XXV

Tournant la ville par l’extérieur pour éviter les rues à grande circulation, la voiture et le cavalier qui la suivait étaient maintenant hors de l’agglomération. Ils avaient été parfois retenus à l’intersection d’un carrefour à cause des files de véhicules affluant de la campagne, mais personne ne les avait arrêtés pour les questionner.

Les prévisions du sénateur se trouvèrent justes. Si quelqu’un désirait quitter Rome sans donner l’éveil, c’était bien le jour indiqué pour cela. Les Ludi romani – la fête la plus vénérée et la plus populaire – allaient avoir lieu dans trois jours, et la perspective de cette célébration annuelle, en l’honneur de Jupiter, mettait la ville en effervescence.

La populace, déjà en humeur de carnaval, encombrait les rues. Les habitants pavoisaient leurs maisons et les touristes accouraient de loin. Le bruit et la confusion augmentaient d’heure en heure à mesure qu’arrivaient les ménageries ambulantes, les montreurs d’ours et de singes, les acrobates, les musiciens des rues, les magiciens et autres amuseurs de cet acabit.

Tout travail sérieux avait été abandonné. Les Ludi romani de cette année devaient être spécialement gais. Le nouvel empereur n’était pas avare. Le maussade Tibère était mort et enterré ; Séjanus, qui comptait chaque sou, avait été expédié dans un autre monde, ainsi que Gaïus ; quel débarras ! Caligula voulait que chacun eût du bon temps ; même les chrétiens traqués pouvaient compter sur dix jours de répit, les magistrats étant trop ivres pour s’occuper d’eux.

À Avezzano, la voiture du sénateur s’arrêta devant une bifurcation et Marcellus descendit de cheval pour faire ses adieux car c’était là que leurs routes se séparaient. Démétrius, encore très faible, se laissa gagner par l’émotion. Marcellus s’efforça bravement d’empêcher sa voix de trembler.

– Bon voyage, Démétrius, dit-il, et bonne réussite ! Ce sera peut-être long avant que nous nous revoyions… Mais nous nous retrouverons, mon ami. Tu en es sûr, n’est-ce pas ?

– Absolument !

Enfourchant sa fougueuse jument, Marcellus partit au galop, agitant la main comme il tournait vers le sud, sur la route d’Arpino.

Maintenant qu’il savait Démétrius bien parti pour son voyage, Marcellus se sentait plus léger. Il allait revoir Diana ! Le reste importait peu !

Il faisait nuit noire lorsqu’il atteignit Arpino où le garde de la villa le reconnut.

– Ne réveille personne, dit-il. Je mets ma jument à l’écurie et je trouverai bien un endroit où dormir.

*

* *

Appius Kaeso avait trouvé que c’était une précaution inutile de faire travailler Diana dans les vignes durant ce temps de fêtes car il savait que l’empereur n’aurait pas le temps de s’occuper d’elle.

La nuit précédente elle était revenue à la villa et Antonia avait insisté pour qu’on la laissât dormir le matin jusqu’à ce qu’elle se sentît complètement reposée.

Quand il se rendit de bonne heure aux écuries, Kaeso apprit l’arrivée de Marcellus et alla le trouver. Durant la demi-heure qui suivit, ils se firent mutuellement part des événements advenus depuis leur séparation. Marcellus remarqua que Kaeso avait perdu beaucoup de sa morgue impétueuse mais se reconnaissait encore à la promptitude avec laquelle il offrait ses conseils.

– Pourquoi n’épouserais-tu pas Diana immédiatement ? disait-il. Caligula prétend avoir le droit de s’inquiéter de sa sûreté. Une fois qu’elle sera ta femme, il n’aura plus de prétexte pour se mêler de ses affaires.

Marcellus, à moitié vêtu sur le bord de son lit, mit tant de temps à réfléchir que Kaeso ajouta avec impatience :

– Vous vous aimez, n’est-ce pas ?

– Oui… cependant… dit Marcellus désolé, Diana n’est pas sûre du tout de vouloir m’épouser.

– N’est pas sûre ? rétorqua Kaeso. Mais naturellement qu’elle le veut ! Autrement pourquoi dirait-elle qu’elle est ta fiancée ?

– Elle a dit cela ?

– Mais oui ! N’est-ce pas vrai ?

– La dernière fois que je l’ai vue, Kaeso, elle m’a persuadé que notre mariage serait une erreur aussi longtemps que je serais chrétien.

– Pff ! Diana est une aussi bonne chrétienne que toi ! Si c’est être chrétien que de montrer de la sympathie et de l’affection aux gens de condition inférieure, Diana mérite pleinement ce nom. Tu aurais dû la voir dans la vigne ! Pendant plus d’une semaine elle a partagé la chambre d’une fille, Métella, avec laquelle elle s’est liée d’amitié ; et pour ce qui est de Métella, cela l’a transformée ! Tu devrais la voir !

– Je suis heureux que Diana ait pu faire une expérience de ce genre, dit Marcellus. Il y a toutefois une grande différence entre la bonne volonté de Diana pour mettre en pratique les principes chrétiens, et l’obligation où je me trouve de m’associer à un mouvement proscrit par le gouvernement et mon intention de passer mon temps avec des hommes dont la vie est constamment en danger. C’est là que Diana n’est pas d’accord.

– Sapristi… on ne peut pas lui en vouloir pour cela !

– Ni à moi non plus, déclara Marcellus. Je n’ai pas le choix.

*

* *

Ils se revirent seuls, dans l’ombre fraîche de l’atrium. Antonia qui était assise avec lui, interrompit brusquement sa phrase et s’enfuit au jardin comme Diana descendait lentement l’escalier de marbre. Se levant vivement, Marcellus traversa la pièce pour aller à sa rencontre. Elle hésita un instant en le voyant ; puis, avec un sourire extasié, se laissa aller dans ses bras.

– Mon amour ! murmura Marcellus en la tenant serrée contre lui.

Longtemps ils s’étreignirent, partageant avidement le baiser qu’elle lui avait offert.

– Tu es venu pour moi, dit-elle tout bas.

– Je voudrais t’avoir… pour toujours… ma chérie.

Elle fit un petit signe de consentement sans ouvrir les yeux.

– Cela devait être, dit-elle dans un souffle.

– Diana !

Il appuya sa joue contre la sienne.

– Diana ! répéta-t-il. C’est sérieux ? Tu veux bien être à moi malgré tout ?

Levant ses deux bras elle les enroula autour du cou de Marcellus et lui donna passionnément ses lèvres.

– Aujourd’hui ? murmura Marcellus violemment ému.

Elle se recula pour le considérer avec de grands yeux brillants.

– Pourquoi pas ? fit-elle.

Se dégageant de ses bras, elle le prit par la main.

– Viens, dit-elle radieuse. Allons le leur dire ! Marcellus, (sa voix se fit tendre) ils ont été si bons pour moi. Cela leur fera plaisir.

Antonia avait rejoint Appius dans le jardin. Leurs visages s’illuminèrent quand ils virent Marcellus et Diana descendre l’allée en se donnant la main. Antonia, s’élança au-devant d’eux.

– Comme Appius est le maître d’Arpino, il peut vous marier, dit-elle.

– C’est ce que je sais le mieux faire ! se vanta Appius.

– Aujourd’hui ? demanda Marcellus.

– Naturellement ! assura Appius.

– Asseyons-nous, proposa Antonia, et discutons de nos projets. Nous pourrions avoir une petite noce tranquille dans l’atrium, avec personne d’autre que la famille… ou bien, nous pourrions inviter tout le monde. Les habitants d’Arpino vous aiment tous les deux. Ils seraient fous de joie si…

– Nous pourrions le faire en plein air, proposa Diana.

– Là où Marcellus avait l’habitude de leur parler, dit Appius.

– Au coucher du soleil, dit Antonia.

– Puisque nous sommes d’accord, dit Appius, je vais faire dire à Vobiscus que je donne congé aujourd’hui. Ils auront le temps de se nettoyer et de se rendre présentables.

– Voici Antonin… le paresseux ! dit sa mère tendrement.

Antonin approchait, la tête penchée en avant, plongé apparemment dans une profonde méditation. Enfin il leva les yeux, s’arrêta l’espace d’un instant, puis s’élança en courant. Marcellus l’embrassa affectueusement.

– Pourquoi ne m’a-t-on pas appelé ? reprocha Antonin. Combien de temps restes-tu avec nous, Marcellus ?

– Nous allons tâcher de les garder aussi longtemps que possible, mon chéri, dit sa mère. Diana et Marcellus vont se marier ce soir.

Antonin, sidéré par cette annonce, tendit solennellement ses deux mains à Marcellus. Puis il se tourna vers Diana, ne sachant trop comment la féliciter.

– On embrasse d’habitude la mariée, dit son père.

Antonin rougit et ne parut guère à son avantage jusqu’à ce que Diana, venant à son secours en l’embrassant franchement, lui rendît son assurance.

Sous prétexte d’avoir à envoyer un serviteur à la vigne, Kaeso s’éloigna. Antonia déclara que s’ils voulaient une fête digne de ce nom, elle devait l’organiser sans délai. Antonin, se doutant qu’il lui fallait aussi se trouver une occupation, se souvint qu’il n’avait pas déjeuné. Marcellus et Diana s’assirent sur le banc, les doigts entrelacés.

– Maintenant, raconte-moi comment Démétrius a fait pour te retrouver ? fit Diana.

Le récit émut la jeune fille. Pauvre Démétrius, si fidèle et si brave ! Et cette guérison mystérieuse ! Comme il devait être content d’être de nouveau libre… de rentrer dans sa patrie et de retrouver Théodosia.

– Il n’a pas grand’chose à lui offrir, dit Marcellus. La vie du chrétien ne vaut pas lourd, et Démétrius n’est pas homme à éviter le danger. Cependant… Théodosia ne l’en aimera pas moins. S’il le lui demande, elle le prendra… pour les bons et les mauvais jours.

– C’est aussi un peu pour moi que tu dis ça, murmura Diana. C’est entendu, Marcellus… je t’accepte aux mêmes conditions.

Il l’attira à lui et l’embrassa. Après un long silence il lui dit :

– Kaeso croit, et je suis d’accord avec lui, que je puis sans danger te ramener maintenant à la maison. Il n’y a pas de plainte contre toi ; et Caligula n’aura plus aucune raison de prétendre te vouloir du bien, une fois que nous serons mariés.

– Mais, toi, chéri ? demanda Diana anxieuse. Ton retour fera beaucoup parler puisqu’on te croyait noyé. Est-ce que l’empereur ne risque pas d’apprendre que tu es chrétien ?

– Probablement… mais nous devons courir ce risque. Caligula est capricieux. Les chrétiens ne l’intéresseront peut-être bientôt plus. Le fait que mon père est un sénateur influent le fera réfléchir à deux fois avant de mettre la main sur moi. N’importe comment, tu ne peux pas te cacher indéfiniment. Essayons… et nous verrons bien.

– Quand partons-nous ?

– Nous ne pouvons quitter brusquement les Kaeso. Attendons jusqu’à après-demain. Les Ludi romani auront commencé. Nous arriverons peut-être sans encombre à Rome.

– Sans chercher à éviter les patrouilles ?

– Oui, chérie. Si nous nous déguisons… et qu’on nous appréhende… nous nous serons mis dans notre tort.

Diana se blottit dans ses bras.

– Je n’aurai pas peur si tu es avec moi, murmura-t-elle.

*

* *

Toute l’après-midi les hommes ratissèrent l’herbe sur la prairie. Vobiscus dirigea la construction d’une tonnelle que les jeunes filles décorèrent de fleurs. Toute la journée les cuisines de la villa furent actives. Dans les fours, les gâteaux au miel se doraient. L’air était lourd du fumet des viandes rôtissant devant les feux de braise et le sommelier de Kaeso crut que son maître devenait fou quand il apprit quels vins il devait servir aux habitants d’Arpino.

Le brouhaha des voix s’atténua sur la prairie lorsque les mariés parurent. Puis les acclamations retentirent : « Vive Diana ! Vive Marcellus ! Vivent aussi Kaeso et sa famille ! »

Ils prirent place sous la tonnelle improvisée et le silence se fit, lorsque Kaeso, très digne, joignit leurs mains et leur dit de déclarer qu’ils voulaient être mari et femme. Puis, d’une voix solennelle, il annonça que leur union était sanctionnée devant la loi.

Le couple se tourna vers les villageois ; une nouvelle acclamation s’éleva. La famille Kaeso présenta ses vœux affectueux. Un moment les gens d’Arpino ne surent comment se comporter. Enfin, un vieux bonhomme s’avança hardiment et prit leurs mains en hochant violemment la tête. Vobiscus vint, d’un air important comme il convient à un surveillant, suivi de sa femme qui arborait un châle aux couleurs vives. D’autres femmes, poussées en avant par leurs maris, s’approchèrent avec un sourire embarrassé et en se grattant l’oreille. Marcellus les connaissait presque toutes par leurs noms. Diana embrassa Métella, et Métella se mit à pleurer. Elle allait faire une petite révérence à Marcellus quand celui-ci lui mit un baiser sur la joue ce qui causa une grande sensation : on acclama Métella qui ne savait plus où se mettre. Enfin Kaeso montra d’un signe qu’il voulait parler. Le silence se fit et le maître d’Arpino invita l’assistance à prendre place pour le festin. Déjà les esclaves de la villa, lourdement chargés de fardeaux appétissants, arrivaient en une imposante procession.

– Eh bien ! dit Kaeso, retournons-nous à la villa ?

– Oh ! je t’en prie, dit Diana. Mangeons ici, avec eux.

– Ma précieuse chérie ! murmura Marcellus.

– Mais nous avons des glaces, protesta Kaeso.

Diana lui prit le bras d’un geste affectueux.

– Elles peuvent attendre, murmura-t-elle.

Kaeso lui sourit et acquiesça avec indulgence.

– Regardez donc Antonin, dit en riant sa mère.

Derrière une table, Antonin, ceint d’un tablier, découpait un mouton pour les villageois d’Arpino.

*

* *

Sarpédon parla. Blessé dans son orgueil professionnel, et n’ayant plus rien à perdre avec Gallio, il résolut de mettre sa menace à exécution.

Le médecin connaissait Quintus, bien qu’il n’eût pas revu le tribun depuis sa subite élévation au rang de favori de l’empereur. Malgré la colère qui bouillonnait en lui, Sarpédon avait trop de bon sens pour se précipiter chez Quintus et dénoncer crûment les Gallio. Il demanda avec dignité un entretien et attendit trois jours avant que le grand et puissant Quintus pût lui donner audience. Ce délai, cependant, permit à Sarpédon d’embellir son histoire, car entre temps, son intendant avait appris de Décimus que le sénateur et Marcellus étaient partis avec le Grec convalescent pour une destination mystérieuse.

Arrivé au palais impérial, Sarpédon fut laissé debout dans la grande salle d’or et d’ivoire où une foule de potentats de province attendaient leur tour d’être reçus. Bien que ce fût encore tôt dans la matinée, les dignitaires montraient déjà des signes certains d’intoxication, depuis la burlesque ébriété jusqu’aux répugnants vomissements.

Enfin le médecin fut admis, pour un bref entretien, auprès de Quintus qui se préparait à l’expédier en vitesse lorsqu’il comprit qu’il s’agissait d’une information concernant l’esclave grec des Gallio. Alors il dressa l’oreille. Un Juif chrétien avait été appelé à la villa Gallio pour faire des passes sur le Grec qui avait été légèrement blessé. Le tribun Marcellus, qui n’était pas mort du tout, avait amené ce charlatan et n’avait pas caché qu’il était complètement acquis à la cause des chrétiens révolutionnaires. Le sénateur et Marcellus avaient escamoté le Grec et étaient partis aussi, sans doute pour le cacher.

Quintus fut vivement intéressé, mais Sarpédon n’y gagna qu’une violente algarade pour avoir tant tardé à apporter la nouvelle.

Quintus ne fit pas immédiatement part à « Petite Botte » des révélations de Sarpédon, jugeant plus prudent de saisir d’abord sa proie. Il apprendrait peut-être quelque chose qui plairait à l’empereur. Marcellus vivait ; il devait sans aucun doute savoir où se trouvait Diana.

La villa des Gallio fut placée sous surveillance et, le jour suivant, le rapport mentionnait que le sénateur était revenu seul ; toutefois l’agitation était si grande au palais que Quintus décida d’attendre un moment plus propice pour agir. Les festivités ne laissaient aucun répit. Le cas du sénateur pouvait attendre. Les gardes reçurent l’ordre de continuer leur surveillance. Si le tribun Marcellus se présentait, il devait immédiatement être arrêté.

*

* *

Tard dans la nuit du troisième jour des Ludi romani, la nouvelle parvint à Quintus que Diana venait d’arriver à la villa de sa mère en compagnie de Marcellus.

« Petite Botte », qui avait bu copieusement toute la journée, était d’humeur tapageuse, insultant et battant les serviteurs chargés de le mettre au lit. Même Quintus eut sa part d’invectives : les cérémonies de la journée avaient été complètement ratées ; jamais on n’avait entendu chose plus assommante que l’interminable ode à Jupiter ; jamais les chœurs n’avaient été plus lamentables !

– Oui, seigneur… mais nous étions bien obligés de nous conformer à la tradition.

Quintus se repentit immédiatement d’avoir cherché une excuse. Ce n’était pas le moment de répondre à « Petite Botte » avec des « oui… mais ». L’empereur se mit dans une rage folle. Il en avait assez d’être servi par des idiots ! En rien, en rien, Quintus n’avait réussi à le satisfaire !

Là-dessus, Quintus, comprenant qu’il était urgent de remonter dans l’estime de Caligula, fit sortir tout le monde de la chambre impériale.

– La fille de Gallio a été retrouvée, annonça-t-il.

– Ha ! cria « Petite Botte ». Enfin ! Et où est-il, ce charmant glaçon ?

– À la maison. Elle y est arrivée il y a à peine une heure.

– Est-ce ton cher Grec qui l’a ramenée ?

– Non, seigneur… Diana est revenue avec le tribun Marcellus, celui qui était supposé s’être noyé.

– Oh ?… Il réapparaît, l’amoureux ! Et où était-il tandis qu’on le croyait noyé ?

– Quelque part à se cacher. On raconte qu’il est chrétien.

– Quoi ? hurla « Petite Botte » ? Chrétien ! Et que peut bien avoir en commun un tribun avec cette racaille ? L’imbécile croit-il qu’il pourrait diriger une révolution ? Qu’on l’arrête immédiatement comme agitateur et qu’on me l’amène sur-le-champ.

– Il est tard déjà, et demain sera une journée très remplie.

– Je suis mortellement las de ces ennuyeuses cérémonies, Quintus. Quelles tortures le vieux Jupiter m’inflige-t-il demain ?

– L’empereur assiste aux jeux dans la matinée. Puis il y a la réception de la Garde prétorienne et du Sénat, suivie d’un banquet en l’honneur de leurs membres… et de leurs femmes.

– Des discours… encore ! grogna « Petite Botte ».

– C’est la coutume, seigneur ; et au crépuscule aura lieu la procession au temple de Jupiter où les sénateurs rendront leurs hommages.

– Quelle corvée ! Ne pourrait-on pas trouver quelque chose pour égayer ce banquet de vieux radoteurs ?

– L’empereur aura une charmante compagne à table… la fille de Hérode Antipas, le tétrarque de Galilée et de Judée.

– Quoi ! cette espèce de poule… Salomé ? hurla « Petite Botte ». Je l’ai bien assez vue !

– Mais j’ai cru que tu la trouvais amusante, dit Quintus en risquant un sourire polisson. N’a-t-elle pas tout fait pour plaire à l’empereur ?

« Petite Botte » fit la grimace. Soudain ses yeux ternes reprirent de l’éclat.

– Invite la fille de Gallus. Place-la à ma droite et Salomé à ma gauche. J’encouragerai Salomé à raconter quelques-unes de ses meilleures anecdotes.

– Le commandant Gallus ne considérera-t-il pas cela comme une grave offense envers sa fille ?

– Cela lui apprendra à réserver ses sourires à un tribun qui rêve d’un autre gouvernement. Fais-le chercher immédiatement et qu’on l’enferme dans la prison du palais.

Quintus eut un vague geste de protestation.

– Avec tous les égards dus à son rang, naturellement, ajouta en hâte « Petite Botte ». Qu’il ait toutes ses aises. Et fais inviter Diana au banquet. Tu pourrais aller porter l’invitation toi-même, Quintus, demain matin de bonne heure. Si elle semble hésiter à accepter, laisse entendre que l’empereur sera plus disposé à l’indulgence envers son ami chrétien si elle vient avec plaisir honorer cette fête de sa présence.

– J’ai cru que tu espérais gagner les faveurs de Diana. Est-ce prudent de la menacer ? Peut-être que, si l’empereur se montrait assidu auprès d’elle, la fille de Gallus oublierait son entichement pour Marcellus.

– Non ! glapit « Petite Botte ». Ce qu’il faut à cette hautaine créature, ce n’est pas de la flatterie, mais un bon coup de fouet ! Quant à son amoureux, j’ai d’autres projets pour lui.

– C’est le fils du sénateur Gallio, dit Quintus.

– Raison de plus ! hurla « Petite Botte ». Je vais donner une leçon à ce vieux bonhomme… et le Sénat pourra en tirer ses propres conclusions !

*

* *

Ce fut Quintus en personne, escorté par un détachement de gardes à cheval, qui apporta à Diana l’invitation au banquet. Elle descendit de sa chambre et le reçut dans l’atrium. Elle était pâle et avait les yeux rouges, mais elle gardait toute sa dignité. Paula, effrayée, se tenait à côté d’elle.

Quintus lui tendit respectueusement l’élégant parchemin ; et comme Diana n’arrivait pas vite à débarrasser le rouleau de ses multiples sceaux, il pensa gagner du temps en donnant la teneur du message. Diana étouffa une exclamation.

– Veux-tu dire à ton maître, dit Paula, prenant la parole en s’efforçant d’affermir sa voix, que la fille du commandant Gallus est beaucoup trop affligée pour être d’une compagnie agréable pour l’empereur ?

– Paula Gallus… (Quintus s’inclina avec raideur) cette invitation n’est pas adressée à la femme du commandant Gallus, mais à sa fille. Comme elle est présente, j’attendrai sa réponse.

– Ma mère a raison, dit Diana d’une voix sans timbre. Prie l’empereur de bien vouloir m’excuser, je n’en ai pas la force.

– Il est peut-être utile que tu saches, dit Quintus froidement, que ton ami, le tribun Marcellus, retenu en ce moment au donjon du palais, sera mis en accusation demain pour menées séditieuses. Le jugement de l’empereur sera peut-être moins sévère si la fille du commandant Gallus est disposée à se montrer gracieuse pour son souverain.

– Très bien, dit Diana d’une voix à peine perceptible, j’irai.

*

* *

Marcellus fut étonné de la considération que lui témoignèrent les gardes qui l’avaient arrêté, ainsi que les fonctionnaires de la prison. C’était peut-être dû à son rang. Réveillé au milieu de la nuit, à la villa Gallus, il était descendu dans l’atrium où l’attendait un centurion à la tête d’une vingtaine de légionnaires.

Se rendant compte qu’il était inutile de résister, il avait demandé la permission de retourner dans sa chambre pour prendre quelques effets personnels, requête qui lui avait été poliment accordée. Les adieux avaient été navrants ; Diana s’accrochait à lui en pleurant.

– Sois courageuse, chérie, avait-il supplié. Ce n’est peut-être que pour m’humilier. L’empereur va probablement me réprimander, puis il me relâchera… après une bonne semonce. Il ne faut pas désespérer.

S’arrachant à son étreinte, il avait docilement suivi le centurion.

Au palais il avait été conduit dans la prison. Celle-ci était souterraine, mais bien aérée, et la chambre qu’on lui destinait, confortablement meublée. Informé qu’il était libre d’avertir ses amis et de recevoir des visites, Marcellus écrivit au fidèle serviteur de son père.

Marcipor : Je suis dans la prison du palais, accusé d’atteinte à la sûreté de l’État. Avertis ma famille. Tu peux venir me voir, mais il serait préférable que le sénateur ne se soumette pas à une épreuve aussi pénible. Je suis bien traité. Apporte-moi la Tunique.

Marcellus

Peu après l’aube, Marcipor parut. Il marchait avec la gravité et la lassitude d’un très vieil homme. Les gardes se retirèrent après l’avoir introduit, tout dans leurs manières indiquant que rien ne serait fait pour écouter leur conversation. Les mains de Marcipor étaient froides et tremblantes, son regard désolé.

– Je préférerais mourir, mon fils, dit-il d’une voix fêlée, plutôt que de te voir ici.

– Marcipor… il a été parfois jugé nécessaire qu’un homme sacrifie sa vie pour la défense d’une grande cause. J’ai beaucoup de peine, mais pas pour moi. J’ai du chagrin pour ceux qui m’aiment.

– Laisse-moi chercher Pierre, supplia Marcipor. Il a un pouvoir extraordinaire. Il lui sera peut-être même possible de te délivrer.

Marcellus secoua la tête.

– Non, Marcipor ; la vie de Pierre est trop précieuse pour être exposée.

– Mais le Christ ! Ne peut-il venir à ton secours… et à celui de Pierre ? demanda le vieillard, les yeux noyés de larmes.

– On ne doit pas mettre le Christ à l’épreuve, Marcipor.

– Voici la Tunique, maître.

Marcipor dégrafa son vêtement et sortit la robe sans couture.

Marcellus la tint serrée dans ses bras.

– Ne laisse pas ton cœur se troubler, Marcipor, dit-il doucement en mettant la main sur l’épaule voûtée du vieil esclave. Reviens demain, il y aura peut-être du nouveau.

*

* *

Ce qui fit le plus de peine à Diana, assise à la table haute à côté de l’empereur ivre, ce fut le regard de déception douloureuse qu’elle surprit dans les yeux du sénateur Gallio. Il était venu seul au banquet, et uniquement parce qu’il y était obligé. On l’avait placé à une table éloignée, mais lui et Diana s’étaient aperçus et il était visible qu’il la soupçonnait d’avoir abandonné Marcellus en cette heure de péril. Elle aurait tant aimé aller vers lui et lui expliquer la situation, mais c’était impossible.

Caligula donnait toute son attention à Salomé. Il avait essayé, sans succès, de lui faire répéter quelques-unes de ses grivoiseries ; mais Salomé, soupçonnant le rôle qu’on voulait lui faire jouer, avait feint un air de vertu. « Petite Botte », qui ne la connaissait pas sous ce jour, ne savait que faire. Il s’était trompé dans ses calculs, lui qui avait tout combiné pour s’amuser pendant cet ennuyeux banquet. Avec Diana à sa droite, digne et taciturne, et Salomé à sa gauche, refusant de l’aider à humilier Diana, l’empereur, qui en était au stade morose de l’ivresse, décida de changer ses batteries.

Se tournant vers Salomé, il lui dit de façon à être entendu de Diana :

– Nous avons pris un de ces chrétiens qui semblent vouloir renverser le gouvernement. Celui-là est un cas spécialement intéressant parce qu’il s’agit d’un tribun. Cela t’amuserait-il, douce Salomé, de voir un tribun chrétien se rétracter… en présence de la Garde prétorienne et du Sénat ?

Salomé lui sourit d’un air énigmatique en penchant la tête sur son épaule.

– À moins que l’empereur n’ait l’intention de mener la chose jusqu’au bout, dit-elle, ce serait risqué. Ces chrétiens ne se rétractent pas. Mon père a entrepris un jour d’humilier un chrétien devant sa cour ; cet homme, au lieu de se rétracter, a débité une harangue qui a pratiquement ruiné la réputation de notre famille tout entière ! La mienne… spécialement ! Tu aurais dû entendre ce qu’il a osé dire de moi ! C’était intolérable, et nous avons dû le punir.

Les yeux malicieux de Caligula brillèrent.

– Vous lui avez fait donner le fouet ? demanda-t-il en s’assurant que Diana écoutait.

– Nous l’avons décapité ! fit Salomé.

– Holà ! c’est en effet une punition qui compte. Mais alors, que faites-vous aux gens quand ils disent quelque chose de faux sur vous ?

Il se mit à rire bruyamment en poussant Salomé du coude. Puis il se tourna vers Diana pour juger de l’effet produit. Elle était mortellement pâle.

Quintus se leva pour donner la parole à Cornélius Capito ; celui-ci fit le plus mauvais discours de sa vie, car il était obligé d’adresser des éloges à Caligula, et le vieux Capito était un homme honnête. Un chœur vint chanter une ode. Un prince égyptien déclama un panégyrique pendant lequel Caligula manqua de s’endormir. « Petite Botte » fit un signe à Quintus, et Quintus donna un ordre à voix basse.

– Et maintenant, dit l’empereur à Salomé, nous allons voir jusqu’où va la fidélité de notre tribun chrétien. On est allé le chercher.

– Souviens-toi de ce que je t’ai dit ! Ces hommes n’ont peur de rien.

– Veux-tu faire un pari ?

– Ce que tu voudras, dit-elle en haussant les épaules.

Caligula détacha de son poignet un bracelet d’émeraudes et le posa sur la table.

Salomé enleva de son cou un médaillon en or et l’ouvrit.

– Hem ! grogna Caligula. Qu’est-ce que c’est ?… Une boucle de cheveux, eh ?

– De la tête de l’homme le plus honnête que j’aie connu, déclara Salomé. Et le plus brave aussi.

Caligula se mit debout en chancelant et l’assemblée de dignitaires romains se leva et s’inclina. D’un large geste de la main il les pria de se rasseoir. Il était touché, dit-il, des nombreuses marques de fidélité à la couronne. On voyait que la Garde prétorienne et le Sénat étaient animés d’une loyauté sans réserve à l’égard de l’empereur et de l’empire. On applaudit brièvement.

Il était venu dernièrement à la connaissance de l’empereur, continua-t-il, qu’un parti révolutionnaire, se donnant l’appellation de chrétien, s’adonnait à de vains propos sur un soi-disant roi… un certain Jésus… qui avait été mis à mort à Jérusalem pour avoir fomenté des troubles. Ses disciples, un petit nombre de pêcheurs ignorants et superstitieux, avaient fait courir le bruit que leur chef défunt était revenu à la vie et avait l’intention d’établir un royaume.

– Cette folie, ajouta Caligula, ne vaut guère la peine que l’on s’en occupe puisqu’il s’agit principalement de simples d’esprit et de braillards, qui attisent la flamme de cette superstition dans l’espoir d’y gagner quelque chose. Toutefois, l’on vient de m’apprendre que l’un de nos tribuns… Marcellus Gallio…

Les yeux des convives se tournèrent furtivement vers le sénateur Gallio. Il ne changea pas d’attitude ; le visage blême, les lèvres serrées, les yeux immobiles, il regardait fixement l’empereur.

– Nous avons peine à croire, poursuivit Caligula, que ces rapports concernant le tribun Marcellus soient vrais. Il a le droit, d’après notre loi, de comparaître devant vous… et de parler pour sa défense.

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Comme Diana se sentit fière de son mari en le voyant marcher, la tête haute, entre les gardes du palais tandis qu’ils entraient dans la salle du banquet et s’approchaient de la table de l’empereur ! Ces gardes étaient de beaux spécimens de l’espèce humaine, des athlètes d’environ trente ans, larges d’épaules et bronzés ; pourtant… sous tous les rapports, Marcellus leur était supérieur ; et si jamais ce Jésus, dont l’héroïsme inspirait son bien-aimé, si jamais ce Jésus avait besoin d’un champion digne de lui, certainement il ne pouvait pas en trouver un plus parfait que son Marcellus.

Elle avait eu grand’peur qu’il ne se méprît sur sa présence aux côtés de cette brute ivre et répugnante, au regard faux et à la bouche cruelle. Non, heureusement, Marcellus avait compris. En la voyant, ses yeux s’illuminèrent d’un sourire de tendresse ; ses lèvres mimèrent un baiser. Le cœur de Diana se mit à battre précipitamment, et les larmes lui vinrent aux yeux.

Marcellus s’avança en face de l’empereur. Dehors, sur la place du palais, la procession qui devait conduire les législateurs de Rome au temple de Jupiter, se formait. Les trompettes résonnaient déjà et la foule massée sur l’avenue hurlait ; mais, dans la vaste salle du banquet, un silence oppressant régnait.

– Tribun Marcellus Gallio, commença Caligula avec une dignité forcée, tu es accusé de t’être associé à un parti de révolutionnaires, connus sous le nom de chrétiens. On dit que ces promoteurs de rébellions, la plupart des esclaves et des bandits, ont proclamé le royaume d’un Juif de Palestine, un nommé Jésus, qui a été mis à mort pour blasphèmes et atteintes à la paix publique. Qu’as-tu à répondre ?

Diana scruta le visage impassible de son aimé ; on n’y voyait pas trace de peur. Et même, à en juger par son attitude, on aurait pu croire que l’empereur lui conférait des honneurs. Qu’il était beau dans son uniforme de tribun ! Mais que tenait-il dans ses bras croisés ? La gorge de Diana se serra lorsqu’elle reconnut la Tunique. Une larme brûlante roula sur sa joue. Oh ! je t’en supplie, Christ ! Marcellus porte ta Tunique… je t’en supplie, Christ, Marcellus t’aime tant ! Il a renoncé à tout pour toi ! Il se donne tant de peine pour réparer ce qu’il t’a fait !… Je t’en supplie, Christ ! fais quelque chose pour mon Marcellus !

– C’est la vérité, seigneur, répondit Marcellus d’une voix ferme qu’on pouvait entendre jusqu’au fond de la salle. Je suis chrétien. Mais je ne suis pas révolutionnaire. Je ne suis pas engagé dans un complot pour renverser le gouvernement. Ce Jésus, que j’ai fait mourir sur la croix, est en effet un roi, mais son royaume n’est pas de ce monde. Il ne veut pas d’un trône terrestre. Son royaume est un état de l’esprit et du cœur qui s’efforce d’instaurer la paix et la justice… et la bienveillance parmi les hommes.

– Tu dis que c’est toi qui as mis le Juif à mort ? hurla Caligula. Alors pourquoi risques-tu ta vie pour lui servir d’ambassadeur ?

– Ce Jésus était innocent de tout crime. À son procès, le procurateur chargé de le juger a fait effort pour le relâcher. Qu’avait-il fait ? Il avait parcouru le pays, exhortant les habitants à être bons les uns envers les autres, à être honnêtes et véridiques, charitables et tolérants. Il a guéri leurs malades, ouvert les yeux aux aveugles. Ils l’ont suivi… par milliers… de lieu en lieu… jour après jour… suspendus à sa voix et se pressant autour de lui pour trouver du réconfort.

Marcellus s’arrêta là.

– Continue, ordonna l’empereur, tu es un excellent avocat ! (Il sourit avec dédain.) Un peu plus, tu me persuaderais de me faire chrétien !

– Or, poursuivit Marcellus sur un ton plein de regret, j’ai reçu l’ordre de diriger l’exécution. Le jugement avait eu lieu dans une langue que je ne comprenais pas ; et ce n’est qu’une fois le crime perpétré que j’ai saisi toute l’énormité de mon action.

– Crime, dis-tu ? cria Caligula, agressif. C’était donc un crime, à ton avis d’obéir au commandement de l’empire ?

– L’empire est composé d’hommes faillibles qui parfois commettent des erreurs. Et cette exécution est la plus grande erreur qui ait jamais été faite.

– Ah ! c’est ainsi… l’empire commet des erreurs ! gronda Caligula. Tu es peut-être assez audacieux pour prétendre que l’empereur lui-même pourrait se tromper !

– C’est moi que l’on juge ; et non pas l’empereur, dit Marcellus en s’inclinant.

Caligula fut pris au dépourvu. Il rougit violemment. Un petit rire assourdi vint du côté de Salomé, attisant sa colère.

– Qu’est-ce que c’est que cette chose brune que tu tiens serrée dans tes bras ? demanda-t-il en montrant l’objet du doigt.

– C’est la Tunique qu’il portait au moment de monter sur la croix.

Marcellus la tint dépliée pour qu’on pût la voir.

– Et tu as l’impudence d’apporter ça à ton jugement, eh ? Donne-la au commandant de la garde.

Marcellus obéit. Le centurion tendit la main en hésitant, et, pendant le transfert, la Tunique tomba à terre. Le centurion, hautain, attendit que le prisonnier la ramassât. Marcellus, toutefois, ne fit pas un mouvement.

– Donne ce vêtement au commandant, ordonna Caligula.

Marcellus se baissa, ramassa la Tunique et l’offrit au commandant qui fit signe au garde à côté de lui de la prendre. Le garde la prit – et la laissa tomber. Dans la salle, toutes les respirations restèrent en suspens.

– Apporte-moi ça, cria Caligula d’un air de bravade.

Il tendit la main, les doigts étendus. Marcellus s’apprêtait à obéir. Salomé releva subitement la tête, capta le regard de Caligula, et osa le mettre en garde d’un froncement de sourcils.

– Donne ça à la fille du commandant Gallus, ordonna-t-il. Elle le gardera pour toi… en souvenir.

Ce fut un moment impressionnant. Marcellus tendit la Tunique à Diana, qui se pencha vivement en avant pour la recevoir. Ils échangèrent un sourire plein d’amour, comme s’ils avaient été seuls dans l’intimité. Marcellus revint se placer à côté du commandant, et tous les yeux restèrent fixés sur le visage extasié de Diana tandis qu’elle serrait la Tunique contre sa poitrine, la regardant avec une tendresse presque maternelle.

« Petite Botte » n’était pas facilement embarrassé mais il était visible qu’il commençait à trouver que cela se compliquait. Il avait eu l’intention de jouer un drame qui impressionnerait le Sénat. Ces grands avaient besoin d’apprendre que leur nouvel empereur attendait une fidélité et une obéissance absolues de la part de tous ses sujets, du plus pauvre au plus puissant. La pièce n’avait pas bien marché. Les autres acteurs n’avaient pas donné les répliques qui devaient susciter ses réparties. Son visage se tordait de rage prête à éclater. Il lança un regard foudroyant à Marcellus.

– Tu parais attacher une grande importance à ce vieux vêtement.

– Oui, seigneur, répondit Marcellus avec calme.

– Es-tu assez simple pour croire qu’il y a de la magie là-dedans ?

– Il possède un pouvoir particulier pour ceux qui savent qu’il a été porté par le Fils de Dieu.

Un mouvement se produisit dans la grande salle ; il y eut des murmures étouffés, des bruits de vêtements soudain froissés parce que les spectateurs se tournaient vers leurs voisins pour les interroger du regard.

– Blasphémateur ! hurla Caligula. As-tu l’effronterie de déclarer… pendant cette fête sacrée, en l’honneur de Jupiter… que le Juif que tu as crucifié est divin ?

– Ce n’est pas un manque de respect à l’égard de Jupiter. De nombreuses générations ont dit leurs prières à Jupiter et mon Roi n’est pas jaloux de cet hommage. Il a compassion de toute créature qui cherche à s’abriter sous une aile protectrice. Jésus n’est pas venu en ce monde pour s’opposer à cette aspiration, mais pour inviter tous ceux qui aiment la vérité et la charité à écouter sa voix… et à marcher avec lui.

Comme Diana était fière ! fière de Marcellus ! Vraiment… ce n’était pas lui qui passait en jugement. Tout le monde dans la grande salle faisait figure d’accusé… sauf lui ! Caligula jetait feu et flammes… mais son réquisitoire ne valait rien ! Ah ! quel empereur Marcellus aurait fait ! Elle avait envie de crier : « Sénateurs, donnez la couronne à Marcellus ! Laissez-le faire de Rome un grand empire ! »

La musique sur la place augmentait d’ampleur ; les cris de la multitude se faisaient plus stridents, plus impatients. C’était l’heure du départ de la procession.

– Tribun Marcellus Gallio, dit Caligula d’un ton dur, ce n’est pas mon désir de te condamner à mort en présence de ton vénérable père et de ces sénateurs honorables qui, avec lui, servent l’empire. Réfléchis donc bien avant de répondre à ma dernière question. Es-tu prêt à te rétracter… et à abjurer ton obéissance à ce Juif galiléen qui se disait roi ?

De nouveau un lourd silence tomba sur la salle. On vit Salomé sourire d’un air narquois et prendre le bracelet d’émeraudes de l’empereur pour le fixer à son bras.

– Seigneur, répondit Marcellus, si l’empire veut la paix et la justice parmi les hommes, mon Roi sera aux côtés de l’empire et de son empereur. Si l’empire et l’empereur veulent continuer l’esclavage et les massacres qui ont causé tant d’angoisse, de terreur et de désespoir dans le monde… (la voix de Marcellus résonnait maintenant comme un clairon) et s’il n’y a rien d’autre à espérer pour les hommes que captivité et famine… mon Roi se dressera pour réparer cette iniquité ! Ce ne sera pas pour demain ! L’empereur n’aura peut-être pas le bonheur d’être témoin de l’établissement de ce royaume… mais il viendra !

– C’est ton dernier mot ? demanda Caligula.

– Oui, dit Marcellus.

Caligula se tint très droit.

– Tribun Marcellus Gallio, déclara-t-il, voici mon arrêt : tu seras immédiatement conduit au camp des Archers et mis à mort pour crime de haute trahison.

La sentence n’était pas prononcée que déjà une nouvelle émotion agitait l’assistance. Diana avait quitté sa place à la table de l’empereur et descendait avec assurance les marches de l’estrade pour se placer à côté de Marcellus. Il la prit tendrement par la taille.

– Non, chérie… non ! supplia-t-il. Écoute-moi, mon amour. Il ne faut pas. Cela ne me fait rien de mourir… il n’y a pas de raison pour que tu risques ta vie. Disons-nous adieu… et quitte-moi.

Diana lui sourit puis se tourna vers l’empereur. Lorsqu’elle parla, sa voix était extraordinairement basse, mais clairement perceptible pour les spectateurs silencieux de cet étrange drame.

– Seigneur, dit-elle calmement, moi aussi je suis chrétienne. Marcellus est mon mari. Puis-je l’accompagner ?

Un murmure inarticulé parcourut la salle du banquet. Caligula tortilla nerveusement ses doigts et secoua la tête.

– La fille de Gallus est courageuse, dit-il d’un ton protecteur. Mais il n’y a aucune charge contre elle ; et je n’ai aucun désir de la punir. Tu aimes ton mari, mais ton amour ne lui servira de rien, une fois qu’il sera mort.

– Oh ! si, insista Diana, car si je vais avec lui, nous ne serons plus jamais séparés. Et nous vivrons ensemble, toujours, dans un royaume d’amour… et de paix.

– Dans un royaume, eh ? dit Caligula avec un rire amer. Ainsi toi aussi tu crois à cette bêtise. Allons (il eut un geste négligent de la main), retire-toi. Ce n’est pas toi qu’on juge ; il n’existe aucune accusation contre toi.

– Dans ce cas, dit Diana hardiment, je vais te fournir une raison pour justifier ma condamnation. Je n’ai aucune envie de vivre une heure de plus dans un empire si avancé déjà sur le chemin de la ruine qu’il consent à être gouverné par quelqu’un qui n’a aucun souci du bien-être de son peuple.

Une exclamation involontaire partit de l’assistance. Caligula, muet de surprise, écoutait la bouche ouverte.

– Je crois que je traduis la pensée de tous ceux qui sont présents, continua-t-elle avec fermeté. Ces hommes vénérables savent tous que l’empire marche à sa destruction… et ils savent pourquoi. Quant à moi, j’ai un autre Roi… et je désire aller avec mon mari… dans son royaume !

Le visage de « Petite Botte » était livide.

– Par Jupiter ! il sera fait selon ton désir ! s’écria-t-il. Allez-vous-en tous les deux… dans votre royaume !

Il fit signe d’un geste brusque au commandant de la garde. Une trompette sonna ; les tambours battirent un roulement prolongé. Les soldats étaient au garde à vous. Le commandement éclata, bref. Marcellus et Diana, la main dans la main, s’éloignèrent, entourés du peloton. Le vieux Gallio, tremblant, se poussa à travers la foule, mais fut retenu par des mains amies et des avertissements murmurés tout bas.

Comme le détachement de gardes et les condamnés disparaissaient sous la grande voûte de marbre, le rire sardonique de « Petite Botte » fit sursauter l’assemblée.

Avec une hilarité d’ivrogne, il hurlait :

– Ils s’en vont vers un royaume meilleur ! Ha ! Ha ! Ils vont le voir maintenant, leur Roi.

Mais personne, à part « Petite Botte », ne trouvait qu’il y eût la matière à plaisanterie. On aurait cherché en vain un sourire sur tous ces visages. Les hommes se tenaient debout, sévères et silencieux. Et quand « Petite Botte » vit que ses sarcasmes n’éveillaient pas d’écho, il devint soudain taciturne et, sans un mot pour prendre congé, se tourna en chancelant vers les marches de l’estrade où Quintus le prit par le bras. Dehors les cuivres sonnaient à la gloire de Jupiter.

La main dans la main, Diana et Marcellus s’avançaient entre les gardes. Ils étaient pâles tous les deux, mais ils souriaient. La petite troupe marcha d’un pas cadencé le long du corridor et gagna par les degrés de marbre la place grouillante de monde. La multitude massée là, ne sachant ce qui se passait, mais supposant que c’était le premier contingent de notables qui allait se joindre au cortège, lança une immense acclamation.

Le vieux Marcipor se détacha de la haie des spectateurs, le visage ruisselant de larmes. Marcellus chuchota quelques mots à l’oreille de Diana. Elle sourit et fit un signe d’acquiescement.

Se faufilant entre deux gardes, elle jeta la Tunique dans les bras du vieux serviteur.

– Pour le Grand Pêcheur ! dit-elle.

FIN

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