces ténèbres, elle éprouvait de telles souffrances que jamais mon cœur ne guérira tant qu’il gardera le souvenir de ces atroces moments. J’ai la sensation qu’on m’a percé le cœur une fois pour toujours. Elle m’a fui, savez-vous pourquoi ? Uniquement pour me prouver son ignominie. Mais le plus affreux de tout, c’est qu’elle-même ignorait peut-être que son mobile était de me fournir cette preuve à moi seul ; elle croyait s’enfuir pour obéir à l’irrésistible envie de commettre une action honteuse qui lui permît de se dire ensuite : « Encore une ignominie à ta charge ; tu es bien une infâme créature ! » Oh ! peut-être ne comprendrez-vous pas cela, Aglaé ! Savez-vous que, dans cette perpétuelle conscience de son ignominie, se dissimule peut-être une volupté atroce et contre nature, l’assouvissement d’une sorte de vengeance contre quelqu’un ? Parfois j’ai réussi à lui rendre en quelque sorte la vue de la lumière ambiante. Mais bientôt elle se rebellait et en venait à m’accuser de vouloir m’élever au-dessus d’elle (ce qui était fort loin de ma pensée) ; finalement, elle me déclarait sans ambages, quand je lui proposais le mariage, qu’elle ne demandait à personne ni pitié condescendante, ni assistance, et se refusait à ce que quelqu’un l’élevât jusqu’à lui ». Vous l’avez vue hier ; croyez-vous donc qu’elle soit heureuse en pareille compagnie et que ce soit là l’entourage qui lui convienne ? Vous ne savez pas comme elle est cultivée et combien son intelligence est ouverte ! Elle m’a même parfois étonné !

– Est-ce que vous lui teniez là-bas des… sermons comme celui que vous venez de faire ?

– Oh ! non ! poursuivit le prince d’un air songeur, sans remarquer le ton de la question. – Je me taisais presque tout le temps. Je voulais souvent parler, mais, en vérité, je ne trouvais, souvent, pas quoi dire. Vous savez qu’il y a des circonstances où le mieux est de se taire. Oh ! je l’aimais ; oui, je l’aimais beaucoup ; mais après… après… elle a tout deviné.

– Deviné quoi ?

– Que je n’avais pour elle que de la pitié, que… je ne l’aimais plus.

– Qu’en savez-vous ? Peut-être aimait-elle réellement ce… ce propriétaire avec lequel elle est partie ?

– Non : je sais tout. Elle n’a fait que se moquer de lui.

– Et de vous, ne s’est-elle jamais moquée ?

– Mon Dieu, non ! C’est-à-dire que, parfois, elle s’est moquée par malignité ; dans ces moments-là, elle m’accablait de reproches furieux, et elle-même souffrait ! Mais… ensuite… Oh ! n’évoquez pas ces souvenirs, ne me les rappelez pas !

Il se cacha le visage dans les mains.

– Et savez-vous qu’elle m’écrit presque chaque jour ? dit-elle.

– Alors, c’est vrai ! s’écria le prince bouleversé. – On me l’a dit, mais je me refusais à le croire.

– Qui vous l’a dit ? demanda Aglaé d’un air apeuré.

– C’est Rogojine qui m’en a parlé hier, mais en termes vagues.

– Hier ? Hier matin ? À quel moment de la journée ? Avant ou après la musique ?

– Après ; c’était dans la soirée, entre onze heures et minuit.

– Ah ! bien ! si c’est Rogojine… Mais savez-vous de quoi elle me parle dans ces lettres ?

– Je ne m’étonne de rien ; c’est une folle !

– Voici ces lettres (Aglaé tira de sa poche trois lettres sous enveloppes qu’elle jeta devant le prince). Depuis une semaine entière, elle me supplie, m’implore, m’adjure de vous épouser. Elle est… soit, elle est intelligente, encore que démente, et vous avez raison quand vous dites qu’elle a beaucoup plus d’esprit que moi… Elle m’écrit qu’elle est entichée de moi, qu’elle cherche tous les jours l’occasion de me voir, ne serait-ce que de loin. Elle m’assure que vous m’aimez, qu’elle le sait, qu’elle l’a remarqué depuis longtemps et que vous lui avez parlé de moi quand vous étiez là-bas. Elle veut vous voir heureux ; elle se dit certaine que je peux seule faire votre bonheur… Elle écrit d’une manière si bizarre… si étrange… Je n’ai montré ses lettres à personne, je vous attendais. Savez-vous ce que cela signifie ? Vous ne le devinez pas ?

– C’est de la folie. Cela prouve qu’elle a perdu le sens, proféra le prince dont les lèvres se mirent à trembler.

– Est-ce que vous ne pleurez pas ?

– Non, Aglaé, non, je ne pleure pas, dit le prince en la regardant.

– Que dois-je faire ? Que me conseillez-vous ? Je ne peux pas continuer à recevoir ces lettres.

– Oh ! laissez-la, je vous en conjure ! s’écria le prince. Que pouvez-vous faire dans ces ténèbres ? Je m’efforcerai d’obtenir qu’elle ne vous écrive plus.

– Si vous parlez ainsi, c’est que vous êtes un homme sans cœur ! s’exclama Aglaé. Ne voyez-vous donc pas que ce n’est pas de moi qu’elle est entichée, mais de vous ? C’est vous seul qu’elle aime ! Se peut-il que vous soyez parvenu à tout remarquer en elle, sauf cela ? Savez-vous ce qu’il y a là-dessous, ce que trahissent ces lettres ? De la jalousie, et même pis que de la jalousie ! Elle… Vous croyez qu’elle épousera réellement Rogojine, comme elle le dit dans ses lettres ? Elle se tuerait le lendemain de notre mariage !

Le prince frissonna et son cœur défaillit. Il regarda Aglaé avec surprise : il éprouvait une singulière impression en constatant que cette enfant était depuis longtemps devenue une femme.

– Dieu m’est témoin, Aglaé, que je sacrifierais ma vie pour lui rendre la paix de l’âme et le bonheur ! Mais… je ne puis plus l’aimer, et elle le sait !

– Eh bien ! sacrifiez-vous, puisque cela vous sied si bien ! Vous êtes un si grand philanthrope. Et ne m’appelez pas « Aglaé »… Tout à l’heure, vous avez déjà dit « Aglaé » tout court… Vous devez travailler à sa résurrection ; vous y êtes obligé ; votre devoir est de repartir avec elle, pour apaiser et calmer son cœur. C’est d’ailleurs bien elle que vous aimez !

– Je ne puis me sacrifier, bien qu’une fois j’en aie eu l’intention… et que peut-être je l’aie encore maintenant. Mais je sais à n’en pas douter qu’avec moi elle serait perdue ; c’est pourquoi je m’écarte d’elle. Je devais la voir aujourd’hui à sept heures ; peut-être n’irai-je pas. Sa fierté ne me pardonnera jamais mon amour, et nous succomberons tous les deux ! Cela n’est pas naturel, mais ici tout est contre nature. Vous dites qu’elle m’aime ; mais est-ce là de l’amour ? Un pareil sentiment peut-il exister après ce que j’ai enduré ? Non, ce n’est pas de l’amour ; c’est autre chose !

– Comme vous avez pâli ! fit Aglaé avec un soudain effroi.

– Ce n’est rien ; je n’ai guère dormi ; je me sens faible… C’est la vérité ; nous avons alors parlé de vous. Aglaé…

– Alors, c’est vrai ? Vous avez réellement pu parler de moi avec elle. Et… et comment avez-vous pu m’aimer, ne m’ayant vue qu’une seule fois en tout ?

– Je ne le sais. Dans mes ténèbres d’alors, j’ai eu comme un rêve… peut-être une aurore nouvelle a-t-elle lui à mes yeux. Je ne sais pourquoi c’est d’abord à vous que ma pensée est allée. Je ne vous ai pas menti quand je vous ai écrit que j’ignorais comment cela s’était fait. Ce n’était qu’un rêve par où j’échappais à mes frayeurs d’alors… Je me suis ensuite remis à travailler ; mon intention était de ne pas revenir avant trois ans…

– Donc vous êtes revenu pour elle ?

Il y avait un tremblement dans la voix d’Aglaé.

– Oui, pour elle.

Deux minutes de morne silence s’écoulèrent, Aglaé se leva.

– Si vous dites, reprit-elle d’une voix hésitante, si vous croyez vous-même que cette… que votre malheureuse est une folle, ses extravagances ne me regardent pas… Je vous prie, Léon Nicolaïévitch, de prendre ces trois lettres et de les lui jeter de ma part ! Et – s’écria-t-elle brutalement – si elle se permet de m’écrire encore une seule ligne, dites-lui que je me plaindrai à mon père qui la fera mettre dans une maison de correction…

Le prince eut un sursaut et considéra avec effroi la fureur inattendue d’Aglaé ; puis une sorte de brouillard tomba brusquement devant lui…

– Vous ne pouvez pas avoir de pareils sentiments… Ce n’est pas vrai ! balbutia-t-il.

– C’est vrai ! C’est la vérité ! s’exclama Aglaé presque hors d’elle.

– Qu’est-ce qui est vrai ? Quelle vérité ? fit tout près de là une voix effrayée.

Elisabeth Prokofievna était devant eux.

– La vérité, c’est que je suis décidée à épouser Gabriel Ardalionovitch, que je l’aime et que demain je m’enfuirai de la maison avec lui ! lança Aglaé à sa mère. – Vous avez entendu ? Votre curiosité est-elle satisfaite ? Cela vous suffit-il ?

Et elle partit en courant vers la maison.

– Ah ! non, mon bon ami, vous n’allez pas filer maintenant, fit Elisabeth Prokofievna en retenant le prince. Faites-moi le plaisir de venir vous expliquer chez moi… Ah ! que d’arias ! et cela après une nuit blanche !…

Le prince la suivit.

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