II

Cornélius Capito n’était pas là quand Marcellus se présenta à trois heures pour s’enquérir de ce que Gaïus lui réservait. C’était étonnant, et même un peu inquiétant. L’absence insolite du chef et son remplacement par un jeune subordonné signifiaient clairement que Capito avait voulu s’éviter une entrevue déplaisante avec le fils de son ami d’enfance.

Les Gallio étaient revenus au pas du camp d’Ismaël, où le sénateur avait renoncé à acheter les juments andalouses, vu le prix exorbitant exigé par le vieux Syrien ; d’ailleurs, il était visible que les événements de la journée avaient relégué à l’arrière-plan tout autre intérêt.

Le sénateur tournait dans son esprit les possibilités d’intervention de Cornélius. Si quelqu’un, à Rome, pouvait atténuer la punition que Gaïus réservait à son fils, c’était le commandant de la Garde prétorienne dont le pouvoir était très étendu.

– Je suis certain qu’il intercédera pour toi, avait-il dit. Si l’on t’envoie à un poste honorable, nous ne nous plaindrons pas, même s’il comporte du danger. Je ne puis croire que cet ami fidèle ne fera pas l’impossible pour toi.

Après cela, Marcellus était parti le cœur léger et, accompagné de Démétrius qui avait aussi fort belle allure à cheval, il avait traversé les rues conduisant à la grande place circulaire où s’élevaient les imposants bâtiments de marbre réservés à la Garde prétorienne et aux officiers supérieurs de l’armée. À gauche s’étendait l’immense place d’exercice où se trouvaient en ce moment des caravanes de chameaux et des bêtes de somme par centaines.

Une armée se préparait à partir pour la Gaule, et la place présentait un spectacle fascinant. Les bannières flottaient. Les jeunes officiers, pimpants dans leurs uniformes neufs, se montraient pleins d’ardeur et les légionnaires semblaient impatients de se mettre en route.

Obligé de descendre de cheval à cause de la cohue, Marcellus avait remis ses rênes à Démétrius et s’était avancé par un étroit passage vers le prétoire. Dans les larges corridors, des centurions attendaient leurs ordres et plusieurs d’entre eux le saluèrent au passage. Ils croyaient peut-être qu’il venait comme eux chercher ses instructions pour l’expédition, et il eut un petit frisson d’orgueil. On peut penser ce qu’on veut de la brutalité et des horreurs de la guerre, mais ce n’est pas un mince honneur que d’être soldat romain, de quelque grade que ce soit. Jouant des coudes, il s’était frayé un passage jusqu’à la porte conduisant aux bureaux de Capito.

– Le commandant n’est pas là, dit d’un ton bref un employé affairé. J’ai l’ordre de vous remettre ceci.

Marcellus prit le rouleau dûment cacheté, hésita un instant à demander si Capito allait revenir, puis fit demi-tour, descendit l’escalier et traversa la multitude qui grouillait sur la place. Démétrius vint à sa rencontre et tendit à son maître les rênes de la jument. Leurs regards se croisèrent.

– Je ne l’ai pas encore ouvert, dit-il en frappant de la main le rouleau. Rentrons à la maison.

*

* *

Le sénateur l’attendait avec impatience.

– Eh bien ! qu’a dit notre cher ami Capito ? demanda-t-il sans chercher à déguiser son inquiétude.

– Il était absent. Un sous-ordre m’a répondu.

Marcellus posa le rouleau sur la table et s’assit pendant que son père en faisait sauter les cachets. Gallio parcourut des yeux, les sourcils froncés, le document au style pompeux. Puis il s’éclaircit la voix et regarda son fils d’un air sombre.

– Tu as l’ordre de prendre le commandement de la garnison de Minoa, dit-il enfin.

– Où se trouve Minoa ?

– Minoa est un vilain petit port au sud de la Palestine.

– Je n’en ai jamais entendu parler, dit Marcellus. Je sais qu’il y a là nos forts de Césarée et de Joppé, mais Minoa ?

– C’est le point de départ de la vieille piste qui conduit à la mer Morte. La plus grande partie de notre sel vient de là, et la garnison de Minoa a le devoir d’assurer la sécurité de nos caravanes.

– Cela ne m’a pas l’air très intéressant. J’avais espéré quelque chose de dangereux.

– Oh ! tu ne seras pas déçu. Du danger, il y en a. Les Bédouins, qui menacent nos convois de sel, sont des brutes sauvages. Comme ils opèrent par petites bandes indépendantes, se cachant dans leurs repaires au sein de cette contrée rocheuse et désertique, nous n’avons jamais entrepris de campagne pour les anéantir. Il aurait fallu cinq légions.

Le sénateur parlait en homme bien informé.

– Tu veux dire que ces brigands volent le sel de nos caravanes ?

– Non, pas le sel. Ils les dévalisent à leur voyage d’aller, car elles transportent des provisions et de l’argent. Combien de ces caravanes ne sont jamais revenues ! Mais ce n’est pas tout, continua le sénateur. Nous ne sacrifions pas nos meilleurs hommes pour ce fort de Minoa. La garnison est composée d’un ramassis d’aventuriers. Pour la bonne moitié, ce sont d’anciens officiers, tombés en disgrâce à la suite d’insubordination ou d’irrégularités ; le reste se compose d’un assortiment d’agitateurs politiques qui cherchent à propager le mécontentement.

– Je croyais que l’empire avait des moyens plus expéditifs pour se débarrasser des gens sans aveu.

– Il y a des cas, expliqua le sénateur, où un procès public ou un assassinat privé peuvent soulever une protestation. Dans ces circonstances, il est tout aussi efficace, et plus pratique, d’envoyer le coupable à Minoa.

– Mais alors, père, cela équivaut à un exil !

Marcellus se leva et s’appuya de tout son poids sur ses poings fermes.

– Sais-tu encore autre chose de cet endroit maudit ?

Gallio hocha lentement la tête.

– Je sais tout à son sujet, mon fils. Durant de nombreuses années, je me suis occupé au Sénat, avec quatre de mes collègues, de la surveillance de ce fort.

Il s’arrêta, puis, le visage livide de colère, il ajouta :

– Je crois que c’est pour cela que Gaïus Drusus Agrippa… (le sénateur hacha furieusement entre ses dents ce nom détesté) a imaginé cela contre mon fils ; il savait que je serais pleinement conscient de ce qui t’était réservé.

Et, levant le poing avec rage, Gallio s’écria :

– Si je croyais aux dieux, j’appellerais leur vengeance !

*

* *

Cornélia Vipsania Gallio, qui accentuait toujours légèrement son second nom – bien qu’elle ne fût que la belle-fille de l’épouse divorcée de l’empereur Tibère – aurait pu jouer un rôle important dans la société.

Si elle l’avait désiré, et si elle s’était donné la peine de faire sa cour à l’insupportable Julie, son mari aurait pu faire partie du cercle intime de l’empereur et obtenir de nombreuses faveurs.

C’était une créature charmante, malgré ses quarante et quelques années ; très cultivée, gracieuse maîtresse de maison, épouse affectueuse, mère indulgente, elle était probablement la femme la plus paresseuse de tout l’empire romain. À leurs débuts, les esclaves la prenaient parfois pour une invalide.

Cornélia prenait son déjeuner au lit à midi, restait étendue tout l’après-midi dans ses appartements ou dans le jardin ensoleillé, somnolait sur un classique, passait languissamment ses doigts effilés dans les cordons de sa ceinture ; et tout le monde la servait, du haut en bas de la maison. Chacun l’aimait, car elle était aimable et peu exigeante. Elle ne donnait jamais d’ordre, excepté pour son confort personnel. Les esclaves, sous la surveillance vigilante de Marcipor et le commandement rigide de Décimus à la cuisine, accomplissaient leur tâche sans être aidés de ses conseils ni troublés par ses critiques. Elle était optimiste, peut-être parce qu’il est fatigant de se faire du souci. En de rares occasions, elle pouvait se trouver momentanément désemparée par un événement malheureux ; alors elle pleurait copieusement, puis se consolait.

La veille, cependant, quelque chose avait sérieusement troublé sa tranquillité habituelle. Le sénateur avait prononcé un discours dont Paula Gallus, très excitée, lui avait rendu compte.

Cornélia n’avait pas été surprise d’apprendre que son mari s’était montré pessimiste au sujet de l’administration du gouvernement, car il avait souvent arpenté la chambre de sa femme en exprimant de vertes critiques ; elle avait été choquée, néanmoins, que Marcus eût extériorisé, au profit du Sénat, ses nombreux griefs. Cornélia avait aisément deviné que son amie craignait de voir le sénateur Gallio s’attirer des ennuis à la cour. Ne serait-ce pas dangereux pour sa fille Diana, de continuer à voir Lucia si le père de cette dernière persistait à attaquer le prince Gaïus ? Et n’y avait-il pas entente tacite, entre Paula et Cornélia, pour encourager une alliance entre leurs familles si, un jour, Diana et Marcellus se prenaient d’un intérêt romanesque l’un pour l’autre ?

– Mais que puis-je faire ? avait soupiré Cornélia. Tu ne supposes pourtant pas que j’irai lui faire des reproches. Mon mari n’aime pas qu’on lui suggère ce qu’il doit ou ne doit pas dire au Sénat.

– Même pas sa femme ? avait demandé Paula en levant ses sourcils de patricienne.

– Surtout pas sa femme. Il est entendu entre nous que Marcus exerce sa profession sans mon aide. Moi, je m’occupe du ménage.

Paula avait eu un petit rire ironique et, peu après, avait pris congé. Cornélia était restée seule avec son souci. Pourquoi le sénateur s’était-il montré si franc ? Il pouvait être tellement aimable quand il le voulait ! Il est vrai que Gaïus était un dilapidateur et un fou ; mais, après tout, c’était le prince régent et il valait mieux ne pas lui faire des reproches devant une assemblée publique. Ils allaient être mis sur la liste noire. Et alors on ne verrait plus Diana. Ce serait un chagrin pour Lucia, et quant à Marcellus, il s’était fort peu occupé jusqu’ici de la fière et charmante Diana, mais cela pouvait venir.

Cornélia s’inquiétait parfois au sujet de Marcellus. Un de ses rêves était de voir son fils sur un beau cheval blanc, conduisant une armée victorieuse à travers la cité, accueillant avec dignité les applaudissements de la foule en délire. Évidemment, on ne peut conduire une parade de ce genre sans avoir risqué quelques dangers auparavant ; mais Marcellus n’était pas un lâche ; il ne lui manquait que l’occasion de montrer de quelle étoffe il était fait. Maintenant, cette occasion lui serait peut-être refusée. Cornélia avait amèrement pleuré ; et, comme il n’y avait personne d’autre près d’elle, elle avait épanché son cœur devant Lucia.

Aujourd’hui, Cornélia était débarrassée de son anxiété, non qu’elle eût lieu d’être rassurée, mais parce qu’elle était incapable de concentrer ses pensées sur quoi que ce fût – fût-ce la menace d’une catastrophe.

*

* *

À quatre heures, comme Cornélia brossait doucement son petit terrier, le sénateur entra et se laissa tomber d’un air accablé dans un fauteuil.

– Fatigué ? demanda Cornélia avec sollicitude. C’est cette longue course. Les juments andalouses t’ont-elles déçu ?

– Marcellus a reçu l’ordre de partir, dit brusquement Gallio.

Cornélia repoussa le chien de ses genoux et se pencha en avant, vivement intéressée.

– Nous avons toujours pensé que cela arriverait un jour. Ne devrions-nous pas être contents ? Lui faut-il aller très loin ?

– Oui, très loin. Il a reçu l’ordre de prendre le commandement du fort de Minoa.

– Le commandement ? Comme je suis contente ! Minoa ! Notre fils, le commandant d’un fort romain ! Nous pouvons être fiers.

– Non ! (Gallio secoua sa tête blanche.) Non ! Il n’y a pas de quoi être fier ! Minoa, ma chère Cornélia, est l’endroit où nous envoyons les hommes dont nous voulons nous débarrasser. Ils n’ont pas grand’chose d’autre à faire que de se disputer. C’est une troupe de scélérats. Nous devons fréquemment nommer un nouveau commandant.

Il y eut un long et pénible silence.

– Cette fois-ci, le comité du Sénat pour les affaires de Minoa n’a pas été consulté. Notre fils tient ses ordres directement de Gaïus.

C’en était trop, même pour Cornélia. Elle éclata en sanglots et s’écria :

– Pourquoi as-tu fait tomber ce malheur sur notre fils, Marcus ? Était-ce si important d’accuser Gaïus au détriment de Marcellus, de nous tous ? Ah ! si seulement j’avais pu mourir avant ce jour néfaste !

Gallio enfouit sa tête dans ses mains et n’essaya pas de rétablir les responsabilités. Son fils avait assez d’ennuis sans encourir encore les reproches de sa mère.

– Où est-il ? demanda-t-elle d’une voix enrouée en s’efforçant de se calmer. Il faut que je le voie.

– Il prépare son équipement, car il a l’ordre de partir immédiatement. Une galère l’emmènera jusqu’à Ostie d’où un vaisseau met à la voile demain. Ils partent ce soir.

– Ils partent ? Qui accompagne Marcellus ?

– Démétrius.

– Ah ! que les dieux en soient remerciés ! Mais, pourquoi Marcellus ne vient-il pas me voir ?

– Il viendra dans un moment, dit Gallio. Il voulait que je t’avertisse d’abord. J’espère qu’il te trouvera courageuse comme une matrone romaine. Tout cela est très dur pour notre fils. Il supporte cette épreuve avec un calme et une virilité dignes de nos meilleures traditions. Quand il viendra te voir, agis de manière à ce qu’il soit fier de toi. Il a des journées pénibles devant lui. Peut-être que le souvenir d’une mère intrépide lui donnera du courage aux heures de défaillance.

– Je ferai mon possible, Marcus.

Cornélia se serra avidement contre son époux. Il y avait longtemps qu’ils n’avaient pas éprouvé un si grand besoin de se sentir près l’un de l’autre.

*

* *

Après avoir passé une demi-heure seul avec sa mère, Marcellus se prépara à rejoindre Lucia qui l’attendait sous la pergola. Mais il lui fallait d’abord porter dans sa chambre le coussin de soie que sa mère venait de lui donner. C’était une chose de plus à ajouter à leurs bagages déjà volumineux, mais il n’avait pas eu le cœur de refuser ce présent, surtout après la vaillance qu’elle avait montrée lors de leurs adieux. Elle avait eu les larmes aux yeux mais il n’y avait pas eu de scène pénible.

Les valises étaient bouclées, mais Démétrius avait disparu. Marcipor, questionné, répondit avec embarras qu’il avait vu Démétrius descendre au galop l’allée, plus d’une heure auparavant. Marcellus cacha son étonnement. Peut-être le Grec avait-il découvert qu’un objet manquait à leur équipement et était-il parti pour se le procurer en oubliant de demander la permission. Il semblait inconcevable que Démétrius eût profité de l’occasion pour reprendre sa liberté. Non, c’était impossible.

Lucia, appuyée contre la balustrade, regardait le Tibre où de petites voiles réfléchissaient les derniers rayons du soleil, et où les galères se mouvaient si lentement qu’on aurait pu les croire immobiles sans le battement régulier des avirons. Une galère, un peu plus grande que les autres, se dirigeait vers le quai ; Lucia, abritant ses yeux de ses mains, était tellement perdue dans sa contemplation qu’elle n’entendit pas venir Marcellus.

Il s’approcha sans dire mot et mit tendrement son bras autour de sa taille. Elle lui prit la main, mais ne tourna pas la tête.

– Est-ce ta galère ? demanda-t-elle en montrant l’embarcation du doigt. Elle a une proue très élevée. Ce sont celles-là, je crois, qui font le service d’Ostie.

– Tu as raison, approuva Marcellus, content de voir que la conversation promettait d’être calme. C’est peut-être ce bateau.

Lucia se tourna lentement vers lui et lui caressa la joue en souriant courageusement ; ses lèvres tremblaient un peu, mais son frère trouva qu’elle savait bien se tenir.

– Tes affaires sont prêtes ? demanda-t-elle d’une voix ferme.

– Oui, tout est prêt.

Il lui fit un petit signe de tête et un sourire qui signifiaient que tout s’annonçait normalement, comme s’il s’agissait d’une excursion de plaisir. Il y eut un assez long silence.

– Tu ne sais évidemment pas quand tu reviendras ? dit Lucia.

– Non, dit Marcellus, pas encore.

Soudain, Lucia laissa échapper un « Oh ! » angoissé, jeta ses bras autour du cou de son frère, et, secouée de sanglots étouffés, elle pressa son visage contre sa poitrine. Marcellus serra dans ses bras son petit corps tremblant.

– Non, non, petite sœur. Ce n’est pas facile, mais il faut nous conduire en Romains.

Lucia se raidit, rejeta la tête en arrière et le regarda avec des yeux qui jetaient des éclairs de colère.

– En Romains ! dit-elle avec dérision. Et qu’est-ce que le Romain en a, d’être brave… et de prétendre qu’il est glorieux de souffrir et de mourir pour Rome ! Pour Rome ! Je déteste Rome ! Qu’est-ce que l’Empire romain ? Un grand essaim d’esclaves ! Je ne parle pas d’esclaves comme Tertia et Démétrius ; mais d’esclaves, comme toi et moi, qui passent leur vie à faire des compliments, et à courber l’échine. Nos légions pillent et assassinent, pour faire de Rome la capitale du monde. Mais pourquoi le monde devrait-il être commandé par un lunatique comme le vieux Tibère ou un voyou comme Gaïus ? Je déteste Rome ! Je les déteste tous !

Marcellus ne chercha pas à arrêter ce torrent, trouvant plus pratique de laisser cette véhémence s’épuiser d’elle-même. Enfin, Lucia resta pantelante dans ses bras, le cœur battant à tout rompre.

– Tu te sens mieux ? demanda-t-il avec sympathie.

Elle fit oui contre sa poitrine. Levant instinctivement les yeux, Marcellus vit Démétrius, à quelques pas d’eux, regardant du côté opposé.

– Il faut que je voie ce qu’il veut, murmura-t-il en desserrant son étreinte.

Lucia s’échappa de ses bras et se mit à fixer le fleuve, ne désirant pas que l’imperturbable Grec la vît dans cet état.

– La fille du commandant Gallus est ici, maître, annonça Démétrius.

– Je ne puis voir Diana en ce moment, dit Lucia d’une voix étranglée. Je vais descendre au jardin pendant que tu lui parleras.

Élevant la voix, elle ajouta :

– Conduis Diana à la pergola, Démétrius.

Et sans attendre l’approbation de son frère, elle se dirigea rapidement vers les gradins de marbre qui conduisaient aux terrasses. Démétrius allait obéir quand Marcellus le rappela d’un mot.

– Crois-tu qu’elle soit au courant ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

– Oui, maître.

– Qu’est-ce qui te le fait supposer ?

– La fille du commandant Gallus semble avoir pleuré.

Marcellus tressaillit et secoua la tête.

– Je ne sais que lui dire. Mais je pense qu’il faut que je la voie, soupira Marcellus.

– Oui, maître, dit Démétrius en s’en allant.

Resté seul, Marcellus se demanda comment se déroulerait l’entretien. Il s’était rarement trouvé seul avec Diana. Quelle attitude prendre dans cette situation nouvelle ?

Elle venait maintenant sous le péristyle, marchant avec sa grâce habituelle mais sans la vivacité qui la caractérisait. Pourquoi Démétrius ne l’accompagnait-il pas ? Sacré Démétrius ! Il se conduisait bien étrangement cette après-midi ! Cela aurait été beaucoup plus facile d’accueillir Diana en sa présence. Tout en s’avançant à sa rencontre, Marcellus remarqua que la jeune fille avait bien grandi et qu’avec son air mélancolique elle était plus charmante que jamais. Peut-être la mauvaise nouvelle lui avait-elle enlevé son impétuosité d’adolescente. Quelle qu’en fût la raison, Diana était devenue femme, comme par magie. Son cœur se mit à battre. Le sourire fraternel avec lequel il s’apprêtait à la recevoir ne lui sembla pas approprié à la circonstance et, quand Diana fut près de lui, son regard était aussi grave que le sien.

Elle lui tendit les deux mains et le regarda à travers ses longs cils, refoulant ses larmes et s’efforçant de sourire. Marcellus ne l’avait encore jamais vue ainsi et son contact le troubla. Pour la première fois, il devint conscient de ses formes attrayantes, de ses sourcils finement dessinés, de son menton ferme et spirituel, de ses lèvres pleines, que l’anxiété entr’ouvrait en ce moment laissant voir des dents blanches et régulières.

– Je suis heureux que tu sois venue, Diana.

Marcellus avait eu l’intention de parler en grand frère, mais l’intonation n’y était pas. Il voulut ajouter : « Lucia sera là dans un instant », mais il ne le fit pas. Il ne lâcha pas non plus les petites mains.

– Pars-tu vraiment ce soir ? demanda-t-elle dans un murmure enroué.

Marcellus s’étonna que Diana, toujours si taquine et turbulente, pût soudain s’attendrir ainsi.

– Comment as-tu appris mon départ ? demanda-t-il.

– Cela a-t-il de l’importance ?

Elle hésita, puis ajouta bravement :

– Il fallait que je vienne, Marcellus. Je savais que tu n’aurais pas le temps de me faire tes adieux.

– C’est très aimable…

La phrase lui parut trop conventionnelle et il ajouta tendrement : « Ma chérie ! », en serrant ses mains et en l’attirant à lui. Elle céda à son mouvement après une hésitation passagère.

– Je n’aurais pas dû venir, murmura-t-elle, mais le temps pressait. Tu nous manqueras à tous beaucoup…

Puis elle ajouta timidement :

– Me donneras-tu de tes nouvelles, Marcellus ?

Et comme, joyeusement surpris, il ne répondait pas immédiatement, elle secoua la tête :

– Mais non ! Tu auras bien trop à faire. Nous aurons des nouvelles, l’un et l’autre, par Lucia.

– Cela me fera grand plaisir de t’écrire, Diana, déclara Marcellus, et tu me répondras, j’espère. C’est promis ?

Diana sourit à travers ses larmes.

– Tu m’écriras ce soir ? Et tu m’enverras la lettre par la galère à son retour d’Ostie ?

– Oui, Diana !

– Où est Lucia ? demanda-t-elle subitement en retirant vivement ses mains.

Et, avant qu’il eût compris son intention, Diana s’était enfuie. Au haut des gradins elle s’arrêta pour lui faire un signe d’adieu. Il allait lui crier d’attendre parce qu’il avait encore quelque chose à lui dire, mais l’incertitude de l’avenir lui commanda de se taire. Quelle promesse pouvait-il lui faire ou exiger d’elle ? Non, c’était mieux ainsi. Il lui envoya un baiser, et elle disparut au bas de l’escalier. Il était fort possible qu’il ne la reverrait jamais plus.

Tristement, il se dirigea vers la maison, puis brusquement il se retourna vers la pergola. Il fut surpris de voir Démétrius monter l’escalier. Que faisait-il dans les jardins ? Les agissements de son fidèle Corinthien lui paraissaient bizarres aujourd’hui. L’esclave approchait de ce pas rapide et militaire que Marcellus avait parfois de la peine à suivre. Il semblait heureux, bien plus qu’heureux ! Il exultait ! Marcellus ne lui avait jamais vu pareil visage.

– Dois-je porter les bagages au port ? demanda Démétrius d’une voix qui trahissait l’excitation.

– Oui, si tout est prêt.

Marcellus renonça à le questionner et ajouta seulement :

– Tu m’attendras sur le quai.

*

* *

Quand elles se trouvèrent ensemble au jardin, Lucia et Diana se mirent à pleurer sans dire un mot. Puis, par petites phrases hachées, elles parlèrent des possibilités du retour de Marcellus, sa sœur craignant le pire, Diana se demandant si l’on pourrait exercer quelque influence sur Gaïus.

– Tu crois que mon père, peut-être… questionna Lucia.

– Non, dit Diana en secouant la tête avec décision. Pas ton père. Il faut trouver un autre moyen.

– Et le tien ? suggéra Lucia.

– Je ne sais pas. Peut-être, s’il était ici. Mais ses affaires risquent de le retenir à Marseille jusqu’à l’hiver prochain.

– Tu as dit adieu à Marcellus ? demanda Lucia après qu’elles eurent marché un instant en silence.

Elle interrogea les yeux de Diana, et l’ombre d’un sourire voltigea sur ses lèvres quand elle vit la rougeur envahir les joues de son amie. Diana fit oui de la tête et pressa affectueusement le bras de Lucia, mais ne dit rien.

– Pourquoi Démétrius était-il au jardin ? demanda-t-elle soudain. Il est venu chez moi me dire que Marcellus partait et désirait me voir. Je viens de le rencontrer. Est-ce que par hasard il a pris congé de toi – comme un égal ?

– C’est assez bizarre, admit Lucia. Démétrius ne m’a jamais adressé la parole, excepté pour répondre à un ordre. Je ne savais vraiment pas que faire. Il est venu ici, m’a saluée avec tout le décorum habituel, et m’a débité un petit discours qui paraissait avoir été préparé avec soin. Il m’a dit à peu près ceci : « Je pars avec le tribun. Je ne reviendrai peut-être jamais. Je désire prendre congé de la sœur de mon maître et la remercier des bontés qu’elle a eues pour l’esclave de son frère. Je m’en souviendrai. » Puis il a sorti une bague de sa bourse…

– Une bague ? répéta Diana d’un air incrédule. Montre-la moi.

Lucia lui tendit la main, les doigts étendus, pour qu’elle pût mieux voir dans le jour qui baissait.

– Il a ajouté : « Je désire confier ce bijou à la sœur de mon maître. Si je reviens, elle pourra me le rendre. Si je ne reviens pas, il sera à elle. Mon père en fit cadeau à ma mère. C’est le seul bien que j’aie pu sauver. »

– C’était embarrassant. Que lui as-tu répondu ?

– Que voulais-tu que je lui dise ? riposta Lucia, sur la défensive. Après tout, il s’en va avec mon frère au risque de sa vie. C’est quand même un être humain.

– Oui, naturellement, concéda Diana avec impatience. Continue ! Qu’as-tu dit ?

– Je l’ai remercié, et je lui ai dit que j’appréciais vivement sa confiance, que… que j’espérais qu’ils reviendraient tous deux en bonne santé à la maison et j’ai promis de prendre soin de la bague.

– Je pense que tu as bien fait, dit Diana d’un petit air judicieux. Et après ?

Elles s’arrêtèrent sur le chemin pavé ; Lucia semblait un peu confuse.

– Ma foi, tu vas être choquée. Démétrius m’a pris la main pour mettre la bague à mon doigt, et il l’a baisée… mais, après tout Diana… il s’en va avec mon frère, il mourra peut-être pour lui ! Qu’aurais-tu fait à ma place ? Je ne pouvais pas le gifler !

Diana posa les mains sur les épaules de Lucia et la regarda droit dans les yeux.

– Et après cela, qu’est-il encore arrivé ?

– Tu trouves que cela ne suffit pas ? fit Lucia, reculant un peu sous le regard insistant de Diana.

– Oh ! tout à fait !

Après un moment de silence, elle dit :

– Tu n’as pas l’intention de porter cette bague, Lucia ?

– Oh ! non. Je pourrais la perdre. Et cela rendrait Tertia malheureuse.

– Tertia est-elle amoureuse de Démétrius ?

– Elle en est folle ! Elle a pleuré toutes les larmes de ses yeux, cette après-midi, la pauvre petite.

– Démétrius le sait-il ?

– Je ne vois pas comment il pourrait l’ignorer.

– Et lui, l’aime-t-il ?

– Pas de cette manière. Je lui ai fait promettre de lui dire adieu.

– Lucia, ne t’est-il jamais venu à l’idée que Démétrius pourrait être amoureux de toi ?

– Il n’y a jamais rien eu dans son attitude qui ait pu me le faire croire, répondit Lucia d’un air évasif.

– Jusqu’à aujourd’hui, précisa Diana.

Lucia chercha longuement une réponse.

– Diana, dit-elle gravement, Démétrius est un esclave. C’est vrai, malheureusement pour lui. Il a été élevé dans un milieu cultivé et amené ici, chargé de chaînes, par des brutes indignes de lacer ses sandales !

Sa voix tremblait de colère réprimée.

– Tout cela parce qu’il n’est pas romain. Si tu es un Romain, tu n’as pas besoin de savoir autre chose que piller et assassiner ! Te rends-tu compte, Diana, que tout ce qui a une réelle valeur dans l’empire romain a été volé à la Grèce ? Pourquoi parlons-nous le grec de préférence au latin ? Parce que les Grecs sont des lieues en avant de nous en ce qui concerne le savoir. Il n’y a qu’une chose que nous faisons mieux : nous sommes de meilleurs bouchers !

Diana fronça les sourcils. Se penchant à l’oreille de Lucia, elle la mit en garde :

– Tu es folle de dire des choses pareilles ! Même à moi. C’est trop dangereux ! Ta famille n’a-t-elle pas déjà assez d’ennuis ?

*

* *

Appuyé contre le bastingage, Marcellus songeait. La lueur qui embrasait le ciel au-dessus de Rome s’était peu à peu effacée et l’éclat des étoiles était plus vif. Il devenait conscient de l’inexorable grincement des soixante avirons qui s’élevaient et s’abaissaient régulièrement au rythme des coups de marteau frappés sur l’énorme enclume par le maître d’équipage. Clic ! Clac ! Clic ! Clac !

La famille – la vie – l’amour, livraient un assaut désespéré à son esprit tourmenté. Si seulement il avait encore pu passer une heure avec Tullus, son ami intime qui ne savait pas même encore son départ. Il aurait dû retourner voir encore une dernière fois sa mère. Il aurait dû consoler sa sœur. Il aurait dû embrasser Diana… Clic ! Clac ! Clic ! Clac !

Il se retourna et aperçut Démétrius debout dans l’ombre de l’échelle conduisant aux cabines. C’était réconfortant de sentir la présence de son fidèle esclave. Il lui fit signe de venir. Démétrius s’approcha respectueusement. Marcellus eut un petit geste impatient des deux mains qui signifiait : « Mets-toi à ton aise ! Sois mon ami ! » Démétrius vint s’appuyer contre le bastingage à côté de Marcellus, silencieux et attendant le bon plaisir de son maître.

– Démétrius, crois-tu aux dieux ?

– Si mon maître le désire, j’y crois.

– Non, non, sois sincère. Ne t’occupe pas de ce que je pense. Dis-moi ton opinion. Leur adresses-tu des prières ?

– Quand j’étais un petit garçon, ma mère m’a appris à invoquer les dieux. Nous avions une belle statue du dieu Priape, dans notre jardin d’agrément. Je vois encore ma mère agenouillée devant, par un beau jour de printemps, tenant une petite truelle d’une main et un panier de plantes de l’autre. Elle croyait que Priape faisait pousser les végétaux… Et ma mère s’adressait chaque matin à Athéna lorsque mes frères et moi suivions notre instituteur dans la salle d’études. Mon père offrait des libations aux dieux les jours de fêtes, mais je crois que c’était pour faire plaisir à ma mère.

– C’est très intéressant, fit Marcellus. Seulement, tu n’as pas répondu à ma question, Démétrius. Crois-tu aux dieux, en ce moment ?

– Non, maître.

– Veux-tu dire par là que tu ne vois pas à quoi ils servent, ou doutes-tu de leur existence ?

– Je pense qu’on fait mieux de ne pas croire à leur existence. La dernière fois que j’ai prié, c’était le jour de l’effondrement de notre famille. Comme on emmenait mon père chargé de chaînes, je me suis mis à genoux aux côtés de ma mère et nous avons supplié Zeus, le père des dieux et des hommes, de le protéger. Ou bien Zeus ne nous a pas entendus, ou, nous ayant entendus, il n’a pas eu le pouvoir de nous venir en aide, ou, ayant ce pouvoir, il a refusé de le faire. J’aime mieux croire qu’il ne nous a pas entendus que de penser qu’il était incapable ou simplement mal disposé… Cette après-midi-là, ma mère se tua parce qu’elle ne pouvait supporter son chagrin… Depuis ce jour, je n’ai plus prié. Il m’est arrivé de maudire les dieux mais avec fort peu d’espoir que mes blasphèmes les atteignent. Maudire les dieux est en somme inutile et insensé.

Marcellus eut un rire amer. Ce mépris pour les dieux dépassait en impiété tout ce qu’il avait entendu jusque-là. Démétrius avait parlé sans passion. Les dieux l’intéressaient si peu qu’il trouvait absurde de les maudire.

– Tu ne crois pas qu’il y ait une espèce d’intelligence surnaturelle qui dirige l’univers ? demanda Marcellus en levant les yeux vers le ciel.

– Je ne suis pas au clair là-dessus, maître. Il est difficile d’imaginer le monde sans un créateur, mais je préfère ne pas penser que les actions des hommes soient inspirées par des être surhumains. J’aime mieux croire que les hommes inventent leurs brutalités sans aide divine.

– Je suis enclin à partager ton avis, Démétrius. Ce serait pourtant un grand réconfort, si nous pouvions nourrir l’espoir qu’une puissance magnanime existe quelque part et qu’elle pourrait nous venir en aide aux heures de désarroi.

– Oui, maître, concéda Démétrius. Les étoiles obéissent à un plan bien établi. Je les crois bienveillantes et sensées. Je crois au Tibre, aux montagnes et aux moutons, aux vaches et aux chevaux. Si des dieux en sont responsables, ces dieux-là sont sains d’esprit. Mais si ce sont des dieux qui dirigent de l’Olympe les actions humaines, ils sont perfides et insensés.

– À ton avis, les hommes sont tous fous ?

– Je ne puis le savoir, répondit Démétrius d’un ton conventionnel, feignant de ne pas voir le sourire ironique de son maître.

– Alors, bornons-nous à l’empire romain. Crois-tu que l’empire romain soit une chose insensée ?

– Ton esclave, répondit Démétrius avec raideur, est du même avis que son maître sur ce sujet.

Marcellus comprit que la discussion philosophique était terminée. Il savait par expérience que, lorsque Démétrius était résolu à reprendre sa position subalterne, aucun encouragement ne pouvait l’en sortir. Ils étaient maintenant silencieux tous deux, regardant l’eau noire tourbillonner autour de la poupe.

Le Grec a raison, pensa Marcellus. Le mal dont souffre l’empire romain, c’est la folie ! C’est de quoi souffre l’humanité entière. S’il y a un pouvoir suprême, il est fou ! Les étoiles sont bienveillantes et sensées. Mais l’humanité est folle !… Clic ! Clac ! Clic ! Clac !

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