I

Elle n’avait que quinze ans, et, tout occupée à grandir, Lucia ne donnait que de fugitifs instants à la réflexion ; pourtant, ce matin-là, elle sentait tout le poids de sa responsabilité.

Le soir précédent, sa mère, qui ne parlait guère de choses plus compliquées que des avantages de mains propres et d’un cœur pur, avait envisagé dans l’intimité les suites possibles des téméraires observations faites la veille par son père au Sénat. Flattée par cette confiance, Lucia avait déclaré avec assurance que le prince Gaïus n’y avait certainement pas pris garde.

Cependant, après s’être couchée, Lucia avait commencé à s’inquiéter. Gaïus pouvait évidemment fermer les yeux sur les remarques virulentes de son père au sujet des extravagances et des abus du gouvernement à condition qu’il n’eût aucun grief contre la famille Gallio. Mais un grief existait, dont personne ne savait rien, excepté elle-même… et Diana. Il leur faudrait à tous une grande prudence pour ne pas s’attirer de sérieux ennuis.

Les oiseaux l’avaient réveillée de bonne heure. Elle n’était pas encore accoutumée à leurs pépiements car ils étaient revenus beaucoup plus tôt que d’habitude, le printemps ayant débarqué avant la fin du bail de février. À son réveil, Lucia avait retrouvé, encore présent comme un mal de dents, le souci qui l’avait suivie dans son lit.

Elle s’habilla sans bruit pour ne pas déranger Tertia, qui dormait profondément au fond de l’alcôve et qui serait bien surprise de trouver vide la couche de sa maîtresse. Puis elle glissa doucement hors de la chambre jusqu’au long corridor aboutissant au large escalier qui descendait vers le hall spacieux, et sortit sur le vaste péristyle où elle s’arrêta, abritant ses yeux du soleil.

Depuis une année, Lucia avait pris conscience de son importance, mais, sur ce grand dallage, elle se sentait encore très petite. Tout, dans cet immense péristyle, y contribuait : les hautes colonnes de marbre, les imposantes statues, silencieuses et dignes, le puissant jet d’eau du jardin. L’âge n’y faisait rien, ici elle restait l’enfant d’autrefois.

Et comment se sentir une grande personne quand, poursuivant son chemin sur le sol dallé, elle passa devant Servius, dont le visage était aussi bronzé et sillonné de rides qu’au temps où Lucia marchait à peine ? Répondant par un geste de la main et un sourire au grave salut de l’esclave, elle se dirigea vers la pergola couverte de vigne à l’autre bout du rectangle.

Là, les bras croisés sur la balustrade de marbre dominant les jardins en terrasses et offrant une vue magnifique sur la ville et le fleuve, Lucia s’efforça de décider si elle parlerait à son frère. Marcellus se mettrait en colère, naturellement, et, s’il prenait le parti d’agir, les choses n’en iraient probablement que plus mal ; cependant, quelqu’un de la famille devait être mis au courant de ce que Gaïus pensait d’eux, avant de courir de nouveaux risques. Elle ne trouverait sans doute pas l’occasion de parler à son frère avant midi, car Marcellus avait passé la nuit au banquet des tribuns militaires et ne se lèverait pas avant le milieu de la journée. Il fallait pourtant vite arriver à une décision. Si seulement elle en avait parlé à Marcellus l’été dernier, au moment où c’était arrivé !

Un bruit de sandales la fit se retourner. Décimus, le maître d’hôtel, s’approchait, suivi des jumelles macédoniennes qui soutenaient les plateaux d’argent sur la paume de leurs mains levées. Décimus s’inclina profondément et s’informa si sa maîtresse désirait être servie sur place.

– Mais oui, pourquoi pas ? dit Lucia d’un air absent.

Décimus cria ses ordres aux jumelles, qui préparèrent en hâte la table, tandis que Lucia suivait des yeux leurs mouvements gracieux avec la curiosité qu’elle aurait eue pour le jeu de deux jeunes chiens. Elles étaient mignonnes, un peu plus âgées qu’elle-même mais pas aussi grandes ; adroites, souples et aussi semblables que deux gouttes d’eau. C’était la première fois que Lucia les voyait faire leur service, car il n’y avait qu’une semaine qu’elles avaient été achetées. Décimus, qui les avait stylées, les jugeait sans doute aptes à entrer en fonctions. Ce serait intéressant de les observer, car, aux dires de son père, elles avaient été élevées dans le luxe et c’était probablement la première fois qu’elles servaient à table. Sans un regard pour la jeune fille, elles vaquaient à leur besogne rapidement et sans bruit. Toutes deux étaient très pâles, remarqua Lucia, sans doute à cause de leur longue captivité dans le vaisseau qui les avait amenées.

La possession d’esclaves de prix était une des marottes et la principale extravagance de son père. Les Gallio n’avaient pas un nombreux personnel ; n’était-ce pas vulgaire et dangereux de s’entourer d’une masse de serviteurs n’ayant rien d’autre à faire que de manger, bouder et conspirer ? Le chef de famille choisissait ses esclaves avec le même soin qu’il apportait à l’achat d’une belle statue ou de quelque autre objet d’art. Les ventes publiques ne l’intéressaient pas, mais lorsqu’une expédition militaire revenait d’un pays civilisé en ramenant des captifs de haut rang, les officiers supérieurs en avertissaient quelques-uns de leurs amis les mieux placés. Son père descendait alors au port, la veille du jour de vente, examinait les captifs, s’informait de leur histoire, les questionnait, et s’il trouvait un beau spécimen qui pût lui convenir, il faisait une offre. Il ne disait jamais à personne combien il payait ses esclaves ; il était néanmoins facile de juger que son choix ne s’embarrassait d’aucun principe d’économie.

La plupart des connaissances de Lucia avaient constamment des ennuis avec leurs esclaves ; elles passaient leur temps à en acheter, à les revendre ou à les échanger. Au contraire, il était rare que son père se débarrassât de l’un des siens ; cela ne lui arrivait qu’à la suite de quelque acte de brutalité. Ainsi, l’année précédente, ils avaient perdu une excellente cuisinière : Minna s’était montrée dure et cruelle envers les aides de cuisine ; quoiqu’on lui eût adressé plusieurs avertissements, elle s’était laissée aller un jour à frapper Tertia. Lucia se demanda tout à coup où Minna se trouvait maintenant. Comme elle savait bien faire les pains d’épices !

Son père était un excellent juge en matière d’hommes. À vrai dire, les esclaves ne sont pas des hommes ; pourtant quelques-uns le sont presque, Démétrius, par exemple, qui juste en ce moment passait entre les colonnes de son pas long et mesuré. Père avait acheté Démétrius six ans auparavant et l’avait offert à Marcellus à l’occasion de son dix-septième anniversaire. Quel beau jour cela avait été ! Tous leurs amis s’étaient assemblés dans le Forum pour assister à la cérémonie : Cornélius Capito et père avaient prononcé des discours, puis Marcellus, le visage rasé pour la première fois de sa vie, s’était avancé pour recevoir la toge blanche. Lucia était si fière que les battements de son cœur l’avaient à moitié étouffée, bien qu’elle n’eût que neuf ans et ne pût comprendre grand’chose à la cérémonie ; elle savait seulement que Marcellus était censé agir maintenant en homme ; cependant il arrivait à celui-ci de l’oublier quand Démétrius n’était pas auprès de lui.

Lucia sourit en songeant aux deux jeunes gens ; Démétrius, de deux ans plus âgé que Marcellus, toujours grave et respectueux, ne sortant jamais de son rôle d’esclave ; Marcellus, essayant d’être digne, mais oubliant parfois qu’il était le maître et agissant follement en ami intime. C’était souvent très drôle et Lucia aimait à les observer à ces moments-là. Il en était souvent de même entre elle et Tertia, et pourtant il lui semblait que le cas était différent.

Démétrius venait de Corinthe où son père, un riche armateur, avait pris une part trop active à la politique d’opposition. Tout était arrivé à la fois dans leur famille. Le père avait été exécuté, les deux aînés donnés au nouveau légat d’Achaïe et la mère s’était suicidée ; Démétrius, un grand et bel athlète, avait été amené à Rome sous bonne escorte, car il était précieux et violent.

Lucia se souvenait fort bien de ce qu’avait dit son père en rentrant le jour où il avait acheté Démétrius.

– Il faudra le traiter avec ménagement pour commencer. Il a été très maltraité. Le surveillant m’a même recommandé de mettre un poignard sous mon oreiller.

Et comme sa mère s’effrayait du danger que courait son fils :

– C’est l’affaire de Marcellus, avait répondu son père. Il faudra qu’il cherche à se l’attacher. Démétrius ne demande qu’à être traité avec justice ; il ne s’attend pas à être cajolé. Il est esclave, il en souffre, mais il obéira à une discipline raisonnable.

Le chef de famille avait ensuite raconté ce qui venait de se passer. Sitôt le marché conclu, il était allé chercher lui-même le jeune homme dans son étroite cellule et l’avait délivré de ses chaînes, très doucement car il avait les poignets meurtris et ensanglantés. Puis, au lieu de le ramener avec lui dans son char, comme un prisonnier, il lui avait indiqué le chemin de la villa et lui avait donné l’ordre de s’y rendre de son côté.

Sa mère avait trouvé très imprudente cette manière d’agir.

– Je crains bien que tu ne le revoies jamais, disait-elle juste au moment où Marcipor ouvrait la porte pour annoncer l’arrivée du jeune Corinthien.

– Très bien, avait dit joyeusement son père. C’est un esclave que j’ai acheté ce matin. Nourris-le bien ; mais procure-lui d’abord un bain et des vêtements propres ; il a été enfermé pendant longtemps.

– Le Grec s’est déjà baigné, maître, avait répondu Marcipor.

– Tant mieux ; tu as bien fait.

– Je n’y suis pour rien, avait avoué Marcipor. Je surveillais, dans le jardin du bas, la construction de la nouvelle roseraie lorsque le Grec est apparu. Après m’avoir dit qu’il appartenait à la maison, il a aperçu le bassin…

– Tu ne vas pas me dire, s’était écriée sa mère avec indignation, qu’il a osé se servir de notre bassin !

Et Marcipor de répondre :

– J’en suis désolé, mais c’est arrivé si vite que je n’ai pas pu l’empêcher. Le Grec s’est élancé, en ôtant ses habits, et a plongé. Je regrette cet incident. Le bassin sera vidé et entièrement nettoyé.

– Très bien, Marcipor, avait dit père. Ne lui fais pas de reproches ; avertis-le seulement pour que cela ne se reproduise pas.

Et père s’était mis à rire après le départ de Marcipor.

Ce dernier n’avait certainement pas été sévère avec Démétrius, songea Lucia ; il le traitait au contraire comme son propre fils. Leur attachement était si visible que des esclaves nouveaux venus croyaient à une parenté entre les deux hommes.

*

* *

Démétrius réapparut à ce moment et s’avança vers la pergola. Lucia se demanda ce qui l’amenait. Il était maintenant debout devant elle, attendant qu’elle lui fît signe de parler.

– Qu’y a-t-il, Démétrius ?

– Le tribun présente à sa sœur ses vœux de bonheur et de santé, et demande la permission de déjeuner avec elle.

Le visage de Lucia s’éclaira ; puis, de nouveau grave, elle répondit :

– Informe ton maître que sa sœur en sera très heureuse, et dis-lui que le déjeuner sera servi sous la pergola.

Après que Démétrius se fut incliné profondément pour prendre congé, Lucia passa devant lui et fit quelques pas sur le sol pavé. Il la suivait à distance. Lorsqu’ils furent hors d’écoute, elle s’arrêta et lui fit face.

– Comment se fait-il qu’il se soit levé si tôt ? demanda-t-elle sans ambages. N’est-il pas allé au banquet ?

– Le tribun y était présent, répondit Démétrius avec respect. C’est de cela, peut-être, qu’il est impatient de parler.

– Ne va pas me dire qu’il s’est attiré des ennuis, Démétrius !

Elle le regarda dans les yeux, mais il évita son regard.

– Si tel est le cas, répondit-il avec prudence, le tribun désire sans doute en parler sans l’assistance de son esclave. Puis-je me retirer ?

– Tu étais présent, n’est-ce pas ?

Et comme Démétrius s’inclinait affirmativement, elle demanda :

– Le prince Gaïus était-il là ?

Démétrius s’inclina de nouveau, et elle poursuivit en hésitant :

– Est-ce qu’il… Est-ce que tu as eu l’occasion de remarquer si le prince était de bonne humeur ?

– De très bonne humeur, répondit Démétrius, jusqu’au moment où il s’est mis à dormir.

– Ivre, fit Lucia en fronçant son petit nez.

– C’est possible. Mais ce n’est pas à moi à le dire.

– Le prince semblait-il amical envers mon frère ? insista Lucia.

– Pas plus que d’habitude.

Lucia soupira et secoua ses boucles brunes en faisant la moue.

– Tu es souvent très agaçant, Démétrius.

– Je le sais, avoua-t-il avec calme. Puis-je m’en aller, à présent ? Mon maître…

– Va, dépêche-toi ! coupa Lucia.

Elle fit demi-tour et revint d’un pas décidé vers la pergola. Il devait être arrivé quelque chose, la veille au soir, sinon Démétrius n’aurait pas pris cette attitude glaciale.

S’apercevant que sa jeune maîtresse était mécontente, Décimus s’éloigna prudemment. Les jumelles, qui avaient fini de mettre le couvert, se tenaient côte à côte, attendant les ordres. Lucia s’avança au-devant d’elles.

– Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle.

– Je suis Hélène, balbutia l’une d’elles nerveusement. Ma sœur s’appelle Nesta.

– Elle ne sait pas parler ?

– Pardon… elle a peur.

Les yeux aux longs cils s’agrandirent d’appréhension comme Lucia s’approchait. Elle mit ses mains sous le menton des jeunes filles, leur leva la tête, et dit en souriant :

– N’ayez pas peur. Je ne veux pas vous manger.

Elle joua un instant avec les petites boucles serrées qui s’échappaient du bonnet d’Hélène, puis, se tournant vers Nesta, elle défit et renoua avec soin sa large ceinture. Les yeux des deux sœurs s’embuèrent et Nesta essuya une grosse larme du revers de sa main.

– Allons, allons, fit doucement Lucia. Ne pleurez pas. Personne ne vous fera de mal, ici.

Elle abandonna subitement son ton caressant, se redressa, et déclara fièrement :

– Vous appartenez au sénateur Marcus Lucan Gallio ! Il vous a achetées un bon prix parce que vous avez de la valeur ; et à cause de cela, on ne vous maltraitera pas… Décimus ! appela-t-elle, veille à donner de nouvelles tuniques à ces jolies petites ; des blanches avec un galon corail.

Elle prit l’une après l’autre leurs mains et les examina d’un air critique.

– Elles sont propres, fit-elle à mi-voix, et belles aussi. C’est très bien.

Puis se tournant vers Décimus :

– Tu peux te retirer, et emmène les jumelles. Qu’elles fassent le service. Mon frère déjeune avec moi. Tu n’as pas besoin de revenir.

Lucia n’aimait pas beaucoup Décimus ; elle n’avait aucune raison de se plaindre de lui, car il était un parfait domestique ; presque trop déférent, d’une déférence glaciale qui ressemblait à de la mauvaise humeur. Lucia avait remarqué que les esclaves importés étaient plus agréables que les natifs. Décimus, né à Rome, était à leur service depuis aussi longtemps qu’elle pouvait se souvenir. Il avait un poste de confiance : c’est lui qui s’occupait de l’approvisionnement, discutait personnellement avec les marchands, allait trouver les caravanes étrangères apportant les épices des pays lointains. C’était un personnage d’importance, connaissant son affaire et se comportant avec dignité, mais il était toujours resté un étranger.

Le bon vieux Marcipor était tout différent : très gentil et tout aussi fidèle. Marcipor gérait les affaires de la famille depuis si longtemps qu’il en savait probablement sur leur fortune plus long que père lui-même.

Décimus s’inclina gravement et, obéissant à l’ordre de Lucia, se dirigea du côté de la maison avec une raideur qui trahissait sa réprobation pour cet écart de discipline. Les jeunes Macédoniennes s’éloignèrent en sautillant, la main dans la main, sans attendre la permission. Lucia les rappela à l’ordre.

– Venez ici ! dit-elle sévèrement.

Elle obéirent sans élan et revinrent toutes penaudes.

– Attention ! Vous ne devez pas vous amuser quand vous faites votre service.

Elles relevèrent timidement leurs longs cils ; un sourire qui jouait sur les lèvres de Lucia rendit la gaîté à leur regard.

– Allez, maintenant, reprit-elle brusquement.

S’allongeant sur le grand banc de marbre à côté de la table, elle suivit des yeux les deux jumelles qui, à quelques mètres derrière Décimus, marchaient cette fois le dos droit et raide, accentuant chaque pas d’un balancement de leur tête, imitant à la perfection la démarche du solennel maître d’hôtel. « Les petites coquines ! murmura-t-elle. Elles mériteraient d’être fouettées. » Puis, subitement grave, elle se mit à réfléchir. Marcellus allait venir. Que devait-elle raconter à ce frère adoré de son aventure désagréable avec Gaïus ? Tout d’abord il fallait découvrir ce qui s’était passé au banquet des tribuns.

*

* *

– Bonjour, chère enfant !

Marcellus lui renversa la tête en arrière, l’embrassa bruyamment entre les deux yeux et lui ébouriffa les cheveux tandis que Bambo, le grand chien berger noir, pressait son museau contre elle et agitait frénétiquement la queue.

– Assez ! assez ! s’écria Lucia en les repoussant. Tu es bien matinal, tribun Marcellus Lucan Gallio ! Je croyais que tu étais allé à une fête cette nuit ?

– Ah ! petite sœur, quelle fête ! (Marcellus tâta sa tête, aux cheveux courts et bouclés, et fit la grimace.) Tu as de la chance de ne pas être tribun. Quelle nuit !

– Une nuit bien arrosée, à en juger par tes yeux bouffis. Raconte-moi ce qui s’est passé… si tu t’en souviens !

Lucia chassa du pied Bambo, installé sur le banc de marbre, et son frère s’assit confortablement à côté d’elle.

– J’ai bien peur d’avoir jeté la disgrâce sur la famille. Les dieux seuls savent ce qui en résultera. Le prince n’était pas en état de comprendre, mais quelqu’un se chargera bien de le lui dire avant la fin de la journée.

Lucia se pencha anxieusement en avant, posa la main sur le genou de Marcellus et examina ses yeux assombris.

– Gaïus ? interrogea-t-elle dans un murmure effrayé. Qu’est-il arrivé ?

– Un poème, une ennuyeuse et stupide ode, écrite pour l’occasion par le vieux sénateur Tuscus, qui, ayant atteint la période de la sénilité où le temps et l’éternité se confondent…

– On dirait que tu y es aussi arrivé, interrompit Lucia. Allons, dis vite.

– Ne me bouscule pas, jeune impatiente, soupira Marcellus. Je suis très fragile. Je disais donc que cette interminable ode, conçue par le vieux Tuscus pour se rendre important, était lue par son fils Antonius ; un poème dithyrambique à l’adresse de notre glorieux prince.

– Il a dû être charmé, et vous avez tous applaudi.

– J’y arrive, dit Marcellus d’une voix pâteuse. Durant des heures cela n’avait été qu’une suite de plats copieusement arrosés, accompagnés de musique d’orchestre entremêlée de chœurs grecs – excellents – et de tours de magie – déplorables. Des discours et un combat de lutte aussi, je crois. La nuit était fort avancée. Bien avant qu’Antonius prît la parole, si nous avions été libres de faire ce que nous voulions, nous nous serions tous étendus sur nos couches confortables et aurions dormi. Le galant Tullus était assis en face de moi, dormant avec la sérénité d’un enfant.

– Et c’est à ce moment qu’il y a eu l’ode, dit Lucia pour engager son frère à continuer.

– Oui, c’est alors qu’il y a eu l’ode. À mesure qu’Antonius rabâchait, sa voix me paraissait s’éloigner, ses traits s’estompaient et mes paupières s’alourdissaient…

– Marcellus ! s’écria Lucia. Au nom des dieux immortels, continue donc.

– Calme-toi, impétueuse enfant. Je ne puis penser vite, aujourd’hui. Il me semble que je serai ennuyeux pour le reste de mes jours. Cette ode est contagieuse, je le crains. Bref… cette tirade durait depuis une éternité, je me suis soudain réveillé, et j’ai contemplé mes distingués compagnons, paisiblement endormis, sauf quelques-uns, à la table d’honneur, dont les sourires se figeaient sur leurs dents serrées, et le jeune frère d’Antonius, l’insupportable Quintus. Je ne puis souffrir cet arrogant avorton, et il sait que je le méprise.

– Et Gaïus ! cria Lucia. Je veux savoir ce que tu as fait pour offenser Gaïus !

Marcellus fut pris de fou-rire.

– Si notre glorieux prince avait été simplement endormi, décemment, avec son double menton sur sa poitrine, ton pauvre frère aurait pu le supporter. Mais il avait permis à sa tête de se renverser en arrière. Sa bouche était ouverte. La langue en sortait peu élégamment, et son nez en pomme de terre frémissait à chaque ronflement sonore.

– C’est révoltant !

– Le mot est faible, petite sœur. Tu devrais faire plus attention à la valeur des termes. Et voilà… au moment fatal où Antonius atteignait l’apogée de l’ode de son père avec « Gaïus, fontaine de science !… Gaïus aux yeux divins !… » j’ai senti que cela venait, à peu près comme un éternuement irrépressible ; j’ai soudain éclaté de rire. Sans me cacher dans mes mains, ah ! non. J’ai renversé la tête en arrière et j’ai ri à gorge déployée, sans me gêner.

À ce souvenir, Marcellus partit de plus belle en un rire incontrôlable.

– Crois-moi, j’ai réveillé tout le monde sauf Gaïus.

– Marcellus !

Soudain calmé par le ton alarmé de sa sœur, il la regarda et la vit pâle et troublée.

– Qu’y a-t-il, Lucia ? Es-tu malade ?

– J’ai peur, murmura-t-elle.

Il l’entoura de son bras et elle appuya sa tête contre l’épaule de son frère.

– Allons, allons ! dit-il. Nous n’avons rien à craindre, Lucia. J’ai été stupide de t’alarmer. J’ai cru que cela t’amuserait. Gaïus sera fâché quand il l’apprendra, naturellement ; mais il ne s’aventurera pas à punir le fils de Marcus Lucan Gallio !

– Mais ne sais-tu pas que c’est justement hier que père l’a ouvertement critiqué au Sénat ?

– Bien sûr ! mais le paternel est assez fort pour prendre soin de lui, déclara Marcellus.

Il y eut un long silence. Le corps de Lucia tremblait.

– S’il n’y avait que cela ! dit-elle enfin. Ce serait peut-être sans importance. Mais, maintenant tu l’as offensé. Et il était déjà fâché contre moi.

– Contre toi ?

Marcellus la prit par les épaules et la regarda au fond des yeux.

– Pourquoi donc Gaïus serait-il fâché contre toi ?

– Te souviens-tu que l’été dernier, j’ai été invitée avec Diana et sa mère au palais de Capri, et que Gaïus est venu rendre visite à l’empereur ?

– Oui, eh bien ! Qu’a-t-il dit ? Qu’a-t-il fait ?

– Il a essayé de me faire la cour.

– L’animal ! s’écria Marcellus en sautant sur ses pieds. Je vais lui arracher sa langue immonde ! Je lui sortirai les yeux avec mes pouces ! Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?

– Tu viens d’en donner la raison, dit Lucia tristement. Je craignais ces violences. Si mon frère était un homme prudent et pondéré, je le lui aurais peut-être tout de suite confié. Seulement mon frère est aussi téméraire que brave. Maintenant que je le lui ai dit, il veut tuer Gaïus ; et ce frère que j’aime tendrement sera mis à mort, ainsi que mon père. Ma mère sera bannie ou emprisonnée, et…

– Qu’en pense notre mère ? interrompit Marcellus.

– Je ne lui ai rien dit.

– Pourquoi pas ? Tu aurais dû, immédiatement !

– Pour qu’elle le dise à père ? Cela aurait été aussi dangereux que de le dire à mon frère.

– Tu aurais dû te plaindre à l’empereur. Tibère n’est pas un parangon de vertu, mais il s’en serait occupé. Il n’aime pas beaucoup Gaïus.

– Allons donc ! Ce vieillard à moitié fou ? Il aurait probablement piqué une de ses rages coutumières et invectivé Gaïus devant tout le monde ; puis il se serait calmé et aurait oublié toute l’affaire. Mais Gaïus, lui, ne l’aurait pas oubliée. Non, je n’ai rien dit à personne… sauf à Diana.

– Diana ! Si tu trouvais ton secret dangereux, pourquoi le confier à cette petite fille ?

– Parce qu’elle aussi avait peur du prince et comprenait pourquoi je ne voulais pas rester seule avec lui. Et Diana n’est pas du tout un bébé, Marcellus. Elle a bientôt seize ans. Et, permets-moi de te dire, je trouve que tu devrais cesser de lui ébouriffer les cheveux et de la chatouiller sous le menton lorsqu’elle vient me rendre visite, comme si elle avait cinq ans.

– Je suis navré ! Je ne croyais pas qu’elle prendrait ombrage de mes familiarités. Pour moi elle est une enfant, comme toi.

– Eh bien, il est temps que tu comprennes que Diana est une jeune fille. Ce ne sont pas tant tes familiarités qui lui déplaisent que ta façon de ne jamais la prendre au sérieux.

– Je ne croyais pas Diana aussi susceptible, bougonna Marcellus. Quand quelque chose lui déplaît, elle sait le dire d’habitude. Elle a même été assez audacieuse pour demander qu’on change son nom.

– Elle détestait s’appeler Asinia. Diana est un bien plus joli nom, ne trouves-tu pas ?

– Peut-être bien, dit Marcellus en haussant les épaules. C’est le nom d’une stupide déesse. Le nom d’Asinius est noble, il signifie quelque chose !

– Que tu es ennuyeux, Marcellus ! interrompit Lucia. Je veux dire que Diana aurait probablement beaucoup de plaisir à ce que tu l’appelles par les petits noms que tu lui donnes… si…

Marcellus se redressa pour examiner sa sœur avec un subit intérêt.

– Veux-tu par hasard me suggérer que cette gamine se croit amoureuse de moi ?

– Parfaitement ! Et tu es bien bête de ne pas l’avoir remarqué ! Reprends tes esprits. On vient avec notre déjeuner.

Marcellus jeta un regard distrait vers la maison ; il tressaillit et fronça les sourcils ; puis il se frotta les yeux et regarda de nouveau. Lucia eut un sourire malicieux.

– Eh bien vrai ! petite sœur, grogna-t-il, ça va plus mal que je ne croyais.

– Ce n’est rien, mon frère, dit-elle en riant. Il y en a vraiment deux.

– Ah ! tu me soulages ! Sont-elles aussi intelligentes que belles ? demanda-t-il comme les jumelles s’approchaient.

– Il est trop tôt pour en juger. C’est le premier jour qu’elles font le service. Ne les effraie pas, Marcellus. Elles ont déjà bien assez peur comme ça. Elles n’ont encore jamais travaillé… Ici, Bambo, coucher !

Roses d’embarras, les petites Macédoniennes se mirent à décharger leurs plateaux d’argent.

– Elles sont mignonnes, dit à mi-voix Marcellus. Où père les a-t-il dénichées ?

– Tais-toi ! chuchota Lucia.

Elle se leva et s’approcha de la balustrade où son frère la suivit.

– Que pense Tullus de ce que tu as fait ? demanda Lucia.

– Dis-moi donc, dit Marcellus en ignorant sa question, ces esclaves ont-elles quelque chose de particulier pour que tu leur montres tant d’égards ?

Lucia secoua la tête sans lever les yeux et soupira.

– J’ai pensé tout à coup, dit-elle enfin, à ce que j’éprouverais si j’étais à leur place. Il n’est pas impossible que je me trouve moi-même bientôt dans une situation pareille. Qu’en dirais-tu alors ?

– Quelle stupidité ! grommela-t-il du coin de la bouche. Tu en fais tout un drame ! Il n’arrivera rien. J’y veillerai.

– Comment ? De quelle manière ?

– Ma foi, dit Marcellus d’un ton résigné, que pourrais-je faire d’autre que d’aller présenter mes excuses à cet immonde crapaud ?

Le visage de Lucia s’éclaira et elle lui saisit le bras.

– Oh ! fais cela ! supplia-t-elle. Aujourd’hui même ! Fais la paix avec lui, dis-lui que tu étais ivre. Car tu étais ivre, n’est-ce pas ?

– J’aimerais mieux être fouetté en place publique !

– Oui, je comprends. Cela t’arrivera du reste peut-être. Gaïus est dangereux !

– Que peut-il faire ? Tibère ne permettra pas à son crétin de beau-fils de punir un membre de la famille Gallio. Tout le monde sait que le vieil homme le méprise.

– Oui, et pourtant, à la demande de Julie, Tibère a consenti à ce qu’il devienne régent. Et Julie a encore de l’influence. Si le vieil empereur prenait le parti de la famille Gallio contre Gaïus, sa femme crierait tant qu’il ferait n’importe quoi pour avoir la paix.

– La vieille chipie !

– Penses-y bien !

Lucia sentait qu’elle gagnait du terrain.

– Allons, déjeunons ! Puis tu iras chez Gaïus avaler ta pilule. Prodigue les louanges, rien n’est trop flatteur pour lui. Dis-lui qu’il est superbe, que dans tout l’empire personne n’est aussi sage que lui. Dis-lui qu’il est divin. Mais, je t’en prie, garde ton sérieux.

*

* *

Résolu à suivre le conseil de sa sœur, Marcellus chercha les moyens d’en finir au plus vite avec cette corvée déplaisante. La prudence lui suggérait de solliciter une audience par la voie officielle et d’attendre le bon plaisir du prince ; mais, impressionné par la gravité de sa position, il se décida à ignorer la procédure ordinaire et à essayer de voir Gaïus sans convocation. En se présentant au palais peu avant midi, il aurait peut-être la chance de trouver le prince seul, avant même que celui-ci eût été informé de l’incident.

À dix heures, ragaillardi par un bain chaud, un vigoureux massage par Démétrius et un plongeon dans la piscine, le tribun s’habilla avec soin et descendit l’escalier. Il s’arrêta pour saluer son père, qu’il n’avait pas vu depuis la veille. Le sénateur, bel homme aux cheveux blancs, était en train d’écrire. Il leva les yeux, sourit et invita Marcellus à entrer.

– Si tu as le temps aujourd’hui, mon fils, j’aimerais que tu viennes avec moi examiner une paire de juments andalouses.

– Avec plaisir, mon père ; mais cela pourrait-il attendre à demain ? J’ai une course importante à faire, que je ne puis remettre.

Le vieillard discerna une pointe d’anxiété dans la voix du tribun.

– Rien de sérieux, j’espère, dit-il en désignant un siège.

– J’espère que non.

Après un instant d’indécision, Marcellus s’assit et regarda son père d’un air grave.

– Si tu as le temps, je te l’expliquerai.

Gallio se pencha en avant d’un air engageant. L’histoire fut longue. Marcellus ne s’épargna pas. Il dit tout ce qui le concernait. Quant aux inquiétudes de Lucia, il renonça à en parler trouvant que cela suffisait pour le moment. Il termina en déclarant qu’il allait immédiatement présenter ses excuses. Gallio, qui avait écouté attentivement sans rien dire, se redressa, secoua sa belle tête léonine et s’écria :

– Non ! Non !

Surpris de cette véhémence, alors qu’il s’attendait à l’approbation de son père, Marcellus demanda :

– Tu n’es pas d’accord ?

– Ce n’est pas avec de plates excuses que l’on remonte dans l’estime d’un homme qu’on a blessé.

Gallio repoussa son siège et sa haute stature se dressa devant son fils.

– Même dans les circonstances les plus favorables, de dégradantes excuses peuvent aller à fin contraire. Dans le cas de Gaïus, t’abaisser serait fatal, car tu n’as pas affaire à un gentilhomme, mais à une crapule. Faire des excuses à Gaïus reviendrait à dire que tu comptes sur sa générosité. Or la générosité, pour lui, serait un signe de faiblesse. Ne te mets jamais sur la défensive en face d’un homme qui a des raisons de craindre pour sa propre sécurité. « Voilà enfin, se dira-t-il, une occasion de montrer ma force. »

– Tu as peut-être raison, père, concéda Marcellus.

– Peut-être ? Mais il va sans dire que j’ai raison !

Le sénateur alla vers la porte, la ferma doucement et reprit sa place.

– Vois donc les personnages avec lesquels tu as affaire. Il y a d’abord le vieux Tibère, tour à tour rageant et se morfondant dans sa villa de cinquante pièces à Capri ; un pathétique et déplaisant personnage, s’adonnant à la nécromancie et s’entretenant avec les dieux ! Ah ! mon fils, dit Gallio en s’interrompant, ce n’est pas normal qu’un homme riche ou puissant feigne d’être religieux. Il faut laisser les dieux aux pauvres et aux faibles : ils sont là pour distraire les malheureux de misères qui seraient sans cela intolérables. Lorsqu’un empereur se plonge dans la religion, il est ou fou ou pervers. Tibère, lui, est fou ; il n’est pas difficile d’en deviner la raison. Il en veut amèrement à sa mère de lui avoir fait répudier Vipsania, la seule créature qu’il ait jamais aimée…

– Il aime beaucoup Diana, interrompit Marcellus.

– C’est vrai ! Parce qu’elle est la petite-fille de Vipsania. Tibère a été un bon administrateur au début et Rome n’a jamais joui d’une telle prospérité, même sous Jules César ; mais, comme tu le sais, lorsque Vipsania lui a été enlevée, il a perdu tout intérêt pour l’empire et s’est entouré de charlatans, de prêtres et d’astrologues. Son esprit a été tellement dérangé par toutes ces stupidités qu’il a consenti à épouser Julie qu’il détestait depuis l’enfance. C’est probablement pourquoi il n’a plus voulu s’occuper des affaires de l’État, ajouta-t-il avec un ricanement. Pour haïr Julie comme elle le méritait, il n’avait pas trop de tout son temps ! Sans parler de l’odieux rejeton que cette mégère avait enfanté avant leur mariage. Tibère ne hait pas seulement Julie, il en a une peur mortelle – et avec raison – car elle possède à la fois l’esprit morbide et l’audace d’un assassin.

– Lucia prétend que le vieil empereur ne touche pas à son vin avant que sa femme l’ait goûté, fit Marcellus. Mais elle croit que c’est une plaisanterie entre eux.

– Il ne faut pas détromper ta sœur. Ce n’est pourtant pas une plaisanterie ; et ce n’est pas pour rien qu’il poste une douzaine de gladiateurs numides aux portes et aux fenêtres de sa chambre à coucher. Or Gaïus est parfaitement au courant de la situation. Il sait que l’empereur ne jouit pas de toute sa raison, que la situation de sa mère est précaire et que, s’il arrivait malheur à celle-ci, sa régence ne durerait que le temps nécessaire à une galère pour faire voile vers l’île de Crête avec, à son bord, un prince dépossédé.

– Si cela arrivait, qui succéderait à Gaïus ?

– Bah ! cela n’arrivera pas. Si quelqu’un meurt, là-bas, ce ne sera pas Julie. Tu peux compter dessus.

– Enfin, supposons, insista Marcellus. Si, pour une raison quelconque, accident, maladie ou assassinat prémédité, Julie était éliminée, et Gaïus aussi par conséquent, crois-tu que Tibère donnerait le trône à Asinius Gallus ?

– Il est possible, dit Gallio, que l’empereur croie dédommager Vipsania, en honorant son fils. Et ce ne serait pas un mauvais choix. Gallus aurait l’appui de nos légions, tant à Rome qu’au delà des mers. Cependant, un vaillant soldat ne fait pas forcément un bon monarque. Pour combattre l’étranger il lui faut des connaissances tactiques et de la bravoure, tandis qu’un empereur est continuellement en guerre avec une cour envieuse, un Sénat turbulent et un essaim de propriétaires cupides. Il a besoin d’un flair spécial pour déceler les conspirations, d’un esprit assez retors pour déjouer les trahisons, d’un talent inné pour le mensonge… Il lui faut aussi la carapace d’un crocodile.

– Assez épaisse pour émousser la pointe d’un poignard, compléta Marcellus.

– C’est un métier dangereux, approuva Gallio, mais je ne crois pas que notre excellent ami Gallus soit jamais exposé à ces dangers.

– Je me demande si cela plairait à Diana d’être princesse, dit Marcellus d’un air absent.

Son père l’observa avec curiosité.

– Nous voilà bien loin du sujet. Que vient faire ici Diana ? Tu t’intéresses à elle ?

– Oh ! parce qu’elle est l’amie de Lucia, répliqua Marcellus avec une indifférence exagérée. Elles sont inséparables, et naturellement je vois Diana presque chaque jour.

– Une ravissante enfant, pleine de vivacité, commenta le sénateur.

– Ravissante, oui, mais elle n’est plus une enfant. Diana a bientôt seize ans.

– En âge de se marier, c’est ce que tu veux dire ? Elle sera charmante si l’on arrive à la dompter. Elle est de sang noble. Seize ans, tiens ? C’est étonnant que Gaïus ne l’ait pas remarquée. Il remonterait bien dans l’estime de l’empereur, s’il pouvait gagner les faveurs de Diana.

– Elle le déteste.

– Ah ! elle t’en a parlé ?

– C’est Lucia qui me l’a dit.

Il y eut un long silence avant que Gallio reprît, en mesurant ses paroles :

– Dans l’état actuel des tes relations avec Gaïus, mon fils, tu te montrerais prudent, je crois, en ne te faisant pas remarquer par des assiduités auprès de Diana.

– Je ne la vois jamais qu’ici.

– Malgré cela, fais attention. Gaïus a des espions partout.

– Même ici, dans notre maison ? dit Marcellus d’un air incrédule.

– Pourquoi pas ? Crois-tu que Gaïus, fils d’Agrippa qui n’eut jamais une pensée honnête de toute sa vie et de Julie qui est née avec les oreilles en trous de serrures, y aurait quelque scrupule ?

Gallio roula le parchemin qui était devant lui, indiquant par là que son travail était terminé pour la journée.

– Nous avons assez discuté. Pour ce qui concerne l’incident de cette nuit, les amis du prince lui conseilleront probablement de laisser tomber l’affaire. Attendons les événements.

Il se leva et ajusta les plis de sa toge.

– Viens, montons à cheval et allons au camp d’Ismaël pour voir ces juments. Elles te plairont : blanches comme du lait, fougueuses à souhait – et probablement d’un prix exorbitant, car Ismaël, le vieux malin, sait que je m’y intéresse.

Marcellus réagit avec entrain à l’humeur enjouée de son père car ce dernier semblait avoir liquidé cette malheureuse affaire avec Gaïus. Il ouvrit la porte pour laisser passer le sénateur. Démétrius qui attendait dans l’atrium suivit les deux hommes à travers les vastes pièces jusqu’au spacieux portique.

– Tiens ! Qui vient là ? (Marcellus indiqua de la tête un cavalier en uniforme qui arrivait justement par la via Aurélia.) Quel honneur ! C’est Quintus, le cadet des Tuscus. Il est actuellement en faveur auprès du prince.

Le jeune tribun, suivi d’un aide camp, s’approcha vivement d’eux. Négligeant de saluer, il tira de sa ceinture un rouleau fermé d’un sceau.

– J’ai l’ordre du prince Gaïus, de remettre ce message entre les mains du tribun Marcellus Lucan Gallio, cria-t-il avec arrogance.

L’aide de camp, descendant de cheval, prit le rouleau, monta l’escalier et le remit à Marcellus. Celui-ci dit d’un air narquois :

– Le prince serait bien avisé d’employer des messagers plus courtois. Y a-t-il une réponse ?

– Les ordres impériaux exigent l’obéissance et non des réponses ! cria Quintus.

Il tira brusquement sur les rênes du cheval, piqua des deux et partit au galop suivi de son aide de camp.

– Gaïus ne perd pas son temps, fit remarquer le sénateur.

La satisfaction se lisait sur son visage en observant l’attitude calme de son fils et la précision avec laquelle il fit sauter le cachet de la pointe de son poignard. Déroulant le parchemin, Marcellus le tint de façon que son père pût en voir le contenu. Gallio lut à mi-voix :

Prince Gaïus Drusus Agrippa,

au tribun Marcellus Lucan Gallio :

Salut !

Le courage des tribuns militaires ne doit pas être gaspillé à la table des banquets. Il doit être mis au service de l’Empire là où l’audace et la témérité sont utiles. Le tribun Marcellus Lucan Gallio reçoit l’ordre de se présenter, avant le coucher du soleil, au commandant en chef, Cornélius Capito, pour y recevoir ses ordres.

Marcellus refit le rouleau et le tendit négligemment à Démétrius qui l’enfouit dans sa tunique ; puis, se tournant vers son père, il dit :

– Nous avons tout le temps d’aller voir les chevaux d’Ismaël.

Le sénateur se redressa fièrement, regarda son fils avec orgueil et respect, puis descendit les degrés de marbre et monta en selle. Marcellus fit signe à Démétrius de s’approcher.

– Tu as entendu le message ? demanda-t-il.

– Je n’ai rien entendu, maître, si la chose est confidentielle, répondit Démétrius.

– Le prince veut disposer de moi, et ma foi, je ne l’ai pas volé. Maintenant, je ne veux pas te donner l’ordre de me suivre. Je te laisse libre de décider si…

– J’irai avec toi, maître.

– Très bien. Vérifie mon équipement, et le tien aussi.

Marcellus descendit le perron, puis se retourna pour dire gravement :

– C’est ta vie que tu risques.

– Oui, maître. Il te faudra des sandales plus fortes. Dois-je les acheter ?

– Oui, et pour toi aussi. Demande l’argent à Marcipor.

Il éperonna son cheval et, après un temps de galop, rejoignit bientôt le sénateur.

– Je suis resté en arrière pour parler à Démétrius. Je le prends avec moi.

– Cela va de soi.

– Je l’ai laissé libre de décider.

– Tu as bien fait.

– Je l’ai averti qu’il ne reviendrait probablement pas vivant.

– En effet, dit le sénateur d’un air sombre. Mais tu peux être sûr qu’il ne reviendra pas seul.

– Démétrius est la fidélité même… c’est étonnant pour un esclave.

Le sénateur ne répondit pas immédiatement ; son visage sérieux et sa mâchoire serrée indiquaient qu’il réfléchissait.

– Mon fils, dit-il enfin, nous aimerions bien avoir au Sénat quelques hommes ayant l’intelligence et la bravoure de ton esclave Démétrius. Qui sait si, un de ces jours, les esclaves ne renverseront pas ce gouvernement pourri ? Ils pourraient déjà le faire maintenant s’ils étaient organisés. Leur commun désir de liberté ne suffit pas ; ce qui leur manque, c’est un chef. Cela viendra, tu verras.

Le sénateur se tut si longtemps après cette surprenant déclaration que Marcellus crut devoir dire :

– C’est la première fois que je t’entends exprimer cette opinion. Crois-tu qu’il pourrait y avoir un soulèvement parmi les esclaves ?

– Pas encore. Un jour, ils auront un chef, une cause, une bannière. Les trois quarts des habitants de cette ville ont été ou sont des esclaves et, chaque jour, les expéditions guerrières en ramènent des cargaisons. Un gouvernement habile et puissant pourrait seul juguler une force semblable. Mais regarde le nôtre, c’est une coquille creuse ! Nos dirigeants se prélassent dans la luxure et se contentent de donner des fêtes extravagantes en l’honneur de leurs dieux stupides ; à leur tête, il n’y a qu’un vieillard sénile et un jeune ivrogne ! Mon fils, Rome est condamnée. L’Empire est trop faible et dégénéré pour durer !

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