XIV.

Ce ne fut pas le sultan qui profita de la ruine des renégats de Séville, mais l’aristocratie arabe. Désormais les Khaldoun et les Haddjâdj étaient les maîtres de la province; le parti royaliste était trop faible et surtout trop lâche pour leur disputer le pouvoir, il ne le tenta même pas. Omaiya seul essaya encore de leur tenir tête. Il fit tout son possible pour semer la discorde entre le Berber Djonaid et Abdallâh ibn-Haddjâdj, qui avaient partagé Carmona entre eux; il tâcha de brouiller Coraib avec son propre parti et de le gagner par les promesses les plus brillantes; il prit même des mesures pour se débarrasser par un seul coup de tous ces turbulents Yéménites. Rien ne lui réussit. Il est vrai qu’il fit assassiner Abdallâh par Djonaid; mais au lieu d’y gagner, il y perdit, car après la mort d’Abdallâh, les Haddjâdj élurent pour leur chef son frère Ibrâhîm, un homme de grands talents, qui devint bien plus redoutable qu’Abdallâh ne l’avait été. Coraib, bien qu’il feignît de prêter l’oreille aux propositions qu’on lui faisait, était trop rusé pour se laisser tromper, et le grand projet qu’Omaiya avait formé pour exterminer les Yéménites échoua complétement. Il avait ordonné à cet effet d’entourer d’une muraille cette partie de la ville qui comprenait le palais et la grande mosquée, et il avait annoncé que cette enceinte serait réservée exclusivement à la garnison. Les Arabes comprirent qu’un beau jour, quand ils entreraient dans la mosquée ou qu’ils en sortiraient, ils seraient égorgés par les satellites du gouverneur. Ils firent des remontrances. Omaiya n’en tint compte. Alors ils eurent recours à la force et empêchèrent les maçons de continuer leurs travaux. Omaiya comprima les séditieux et les contraignit à lui livrer des otages qui répondraient sur leur tête de la soumission de leurs parents. Il n’en fut pas plus avancé pour cela. Les Yéménites savaient que la peur d’attirer une terrible vendetta sur lui-même et sur sa famille l’empêcherait de faire périr ses otages, et un jour, la plupart des soldats étant sortis pour chercher des vivres, ils assaillirent le palais. Omaiya monta en toute hâte sur la plate-forme avec le peu de soldats qui lui restaient, fit jeter des projectiles sur les assaillants, et fit placer les otages en évidence en menaçant de leur faire couper la tête. Les révoltés se moquèrent de lui. Ils lui dirent que, toutes les provinces ayant secoué le joug du sultan, il était tout naturel qu’ils ne voulussent pas que la leur restât en arrière. Nous sommes fort traitables au reste, ajoutèrent-ils avec une amère ironie; nous nous engageons à être des sujets modèles aussitôt qu’une seule des provinces insurgées sera rentrée dans la sujétion.» Quant à Omaiya lui-même, il ne lui restait, disaient-ils, qu’un parti à prendre, celui de s’en aller; s’il pouvait se résoudre à le faire, ils ne lui feraient point de mal.

Malgré qu’il en eût, Omaiya plia aux circonstances son caractère orgueilleux et opiniâtre. Il promit de quitter la ville, à condition que les révoltés jureraient de ne pas attenter à sa vie. Alors Coraib, Ibrahim et trois autres chefs montèrent sur la terrasse de la porte orientale de la mosquée, et là chacun d’eux jura cinquante fois de ne faire aucun mal à Omaiya et de le conduire en un endroit où il serait en sûreté. Cela fait, Omaiya, qui, de la plate-forme où il se trouvait, avait pu les voir et les entendre, leur rendit leurs otages. Mais il ne se hâta pas de partir; honteux de sa faiblesse et croyant le péril passé, il tâcha au contraire de ressaisir le pouvoir. Les Arabes ne s’en aperçurent pas plutôt qu’ils recommencèrent les hostilités. Ne voulant pas céder pour la seconde fois, Omaiya prit une résolution désespérée. Il fit mourir ses femmes, couper les jarrets à ses chevaux et brûler tout ce qu’il possédait de précieux; puis il sortit du palais, se précipita sur ses ennemis, et combattit sans reculer jusqu’à ce qu’il succombât.

Désormais tout-puissants, mais jugeant que le moment de secouer tout à fait l’autorité du souverain n’était pas encore venu, les Yéménites lui écrivirent qu’ils avaient tué Omaiya parce qu’il avait manifesté l’intention de se révolter. Ne pouvant les punir, le sultan agréa leurs singulières explications et leur envoya un autre gouverneur. Ce pauvre homme ne fut qu’un mannequin dont Coraib et Ibrâhîm tenaient les fils. Il se laissait manier comme de la cire, et néanmoins ses tyrans le tourmentaient et le vexaient de toutes les manières. Leur lésine s’exerçait sur les moindres objets de sa dépense; à peine lui donnaient-ils sa ration de pain et de viande. Croyant bien à tort qu’il y gagnerait quelque chose, le sultan remplaça ce gouverneur par un autre, et envoya en même temps son oncle Hichâm à Séville. Mais il n’y envoya pas d’armée, et le pouvoir des Yéménites resta aussi illimité qu’il l’avait été jusque-là. Le gouverneur et Hichâm ne l’éprouvèrent que trop. Ce dernier avait un fils nommé Motarrif. Ce jeune débauché avait une intrigue avec une maîtresse de Mahdî. L’ayant appris, Mahdî guetta son rival pendant la nuit et le poignarda. Quand Hichâm eut reçu cette triste nouvelle, il attendit jusqu’au lever du soleil pour se rendre à l’endroit où gisait le cadavre de son fils, tant il craignait d’être poignardé lui-même s’il sortait de son palais pendant l’obscurité. Quant à punir le meurtrier, il n’en fut pas même question. Quelque temps après, les Khaldoun interceptèrent une lettre que le gouverneur avait envoyée au sultan pour l’exciter à venger le meurtre de Motarrif et à mettre un terme à l’anarchie. Ils lui montrèrent cette lettre, l’accablèrent de reproches et de menaces, et, pour comble d’ignominie, ils le mirent aux arrêts pour quelques jours[303].

Telle était la situation de Séville dans l’année 891, la quatrième du règne d’Abdallâh. A cette époque presque tout le reste de l’Espagne musulmane s’était affranchi de la sujétion; chaque seigneur arabe, berber ou espagnol, s’était approprié sa part de l’héritage des Omaiyades. Celle des Arabes avait été la plus petite. Ils n’étaient puissants qu’à Séville; partout ailleurs ils avaient beaucoup de peine à se maintenir contre les deux autres races. Plusieurs d’entre eux, tels qu’Ibn-Attâf, seigneur de Mentesa, Ibn-Salîm, seigneur de Medina-Beni-Salîm dans le district de Sidona, Ibn-Waddhâh, seigneur de Lorca, et al-Ancar, gouverneur de Saragosse, n’exécutaient les ordres du sultan que quand cela leur convenait; mais ils n’avaient pas rompu ouvertement avec lui; ayant la conscience de leur faiblesse, ils s’étaient ménagé la possibilité d’une réconciliation.

Les Berbers, qui étaient retournés à leur gouvernement primitif, celui des chefs de tribu, étaient plus puissants et plus intraitables. Mallâhî, un simple soldat, s’était emparé de la citadelle de Jaën. Dans le district d’Elvira les deux frères Khalîl et Saîd, qui appartenaient à une famille fort ancienne, possédaient deux châteaux. Les provinces qui portent à présent le nom d’Estramadure et d’Alentejo, étaient presque entièrement au pouvoir des Berbers. Les Beni-Ferânic régnaient sur la tribu de Nafza, établie aux environs de Truxillo[304]. Un autre Berber, Ibn-Tâkît, de la tribu de Maçmouda, qui s’était déjà soulevé dans l’Estramadure sous le règne de Mohammed, et qui s’était emparé de Mérida, d’où il avait chassé les Arabes et les Berbers de la tribu de Ketâma, était presque constamment en guerre contre Ibn-Merwân, le seigneur de Badajoz, auquel il ne pardonnait pas d’avoir aidé les troupes du sultan lorsqu’elles assiégeaient Mérida[305]. Mais la plus puissante famille parmi les Berbers était celle des Beni-Dhou-’n-noun. Mousâ en était le chef, un abominable pillard, un grand scélérat. Toujours debout et toujours à l’œuvre, il promenait partout l’épée et la torche. Ses trois fils lui ressemblaient par la vigueur physique et la brutalité des mœurs. C’étaient Yahyâ, le plus perfide et le plus cruel de sa race, Fath, le seigneur d’Uclès, et Motarrif, le seigneur d’Huete, qui était un peu moins méchant que ses frères. Chacun d’eux avait sa bande avec laquelle il pillait et massacrait partout.

Plus puissants encore que les Berbers, les renégats étaient aussi plus humains; plusieurs de leurs chefs étaient amis de l’ordre et de la civilisation; mais le caractère de cette civilisation était entièrement arabe; tout en combattant contre les conquérants, on reconnaissait cependant leur supériorité intellectuelle. Dans la province d’Ocsonoba (qu’on nomme aujourd’hui Algarve et qui est la plus méridionale du royaume de Portugal) régnait Becr, l’arrière-petit-fils d’un chrétien qui s’appelait Zadulpho. Son père Yahyâ s’était déclaré indépendant vers la fin du règne de Mohammed. D’abord il s’était rendu maître de Santa-Maria, ensuite de toute la province. Becr lui-même, qui résidait à Silves, déployait une pompe toute royale. Il avait un conseil, une chancellerie, des troupes nombreuses, bien armées et accoutumées à la discipline. On admirait les savantes fortifications de Santa-Maria, ses magnifiques portes de fer et sa superbe église[306], qui ne le cédait en réputation qu’à celle dite du Corbeau, un fameux pèlerinage[307]. Loin de considérer les voyageurs et les marchands comme sa proie, Becr avait au contraire prescrit à ses sujets de les protéger et de leur donner l’hospitalité. Ses ordres avaient été exécutés: dans la province d’Ocsonoba, disait-on, le voyageur trouve partout des amis, des parents. Fort des alliances qu’il avait contractées avec Ibn-Hafçoun, avec Ibn-Merwân de Badajoz et avec d’autres chefs de sa race, Becr était cependant pacifique. Le sultan lui ayant offert de le reconnaître comme gouverneur de la province, il avait accepté cette offre, qui au fond ne l’engageait à rien. Son voisin et son allié au nord était Abdalmélie ibn-abî-’l-Djawâd, qui comptait Béja et Mertola parmi ses villes principales. Plus à l’est, dans les montagnes de Priégo, régnait le vaillant Ibn-Mastana, l’allié le plus actif d’Ibn-Hafçoun. Ses nombreux châteaux, parmi lesquels se trouvait Carcaboulia (aujourd’hui Carabuey), passaient pour imprenables. Les seigneurs de la province de Jaën étaient tous alliés ou vassaux d’Ibn-Hafçoun. C’étaient Khair ibn-Châkir, le seigneur de Jodar, qui, peu de temps avant l’époque dont nous parlons, avait combattu Sauwâr, le chef des Arabes d’Elvira, et lui avait enlevé un grand nombre de châteaux; Saîd ibn-Hodhail, le seigneur de Monteléon; les Beni-Hâbil, quatre frères qui possédaient plusieurs forteresses telles que la Marguérite et San Estevan, et Ibn-Châlia, qui possédait entre autres châteaux, celui d’Ibn-Omar et celui de Cazlona. Ce dernier, qui avait amassé des richesses immenses, récompensait généreusement les poètes et vivait somptueusement. «Les palais de notre prince, disait le poète Obaidîs, son secrétaire, qui avait quitté la cour du sultan pour aller se mettre au service de ce seigneur[308], les palais de notre prince sont bâtis sur le modèle de ceux du paradis céleste et l’on y goûte toutes les délices. On y voit des salles qui ne reposent pas sur des piliers, des salles dont le marbre est bordé d’or.» Un autre chef, Daisani ibn-Ishâc, seigneur de Murcie, de Lorca et de presque toute la province de Todmir, aimait aussi la poésie, et il disposait d’une armée dans laquelle on comptait cinq mille cavaliers[309]. Par sa générosité et sa douceur il s’était concilié l’amour de tous ses sujets[310].

Mais l’adversaire le plus redoutable du sultan était toujours Ibn-Hafçoun, et dans les deux dernières années il avait obtenu de grands avantages. Le sultan, il est vrai, s’était mis en marche, dans le printemps de 889, pour aller l’attaquer dans Bobastro. Chemin faisant il avait pris quelques bicoques et ravagé quelques champs de blé; mais cette promenade militaire, qui avait duré quarante jours, était demeurée sans résultat sérieux, et le sultan à peine de retour à Cordoue, Ibn-Hafçoun prit Estepa et Ossuna, et alors les habitants d’Ecija se hâtèrent de le reconnaître pour leur souverain en le priant de venir dans leur ville avec ses troupes. «Ecija est une ville maudite où règnent l’iniquité et l’infamie, disait-on à Cordoue; les bons l’ont quittée et les méchants seuls y sont restés[311].» Effrayé des rapides succès de son adversaire, le sultan avait déjà fait marcher contre lui toutes les troupes dont il pouvait disposer, lorsqu’Ibn-Hafçoun, content des avantages qu’il avait remportés et croyant qu’il était bon de temporiser encore, lui proposa un accommodement. Il lui promit de le laisser en paix à la condition qu’il lui conférerait de nouveau le gouvernement du pays qu’il possédait. Trop heureux d’en être quitte à si bon marché, le sultan consentit à cette demande[312].

Mais Ibn-Hafçoun entendait la paix à sa manière. Peu de temps après l’avoir conclue, il attaqua le Berber-Bornos Abou-Harb, un des plus fidèles serviteurs du sultan, qui résidait dans une forteresse de la province d’Algéziras. Abou-Harb ayant été tué dans un combat, ses soldats capitulèrent et livrèrent leur forteresse au renégat.

Le sultan n’avait donc pas trop à se louer des dispositions pacifiques qu’affichait Ibn-Hafçoun; mais d’un autre côté, les plus fougueux parmi les partisans de ce dernier se plaignaient de ce qu’ils appelaient sa faiblesse et son inaction. Ils n’y trouvaient pas leur compte; pour pouvoir subsister il leur fallait absolument des razzias et du butin. Aussi l’un d’entre eux, Ibn-Mastana, plutôt que de rester oisif, aima mieux encore conclure une alliance avec les Arabes de son voisinage, qui venaient de se fortifier dans Cala-Yahcib (Alcala la Real), et prendre part aux expéditions qu’ils faisaient pour piller les honnêtes gens qui ne s’étaient pas révoltés. Ceux-ci implorèrent le secours du sultan. Fort embarrassé, car il ne pouvait abandonner ses fidèles sujets à leur sort et cependant il n’avait pas assez de soldats à leur envoyer, Abdallâh prit le parti d’écrire à Ibn-Hafçoun pour le prier de vouloir bien se joindre avec ses troupes à celles qu’il enverrait contre Ibn-Mastana et ses alliés arabes. Ibn-Hafçoun, qui avait son plan, à lui, et qui était un peu inquiet de l’alliance qu’Ibn-Mastana venait de conclure avec les ennemis de sa race, accéda à la demande du sultan avec beaucoup plus d’empressement que celui-ci n’avait osé l’espérer; mais quand il se fut réuni au corps du général omaiyade Ibrâhîm ibn-Khamîr, il fit parvenir secrètement à Ibn-Mastana une lettre dans laquelle il lui reprochait son alliance avec les Arabes. «Toutefois, ajoutait-il, je compte sur vous comme sur un fidèle champion de la cause nationale. Pour le moment vous n’avez rien d’autre chose à faire que de persévérer dans la rébellion. Ne craignez rien; l’armée dans laquelle je me trouve ne vous fera point de mal.» En s’attribuant ainsi une puissance illimitée sur l’armée, Ibn-Hafçoun n’exagérait rien. Il avait si bien éclipsé le général omaiyade, qu’il traitait les soldats du sultan comme il l’entendait; il les mettait aux arrêts sous différents prétextes; il leur ôtait leurs chevaux pour les donner à ses propres soldats, et quand Ibrâhîm ibn-Khamîr lui faisait des objections, il savait toujours les réfuter de la manière la plus plausible. Sa marche à travers le pays ennemi ne fut donc qu’une promenade militaire, comme il l’avait promis à Ibn-Mastana; mais il profita de l’occasion pour nouer des intelligences avec tous les Espagnols qui se trouvaient sur son passage, et pour aller secourir les habitants d’Elvira, qui venaient de perdre contre Sauwâr la bataille dite de la ville. Ainsi que nous l’avons déjà dit précédemment, il fut moins heureux qu’à l’ordinaire dans cette expédition; mais le léger échec qu’il venait de subir ne le découragea nullement. Fortifié par les alliances qu’il venait de conclure et s’étant aperçu peut-être que ses partisans s’impatientaient de ses temporisations et de sa conduite ambiguë, il crut que le moment de quitter le masque était venu, et, après avoir fait jeter en prison Ibrahim ibn-Khamîr et plusieurs autres officiers de l’armée omaiyade, il déclara au sultan qu’il avait rompu avec lui[313].

A peine eut-il fait cette déclaration qu’il trouva des alliés fort utiles dans les chrétiens de Cordoue. Ceux-ci n’étaient plus au temps où ils ne trouvaient, pour témoigner leur haine des conquérants et leur zèle religieux, d’autre moyen que celui de se livrer au martyre. Au milieu du bouleversement général, ils croyaient pouvoir contribuer, les armes à la main, à l’affranchissement de leur patrie. Ceux-là même qui, quelque temps auparavant, avaient été les instruments des Omaiyades, étaient à présent leurs ennemis les plus acharnés. De ce nombre était le comte Servando. Fils d’un serf de l’Eglise, il ne reculait auparavant devant aucune bassesse pour se rendre agréable au monarque. Sachant que pour arriver à ce but le meilleur moyen était de remplir le fisc, il écrasait d’impôts ses coreligionnaires, et les forçait ainsi à abjurer leur foi. Non content de tuer les vivants, dit un contemporain, il ne respectait pas même les morts, car afin d’augmenter la haine que les musulmans portaient aux chrétiens, il faisait exhumer les corps des martyrs de dessous les autels et les montrait aux ministres du sultan, en se plaignant de l’audace des fanatiques qui avaient osé donner une sépulture aussi honorable à des victimes de la justice musulmane. Dans ce temps-là les chrétiens le détestaient plus que qui que ce fût. Les prêtres épuisaient le vocabulaire pour y trouver des termes injurieux et les lui appliquer. Ils le nommaient insensé, insolent, orgueilleux, arrogant, avare, rapace, cruel, opiniâtre, présomptueux; ils disaient qu’il avait l’audace de s’opposer à la volonté de l’Eternel et qu’il était un fils du démon. Ils avaient d’excellentes raisons pour le haïr comme ils le faisaient. Servando ayant imposé toutes les églises de la capitale, celles-ci ne pouvaient plus salarier elles-mêmes leurs prêtres; elles devaient accepter comme tels les hommes peureux et rampants qu’il plaisait à Servando de leur donner et qui étaient payés par l’Etat. En outre, il était l’ennemi mortel des soi-disant martyrs et de leurs protecteurs, auxquels il tendait des piéges avec une adresse et une ruse vraiment diaboliques. Une fois il avait accusé l’abbé Samson et l’évêque de Cordoue, Valentius, d’avoir excité un de leurs disciples à blasphémer Mahomet, et à cette occasion il avait dit au sultan: «Que votre altesse fasse venir Valentius et Samson, et qu’on leur demande s’ils pensent que ce blasphémateur a dit la vérité. S’ils répondent que oui, ils devront être punis eux-mêmes comme blasphémateurs; si au contraire la crainte leur fait dire qu’il a menti, qu’alors votre altesse leur fasse donner des poignards et qu’elle leur ordonne de tuer cet homme. S’ils refusent de le faire, vous aurez obtenu la preuve que cet homme a été leur instrument. Qu’à mon tour on me donne alors une épée, et je les tuerai tous les trois[314].» Mais une vingtaine d’années s’étaient écoulées depuis qu’il avait parlé de cette manière. Les temps étaient bien changés depuis lors, et les hommes de la trempe de Servando changent avec eux. Doué d’une grande prévoyance, il s’était pris tout à coup d’une haine violente pour le sultan, qui tombait du trône, et d’une vive sympathie pour le chef du parti national, qui croyait y monter. Alors il se mit à caresser ses coreligionnaires qu’il avait persécutés autrefois, complota avec eux et fit tout son possible pour exciter une sédition. La cour découvrit quelque chose de ses projets et fit arrêter son frère; mais averti à temps, lui-même put encore se sauver avec ses autres complices. Une fois hors de la capitale, il était en sûreté, car le pouvoir du sultan ne s’étendait pas au delà. N’ayant donc plus rien à craindre, il forma le projet d’occuper l’importante forteresse de Polei (aujourd’hui Aguilar), à une journée au sud de Cordoue[315]. Comme elle n’était pas mieux gardée que les autres forteresses du sultan, il réussit dans son entreprise. Puis, s’étant installé dans Polei, il fit proposer une alliance à Ibn-Hafçoun. Celui-ci accepta joyeusement son offre, lui envoya quelques escadrons et lui recommanda de faire sans cesse des razzias dans la campagne de Cordoue. Nul n’aurait pu les diriger mieux que Servando, qui connaissait à merveille toute cette contrée, et qui, les auteurs arabes en conviennent, était un chevalier intrépide. La nuit venue il sortait du château; à la pointe du jour il y rentrait, et alors des moissons détruites, des villages incendiés, des cadavres qui gisaient sur le sol, indiquaient la route qu’il avait prise. Lui-même fut tué dans une rencontre; mais ses compagnons poursuivirent l’œuvre sanglante qu’il avait commencée[316].

Ibn-Hafçoun, qui venait de prendre Baëna[317], était maintenant en possession des forteresses les plus importantes qui se trouvaient au sud du Guadalquivir. Presque toute l’Andalousie lui obéissait; le sultan en était si bien convaincu qu’il ne décorait plus personne du vain titre de gouverneur d’Elvira ou de Jaën[318]. Fier de sa puissance actuelle, le chef des renégats voulut aussi la rendre durable. Cordoue, il s’en tenait convaincu, tomberait bientôt entre ses mains, et alors il serait le maître de l’Espagne; mais il sentait que s’il restait ce qu’il avait été jusque-là, il aurait encore à lutter contre les Arabes, qui bien certainement ne se soumettraient pas à son autorité s’il se présentait à eux sous le titre de chef des Espagnols. Obtenir un autre titre du calife de Bagdad, être nommé par lui gouverneur de l’Espagne, telle était son ambition, tel était son projet. Son propre pouvoir n’en souffrirait aucunement; les califes n’exerçaient plus qu’une autorité nominale sur les provinces éloignées du centre de leur empire; et si le calife consentait à lui envoyer un diplôme de gouverneur, il pouvait espérer que les Arabes ne refuseraient plus de lui obéir, car alors il ne serait plus pour eux un Espagnol, mais le représentant d’une dynastie qu’ils respectaient comme la première de toutes.

Son projet arrêté, il ouvrit une négociation avec Ibn-Aghlab, le gouverneur de l’Afrique pour le calife de Bagdad, et, pour le gagner, il lui fit offrir en même temps des présents magnifiques. Ibn-Aghlab reçut fort bien ses ouvertures, lui envoya à son tour des présents, l’encouragea à persister dans son projet, et lui promit de faire en sorte que le calife lui envoyât le diplôme qu’il sollicitait[319].

Attendant donc le moment où il arborerait le drapeau abbâside, Ibn-Hafçoun se rapprocha de Cordoue et établit son quartier général à Ecija[320]. De là il se rendait de temps en temps à Polei pour presser l’achèvement des fortifications qu’il avait ordonné d’y faire et qui devaient le rendre inexpugnable, pour amener des renforts aux soldats de la garnison, pour stimuler leur courage s’il en était besoin[321]. Encore quelques mois, quelques jours peut-être, et il entrerait en vainqueur dans la capitale.

Elle était en proie à une morne tristesse. Sans être assiégée encore, elle souffrait déjà tous les maux d’un siège. «Cordoue, disent les historiens arabes, était dans la position d’une ville frontière qui est exposée à tout instant aux attaques de l’ennemi.» A différentes reprises, les habitants furent réveillés en sursaut, au milieu de la nuit, par les cris de détresse que poussaient les malheureux paysans de l’autre côté de la rivière, alors que les cavaliers de Polei leur mettaient le sabre sur la gorge[322]. Une fois un de ces cavaliers poussa l’audace jusqu’à s’avancer sur le pont, et alors il lança son javelot contre la statue qui se trouvait au-dessus de la porte[323]. «L’Etat est menacé d’une entière dissolution, écrivait un contemporain; les calamités se succèdent sans relâche; l’on vole et l’on pille; nos femmes et nos enfants sont traînés en esclavage[324].» Tout le monde se plaignait de l’inaction du sultan, de sa faiblesse et de sa lâcheté[325]. Les soldats murmuraient parce qu’on ne les payait pas. Les provinces ayant cessé d’envoyer leurs contributions, le trésor était tout à fait à sec. Le sultan avait bien fait des emprunts, mais il employait le peu d’argent qu’il avait ramassé de cette manière à payer les Arabes dans les provinces qui tenaient encore pour lui[326]. Les marchés déserts n’attestaient que trop l’anéantissement du commerce. Le pain était devenu d’un prix exorbitant[327]. Personne ne croyait plus à l’avenir; le découragement s’était glissé dans tous les cœurs. «Bientôt, écrivait le contemporain que nous avons déjà cité, bientôt le vilain sera puissant, et le noble rampera dans l’abjection!» On se rappelait avec effroi que les Omaiyades avaient perdu leur palladium, le drapeau d’Abdérame Ier. Les faquis, qui regardaient toutes les calamités publiques comme un châtiment de Dieu et qui appelaient Ibn-Hafçoun le fléau de la colère céleste[328], troublaient la ville de leurs prédictions lamentables. «Malheur à toi, ô Cordoue, disaient-ils, malheur à toi, vile courtisane, cloaque d’impureté et de dissolution, demeure de calamités et d’angoisses, à toi qui n’as point d’amis, point d’alliés! Lorsque le capitaine au grand nez et à la physionomie sinistre, lui dont l’avant-garde se compose de musulmans et l’arrière-garde de polythéistes[329], arrivera devant tes portes, alors ta funeste destinée s’accomplira. Tes habitants iront chercher un asile dans Carmona, mais ce sera un asile maudit[330]!» Dans les chaires on fulminait contre l’hôtel de l’iniquité, comme on appelait le palais; on y annonçait avec une grande précision le temps où Cordoue tomberait au pouvoir des mécréants. «Infâme Cordoue, disait un prédicateur, Allah t’a prise en haine depuis que tu es devenue le rendez-vous des étrangers, des malfaiteurs et des prostituées; il te fera éprouver sa terrible colère!... Vous voyez, mes auditeurs, que la guerre civile ravage toute l’Andalousie. Songez donc à autre chose qu’aux vanités mondaines!... Le coup mortel viendra de ce côté-là où vous voyez les deux montagnes, la montagne brune et la montagne noire.... Le commencement sera dans le mois suivant, celui de Ramadhân; puis il y aura encore un mois, puis encore un autre, et alors il y aura une grande catastrophe sur la grande place de l’hôtel de l’iniquité. Gardez bien alors vos femmes et vos enfants, ô habitants de Cordoue! Faites en sorte que personne de ceux qui vous sont chers ne se trouve dans le voisinage de la place de l’hôtel de l’iniquité ou dans celui de la grande mosquée, car ce jour-là on n’épargnera ni les enfants ni les femmes. Cette catastrophe aura lieu un vendredi, entre midi et quatre heures, et elle durera jusqu’au coucher du soleil. L’endroit le plus sûr sera alors la colline d’Abou-Abda, là où se trouvait autrefois l’église[331]....»

Le sultan était peut-être le plus découragé de tous. Son trône, ce trône si ardemment convoité et qu’il ne devait qu’à un fratricide, était devenu pour lui un lit d’épines. Il était à bout de moyens. Il avait essayé d’une politique qu’il croyait sensée et habile, et il y avait échoué. Que ferait-il maintenant? Reviendrait-il à la vigoureuse politique de son frère? L’eût-il voulu, il ne le pouvait plus; il n’avait point d’argent, point d’armée. D’ailleurs la guerre lui répugnait. Abdallâh était un prince casanier et dévot, qui faisait une assez piètre figure dans un camp ou sur un champ de bataille. Force lui fut donc de persévérer dans la politique de la paix, au risque d’être trompé de nouveau par le rusé renégat qui l’avait déjà trompé tant de fois. Mais Ibn-Hafçoun, sûr de la victoire, ne voulait plus d’accommodements. En vain Abdallâh le suppliait-il de lui accorder la paix; en vain lui offrait-il les conditions les plus avantageuses: Ibn-Hafçoun repoussait toutes ses offres avec dédain[332]. Chaque fois qu’il avait essuyé un refus, le sultan, n’espérant plus rien des hommes, se tournait vers Dieu[333], s’enfermait dans son cabinet avec un ermite[334], ou composait de tristes vers tels que ceux-ci:

Toutes les choses de ce monde sont transitoires; rien ici-bas n’est durable. Hâte-toi donc, pécheur, de dire adieu à toutes les vanités mondaines et convertis-toi. Sous peu tu seras dans le cercueil et la terre humide sera jetée sur ton visage naguère si beau. Applique-toi uniquement à tes devoirs religieux, adonne-toi à la dévotion, et tâche de te rendre propice le maître des cieux![335]

Une fois cependant il reprit courage: ce fut vers la fin de l’année 890, lorsqu’on lui vint offrir, de la part d’Ibn-Hafçoun, la tête de Khair ibn-Châkir, le seigneur de Jodar. Il voyait dans cet acte un rayon d’espoir; il se figurait que son terrible adversaire allait enfin lui concéder la paix qu’il sollicitait depuis si longtemps; la tête de Khair était pour lui le gage d’une réconciliation prochaine; Ibn-Hafçoun, pensait-il, lui montrait de la reconnaissance pour les conseils qu’il lui avait donnés, car lui-même l’avait averti que Khair jouait double jeu et qu’il reconnaissait, à côté d’Ibn-Hafçoun, un autre souverain, Daisam, le prince de Todmîr. Extrêmement jaloux de son autorité, Ibn-Hafçoun avait fait prompte et terrible justice. Khair lui ayant demandé un renfort, il le lui avait envoyé, mais en même temps il avait donné à son lieutenant, qui s’appelait el Royol en espagnol et al-Ohaimir en arabe (le petit rougeaud), l’ordre secret de couper la tête au traître[336]. Au reste Ibn-Hafçoun tira bientôt le sultan de son illusion. Loin de négocier, il alla assiéger les forteresses de la province de Cabra qui tenaient encore pour le sultan[337].

La situation ne pouvait empirer. Abdallâh comprit enfin qu’il fallait risquer le tout pour le tout. Il annonça à ses vizirs qu’il avait résolu d’aller attaquer l’ennemi. Les vizirs stupéfaits lui représentèrent les périls auxquels il allait s’exposer. «Les troupes d’Ibn-Hafçoun, lui disaient-ils, sont bien plus nombreuses que les nôtres, et nous aurons affaire à des ennemis qui ne donnent point de quartier.» Il n’en persista pas moins dans son projet[338], et certes, pour peu qu’il eût le sentiment de sa naissance et de sa dignité, il devait préférer à sa honte actuelle une mort honorable sur le champ de bataille.

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