XXIV

Il était de bonne heure mais la journée s’annonçait déjà chaude. Le surveillant de la vigne, un homme basané qui se reposait momentanément contre le montant de la grille, observait en bâillant les travailleurs – une centaine d’hommes, de femmes et d’adolescents, occupés à couper soigneusement les énormes grappes pourpres destinées aux marchands de primeurs de la capitale.

À quelque distance, plus bas sur la grand’route, un petit nuage de poussière s’élevait sous les pieds paresseux d’un âne efflanqué attelé à une carriole haute sur roues et chargée de foin. Un jeune gars, long et mince, marchait en avant, tirant avec impatience sur la bride. De temps à autre le baudet s’arrêtait et le conducteur s’arc-boutait pour le faire avancer, avec des gestes révélant la plus complète exaspération.

Vobiscus, le surveillant, regardait amusé. Ce jeune paysan ne devait pas s’y connaître en bourriques, sinon il aurait marché à côté avec un paquet de verges épineuses à la main. Qui cela pouvait-il bien être ? Vobiscus connaissait tout le monde dans le voisinage d’Arpino, et cet attelage pitoyable lui était étranger. Il l’examina avec un intérêt croissant à mesure qu’il approchait. Qui donc pouvait transporter du foin dans un char pareil ? Le jeune homme n’avait d’ailleurs rien d’un paysan ; il était vêtu d’une tunique grossière et d’espèce de jambières comme en portent les ouvriers dans les carrières pour se protéger des éclats de pierre. Le vieux bonnet aurait pu appartenir à un batelier ; il était bien trop chaud pour la température qu’il faisait et Vobiscus se demanda pourquoi diable il ne l’enlevait pas.

Juste en face de la grille ouverte, l’âne prit de nouveau racine et le mince jeune homme – sans un regard pour Vobiscus qui s’avançait sur la route – tira si brusquement sur la longe que celle-ci cassa. Le garçon la ramassa et l’examina, écœuré. Puis il la rejeta par terre et s’essuya la poussière des mains en les frottant contre sa tunique rugueuse. C’étaient des mains délicates, avec de longs doigts effilés. À ce moment il regarda autour de lui, jetant au surveillant un regard peu cordial, et se dirigea à petits pas vers l’âne qui broutait.

Vobiscus, se frottant le menton, inspecta de la tête aux pieds le malheureux jeune homme. Il se mordit la lèvre et un sourire narquois détendit ses traits. Il ramassa la bride.

– J’ai cru que tu étais un garçon, dit-il avec bonté. Je vais t’arranger ça, ma fille. Va t’asseoir là-bas dans l’ombre et prends des raisins dans cette corbeille. Tu as l’air éreintée.

La jeune fille lui jeta un long regard froid. Puis ses lèvres s’entr’ouvrirent dans un sourire qui fit battre le cœur de Vobiscus. D’un geste las elle s’essuya le front et enleva le vieux bonnet de laine, mettant en liberté une cascade de cheveux noirs de jais qui vinrent tomber sur ses épaules. Vobiscus eut un petit rire discret et flatteur. La jeune fille rit aussi, mais d’un rire qui était bien près des larmes.

– Tu es bon, murmura-t-elle. J’accepte, j’ai tellement chaud et soif.

Vobiscus fit le tour du char pour prendre une poignée de foin afin de faire tenir tranquille le baudet.

– Oh ! non, non, s’écria la jeune fille vivement. Il ne faut pas lui donner de foin, c’est mauvais pour lui !

Elle avait l’air très effrayée.

Vobiscus tourna la tête de son côté en fronçant le sourcil.

– Dis-moi, ma belle, qu’est-ce que tu caches dans ta carriole ? demanda-t-il en fouillant le foin de son bras.

– Je t’en prie… c’est mon frère ! Il est malade ; ne le dérange pas.

– Ton frère est malade, ah ! oui, dit en se moquant Vobiscus. C’est pour cela que tu le recouvres de foin !

Et il se mit à jeter le foin sur la route.

– Ah ! le voilà donc, ce frère malade !

La jeune fille s’élança aux côtés de Vobiscus et lui posa une main sur le bras pendant que Démétrius se mettait sur son séant en clignotant des yeux.

– Nous avons des ennuis, lui confia-t-elle. Nous sommes venus jusqu’ici dans l’espoir de trouver un certain Marcellus Gallio, sachant qu’il nous aiderait.

– Marcellus est parti depuis une semaine. Êtes-vous de ses amis ?

Ils firent signe que oui. Vobiscus regarda l’un et l’autre d’un air soupçonneux.

– Tu es un esclave, mon gaillard, dit-il en montrant l’oreille de Démétrius.

Soudain son visage s’éclaira et il s’écria :

– J’y suis ! C’est vous qu’on recherche. Pas plus tard que hier des légionnaires de Capri ont fouillé la villa pour trouver la fille de Gallus et un esclave grec que l’on pensait être en train de se diriger sur Rome.

– Tu as raison, avoua Démétrius. Cette jeune fille est la fille du commandant Gallus et la fiancée de Marcellus Gallio, mon maître. Je m’appelle Démétrius.

Vobiscus tressaillit.

– C’était ce nom, il me semble, murmura-t-il. Dis-moi… Marcellus t’a-t-il envoyé un message il y a quelques semaines ?

– Oui… un melon dans une caissette.

– Avec une inscription ?

– Oui… un M.

Démétrius regarda d’un air inquiet des deux côtés de la route et sortit de la carriole. Un véhicule chargé de fruits montait de la vigne et s’avançait lentement vers la grille.

– Avant que ce bonhomme te voie, fit Vobiscus, occupe-toi de l’âne et tiens-toi hors de vue. Tu feras bien de rester ici pour le moment.

Il se tourna vers Diana.

– Tu ne risques rien, je crois, à aller vers la villa. Ne te hâte pas. Demande Antonia, la femme de Kaeso. Dis-lui qui tu es. Il ne faut pas qu’on vous voie les deux ensemble. Tout le monde à Arpino sait qu’on vous recherche.

– Ils auront peut-être peur de m’héberger, dit Diana.

– Va toujours… et nous verrons bien, répliqua Vobiscus. Tu ne peux pas rester ici, ça, c’est certain.

*

* *

Le grand Macédonien à la porte de la villa lui jeta un regard dédaigneux.

– Et pourquoi veux-tu voir la femme de Kaeso, demanda-t-il d’un ton bref. Il vaudrait peut-être mieux que tu parles à Appius Kaeso, mon garçon.

– Non, je veux voir sa femme, insista Diana. Mais je ne suis pas un mendiant, ajouta-t-elle.

Le Macédonien pencha la tête d’un air préoccupé et sourit.

– Viens avec moi, dit-il à voix basse comme un conspirateur.

Marchant en avant, il aperçut sa maîtresse dans le jardin et, faisant signe au nouveau venu de continuer dans cette direction, il retourna se poster à la porte.

Antonia, toute jeunette dans une robe de couleur gaie et un chapeau à large bord, donnait des instructions à un esclave qui, un sécateur à la main, s’affairait dans la roseraie. En entendant un bruit de pas, elle regarda autour d’elle et examina l’étranger qui s’approchait.

– Tu peux aller, dit-elle à l’esclave.

– Pardonne-moi de m’introduire de cette façon, commença Diana, et dans un pareil accoutrement. Il fallait que j’aie l’air d’un garçon.

Antonia montra une rangée de jolies dents.

– Eh bien ! c’était peut-être nécessaire, dit-elle en riant, mais tu n’en as pas l’air quand même.

– J’ai pourtant bien essayé, dit Diana. Qu’est-ce qui me trahit ?

– Oh ! tout… murmura Antonia.

Elle alla vers le banc de pierre au bord du chemin.

– Viens, assieds-toi, et raconte-moi ce qui t’arrive. Tu es poursuivie, n’est-ce pas ?

En peu de mots, mais clairement, Diana raconta ses aventures avec le sentiment qu’elle pouvait avoir confiance.

– Il ne faut pas que je vous occasionne des ennuis, dit-elle à la fin, mais… oh !… si je pouvais avoir un bain… et si vous vouliez me cacher une nuit seulement, pour que je puisse dormir… je pourrais alors continuer ma route.

Les yeux las de Diana étaient pleins de larmes.

– Nous pouvons bien courir un risque pour quelqu’un qui aime Marcellus, dit Antonia. Viens… rentrons à la maison.

Elle marcha devant Diana jusqu’à l’atrium où elles rencontrèrent Kaeso qui sortait de sa chambre de travail. Il s’arrêta et battit plusieurs fois des paupières d’un air incrédule. Antonia dit :

– Appius, voici la fille du commandant Gallus que les soldats cherchaient… Diana, voici mon mari.

– Je repartirai si tu le désires, dit Diana d’une petite voix plaintive.

– Qu’as-tu fait pour qu’on veuille t’arrêter ? demanda Kaeso en la regardant gravement.

– Elle s’est sauvée de Capri, intervint Antonia, parce qu’elle avait peur du jeune empereur. Et maintenant il s’est mis dans la tête de la retrouver.

– Hem ! gronda Kaeso. « Petite Botte » ! Le voyou !

– Chut ! fit Antonia. Tu nous feras tous mettre en prison ! Et qu’allons-nous faire de Diana ? Appius, elle est la fiancée de Marcellus !

Kaeso poussa une exclamation de joie et lui prit les mains.

– Tu resteras chez nous, déclara-t-il. On ne t’aura pas sans lutte. Es-tu seule ? Les légionnaires cherchaient aussi un esclave grec qui s’est échappé avec toi.

– Il est en bas, à la vigne, avec Vobiscus, dit Antonia. Tu ferais bien de t’occuper de lui, Appius.

– Et les serviteurs ont-ils deviné quelque chose ?

– N’essayons pas d’en faire un secret, conseilla Antonia. Disons-leur la vérité. Quand ils sauront que Diana est la fiancée de Marcellus – et que le Grec est son esclave – personne à Arpino ne voudra…

– N’en sois pas trop sûre, dit Kaeso. Il y a une récompense, tu sais… On peut se payer du bon temps avec un millier de sesterces ! Je vais leur dire, à tous, que s’ils disent un mot, je leur ferai donner le fouet… ou pire !

– Fais comme tu penses, dit Antonia gentiment. Toutefois je crois que de leur témoigner de la confiance serait plus sûr que de les menacer. Je crois que c’est le conseil que Marcellus nous donnerait s’il était ici.

– Marcellus ! il traite toujours les gens comme s’ils valaient bien plus qu’ils ne valent en réalité.

Kaeso regarda Diana avec un sourire interrogateur :

– Es-tu aussi une chrétienne ?

– J’ai bien peur que non, dit Diana avec un soupir. A-t-il beaucoup parlé de cela pendant qu’il était ici ? demanda-t-elle en se tournant vers Antonia.

– Il a mis le village sens dessus dessous avec ses histoires ! dit Kaeso en riant. Antonia te le racontera. Elle aussi est chrétienne, maintenant.

– Marcellus a été tellement bon pour nous tous… murmura Antonia.

Elle sourit du coin de l’œil à Appius et ajouta :

– … y compris pour le maître d’Arpino.

*

* *

Le jeune Antonin avait été si absorbé par son modelage qu’il était resté dans son atelier toute la journée, ignorant que leur maison abritait une fugitive. Quand il fit irruption dans la salle à manger, ce soir-là, il s’arrêta subitement sur le seuil de la porte et plongea son regard dans les yeux souriants d’une créature exquise, parée de la plus belle stola de soie rose qu’il eût jamais vue, stola qui pourtant appartenait à sa mère.

À trois reprises, Antonin était allé à Rome avec ses parents à l’occasion de grandes fêtes nationales. Il avait entrevu de charmantes patriciennes dans des litières somptueuses et dans leurs loges au cirque ; mais jamais encore il ne s’était trouvé aussi près d’une jeune femme du rang social de Diana. Il la regardait avec une admiration si profonde et si naïve que Kaeso eut un sourire narquois.

– Notre fils Antonin, dit sa mère tendrement. Et voici Diana, mon chéri, la fille du commandant Gallus.

– Oh ! les légionnaires te cherchent ! dit Antonin la gorge serrée.

Il prit place à table sans quitter la jeune fille des yeux.

– Diana espérait trouver ici Marcellus, expliqua Antonia.

– Tu connais Marcellus ? demanda Antonin joyeux.

– Elle est sa fiancée, annonça Kaeso qui ajouta dans le silence qui suivit : Il a bien de la chance !

– Oh ! oui ! fit Antonin d’un ton si convaincu que ses parents se mirent à rire.

Diana sourit au jeune garçon et dit doucement :

– Je suis heureuse de voir comme vous aimez tous Marcellus. Comme il a dû se sentir bien ici. Tu fais de la sculpture, à ce que ta mère m’a dit.

Sa voix était étonnamment grave pour une jeune fille. En général les jeunes filles crient quand elles ont quelque chose à dire. Lorsque Diana parlait de sa voix basse et prenante, on avait l’impression de la connaître depuis longtemps. Antonin lui fit en rougissant un signe affirmatif.

– C’est Marcellus qui lui a appris tout ce qu’il sait, dit Antonia avec reconnaissance comme si Diana aussi devait être remerciée.

– Il aurait dû se faire sculpteur au lieu de soldat, dit Diana.

– En effet ! déclara Antonin. Il déteste se battre.

– Ce n’est pas qu’il ne sache pas se battre, se hâta de dire Diana. Marcellus est connu pour être une des meilleures épées de Rome.

– Tiens, s’écria Kaeso. Je n’aurais pas pensé qu’il s’intéressât aux sports dangereux. Il ne nous en a jamais parlé.

– Je lui ai demandé une fois s’il avait tué quelqu’un, intervint Antonin, et cela l’a rendu tout malheureux. Il m’a répondu qu’il ne désirait pas en parler.

Le visage de Diana avait tout à coup perdu son animation et Antonin se rendit compte qu’il avait touché là un sujet pénible. Son embarras s’accrut lorsque son père dit à la jeune fille :

– Tu sais peut-être de quoi il s’agit ?

Sans lever les yeux, Diana fit un signe affirmatif en poussant un soupir.

– Aimes-tu les chevaux, demanda Kaeso sentant qu’il fallait changer de conversation.

– Oh ! oui, répondit Diana visiblement préoccupée.

Puis, regardant de l’un à l’autre, elle ajouta :

– Il vaudrait peut-être mieux en parler, dans l’intérêt même de Marcellus. Il y a deux ans, on lui a ordonné de mettre un homme à mort… et il a découvert après coup que cet homme était innocent et qu’il était tenu en haute estime par quantité de ses compatriotes. Il en a eu beaucoup de chagrin.

– Cela ne m’étonne pas, dit Antonia. Lui, si bon, et si généreux !

Appius Kaeso, soucieux d’effacer la tristesse de Diana, se mit à parler de la popularité de Marcellus à Arpino. Bientôt il remarqua avec plaisir qu’elle écoutait attentivement, l’air ému, tandis qu’il décrivait les mille gentillesses du jeune Romain, lui donnant même tout le mérite pour l’installation de la piscine.

– Ah ! il est malin, fit en riant Kaeso. Il arrive à vous faire faire des choses de ce genre et prétend ensuite que c’est vous qui en avez eu l’idée. Naturellement, il veut vous procurer la joie de faire du bien afin que cela vous pousse à aider les autres.

Antonin, stupéfait d’entendre son père parler ainsi, rencontra le regard surpris de sa jolie maman qui lui fit signe, en serrant les lèvres, de n’ajouter aucun commentaire.

– Marcellus est un jeune homme exceptionnel, continua Kaeso. Il était aisé de voir qu’il avait été élevé dans le luxe et l’abondance, cependant il allait dans les champs et travaillait comme les autres ; aussi il fallait voir comme on l’aimait ! Chaque soir, là-bas sur la prairie, les villageois s’asseyaient en cercle autour de lui et il leur racontait des histoires de ce Jésus… qui vivait au pays des Juifs… et qui a fait tant d’étranges miracles. Il t’a certainement parlé de cet homme, Diana ?

– Oui, dit-elle d’un ton grave. Il m’en a parlé.

– Il a été mis à mort, dit Antonia.

– Et Marcellus prétend qu’il est revenu à la vie, dit Kaeso, toutefois je suis persuadé qu’il y a une erreur là-dessous.

Antonin, qui semblait distrait à en juger par son regard vague, se tourna tout à coup vers Diana.

– Sais-tu qui a crucifié le Galiléen ? demanda-t-il gravement.

– Oui, avoua Diana.

– Et je le connais ?

Diana fit oui de la tête et Antonin frappa du poing sur la table.

– Je comprends tout maintenant, déclara-t-il. Marcellus a tué cet homme qui a passé sa vie à faire du bien autour de lui… et pour compenser, il veut consacrer sa vie à faire lui aussi la même chose !

Appius et Antonia, muets, regardaient leur fils avec un intérêt nouveau.

– Oui… mais ce n’est pas tout, Antonin, dit Diana. Marcellus croit que cet homme est dans ce monde pour y rester à jamais ; il croit qu’il y aura un nouveau gouvernement dirigé par des hommes de bonne volonté ; on ne se battra plus, on ne volera plus…

– C’est une noble pensée, Diana, interrompit Kaeso. Qui n’aspire à la paix ? Qui ne serait heureux de voir gouverner des hommes de bonne volonté ? Ce souhait n’est pas nouveau. En effet, n’importe quel gouvernement serait meilleur que le nôtre. Mais c’est absurde d’espérer une chose pareille, et un homme aussi intelligent que Marcellus doit le savoir ! Sa vie sera perdue pour rien !

– Peut-être que non, protesta Antonin. Peut-être que ce Jésus n’a pas perdu sa vie pour rien ! Si jamais nous devons avoir un monde meilleur… il faut bien que cela commence une fois… à un endroit quelconque. Cela a peut-être commencé maintenant ! Crois-tu Diana ?

– Je ne sais pas… Antonin.

Diana mit les deux mains sur ses yeux et ajouta :

– Ce que je sais… c’est que je donnerais tout au monde pour que ce ne soit pas arrivé.

*

* *

Lorsque trois semaines se furent écoulées sans apporter d’événements, Diana commença à se demander si elle ne pourrait pas maintenant se rendre à Rome. Peut-être le jeune empereur l’avait-il oubliée. Kaeso n’était pas aussi optimiste.

– « Petite Botte » a été très occupé par les fêtes de son couronnement. Mais il ne t’oublie pas. Tu ferais mieux d’attendre encore un peu.

Antonia mit affectueusement son bras autour de la taille de Diana.

– Tu vois que mon mari désire te garder ici le plus longtemps possible… Antonin et moi de même.

Diana le savait. Leur hospitalité avait été sans limite. Elle s’était attachée à Antonia, et l’attitude d’Antonin à son égard ressemblait fort à de l’adoration.

– Vous avez tous été si gentils, dit-elle. Mais ma mère doit être terriblement inquiète. Elle sait seulement que je me suis échappée de Capri sur un petit bateau. Je ne peux même pas lui envoyer un message de peur de mettre la police sur mes traces.

Parfois le soir, Démétrius, qui logeait chez Vobiscus, venait voir s’il y avait du nouveau. Diana lui recommandait de prendre patience, mais elle savait qu’il brûlait de rejoindre Marcellus.

Un soir, à table, Kaeso avait paru si préoccupé que Diana eut un pressentiment. En sortant de la salle à manger elle trouva Vobiscus qui lui remit un message. Démétrius avait écrit à la hâte qu’il partait pour Rome espérant y rejoindre son maître.

« Ma présence ne fait qu’ajouter au danger qui te menace, écrivait-il. Kaeso approuve mon projet. Il s’est montré très généreux. Suis ses conseils. N’essaye pas de communiquer avec les tiens. Je tâcherai de voir ta mère. »

Vobiscus s’attardait devant le péristyle ; Diana s’approcha de lui. Démétrius était-il parti à pied… ou bien avait-il pris l’âne ?

– Il monte un des chevaux les plus rapides de l’écurie, dit Vobiscus, et porte des vêtements du maître.

Diana alla rejoindre la famille assise autour du bassin.

– Je vous remercie de ce que vous avez fait pour Démétrius, dit-elle doucement. J’espère que vous sentez combien je vous suis reconnaissante.

Kaeso fit un geste désinvolte mais ses yeux étaient troublés.

– Le Grec n’était pas en sûreté ici, dit-il. Il est vrai que personne n’est plus en sûreté nulle part ! Deux de nos charretiers sont revenus cette après-midi de Rome. Le désordre règne dans la ville. Des bandes d’ivrognes dévalisent les boutiques et attaquent de respectables citoyens. L’empereur fait semblant de croire que les chrétiens en sont la cause et on les arrête en masse.

Les couleurs s’évanouirent sur les joues de Diana.

– Je me demande comment va Marcellus, dit-elle. Il ne fera rien pour se mettre à l’abri.

– Nos hommes disent que les recherches pour le Grec ont repris, dit Kaeso… et pour toi aussi, Diana. Il paraît que Démétrius est accusé d’avoir attaqué un tribun. Il doit être pris mort ou vif. Quant à toi, l’empereur est soi-disant inquiet de ta sûreté. Le bruit court que le Grec t’a enlevée et Caligula veut te retrouver.

– Pauvre Démétrius, murmura Diana. Il a bien peu de chance de s’en tirer avec tant de gens à sa poursuite.

– Ma foi, il sait que sa vie ne vaudra plus rien s’il est pris, dit Kaeso d’un air sombre. Mais il vendra cher sa peau, tu peux en être sûre !

– Il est armé ? s’étonna Diana.

– Il n’a qu’un poignard, dit Kaeso.

– Mon mari a posté des guetteurs aux points les plus élevés de nos deux routes, dit Antonia. S’ils voient des légionnaires s’approcher de chez nous, ils viendront immédiatement nous avertir.

– Quand les soldats sont venus, dit Kaeso, ils ont fouillé tous les recoins de la villa, mais ils n’ont pas tourné la tête du côté des travailleurs. Ils ne s’attendaient pas à trouver la fille du commandant Gallus cueillant des raisins.

– Mais alors… c’est justement là qu’il faudrait que j’aille.

Antonia et Appius échangèrent un regard.

– Appius n’osait pas te le proposer, dit Antonia.

– Ce sera peut-être très amusant, dit Diana.

– Alors vas-y de bonne heure demain matin, dit Kaeso soulagé. Antonia te donnera les vêtements appropriés à ce travail. J’aurais aimé pouvoir te cacher d’une autre manière, Diana… mais tu n’es pas en sécurité à la villa. Il se peut qu’on te traite avec considération si l’on te trouve ; mais c’est l’empereur qui te cherche… et tout ce qu’il fait est néfaste !

*

* *

Environ deux heures après minuit, le vieux Lentius, profondément endormi sur son tas de paille dans un coin de l’écurie, se réveilla subitement et écouta. Le chien Bambo, qui dormait à côté de lui, dressa les oreilles et gronda.

De la cour venaient des bruits de sandales et de sabots. Quelqu’un conduisait un cheval. Lentius décrocha la lanterne et entr’ouvrit la porte. Bambo s’élança avec des aboiements furieux, mais le moment d’après il glapissait joyeusement.

– Non, non, dit une voix lasse. Fais-le taire, Lentius. Il va réveiller toute la maison.

– Démétrius !

Le vieillard voûté levait les yeux sur une face hagarde.

– Bouchonne ce cheval, Lentius. Quelle course nous avons faite ! Mais attention, avec l’eau ; il a très chaud.

Démétrius caressa le cou de la bête.

– Entrons-le ici… dit Lentius. Ils sont après toi, tu sais… chuchota-t-il en refermant la porte. Mais, que vois-je ? Ce cheval est blessé. Il a du sang sur l’épaule et le long de la jambe !

– C’est le mien, murmura Démétrius en mettant son épaule à nu. J’ai été poursuivi par trois cavaliers… sur la via Appia… pendant cinq kilomètres. J’en ai semé deux, mais le troisième m’a donné un coup d’épée comme je le désarçonnais. Apporte-moi de l’eau et des bandages, Lentius.

Le vieil esclave examina la profonde entaille et siffla entre les dents.

– C’est mauvais, murmura-t-il. Tu as perdu beaucoup de sang ; ta tunique est trempée ! Tu ferais mieux de t’étendre.

– C’est ce que je vais faire, dit Démétrius d’une voix faible en se laissant tomber sur la paille.

Lentius s’affaira avec une cuvette d’eau et une éponge.

– Lentius… as-tu vu le tribun Marcellus dernièrement ?

Le vieil esclave s’arrêta de laver la plaie, interdit.

– Le tribun ! Tu ne sais donc pas ? Il est mort… depuis au moins trois mois. Il s’est jeté à la mer… notre pauvre cher maître.

– Lentius, tu l’aimais, et lui aussi avait de l’affection pour toi. Je vais te confier un secret. Mais il ne faudra le répéter à personne, c’est compris ? Le tribun est vivant… il est ici à Rome.

– Comment ! s’exclama le vieillard. Pourquoi ne revient-il pas à la maison ?

– Il reviendra… un jour. Lentius, tâche de m’amener Marcipor, sans donner l’éveil. Et qu’il apporte de quoi faire un pansement. La blessure saigne trop. Et donne encore à boire à mon cheval.

Marcipor arriva bientôt, essoufflé et fort excité.

– La blessure est profonde, murmura-t-il. Il faut chercher le médecin.

– Non, Marcipor, objecta Démétrius. J’aime mieux tenter ma chance avec ce coup d’épée que de risquer d’avoir la tête coupée… Va, Lentius, emmène le cheval, et le chien aussi. Marcipor prendra soin de moi.

À contre-cœur, Lentius sortit tenant le cheval par la bride, le chien à ses talons. Marcipor s’agenouilla sur la paille et commença à panser la blessure.

– C’est grave, dit-il d’une voix tremblante.

– Pas pour le moment. Dis-moi, Marcipor… quelles sont les nouvelles ? As-tu vu Marcellus ?

– Il est dans les catacombes.

– Un endroit bien lugubre pour se cacher.

– Pas si mauvais que cela. Les chrétiens y ont entassé des provisions depuis des mois. Il y a plus d’une centaine d’hommes là-bas ; ceux qui sont poursuivis.

– Ils seront pris comme des lièvres dans une trappe… quand les soldats auront découvert où ils sont.

– Non… ce ne sera pas aussi facile que cela, dit Marcipor. Il y a des kilomètres de tunnels enchevêtrés dans ce vieux repaire. Les légionnaires y regarderont à deux fois avant de descendre en file dans ce trou noir. Ils savent ce qui est arrivé aux anciennes patrouilles qui ont poursuivi les Juifs dans ces catacombes… et qui n’ont jamais retrouvé leur chemin pour en sortir… Comment te sens-tu maintenant, Démétrius ? Est-ce que c’est trop serré ?

Il n’y eut pas de réponse. Marcipor colla son oreille contre la poitrine nue de Démétrius, écouta, le secoua doucement, l’appela d’une voix effrayée, lui jeta de l’eau au visage ; mais sans résultat. Il resta un instant indécis et désespéré ; puis il courut pantelant vers la maison, se demandant qui il fallait appeler à l’aide. Gallio, à demi vêtu, descendait l’escalier comme Marcipor traversait en courant l’atrium.

– Que signifie cette agitation, Marcipor ? demanda-t-il.

– C’est Démétrius ! Il est blessé et mourant dans l’écurie !

– As-tu fait chercher le médecin ? demanda Gallio en se dirigeant à longues enjambées vers les communs.

– Non, maître… il ne voulait pas de médecin. Il est poursuivi.

– Qu’un serviteur prenne un cheval et aille immédiatement chercher Sarpédon. Et trouve de l’aide pour porter Démétrius dans la maison. Je ne veux pas qu’il meure dans l’écurie comme un chien !

Lentius souleva sa lanterne et Gallio s’élança en appelant :

– Démétrius… Démétrius…

Les yeux enfoncés s’ouvrirent lentement et Démétrius poussa un soupir douloureux.

– Attention, cria Gallio au petit groupe assemblé devant la porte. Soulevez-le délicatement et portez-le dans la maison, dans la chambre de Marcellus, Marcipor. Qu’on l’enveloppe de couvertures chaudes.

On entendait un jeune esclave s’éloigner au galop pour chercher Sarpédon. Une demi-douzaine de valets et de jardiniers se penchèrent sur le blessé.

– Pourquoi n’es-tu pas venu me chercher tout de suite, Marcipor ? dit Gallio d’un air sévère comme il marchait derrière le petit groupe portant Démétrius.

– Je ne savais que faire… bredouilla Marcipor. Il est traqué ; il n’est venu ici que parce qu’il voulait s’enquérir de son maître.

– Moi ? dit Gallio en s’arrêtant brusquement.

– Non, Marcellus.

– Mais… n’est-il pas au courant ?

– Il croit que Marcellus est encore en vie, ici, à Rome.

Ils dépassèrent les esclaves courbés sur leur fardeau et montèrent l’escalier.

– Tu lui as dit la vérité ? demanda Gallio d’un ton abattu.

– La vérité, c’est qu’il est vivant, avoua Marcipor.

Il étendit la main pour soutenir Gallio dont le visage se crispait convulsivement.

– Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit ? demanda-t-il d’une voix rauque.

– Marcellus est un chrétien, maître. Il ne veut pas compromettre les siens en venant ici.

– Où est-il, Marcipor ?

Gallio montant lentement l’escalier en se cramponnant à la balustrade.

– Dans les catacombes, maître, murmura Marcipor.

– Comment ? Mon fils ! Dans ces vieux souterrains avec les brigands et les malfaiteurs ?

– Oh ! non, maître. Ce ne sont pas des brigands ni des malfaiteurs ! Ce sont d’honnêtes gens qui cherchent à échapper au cruel idiot qui se fait nommer empereur !

– Chut, Marcipor ! intima Gallio en passant devant la chambre de Lucia qui séjournait chez ses parents durant une absence de son mari. Comment peut-on atteindre mon fils ?

– Ce serait dangereux, maître, si l’on venait à suivre Marcellus jusqu’ici.

– Ne t’occupe pas de cela ! Fais-le chercher.

Les esclaves avaient déposé Démétrius sur le lit et sortaient maintenant de la chambre.

– Pas un mot de tout ceci, les avertit Marcipor.

Il fermait la porte quand survint Tertia très effrayée.

– Qu’est-il arrivé, Marcipor ?

Jetant un coup d’œil dans la chambre, elle étouffa une exclamation et alla se jeter à genoux à côté du lit.

– Oh ! que t’a-t-on fait, Démétrius ? gémit-elle.

Marcipor lui posa la main sur l’épaule.

– Tu peux nous aider. Va, et cherche des couvertures que tu chaufferas.

Marcipor enlevait à Démétrius la tunique trempée de sang.

– Je ne peux pas envoyer quelqu’un pour avertir Marcellus. Il n’y a que moi de la maison qui puisse entrer dans les catacombes.

– Et pourquoi peux-tu entrer, toi ? dit vivement Gallio. Tu n’es pourtant pas un des leurs ?

Marcipor fit gravement signe que oui et se mit à détacher les sandales de Démétrius.

– Alors, fais seller deux chevaux… et va, commanda Gallio. Laisse-moi faire ça.

Il releva ses manches et s’attaqua à la courroie racornie de la sandale.

À ce moment Tertia revint avec les couvertures, suivie de Lucia portant un bol de vin chaud. Gallio prit la cuiller de ses mains et versa quelques gouttes du breuvage entre les dents de Démétrius. Celui-ci avala inconsciemment. Gallio souleva un peu le blessé et porta le bol à ses lèvres, mais n’eut pas de succès. Tertia sanglotait. Lucia la poussa gentiment dehors.

– Ton frère vit, dit Gallio quand ils furent seuls.

Lucia sursauta, ouvrit la bouche d’étonnement, mais aucun son n’en sortit. Elle saisit le bras de son père.

– Marcipor est allé le chercher, murmura Gallio en continuant à administrer le vin chaud avec la cuiller. J’espère qu’il arrivera à temps.

– Marcellus… vivant ! murmura Lucia ne pouvant y croire. Où est-il ?

Gallio fronça les sourcils d’un air sombre.

– Dans les catacombes, marmotta-t-il.

– Mais… il ne faut pas ! s’écria Lucia. Il ne doit pas y rester… on va tous les tuer, là-bas !… Père, gémit-elle, c’est là que Tullus a été envoyé. Il a pour mission de nettoyer les catacombes.

Gallio passa la main sur son front comme pour effacer un coup. À ce moment Tertia poussa la porte pour faire entrer Sarpédon, qui s’approcha du lit et d’un pouce adroit leva les paupières de Démétrius. Il pressa le dos de la main contre le cou où battait faiblement le pouls, secoua la tête, et mit la main sur le cœur du patient.

– De l’eau chaude, ordonna-t-il, pour des compresses. C’est probablement inutile… mais essayons toujours.

*

* *

Aucune explication ne fut nécessaire pour motiver la présence de Diana dans les vignes. Tout le monde à Arpino était au courant de son histoire ; on en discutait depuis près de trois semaines. Les Kaeso n’avaient pas essayé d’en faire un secret, et les villageois, fiers de la confiance qu’on leur témoignait, s’étaient sentis associés pour protéger la jeune fille.

Kaeso était fier de son village. Ce n’est pas rien, pensait-il, qu’ils aient tenu leurs langues malgré la récompense offerte pour la découverte de Diana. Il y avait cependant deux bonnes raisons à cette fidélité unanime.

En tout premier, la récompense promise par l’empereur était sujette à caution. Quand donc les gouvernants avaient-ils tenu leurs promesses à l’égard du peuple ? Même si l’on était assez vil pour trahir la fiancée de Marcellus, on pouvait être sûr que la prime serait soufflée par quelqu’un d’autre. Ainsi avaient raisonné les jeunes gens un soir lorsque, couchés sur l’herbe, ils avaient discuté paresseusement de ce qu’on pouvait faire avec un millier de sesterces.

Mais, selon Antonia, il y avait encore une meilleure raison à la discrétion des villageois. Ils se souvenaient avec reconnaissance des nombreuses améliorations qu’ils devaient à Marcellus. Celui-ci était en passe de devenir un personnage légendaire. Ils n’avaient jamais connu quelqu’un comme lui ! On croyait en général – car Arpino était enclin à la superstition – que Marcellus était sous la protection toute spéciale de ce nouveau dieu galiléen qui entrait chez les gens sans frapper ; et personne n’avait envie de le voir surgir une nuit au chevet de son lit, et d’avoir à rendre compte de ce qu’était devenue la fiancée de Marcellus.

De bonne heure, le matin du premier jour de Diana dans les vignes, Vobiscus arrêta quelques-uns des plus vieux ouvriers pour leur dire qu’elle viendrait travailler – et la cause de cette décision. Ils devaient recommander aux autres de traiter la fille du commandant Gallus comme une des leurs. Il ne fallait ni l’éviter ni l’aider. Si les légionnaires apparaissaient dans la vigne, chacun devait vaquer à ses propres affaires et ne pas essayer de cacher Diana, ce qui ne ferait qu’attirer l’attention sur elle.

Lorsque Métella arriva, Vobiscus la retint à la grille en lui demandant d’attendre Diana. Elle devait la conduire à une partie de la vigne éloignée de la grand’route et lui montrer ce qu’elle devait faire.

– Elle n’a pas vraiment besoin de travailler, dit Vobiscus, mais il faut qu’elle sache comment s’y prendre au cas…

– Pourquoi m’as-tu choisie, moi ? dit Métella mécontente. Il faudra probablement que je lui porte son panier pour qu’elle ne se salisse pas les mains !

– J’avais cru, dit Vobiscus, que cela te ferait plaisir de faire la connaissance d’une jeune fille de son rang. Tu aimais pourtant bien Marcellus ?

– Faire sa connaissance ! railla Métella. Je la vois faisant la connaissance de quelqu’un comme moi !

– Ne sois pas si susceptible, dit Vobiscus. La voilà qui vient. Prends-la avec toi et ne sois pas intimidée, traite-la comme si elle était une… rien du tout.

– Une rien du tout… comme moi, hein ! fit Métella avec amertume.

– Me voici, Vobiscus, annonça Diana. Dis-moi où je dois aller.

– Métella s’occupera de toi.

Vobiscus montra du pouce la jeune fille qui les regardait d’un air renfrogné. Elle tendit une corbeille à Diana et partit en avant d’un pas rapide ; Diana la rattrapa lestement.

– J’espère que je ne t’ennuierai pas, Métella. Si tu me montres comment il faut faire…

– Il suffit que tu saches faire semblant, dit Métella sèchement en regardant droit devant elle comme elles passaient entre deux rangées de curieux.

– Oh ! mais j’aimerais faire mieux que cela, protesta Diana de sa voix chaude qui donnait à tout ce qu’elle disait un air de confidence.

– Tu t’abîmeras les mains, dit Métella bourrue, après un assez long silence.

– Tu as l’air d’avoir décidé une fois pour toutes que je ne te plairais pas, dit Diana. Ce n’est pourtant pas comme cela qu’on devrait se traiter entre jeunes filles.

– Mais nous ne sommes pas simplement deux jeunes filles, objecta Métella. Tu es quelqu’un… et moi, je suis rien du tout.

– Il est vrai que je suis quelqu’un, admit calmement Diana, mais j’ai cru que tu étais aussi quelqu’un. Tu n’as certainement pas l’air de n’être rien du tout…

Métella lui lança un rapide coup d’œil de côté, et haussa les épaules avec un petit rire.

– Tu es drôle, dit-elle moitié se parlant à elle-même.

– Je ne me sens pas très drôle, avoua Diana. J’ai peur et j’aimerais bien retourner à la maison chez ma mère.

Les pas de Métella se ralentirent et elle regarda Diana avec une expression qui ressemblait à de la sympathie.

– Ils ne te découvriront pas ici dans les vignes, dit-elle. Mais ils risquent de te trouver la nuit dans la villa.

– J’y ai pensé, dit Diana, mais je ne saurais pas où aller coucher ailleurs.

Métella murmura un « bien sûr ! » et posa son panier. Elle tendit à Diana une paire de ciseaux.

– Il n’y a qu’à couper les grappes près de la branche et à faire attention de ne pas les écraser.

Elles travaillèrent un moment côte à côte sans rien dire.

– Tu n’as pas par hasard une chambre libre chez toi, Métella ? demanda Diana.

– Je regrette, dit Métella. Nous n’avons que deux petites chambres : une pour mon père et ma mère… Tu ne voudrais pas partager mon réduit, ajouta-t-elle après un moment de pause.

– Pourquoi pas ? dit Diana. Si tu veux bien, toi ?

– Cela me ferait grand plaisir, dit Métella avec ferveur.

– Je te paierai, naturellement.

– Oh ! je t’en prie… murmura Métella. Cela gâterait tout !

Diana posa gentiment la main sur l’épaule frêle de la jeune fille et la regarda au fond des yeux.

– Et tu te traites de rien du tout… Tu n’as pas honte ?

Métella eut un petit rire embarrassé et se frotta le coin de l’œil.

– Comme tu es drôle, Diana, dit-elle à voix basse.

*

* *

Marcipor allait à fond de train, tenant l’autre cheval par la bride. Il n’y avait pas de temps à perdre.

Il serait dangereux, pensa-t-il, de descendre aux catacombes par l’entrée habituelle. Si le tunnel dans le bois de cyprès était surveillé, un homme avec deux chevaux serait certainement arrêté.

Il n’avait jamais utilisé l’entrée secrète sans être accompagné et n’était pas certain de la retrouver car elle était soigneusement cachée dans une carrière abandonnée. Quand il y parvint, il attacha les chevaux et descendit avec précaution dans le fond de la carrière. Longeant lentement la paroi, éclairé seulement par un quartier de lune, il arriva devant une flaque d’eau croupissante et se rappela l’avoir traversée. De l’autre côté il y avait une fente dans le rocher. Il pénétra par l’étroite ouverture dans une obscurité presque totale ; un ordre brusque l’arrêta. Il donna son nom, et la sentinelle le reconnut.

– Je suis venu chercher Marcellus Gallio, dit Marcipor. Son esclave grec, qui est aussi un des nôtres, est mourant. La course a été pénible pour moi qui suis vieux, Thrason. Veux-tu aller trouver Marcellus et lui donner mon message ?

– Si tu veilles à ma place, Marcipor.

Après un temps qui lui sembla interminable, Marcipor vit une faible lueur tout au bas du tunnel. Comme elle se rapprochait, Marcipor distingua deux silhouettes derrière Thrason ; Marcellus en premier, et… le Grand Pêcheur !

Il y eut un bref colloque à voix basse. Il fut décidé que Marcellus et Pierre prendraient les chevaux. Marcipor passerait la nuit aux catacombes.

– Tu as dit à mon père que j’étais ici ? demanda Marcellus.

– Oui… mais il est tellement heureux de te savoir en vie que cela ne lui a rien fait que tu sois parmi les chrétiens. Tu peux être certain qu’il gardera ton secret. Va vite, maintenant. Démétrius n’a plus longtemps à vivre.

*

* *

Lentius emmena les chevaux en sueur. Lucia qui attendait sous le portique, descendit en courant les marches et se jeta dans les bras de son frère, pleurant doucement et se cramponnant aux manches de son vêtement.

– Démétrius… vit-il encore ? demanda Marcellus d’un ton pressant.

– Il respire encore, dit Lucia, mais Sarpédon dit qu’il baisse rapidement et qu’il n’en a plus que pour une heure, au maximum.

Marcellus fit signe à son compagnon de s’approcher.

– Voici Simon Pierre, Lucia. Il est venu dernièrement de Galilée. Lui aussi connaît Démétrius.

L’étranger à la charpente massive et à la longue barbe s’inclina devant elle.

– Sois le bienvenu, dit Lucia les yeux remplis de larmes. Venez, ne perdons pas de temps.

Gallio, vieilli et fatigué, vint au-devant d’eux au haut de l’escalier et embrassa son fils en silence. Cornélia, très secouée par les événements de la nuit, s’abandonna dans les bras de Marcellus en murmurant des paroles incohérentes. Le sénateur se tourna vers Pierre avec un regard interrogateur. Lucia fit les présentations.

– Un ami de Marcellus, dit-elle. Quel est ton nom ?

– Pierre, dit-il de sa voix gutturale.

Le sénateur salua froidement, son attitude signifiant clairement que cet étranger mal dégrossi n’était pas à sa place chez lui. Mais Pierre, que ce retard impatientait, réservait une surprise au sénateur Gallio. Avançant d’un pas, le colosse galiléen se dressa devant l’orgueilleux Romain avec l’autorité de quelqu’un habitué à commander.

– Conduis-moi auprès de Démétrius, fit-il.

Au son de cette voix étrange, Cornélia lâcha Marcellus et considéra l’étranger bouche bée. Gallio, rapetissé par cet imposant personnage, le conduisit docilement à la chambre de Démétrius. Ils suivirent tous et se rangèrent à côté du lit, Marcellus posant doucement la main sur la tête ébouriffée. Sur un signe de Gallio, qui était visiblement impressionné par les manières décidées de son hôte mystérieux, Sarpédon céda sa place au nouveau venu. Avec une calme assurance, Pierre prit les mains inertes de Démétrius dans ses grands poings bruns, et les secoua.

– Démétrius ! cria-t-il comme s’il l’appelait d’une grande distance, comme si le Grec mourant était à des lieues de là.

Aucun signe ne répondit, même pas un battement de paupière. Pierre appela de nouveau d’une voix retentissante.

– Démétrius ! Reviens !

Personne ne respirait plus. Soudain Pierre redressa sa haute stature, étendit les bras et montrant la porte :

– Allez, dit-il, laissez-nous seuls.

Ils obéirent en silence, tous sauf Marcellus qui hésitait ; Pierre lui fit signe de sortir. Il était en train d’enlever sa robe de lainage grossier au moment où Marcellus refermait la porte. Ils s’éloignèrent dans le corridor et restèrent un instant au haut de l’escalier à écouter s’ils entendraient encore un de ces appels du géant galiléen qui avait pris possession de leur maison. Marcellus s’attendait à des protestations, mais personne ne souffla mot. Pas un son non plus ne venait de la chambre de Démétrius.

Ce fut le sénateur qui rompit le silence en se mettant à descendre l’escalier. Sarpédon le suivit et s’assit dans l’atrium. Cornélia prit le bras de Marcellus et l’emmena dans sa chambre avec Lucia. Tertia seule resta dans le corridor ; elle retourna sur la pointe des pieds vers la porte de Démétrius et s’assit par terre, en étouffant ses sanglots.

Une demi-heure plus tard, Marcellus sortit de la chambre de sa mère et interrogea à voix basse Tertia. Elle secoua tristement la tête. Il descendit rejoindre son père qu’il trouva l’air préoccupé, dans sa chambre de travail. Après un moment, le vieux sénateur s’éclaircit la voix et sourit d’un air cynique.

– Est-ce que ton ami, ce grand sauvage, croit qu’il pourra faire un miracle ?

– Pierre possède un don étrange, dit Marcellus se sentant nettement à son désavantage.

– Il a une manière de procéder peu ordinaire ! Il prend en main le cas, renvoie le médecin, et nous fait sortir de la chambre. Est-ce que tu t’attends à ce qu’il fasse quelque chose de surnaturel ?

– Je n’en serais pas surpris, dit Marcellus. Je reconnais que Pierre n’a pas le vernis de la civilisation, mais il est l’honnêteté même. Nous ferons peut-être bien de réserver notre jugement jusqu’à ce que nous voyions ce qui arrive.

– Ma foi… tout ce qui arrivera, c’est que Démétrius mourra, dit Gallio. Cependant… ce serait arrivé de toutes façons. Je me serais opposé à ces bêtises s’il y avait eu le moindre espoir de sauver Démétrius. Je me demande combien de temps il nous faudra encore attendre que ce Juif ait terminé ses incantations !

– Je l’ignore, avoua Marcellus. Sais-tu dans quelles circonstances Démétrius a été blessé ?

Gallio secoua la tête.

– N’as-tu pas entendu dire qu’il a aidé Diana à s’échapper de Capri ? Il est recherché par la police pour une vieille affaire ; il paraît qu’il aurait assailli un tribun à Athènes.

– Elle s’est échappée ? Je n’en savais rien ! Où est-elle maintenant ?

– Personne n’a l’air de le savoir. Elle n’est pas à la maison. L’empereur prétend être très inquiet à son sujet et a organisé des battues pour la retrouver.

– Et pourquoi s’intéresse-t-il tant à elle ? demanda Marcellus indigné. Démétrius sait peut-être où elle est… A-t-il été blessé en la défendant ?

– Si Démétrius le sait, dit Gallio avec un geste las, il emportera son secret avec lui, mon fils.

Le désespoir dans l’âme, Marcellus monta l’escalier. Tertia avait quitté son poste. Il entra chez sa mère et s’assit sur la couche à côté de Lucia.

*

* *

Tertia avait sursauté en entendant s’ouvrir la porte. La face barbue du Galiléen avait fouillé des yeux le corridor.

– Ne fais pas de bruit, murmura Pierre, et prépare un bouillon chaud.

– Oh ! est-ce qu’il vivra ?

Pierre avait doucement refermé la porte, sans répondre. Tertia se glissa à la cuisine, son intuition lui disant que ce n’était pas encore le moment d’avertir la famille. Lorsqu’elle revint, elle frappa à la porte et Pierre la laissa entrer. Démétrius, très pâle, soutenu par des coussins, était réveillé mais semblait ne pas savoir où il était.

– Ne lui parle pas encore, dit Pierre avec bonté. Il est revenu de loin et il est encore tout étourdi.

Il prit sa robe et l’enfila.

– Tu peux lui donner le bouillon, autant qu’il en voudra. Reste auprès de lui et n’appelle son maître que lorsqu’il le demandera. Que personne n’entre avant qu’il se sente plus fort. Je pars maintenant.

– Comment ! protesta Tertia, tu pars sans voir mes maîtres ? Ils voudront te remercier.

– Je ne désire pas répondre à des questions, dit Pierre d’un ton las. Je ne veux pas parler ; je suis épuisé.

À la porte, il se tourna pour regarder encore une fois Démétrius.

– Courage, dit-il, sur un ton bas de commandement. Rappelle-toi la promesse que j’ai faite… et que tu dois tenir. Il faut que tu retournes auprès de tes compatriotes… pour témoigner de notre Christ qui t’a sauvé !

Le front blême de Démétrius se crispa, mais il ne répondit rien.

Quand la porte se fut refermée, Tertia porta une cuiller de bouillon chaud aux lèvres du jeune homme. Il le prit d’un air apathique et regarda le visage de Tertia en cherchant à le reconnaître. Elle lui donna encore du bouillon et sourit.

– Me reconnais-tu à présent ? fit-elle doucement.

– Tertia, répondit-il avec effort. Puis : Appelle Marcellus.

Elle posa le bol et se hâta de chercher le tribun. Chacun voulut la questionner, mais elle était résolue à ne laisser entrer que Marcellus pour le moment. Celui-ci se rendit immédiatement auprès de Démétrius et lui prit les mains.

– Pierre t’a ramené ! dit-il d’une voix craintive.

Démétrius mouilla ses lèvres et marmotta :

– Un long voyage.

– Te rappelles-tu quelque chose ?

– Très peu.

– As-tu vu quelqu’un ?

– Pas clairement… mais il y avait beaucoup de voix.

– Où est Pierre ?

– Il est parti, dit Démétrius.

Tertia, soupçonnant qu’elle était de trop, se glissa hors de la chambre. Le visage de Démétrius s’éclaira.

– Diana est à Arpino… à la villa de Kaeso. Elle est entre de bonnes mains… mais il faut que tu ailles vers elle. L’empereur la veut. Elle est en danger.

– Es-tu assez bien, Démétrius, demanda nerveusement Marcellus, pour que je puisse y aller immédiatement ?

– Oui, maître. Je partirai aussi. Pierre a fait un vœu. Je dois retourner en Grèce.

– Pour le royaume à venir ! (Marcellus le regarda avec respect.) On t’a confié une grande tâche… pleine de danger. Je te ferai ton certificat d’affranchissement, aujourd’hui même.

– Je suis désolé de te quitter, maître, soupira Démétrius.

– Je ne te vois pas non plus partir avec plaisir, déclara Marcellus. Mais si ta vie a été sauvée grâce à un vœu, tu dois le remplir… quel qu’en soit le prix.

Tertia entr’ouvrit la porte, et Marcellus lui ayant dit d’entrer, elle apporta le bol de bouillon près du lit. Démétrius le prit avidement.

– Très bien, dit Marcellus. Les forces reviennent.

Sentant qu’il devait avertir sans délai les autres membres de la famille, il se rendit dans la chambre de sa mère où il les trouva tous rassemblés. Il leur jeta la nouvelle que Démétrius était guéri et qu’il déjeunait.

– Impossible, dit Gallio en faisant mine d’aller à la porte.

Marcellus l’arrêta.

– Attends un moment. Il n’est pas encore très fort. Cela le fatigue de parler.

– Mais il faut que je parle à ce Galiléen, dit Gallio. C’est extraordinaire ! Démétrius était en train de mourir. Sarpédon l’a dit.

– Pierre est parti. Tertia m’a dit qu’il était très fatigué et qu’il ne désirait voir personne.

– Que crois-tu qu’il ait fait ? demanda Cornélia.

– C’est un chrétien, répondit Marcellus. Certains de ces hommes qui ont vécu près de Jésus ont reçu un pouvoir spécial. Cela ne m’a pas beaucoup surpris que Démétrius se soit remis. Lui aussi est un chrétien. Pierre a pris un engagement que lui, Démétrius doit tenir. Il faut qu’il retourne en Grèce pour travailler parmi ses compatriotes…

– Quel genre de travail ? voulut savoir Lucia.

– Enrôler des gens pour le nouveau royaume, lui dit son frère.

– Ne risque-t-il pas de s’attirer des ennuis… en parlant d’un nouveau royaume ? demanda-t-elle.

– Sans aucun doute, fit Marcellus. Mais ce n’est pas ce qui le retiendra.

– Il est peut-être heureux de retourner en Grèce, dit Lucia. Ne m’as-tu pas dit qu’il y avait une jeune fille à Athènes qui lui plaisait beaucoup ? Comment s’appelait-elle ? Théodosia ?

Le sénateur emmena Marcellus pour déjeuner et Cornélia retourna se coucher. Lucia, après un instant, alla doucement frapper à la porte de Démétrius. Tertia l’admit dans la chambre et se retira.

– Nous sommes si heureux que tu ailles mieux, dit Lucia. Marcellus nous a dit que tu retournes en Grèce.

Elle lui mit une bague dans la main.

– Je l’ai gardée pour toi. Il faut maintenant que tu la reprennes.

Démétrius regarda l’anneau avec des yeux émus. Lucia lui jeta un coup d’œil malicieux.

– Tu le donneras peut-être à Théodosia ? dit-elle.

Il sourit, mais devint immédiatement de nouveau grave.

– Elle trouvera peut-être que c’est un cadeau qui coûte cher, dit-il. Ce n’est peut-être pas bien de demander à Théodosia de partager mes dangers.

Sarpédon entra à ce moment et se tint debout au pied du lit, examinant son patient avec des yeux stupéfaits. De son côté Démétrius paraissait surpris de le voir.

– Le médecin, dit Lucia. Tu ne te rappelles pas qu’il était là cette nuit ?

– Non, dit Démétrius. Je ne m’en souviens pas.

– Qu’a fait… le grand gaillard de Galilée ? s’enquit Sarpédon en venant au chevet du lit.

– Il a prié, dit Démétrius.

– Quel dieu a-t-il prié ? demanda Sarpédon.

– Il n’y en a qu’un, répondit Démétrius.

– Un dieu juif ?

– Non… pas juif. Dieu est le père de tous les hommes… sur toute la terre. N’importe qui peut lui adresser ses prières au nom de Jésus, qui est venu pour établir le royaume de la justice et de la paix.

– Ah ! cette nouvelle hérésie ! dit Sarpédon. Ton ami de Palestine se rend-il compte qu’il peut être arrêté s’il prétend guérir avec de tels procédés ?

– S’il prétend ? s’écria Lucia. Il n’a rien prétendu quand il a guéri Démétrius !

– Il faudrait le signaler aux autorités, dit Sarpédon en se dirigeant d’un pas raide vers la porte.

Il ferma la porte avec emphase et descendit à la chambre de travail du sénateur où celui-ci déjeunait avec Marcellus, et là, abandonnant sa suavité coutumière, il éleva une protestation indignée.

– Viens, assieds-toi, Sarpédon, dit le sénateur avec amabilité, et déjeune avec nous. Je comprends ce que tu ressens… mais ce sont des circonstances exceptionnelles. Tu as fait ce que tu as pu. Tu es sûrement content que le Grec se remette, même si le traitement n’est pas… comment dirai-je… tout à fait régulier ?

Sarpédon refusa le fruit que lui tendait Décimus et resta debout, rouge de colère.

– Ce pourrait être assez fâcheux pour vous, dit-il d’un ton glacial, si la nouvelle s’ébruitait que le sénateur Gallio a fait venir un de ces chrétiens révoltés pour guérir quelqu’un de sa maison.

Marcellus sauta de sa chaise et se posta en face de Sarpédon.

– Et votre serment d’Hippocrate ! cria-t-il. Votre seul intérêt devrait être de guérir ! Et pourtant, vous autres médecins, vous ne pouvez souffrir que la vie d’un homme soit sauvée par un autre moyen que par vos remèdes futiles.

Sarpédon recula vers la porte.

– Tu regretteras ces paroles, tribun Marcellus, déclara-t-il.

Et il sortit bruyamment de la pièce.

Pendant quelques minutes, ni le sénateur ni Marcellus ne dirent mot.

– J’avais espéré pouvoir nous le concilier, dit Gallio. Son orgueil a été blessé. Il peut nous amener beaucoup d’ennuis. S’il révèle que nous hébergeons Démétrius…

– En effet… il faut que Démétrius parte d’ici !

– Pourra-t-il voyager… aujourd’hui ?

– Il le faut ! Je vais à Arpino… il m’accompagnera.

– C’est de la folie ! s’écria le sénateur. Il ne peut pas se tenir sur un cheval aujourd’hui. Je vois ce qu’il nous faut faire. Nous l’enverrons en voiture à Pescara. On n’ira guère le chercher dans un port de l’Adriatique.

Il se leva et se mit à arpenter la pièce.

– J’irai avec lui, poursuivit Gallio. Ma présence dans la voiture peut lui éviter d’être interrogé. D’ailleurs… je pourrai lui être utile pour son embarquement. S’il n’y a pas de bateau en partance, j’en ferai appareiller un pour le conduire jusqu’à Brindisi. De là il n’aura pas de peine à trouver un navire pour Corinthe.

– C’est très bon de ta part, déclara Marcellus. Si tous les hommes traitaient leurs esclaves…

– Ma foi… quant à cela, dit le sénateur avec un petit sourire, ce n’est pas dans mes habitudes d’offrir ma voiture et l’escorte de ma personne à des esclaves qui s’embarquent pour l’étranger. Le cas de Démétrius est différent. Sa vie lui a été rendue d’une façon mystérieuse et il doit remplir le vœu qu’on a fait pour lui. Sinon, il n’a pas le droit de vivre.

– Tu ferais un bon chrétien, dit Marcellus.

Mais il comprit immédiatement, au froncement de sourcils de son père, que cette remarque était pour le moins prématurée.

– Les hommes d’honneur ont tenu leur parole, mon fils, bien avant que cette religion ne l’ait recommandé… Viens, préparons-nous pour notre voyage. Le jour n’est pas mal choisi ; Rome ne s’occupera pas de fugitifs aujourd’hui. La ville est toute aux fêtes des Ludi romani. Dis à Lentius d’atteler les chevaux.

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