Ibn-Hafçoun apprit avec un mélange de joie et d’étonnement, la résolution hardie que le sultan avait prise. «Nous le tenons, le troupeau de bœufs! dit-il en espagnol à Ibn-Mastana. Qu’il vienne, ce sultan! Je donne cinq cents ducats à celui qui viendra m’annoncer qu’il s’est mis en marche!» Peu de temps après, il reçut à Ecija la nouvelle que la grande tente du sultan venait d’être transportée dans la plaine de Secunda. Aussitôt il forme le projet d’aller l’incendier. Ce coup de main, s’il réussissait, allait couvrir le sultan de ridicule. Accompagné de quelques escadrons, Ibn-Hafçoun arrive dans la plaine de Secunda au commencement de la nuit. Soudain il fond sur les esclaves et les archers qui étaient de garde auprès du pavillon; mais bien qu’en petit nombre, ceux-ci se défendent bravement, et, attirés par leurs cris, les soldats se précipitent hors de la ville pour leur venir en aide. Comme il ne s’agissait au fond que de jouer un tour au sultan, Ibn-Hafçoun ne vit pas plutôt que l’entreprise allait finir mal, qu’il ordonna à ses cavaliers de tourner bride et de se retirer au galop sur Polei. Les cavaliers du sultan les poursuivirent et en tuèrent quelques-uns.
Tout insignifiante qu’elle était, cette rencontre nocturne prit aux yeux des Cordouans des proportions gigantesques. Quand à la pointe du jour toute la population de la capitale alla au devant des cavaliers du sultan, qui revenaient de leur poursuite avec quelques chevaux qu’ils avaient saisis et quelques têtes qu’ils avaient coupées, elle ne se lassa pas d’admirer ces trophées, et l’on se racontait, avec joie et avec orgueil, qu’en fuyant Ibn-Hafçoun s’était égaré de la grande route, et qu’en arrivant à Polei, il n’avait avec lui qu’un seul cavalier.
Bientôt, cependant, un combat plus sérieux allait se livrer, et comme on savait qu’on se battrait un contre deux, on n’était nullement rassuré sur son issue. Dans l’armée du sultan on ne comptait que quatorze mille hommes, dont quatre mille seulement étaient des troupes régulières; Ibn-Hafçoun, au contraire, avait trente mille hommes. Cependant le sultan donna l’ordre de se mettre en marche et de prendre la route de Polei.
Le jeudi 15 avril de l’année 891, l’armée arriva auprès de la petite rivière qui coule à une demi-lieue du château, et selon l’usage, on convint des deux côtés, que le combat aurait lieu le lendemain.
Ce jour-là, qui était pour les chrétiens le vendredi de la semaine sainte[340], l’armée du sultan se mit en marche à la pointe du jour, tandis qu’Ibn-Hafçoun rangeait ses soldats en bataille au pied de la colline sur laquelle le château était assis. Ils étaient remplis d’enthousiasme, et dans leur ivresse guerrière, ils se croyaient sûrs de la victoire. Il en était autrement du côté d’Abdallâh. Son armée était sa dernière ressource; elle portait avec elle toute la fortune des Omaiyades; si elle venait à s’abîmer dans un grand désastre, tout serait perdu. Pour comble de malheur, elle était mal commandée, et peu s’en fallut que le général en chef, Abdalmélic ibn-Omaiya, ne la livrât à l’ennemi par une manœuvre maladroite. Il l’avait déjà conduite en avant, lorsque, désapprouvant la position qu’il avait prise, il lui ordonna de rétrograder jusqu’à une montagne qui se trouvait au nord de la forteresse. Cet ordre s’exécutait, lorsque le général de l’avant-garde—un brave client omaiyade, nommé Obaidallâh, de la famille des Beni-Abî-Abda—vole vers le sultan en criant: «Mon Dieu, mon Dieu, aie pitié de nous! Où vous conduit-on, émir? Nous étions en face de l’ennemi; devons-nous maintenant lui tourner le dos? Mais alors il croira que nous avons peur, et il viendra nous tailler en pièces!» Il disait vrai: Ibn-Hafçoun s’était aperçu de la faute de son adversaire, et il s’apprêtait à en profiter. Aussi le sultan ne contesta nullement la justesse de l’observation d’Obaidallâh, mais il lui demanda ce qu’il y avait à faire. «Marcher en avant, répondit le général, attaquer l’ennemi avec vigueur, et qu’alors la volonté de Dieu s’accomplisse!—Fais comme tu voudras,» répliqua le sultan.
Sans perdre un instant, Obaidallâh retourna aussitôt auprès de sa division et lui ordonna de fondre sur l’ennemi. Les troupes s’ébranlèrent; mais elles désespéraient presque du succès. «Que pensez-vous de l’issue de cette bataille? demanda un officier au théologien Abou-Merwân, un fils du célèbre Yahyâ ibn-Yahyâ et renommé lui-même par son savoir et sa piété au point qu’on l’appelait le chaikh des musulmans.—Que vous dirai-je, mon cousin? répliqua le docteur; je ne puis vous donner pour réponse que ces paroles du Tout-Puissant:—Si Dieu vient à votre secours, qui est-ce qui pourra vous vaincre? S’il vous abandonne, qui est-ce qui pourra vous secourir[341]?» Le reste de l’armée n’était pas plus rassuré que l’avant-garde. Les soldats avaient reçu l’ordre de déposer leur bagage, de dresser les tentes et de se ranger en bataille; mais au moment où ils étaient occupés à tendre un dais pour le sultan, un pieu, destiné à le soutenir, se rompit, de sorte que le dais tomba par terre. «Mauvais signe!» murmura-t-on de tous côtés. «Rassurez-vous, dit alors un officier supérieur; ceci n’annonce rien de fâcheux; la même chose est arrivée au moment où une autre bataille allait se livrer, et pourtant on a remporté alors une victoire éclatante.» En parlant ainsi, il redressa le dais avec un pieu qu’il avait pris dans les bagages.
A l’avant-garde aussi, où le combat avait déjà commencé, il fallait que les officiers et les docteurs de la religion effaçassent l’effet produit par plusieurs mauvais présages. Doués d’une heureuse mémoire, et peut-être d’une fertile imagination, ils ne se lassaient pas de citer des précédents chaque fois qu’il en était besoin. Au premier rang combattait Rahîcî, un brave guerrier vieilli sous le casque et la cuirasse, et en même temps un poète fort distingué. Chaque fois qu’il frappait de la lance ou de l’épée, il improvisait des vers. Tout à coup il tombe blessé à mort. «Fâcheux présage, crient les soldats consternés; le premier qui tombe est un des nôtres!—Non, répondent les docteurs, c’est au contraire un présage très-heureux, car dans la bataille du Guadacelete, où nous avons battu les Tolédans, le premier qui tomba fut aussi un des nôtres.»
Bientôt le combat devint général sur toute la ligne. Ce fut un tapage effroyable: au bruit des fanfares se mêlait la voix des docteurs musulmans et des prêtres chrétiens, qui récitaient des prières ou des passages du Coran et de la Bible. Contre toute attente, les royalistes de l’aile gauche obtinrent de plus en plus l’avantage sur l’aile droite d’Ibn-Hafçoun. Après l’avoir fait reculer, ils coupaient des têtes l’un à l’envi de l’autre, et ils les apportaient au sultan qui avait promis une récompense à chaque soldat qui lui en présenterait une. Lui-même ne prenait pas de part au combat. Assis sous son dais, il regardait les autres se battre pour lui, et avec son hypocrisie ordinaire, il récitait des vers tels que ceux-ci:
Que d’autres mettent leur confiance dans le grand nombre de leurs soldats, dans leurs machines de guerre, dans leur courage: je ne mets la mienne qu’en Dieu, l’unique, l’éternel!
L’aile droite des Andalous ayant été mise en pleine déroute, toute l’armée royaliste se jeta sur l’aile gauche. Ibn-Hafçoun y commandait en personne; mais malgré ses efforts et quoique, selon sa coutume, il fît preuve d’un grand courage, il ne réussit pas à retenir ses soldats à leur poste. Plus ardents que fermes, aussi prompts à se décourager qu’à s’enflammer, ils désespérèrent trop tôt de l’événement, et, cédant le champ de bataille, ils tournèrent le dos à l’ennemi. Les uns prirent la fuite dans la direction d’Ecija, poursuivis par les cavaliers royalistes qui les sabraient par centaines; les autres, parmi lesquels se trouvait Ibn-Hafçoun lui-même, allèrent chercher un refuge dans le château; mais comme la porte était encombrée par les fuyards de l’aile droite, les nouveaux venus tâchèrent en vain de se frayer un passage, et pour sauver leur chef, les soldats postés sur les remparts durent le prendre à bras-le-corps, et, le tenant ainsi, l’enlever de son cheval; après quoi ils le portèrent dans l’enceinte.
Pendant que la foule se pressait encore à la porte du château, les soldats du sultan pillaient le camp ennemi. Remplis d’une joie d’autant plus grande qu’elle était inattendue, ils s’amusaient à lancer des sarcasmes contre leurs adversaires, tous chrétiens à leurs yeux, qui venaient de perdre une bataille aussi importante justement l’avant-veille de Pâques. «Le jeu était bien amusant, dit un soldat; quelle belle fête pour eux! La plupart ne verront pas le jour de Pâques, et c’est vraiment dommage!—Fête magnifique en vérité, répliqua un autre, avec force victimes; toute fête religieuse doit en avoir.—Voyez donc à quoi sert un bon coup d’épée, ajouta un troisième interlocuteur; à la communion ils avaient bu à tire-larigot, et si nous ne les avions pas dégrisés, ils seraient encore ivres à l’heure qu’il est!—Savez-vous bien, observa un quatrième qui avait quelque teinture d’histoire, savez-vous bien que cette bataille ressemble exactement à celle de la Prairie de Râhit? C’était aussi un vendredi qui tombait un jour de fête, et notre victoire n’est pas moins éclatante que celle que les Omaiyades ont remportée alors. Voyez donc ces pourceaux, comme ils gisent démembrés au pied de la colline! Vraiment, je plains le sol qui est condamné à porter leurs cadavres; s’il pouvait s’en plaindre, il n’y manquerait pas.»—Plus tard, le poète de la cour, Ibn-Abd-rabbihi, reproduisit ces grossières et brutales plaisanteries, ces mots de corps de garde, dans un long poème, où le mauvais goût et les jeux de mots tiennent une large place, mais qui a du moins le mérite d’exprimer vigoureusement la haine et le mépris que les royalistes avaient pour les Andalous.
Les soldats du sultan allaient se réjouir encore davantage. Ibn-Hafçoun voulait rester dans le château et y soutenir un siége; mais les soldats d’Ecija lui déclarèrent que leur devoir les rappelait dans leur ville, qui, selon toute apparence, allait être assiégée par le sultan. Ibn-Hafçoun s’opposa énergiquement à leur départ; il voulut même les retenir de force dans le château; mais ils percèrent la muraille du côté du nord et s’enfuirent vers leur ville natale. Abandonnés ainsi à eux-mêmes, les autres soldats prétendirent qu’ils n’étaient plus en nombre pour défendre le château, et que par conséquent il fallait l’évacuer. Après une longue résistance, Ibn-Hafçoun céda enfin à leur désir. Au milieu de la nuit on sortit donc de la forteresse; mais ce ne fut pas une retraite, ce fut une fuite précipitée, un sauve qui peut général. Au milieu du désordre effroyable et de l’obscurité, Ibn-Hafçoun lui-même chercha longtemps avant de trouver une monture; à la fin il mit la main sur une misérable haridelle qui appartenait à un soldat chrétien, et, l’ayant enfourchée, il ne cessait de piquer des deux, en tâchant de faire prendre le galop à cette détestable monture qui, depuis de longues années, avait pris l’habitude de ne marcher que pas à pas. Il fallait se hâter, en effet. S’étant aperçus de la fuite des ennemis, les royalistes s’étaient mis à leur poursuite. «Eh bien, dit alors Ibn-Mastana qui galopait à côté d’Ibn-Hafçoun, et qui, malgré la gravité du péril, conservait une parfaite gaîté, une véritable insouciance d’Andalous; eh bien, mon camarade, tu avais promis cinq cents ducats à celui qui viendrait t’annoncer que le sultan s’était mis en campagne. Il me paraît que le bon Dieu t’a rendu cette somme avec usure. Ce n’est pourtant pas chose si aisée que de vaincre les Omaiyades; qu’en penses-tu?—Ce que j’en pense? lui répondit Ibn-Hafçoun, qui, la rage dans le cœur, n’était pas en humeur de plaisanter; je pense que nous devons imputer le malheur qui nous frappe à ta lâcheté et à la lâcheté de ceux qui te ressemblent. Vous n’êtes pas des hommes, vous autres!»
A la pointe du jour, Ibn-Hafçoun arriva lui cinquième à la ville d’Archidona; mais il ne s’y arrêta qu’un moment, et ayant ordonné aux habitants de se rendre à Bobastro le plus tôt possible, il continua son chemin vers cette forteresse.
De son côté, le sultan, après avoir pris possession du château de Polei, où il trouva quantité d’argent, de provisions et de machines de guerre, se fit donner le registre où les noms de tous ses sujets musulmans étaient inscrits. Ensuite il se fit amener les prisonniers et leur annonça que tous ceux qui étaient inscrits comme musulmans auraient la vie sauve, pourvu qu’ils jurassent qu’ils l’étaient encore; quant aux chrétiens, ils devraient périr tous par le glaive du bourreau, à moins qu’ils n’embrassassent l’islamisme. Tous les chrétiens, au nombre de mille environ, aimèrent mieux mourir que d’abjurer leur foi. Un seul d’entre eux faiblit au moment même où le bourreau allait le frapper, et sauva sa vie en prononçant la profession de foi musulmane. Tous les autres subirent la mort avec un véritable héroïsme, et peut-être jugera-t-on que ces obscurs soldats ont bien plus de droit au titre de martyr, que les fanatiques de Cordoue, qui, quarante ans auparavant, en avaient été décorés.
Ayant laissé une garnison suffisante dans le château de Polei, le sultan alla mettre le siége devant Ecija. Comme cette ville avait une garnison fort considérable, grâce au grand nombre de fuyards qui y avaient cherché un asile, elle fit une résistance opiniâtre. Malheureusement elle ne renfermait pas assez de provisions pour nourrir tous ses défenseurs. Au bout de quelques semaines, la disette se fit sentir, et comme elle s’aggravait de jour en jour, il fallait bien songer à capituler. Les Andalous entrèrent donc en pourparlers; mais le sultan exigeait qu’ils se rendissent à discrétion. Ils s’y refusèrent, quoique la famine exerçât dans la ville des ravages terribles, de sorte que les habitants, réduits au désespoir, montraient, du haut des remparts, leurs femmes et leurs enfants affamés aux assiégeants, en implorant à grands cris leur pitié. A la fin le sultan se laissa fléchir. Il accorda aux assiégés une amnistie générale; puis, quand il eut reçu d’eux des otages et qu’il leur eut donné un gouverneur, il prit la route de Bobastro et posa son camp dans le voisinage de cette forteresse.
Mais dans Bobastro et sur un terrain dont il connaissait chaque monticule, chaque vallon, chaque défilé, Ibn-Hafçoun était réellement invincible. Les soldats cordouans ne le savaient que trop. Aussi commencèrent-ils bientôt à murmurer. Ils disaient que la campagne avait déjà été assez longue; qu’ils ne voulaient pas user le peu de forces qui leur restaient, dans une opération sans issue, et que leurs adversaires sortiraient plutôt agrandis que diminués d’une lutte dans laquelle leur supériorité dès qu’il s’agissait de se tenir sur la défensive aurait été une fois de plus démontrée. Forcé de céder à leur volonté, le sultan donna l’ordre que l’on se retirât en se dirigeant sur Archidona. Avant d’y arriver, les Cordouans eurent à passer un défilé très-étroit, où ils furent attaqués par Ibn-Hafçoun; mais grâce aux talents et à la valeur d’Obaidallâh, ils se tirèrent avec honneur de cette rencontre. Etant allé ensuite à Elvira, dont les habitants lui donnèrent des otages, le sultan reconduisit son armée à Cordoue.