XIV.

On pouvait prévoir quel serait le caractère de la guerre qui allait commencer: ce serait une guerre de siéges et non de batailles. Aussi les deux partis se préparèrent-ils, l’un à attaquer les places fortes, l’autre à les défendre; et l’armée almoravide, dont Sîr ibn-abî-Becr, un parent de Yousof, était le général en chef, se divisa en plusieurs corps, dont un alla assiéger Almérie, tandis que les autres se portèrent vers les forteresses de Motamid. Parmi ces dernières, Tarifa succomba dès le mois de décembre 1090[220]. Peu de temps après, tant leurs progrès furent rapides, les soldats de Yousof avaient déjà commencé le siége de Cordoue, où commandait un fils de Motamid, à savoir Fath, surnommé Mamoun. L’ancienne capitale du califat n’opposa pas une longue résistance: ses propres habitants la livrèrent aux Almoravides. Fath essaya encore de se frayer une route avec son épée au travers des ennemis et des traîtres, mais il succomba sous le nombre. On lui trancha la tête, que l’on mit au bout d’une pique et que l’on promena en triomphe (26 mars 1091)[221]. Carmona fut prise le 10 mai[222], et alors on put commencer le siége de Séville. Deux armées marchèrent contre cette cité; l’une s’établit à l’est, l’autre à l’ouest. Le Guadalquivir séparait cette dernière de la ville, qui, de ce côté-là, était défendue par la flotte.

La position de Motamid était donc devenue fort critique. Cependant un seul espoir lui restait: il comptait sur le secours d’Alphonse, auquel il avait fait les promesses les plus brillantes pour le cas où il voudrait l’aider. Alphonse s’était engagé à le faire, et il tint sa parole: il envoya Alvar Fañez vers l’Andalousie avec une grande armée. Malheureusement pour Motamid, Alvar Fañez fut battu près d’Almodovar par des troupes que Sîr avait envoyées à sa rencontre[223]. La nouvelle de ce désastre fut un coup de foudre pour le roi de Séville. Toutefois il ne désespérait pas encore; ce qui le soutenait, ce qui lui donnait des forces, c’étaient les prédictions, les rêves de son astrologue. Tant que les pronostics étaient favorables, il croyait qu’il serait sauvé par je ne sais quel miracle; mais quand ils devinrent mauvais, quand ils parlèrent d’une fin qui approchait, d’un lion qui saisit sa proie, il tomba dans un morne abattement et abandonna à son fils Rachîd le soin de la défense.

Cependant les mécontents qui voulaient livrer la ville à l’ennemi, s’agitaient, conspiraient et s’efforçaient de faire éclater une sédition. Motamid les connaissait, et s’il l’avait voulu, il aurait pu les mettre à mort, comme on le lui conseillait; mais répugnant à l’idée de terminer son règne par un acte aussi rigoureux, il se contenta de les faire observer. Il paraît cependant que la surveillance qu’on exerçait sur eux n’était pas assez active, car ils trouvèrent le moyen de communiquer avec les assiégeants, les aidèrent à faire une brèche, et le mardi 2 septembre, quelques Almoravides pénétrèrent par cette brèche dans la ville. A peine averti de ce qui se passait, Motamid saisit un sabre; puis, sans se donner le temps de prendre un bouclier ou une cuirasse, il se jette à cheval et se précipite sur les agresseurs, entouré de quelques soldats dévoués. Un cavalier almoravide lui lance un javelot. L’arme passe sous son bras et effleure sa tunique. Prenant alors son sabre à deux mains, il fend le cavalier en deux morceaux, repousse les autres ennemis et les force à chercher leur salut dans une fuite précipitée. La brèche fut réparée sur-le-champ; mais le péril, écarté pour un instant, ne tarda pas à renaître. Dans l’après-midi les Almoravides réussirent à brûler la flotte, ce qui causa une grande consternation parmi les assiégés, car ils savaient qu’après la destruction des vaisseaux la ville n’était plus tenable, et ils n’ignoraient pas non plus que, pour aller à l’assaut, les ennemis n’attendaient que l’arrivée de Sîr, qui devait leur amener des renforts. Aussi l’effroi fut tel que les habitants ne songèrent qu’à sauver leur vie. Quelques-uns se jetèrent dans le fleuve en tâchant de le traverser à la nage, d’autres se précipitèrent du haut des murailles; il y en eut même qui se glissèrent par les cloaques. Sîr arriva sur ces entrefaites, et le dimanche 7 septembre, il fit livrer l’assaut. Les soldats postés sur les remparts se défendirent bravement, mais ils furent accablés par le nombre, et alors les Almoravides pénétrèrent dans la ville, la pillèrent et y commirent toutes sortes d’excès. Leur rapacité fut telle qu’ils enlevèrent aux Sévillans jusqu’à leur dernier vêtement.

Motamid était encore dans le château. Ses femmes pleuraient, ses amis le conjuraient de se rendre. Il ne le voulut point, car il entrevoyait avec horreur, non pas la mort qu’il était trop habitué à braver pour la craindre, mais un supplice infâme, et ce qu’il pensait à cette occasion, il l’a exprimé dans ces vers:

Quand mes pleurs cessèrent enfin de couler et qu’un peu de calme rentra dans mon cœur déchiré: «Rendez-vous, me dit-on, ce sera le parti le plus sage.» Ah! répondis-je, un poison me semblerait plus doux à avaler qu’une telle honte! Que les barbares m’enlèvent mon royaume et que mes soldats m’abandonnent: mon courage, ma fierté ne m’abandonnent pas. Le jour où je fondis sur les ennemis, je ne voulais pas d’une cuirasse; j’allai à leur rencontre sans autre vêtement qu’une tunique, et, espérant trouver la mort, je me jetai au plus fort de la mêlée; mais mon heure, hélas! n’était pas venue!

Résolu à chercher une fois encore la mort qui semblait le fuir, il réunit ses soldats; puis il se jeta en désespéré sur un bataillon almoravide qui avait pénétré dans la cour du château, le chassa et le culbuta dans la rivière. Son fils Mâlic perdit la vie à cette occasion; mais lui ne reçut pas même de blessure. Rentré dans le château, il eut un instant l’idée de se donner la mort; mais croyant que ce serait offenser Dieu, il renonça à ce projet et se décida enfin à se rendre. La nuit venue, il envoya donc son fils Rachîd auprès de Sîr, car il espérait encore obtenir des conditions. Cet espoir fut déçu. Rachîd demanda en vain une audience, et on lui donna à entendre que son père devait se rendre à discrétion. N’ayant plus le choix des partis, Motamid se résigna à prendre le seul qui lui restât. Il dit donc adieu à sa famille, à ses compagnons d’armes qui pleuraient et gémissaient, et se remit avec Rachîd entre les mains des Almoravides. Le château fut pillé comme la ville l’avait été, et l’on annonça à Motamid que lui et sa famille n’auraient la vie sauve, qu’à la condition qu’il enverrait à ses deux fils, Râdhî et Motadd, qui commandaient l’un à Ronda, l’autre à Mertola, l’ordre de se rendre sans retard aux corps almoravides qui les assiégeaient. Motamid consentit à le faire; mais comme il savait que ses deux fils avaient l’âme aussi fière que lui, il les conjura dans les termes les plus touchants d’obéir à ses volontés, la vie de leur mère, de leurs frères, de leurs sœurs ne pouvant être sauvée qu’à ce prix. Romaiquia joignit ses instances aux siennes; elle aussi craignait que ses fils ne refusassent de se soumettre, et cette crainte était fondée. Râdhî surtout, si touché qu’il fût du sort qui attendait sa famille au cas où il continuerait à se défendre, eut bien de la peine à se résoudre à obéir, car Ronda pouvait tenir très-longtemps encore. Le général Guerour, qui avait été chargé de l’assiéger, se tenait à distance; il n’osait approcher de ce nid d’aigle perché sur le sommet d’une montagne escarpée, et il n’avait aucun espoir de s’en emparer par la force des armes. A la fin, toutefois, le sentiment filial l’emporta dans le cœur de Râdhî; il consentit à traiter, et, ayant obtenu une capitulation honorable, il ouvrit aux Almoravides les portes de sa forteresse. Mais Guerour eut l’infamie de manquer à sa parole, et pour punir Râdhî d’avoir hésité si longtemps, il le fit assassiner. Motadd, qui s’était décidé plus vite, eut un sort moins dur; cependant la capitulation qu’il avait conclue fut violée aussi, car on lui enleva tous ses biens, quoiqu’on se fût engagé à les lui laisser[224].

La prise de Séville hâta la reddition d’Almérie. Sur son lit de mort, Motacim avait conseillé à son fils aîné, Izz-ad-daula, d’aller chercher un refuge à la cour des seigneurs de Bougie, aussitôt qu’il aurait appris que Séville avait dû se rendre. Cet événement ayant eu lieu, Izz-ad-daula obéit aux dernières volontés de son père, et alors les Almoravides entrèrent dans Almérie, tambour battant et enseignes déployées[225]. Peu de temps après, ils prirent Murcie, Dénia, Xativa[226]. Puis ils tournèrent leurs armes contre le royaume de Badajoz. Lors du siége de Séville, Motawakkil avait cru échapper à sa ruine en concluant une alliance avec les Almoravides, et il les avait même aidés, dit-on, à s’emparer de la capitale de Motamid[227]; mais plus tard, quand ses soi-disant alliés eurent commencé à ravager ses frontières, il s’était jeté dans les bras d’Alphonse et avait acheté la protection de ce monarque en lui cédant Lisbonne, Cintra et Santarem[228]. Cette démarche avait mécontenté ses sujets, et ce furent eux qui appelèrent les Almoravides. Par conséquent, Sîr, qui avait été nommé gouverneur de Séville, envoya une armée contre Motawakkil au commencement de l’année 1094, et cette armée conquit le pays, sans en excepter la capitale, avec tant de facilité et de rapidité, qu’Alphonse n’eut pas le temps de venir au secours de son allié. Motawakkil tomba au pouvoir des ennemis, la citadelle de Badajoz, où il s’était retiré avec sa famille, ayant été prise d’assaut. A force de tortures, Sîr le contraignit à révéler les endroits où il avait caché ses trésors, après quoi il lui annonça qu’il le ferait conduire à Séville de même que ses deux fils, Fadhl et Abbâs. Telle, cependant, n’était pas son intention; au contraire, il avait résolu d’en finir avec ces princes; seulement, comme il craignait que leur exécution, si elle avait lieu dans la ville, n’y produisît un mauvais effet, il avait ordonné au capitaine qui commandait l’escorte, de les mettre à mort dès qu’on serait hors de vue. A quelque distance de Badajoz, le capitaine annonça donc à Motawakkil que lui et ses fils devaient se préparer à mourir. Le prince infortuné ne tâcha pas de fléchir ses bourreaux, il savait que ce serait inutile; il les pria seulement de commencer par ses fils, car, selon les idées musulmanes, on peut racheter par les souffrances les péchés qu’on a commis. Sa demande lui fut accordée, et quand il eut vu tomber les têtes de ses deux enfants, il s’agenouilla pour faire une dernière prière. Les soldats ne lui laissèrent pas le temps de l’achever: ils le tuèrent à coups de lance[229].

En 1102, les Almoravides prirent possession de Valence, ville dont le Cid s’était emparé huit ans auparavant. Tant qu’il vécut, les Almoravides tâchèrent en vain de la lui enlever, et après sa mort (1099), sa veuve Chimène s’y maintint encore pendant plus de deux années; mais Alphonse, qu’elle avait appelé à son secours et qui croyait Valence trop éloignée de ses Etats pour qu’il pût la disputer longtemps aux Sarrasins, l’engagea à l’abandonner. C’est ce qui eut lieu; mais ne voulant laisser aux Almoravides que des décombres, les Castillans incendièrent la ville au moment de leur départ.

Il ne restait donc dans l’Espagne musulmane que deux Etats qui n’eussent pas encore été incorporés à l’empire des Almoravides: c’étaient Saragosse, où régnait Mostaîn, de la famille des Beni-Houd, et la Sahla, qui appartenait aux Beni-Razîn. Ces derniers avaient reconnu la souveraineté de Yousof; néanmoins ils furent déposés[230]. Plus heureux, Mostaîn, qui avait su gagner la faveur des Almoravides par les riches présents qu’il leur envoyait, conserva son trône tant qu’il vécut; mais à sa mort, arrivée le 24 janvier 1110, les choses changèrent de face. Son fils Imâd-ad-daula lui succéda; mais les habitants de Saragosse ne voulurent le reconnaître qu’à condition qu’il s’engagerait à licencier les soldats chrétiens qui servaient dans l’armée. C’était une condition bien dure à remplir, car depuis un siècle les chrétiens étaient les meilleures troupes de l’armée de Saragosse; ils étaient les plus sûrs appuis du trône, et si Imâd-ad-daula les congédiait, il était évident qu’il ne tarderait pas à succomber, attendu que ses sujets ne demandaient pas mieux que de se donner aux Almoravides. Malgré qu’il en eût, le prince consentit cependant à faire la promesse qu’on exigeait de lui; mais quand il l’eut remplie, ses sujets se hâtèrent de se mettre en rapport avec Alî, le fils de Yousof, qui régnait alors, son père étant mort trois ans auparavant, et de lui dire que, les chrétiens ayant été écartés, il lui serait facile de s’emparer du royaume. Informé de leurs menées, Imâd-ad-daula enrôla de nouveau des chrétiens. Cette mesure mit le comble au mécontentement de ses sujets. Ils informèrent Alî de ce qui s’était passé, et le supplièrent de les secourir. Alî demanda aux faquis de Maroc s’il avait le droit de céder à leur prière, et en ayant reçu une réponse affirmative, il fit parvenir au gouverneur de Valence l’ordre d’aller prendre possession de Saragosse. Cet ordre s’exécuta sans obstacle, car Imâd-ad-daula, qui ne se croyait plus en sûreté dans sa capitale, l’avait évacuée pour se jeter dans la forteresse de Rueda. Avant son départ, il avait encore écrit à Alî une lettre fort touchante, où il le conjurait, par l’amitié qui avait existé entre leurs pères, de lui laisser ses Etats, puisqu’il n’avait fait rien qui put motiver de la part d’Alî une démarche hostile. Cette lettre fit de l’impression sur Alî, d’autant plus que son père lui avait recommandé, sur son lit de mort, de vivre en paix avec les Beni-Houd; aussi envoya-t-il un contre-ordre au gouverneur de Valence; mais ce contre-ordre arriva trop lard; les Almoravides étaient déjà entrés dans Saragosse[231].

Toute l’Espagne musulmane était donc réunie sous le sceptre du roi de Maroc; ce que le peuple et les faquis avaient désiré s’était accompli, et les faquis du moins n’eurent pas à se repentir d’avoir coopéré de la manière la plus active au succès de la révolution. Il faudrait remonter jusqu’au temps des Visigoths pour trouver un second exemple d’un clergé aussi puissant que le clergé musulman l’était sous le règne des Almoravides. Les trois princes de cette maison qui régnèrent successivement sur l’Andalousie, Yousof, Alî (1106-1143) et Téchoufîn (1143-1145), étaient tous extrêmement dévots; ils entouraient tous les faquis de respects et d’hommages, ils ne faisaient rien sans avoir obtenu leur approbation. Cependant, c’est à Alî qu’il faut décerner la palme. Le hasard s’était trompé en faisant naître cet homme sur les marches d’un trône; la nature l’avait destiné pour une vie de repos et de pieuse méditation, pour le cloître, pour un ermitage dans le Désert. Sa vie durant, il ne fit que prier et jeûner. Naturellement les faquis n’eurent qu’à s’en applaudir: ils maniaient le monarque comme ils voulaient, gouvernaient l’Etat, disposaient de tous les postes et de toutes les faveurs, amassaient d’immenses richesses[232]; en un mot, ils recueillaient les fruits qu’ils s’étaient promis de la domination almoravide, et peut-être la moisson dépassait leurs espérances. Mais si l’événement avait justifié leur attente, il avait aussi justifié les craintes de ceux qui n’avaient voulu ni de la domination du clergé ni de celle des barbares soldats du Sahara et du Maroc. Les hommes de lettres, les poètes, les philosophes avaient de grands sujets de plainte. Il est vrai que plusieurs littérateurs qui avaient servi dans les chancelleries des princes andalous obtinrent des emplois dans celle du nouveau maître; mais ils se trouvaient déplacés et mal à l’aise au milieu de prêtres fanatiques et de rudes officiers; l’entourage des princes andalous avait été tout autre. Même chez ceux qui, pour gagner le pain du jour, flattaient les seigneurs almoravides et leur dédiaient des livres, on remarque une certaine tristesse mêlée à une grande admiration pour les princes lettrés qui avaient régné autrefois sur l’Andalousie. Il y en eut aussi qui éprouvaient parfois le besoin impérieux de décharger leur bile, comme ce secrétaire qui, lorsqu’il eut reçu l’ordre d’adresser, au nom du monarque, quelques reproches à l’armée de Valence, laquelle s’était laissé battre par le roi d’Aragon, céda à son antipathie jusqu’à placer dans sa lettre des phrases telles que celles-ci: «Lâches, infâmes, vous prenez donc tous la fuite à la vue d’un seul cavalier? Au lieu de chevaux à monter, nous devrions vous donner des brebis à traire. Il est temps que nous vous punissions sévèrement, que nous purgions de vous la Péninsule et que nous vous renvoyions dans le Sahara.» Un tel langage, il est à peine besoin de le dire, ne plut nullement au monarque, et le secrétaire fut destitué[233]. Quant aux poètes, ne trouvant plus de patrons, ils déploraient la décadence du goût et maudissaient la barbarie qui avait envahi leur pays[234]. Quelques-uns d’entre eux subsistaient péniblement en composant des odes en l’honneur des faquis, car, si dévots qu’ils fussent, ceux-ci n’étaient pas exempts de vanité, et leur chef Ibn-Hamdîn, le cadi de Cordoue, en avait même beaucoup. Il prétendait appartenir à la noblesse arabe, il tranchait du prince, et entre autres vers il se fit adresser ceux-ci: «Ne parle pas de la splendeur de Bagdad, ni de la beauté de la Chine ou de la Perse:—sur toute la terre il n’y a point de ville qui puisse se comparer à Cordoue, point d’homme qui puisse se mesurer avec Ibn-Hamdîn[235].» Mais les faquis, sans en excepter Ibn-Hamdîn, qui était cependant l’homme le plus riche de Cordoue[236], payaient fort mal[237], et d’ailleurs les poètes qui avaient le respect d’eux-mêmes et de leur art n’aimaient pas à les chanter. La pauvreté fut donc leur sort. Ibn-Bakî, un charmant poète, l’un des meilleurs que l’Andalousie ait eus, errait comme un vagabond de ville en ville et manquait de pain[238]. «Auprès de vous, mes compatriotes, disait-il dans un de ses poèmes, je suis dans la pauvreté et la misère, et si je méritais le nom d’homme libre et fier, je serais déjà parti. Votre jardin ne produit pas de fruits, votre ciel ne donne pas une goutte de pluie. J’ai du mérite cependant, et si l’Andalousie ne veut pas de moi, l’Irâc me recevra à bras ouverts. Ici ce serait une folie que de vouloir subsister par ses talents, car ici on ne trouve que de stupides et avares parvenus[239].» Une seule consolation restait aux poètes: ils pouvaient persifler les puissants du jour, écrire des satires pleines de fiel contre les faquis, «ces hypocrites, ces loups qui rampent dans les ténèbres et qui dévorent pieusement tous les biens d’ici-bas[240];» mais il était dangereux d’exhaler sa colère de cette façon, car les faquis savaient punir les audacieux qui se moquaient d’eux. La philosophie, il est à peine besoin de le dire, était une science prohibée. Mâlic ibn-Wohaib, de Séville, eut l’imprudence de s’en occuper; mais voyant qu’il risquait sa vie, il y renonça pour se livrer entièrement à l’étude de la théologie et du droit canon. Il n’eut pas à s’en repentir, car il devint l’ami et le confident du monarque; cependant on ne lui pardonna jamais tout à fait la faute qu’il avait commise dans sa jeunesse, et un de ses ennemis composa contre lui ces vers: «La cour d’Alî, le petit-fils de Téchoufîn, serait pure de toute souillure, si le démon n’avait trouvé le moyen d’y faire admettre Mâlic ibn-Wohaib[241].» L’intolérance des faquis dépassait toutes les bornes, et leurs vues étaient fort étroites. Peu versés dans l’étude du Coran et des traditions relatives au Prophète, ils ne connaissaient que les écrits des disciples de Mâlic, qu’ils regardaient comme des autorités infaillibles et dont il n’était pas permis de s’écarter. Leur théologie, à vrai dire, n’était autre chose qu’une connaissance minutieuse du droit canon. En vain des théologiens un peu plus éclairés s’élevaient contre leur goût exclusif pour des questions et des livres, en réalité secondaires: on leur répondait par la persécution, on les traitait d’hétérodoxes, de schismatiques, d’impies. Le livre que le célèbre Ghazzâlî avait publié en Orient sous le titre de Vivification des sciences religieuses, causa en Andalousie un grand scandale. Ce n’était pas, cependant, un livre hétérodoxe. Ghazzâlî, qu’aucun système philosophique n’avait satisfait, avait d’abord conclu au scepticisme; puis, le scepticisme n’ayant pu le retenir, il s’était précipité dans l’ascèse, et dès lors il était devenu l’ennemi juré de la philosophie[242]. Aussi affirme-t-il, dans sa Vivification des sciences religieuses, que la métaphysique ne doit servir qu’à défendre la religion révélée contre les novateurs et les hérétiques; dans un temps de foi vraie et vive, déclare-t-il, elle serait superflue; et quant à l’étude de la nature, il veut que l’on s’en abstienne absolument, si l’on s’aperçoit qu’elle pourrait ébranler la foi[243]. Mais il prêchait une religion intime, fervente, passionnée, une religion du cœur, et il blâmait énergiquement les théologiens de son temps, qui, s’arrêtant à l’écorce, ne s’occupaient que de questions de droit, utiles seulement pour terminer les insignifiantes querelles de la vile populace[244]. C’était attaquer les faquis andalous dans leur faible; aussi se récrièrent-ils d’indignation. Le cadi de Cordoue, Ibn-Hamdîn, déclara que tous ceux qui avaient lu le livre de Ghazzâlî étaient des mécréants, des damnés, et il dressa un fetfa où il disait que tous les exemplaires devaient en être livrés au feu. Ce fetfa, signé par les faquis de Cordoue, fut présenté au roi Alî, qui l’approuva. Par conséquent, le livre de Ghazzâlî fut brûlé à Cordoue et dans toutes les autres villes de l’empire, et l’on défendit à tout le monde, sous peine de mort et de confiscation des biens, d’en avoir un exemplaire[245].

On comprend que sous un tel régime le sort de ceux qui étaient en dehors de la religion musulmane était intolérable. Voici, par exemple, ce qui arriva aux juifs. Un faqui de Cordoue crut avoir trouvé un excellent moyen pour les forcer à embrasser l’islamisme. Il prétendit avoir rencontré parmi les papiers d’Ibn-Masarra une tradition qui disait que les juifs s’étaient engagés envers Mahomet à se faire musulmans à la fin du cinquième siècle de l’Hégire, si le Messie qu’ils attendaient n’avait pas paru dans cet intervalle. Evidemment ce faqui n’était pas très-fort sur l’histoire littéraire; s’il l’eût été, il se serait bien gardé de dire qu’il avait trouvé cette tradition dans les papiers d’Ibn-Masarra, car on sait que l’orthodoxie de ce savant était plus que suspecte[246]. Mais on n’y regarda pas de si près, et le roi Yousof, qui se trouvait alors en Espagne, se rendit à Lucéna (la ville exclusivement juive, car aucun musulman ne pouvait y habiter) afin de sommer les juifs d’exécuter la promesse faite par leurs ancêtres. Grande consternation parmi les juifs de Lucéna; heureusement pour eux, il leur restait un moyen pour se tirer d’affaire. Au fond, ce n’était pas à leur conscience, à leur foi, qu’on en voulait, mais à leur or; ils passaient pour les juifs les plus riches du monde musulman, et le gouvernement comptait sur eux pour combler le déficit créé dans le trésor par l’abolition des contributions illégales. C’est ce qu’ils n’ignoraient pas; en conséquence, ils s’adressèrent au cadi de Cordoue Ibn-Hamdîn, en le suppliant de vouloir bien intercéder pour eux auprès du souverain. Le cadi ne se montra pas inaccessible à leurs prières; il promit de parler en leur faveur, et il le fit. Nous n’oserions affirmer qu’il leur ait rendu ce service pour rien; mais en tout cas, il persuada au roi de se contenter d’une somme d’argent. Cette somme, il est vrai, était énorme; mais dans les circonstances données, les juifs durent s’estimer heureux d’en être quittes pour un sacrifice pécuniaire[247].

Les chrétiens, les Mozarabes comme on les appelait, eurent à souffrir bien davantage; la haine que les faquis et la populace nourrissaient contre eux était plus forte et plus envenimée. Dans beaucoup d’endroits ils ne formaient plus qu’une petite communauté; mais ils étaient encore nombreux dans la province de Grenade, et tout près de la capitale de cette province ils possédaient une belle église qui avait été bâtie, vers l’an 600, par un seigneur goth nommé Gudila. Cette église offusquait les faquis. Se fondant probablement sur l’autorité du calife Omar II qui avait voulu qu’on ne laissât debout nulle part ni églises ni chapelles, qu’elles fussent nouvelles ou anciennes[248], ils donnèrent un fetfa qui ordonnait de la détruire; et ce fetfa ayant reçu l’approbation de Yousof, l’édifice sacré fut démoli de fond en comble (1099). Selon toute apparence, d’autres églises eurent le même sort; il est certain du moins que les faquis abreuvèrent les Mozarabes de tant de vexations, que ceux-ci supplièrent enfin le roi d’Aragon, Alphonse le Batailleur, de venir les délivrer du joug intolérable qui pesait sur eux. Alphonse céda à leurs prières. En septembre 1125, il se mit en marche avec quatre mille chevaliers, lesquels étaient suivis de leurs gens d’armes et qui tous avaient juré sur l’Evangile de ne pas s’abandonner l’un l’autre. Son expédition, toutefois, n’eut pas le résultat qu’il s’en était promis. Il est vrai qu’il ravagea l’Andalousie pendant plus d’une année, qu’il poussa jusqu’aux portes de Cordoue et qu’il remporta une grande victoire à Arnisol près de Lucéna; mais il était venu pour prendre Grenade, et il n’y réussit pas. L’armée aragonaise partie, les musulmans punirent les Mozarabes de la manière la plus cruelle. Dix mille d’entre eux s’étaient déjà soustraits à leur fureur; connaissant le sort qui les attendait, ils avaient obtenu d’Alphonse la permission de s’établir dans ses Etats; mais il en restait encore beaucoup, et ceux-ci furent privés de leurs biens, maltraités de toutes les manières, jetés en prison ou mis à mort. La plupart, cependant, furent transportés en Afrique en butte à d’insupportables souffrances, et on les établit dans les environs de Salé et de Miquenès (1126). Tout cela se fit en vertu d’un décret d’Alî, que le cadi Ibn-Rochd (le grand-père du célèbre philosophe Averroès) avait provoqué[249]. Onze ans plus tard eut lieu une seconde déportation de Mozarabes[250], de sorte qu’en Andalousie il n’en resta que bien peu.

Pour beaucoup de gens ce gouvernement était donc bien dur, bien tyrannique. Cependant les chrétiens, les juifs, les théologiens musulmans de l’école libérale, les philosophes, les poètes, les hommes de lettres ne formaient, même pris ensemble, qu’une minorité. C’était sans contredit une minorité fort considérable et dont il était impossible de ne pas tenir compte, car presque tous les hommes de talent en faisaient partie; mais enfin, ce n’était pas la masse de la population. Ce que celle-ci attendait du nouveau gouvernement pouvait se formuler ainsi: l’ordre au dedans, la protection contre l’ennemi du dehors, la diminution des impôts et l’accroissement de la prospérité publique. Ces vœux furent-ils remplis? On peut dire qu’ils le furent pendant le règne de Yousof et dans les premières années de celui de son successeur. Dans ce temps-là l’ordre ne fut point troublé; les routes étaient sûres[251]; les Castillans furent si bien tenus en respect, qu’ils ne songèrent plus à venir ravager l’intérieur de l’Andalousie[252], et dans l’origine du moins, le gouvernement ne leva point de contributions illicites; c’étaient les juifs, comme nous l’avons vu, qui devaient payer pour les musulmans quand le trésor se trouvait à sec. Cependant nous n’oserions affirmer, comme le fait un chroniqueur[253], qu’il n’y eut aucune contribution extraordinaire, car il est certain qu’une fois, du moins, Yousof essaya de lever une contribution de guerre, une maouna (aide) comme on disait. Les Almériens, qui n’avaient jamais montré une bien grande partialité pour les Almoravides, refusèrent de la payer, et le cadi de cette ville, Abou-Abdallâh ibn-al-Farrâ, répondit en ces termes aux réprimandes de Yousof: «Vous me blâmez, seigneur, parce que je n’ai pas voulu contraindre mes concitoyens à payer la maouna, et vous dites qu’elle doit être payée, attendu que tous les cadis et faquis du Maroc et de l’Andalousie l’ont décrété ainsi en se fondant sur l’exemple d’Omar, le compagnon du Prophète, qui a été inhumé à côté de celui-ci et dont la justice n’a jamais été révoquée en doute. Voici ma réponse, émir des musulmans: vous n’êtes pas le compagnon du Prophète, vous ne serez pas inhumé à ses côtés, je ne sache pas que votre justice n’ait jamais été révoquée en doute, et si les cadis et les faquis vous mettent sur la même ligne qu’Omar, ils auront à répondre devant Dieu de cette opinion téméraire. Omar, d’ailleurs, n’a demandé la contribution dont il s’agit qu’après avoir juré dans la mosquée qu’il ne restait pas un seul dirhem dans le trésor; si vous pouvez en faire de même, vous aurez le droit de demander une contribution extraordinaire; sinon, non. Salut[254]!» Ce fier langage eut-il pour effet que Yousof renonça à son dessein, ou bien y persista-t-il? Nous ne saurions le dire; mais nous serions porté à croire que, sous le règne d’Alî, les contributions illégales furent rétablies, du moins en partie, car en parlant des Roum (chrétiens) auxquels ce prince donna des emplois, un chroniqueur[255] dit qu’ils furent chargés aussi de percevoir les maghram, et ordinairement on entend sous ce mot des impôts qui n’ont pas été prescrits par le Coran. Toutefois, la population fut taxée moins haut que sous les princes andalous, et il est naturel que, grâce à cette circonstance et au repos dont on jouissait, la prospérité s’accrût. Elle fut en effet très-grande; la preuve en est que le pain se vendait à bon marché et qu’on pouvait se procurer des légumes presque pour rien[256].

En général, le peuple ne fut donc pas désappointé; seulement il s’était trompé s’il avait cru que les Almoravides remporteraient sur les chrétiens des victoires décisives et rendraient à l’Espagne musulmane la grandeur et la puissance qu’elle avait eues du temps d’Abdérame III, de Hacam II, d’Almanzor. Les circonstances étaient cependant favorables, car après la mort d’Alphonse VI (1109), l’Espagne chrétienne fut longtemps en proie à la discorde et à la guerre civile; mais les Almoravides ne surent pas en profiter. Tous leurs efforts pour reprendre Tolède demeurèrent inutiles; ils s’emparèrent, il est vrai, de quelques villes moins importantes, mais les succès qu’ils obtinrent furent contre-balancés par la perte de Saragosse (1118).

Le peuple, au reste, n’eut pas à se féliciter longtemps de la révolution accomplie: gouvernement, généraux, soldats, tout se corrompit avec une étonnante rapidité.

Les généraux de Yousof, quand ils arrivèrent en Espagne, étaient illettrés, il est vrai, mais pieux, braves, probes, et accoutumés à la vie simple et frugale du Désert[257]. Enrichis par les trésors des princes andalous que Yousof leur avait prodigués, ils perdirent bien vite leurs vertus, et désormais ils ne songeaient plus qu’à jouir tranquillement des biens qu’ils avaient acquis[258]. La civilisation de l’Andalousie fut pour eux un spectacle tout à fait nouveau; ayant honte de leur barbarie, ils voulurent s’y initier et prirent pour modèles les princes qu’ils avaient détrônés. Malheureusement ils avaient l’épiderme trop dur pour pouvoir s’approprier la délicatesse, le tact, la finesse des Andalous. Tout portait chez eux le cachet d’une imitation servile et manquée. Ils se mirent à protéger les lettrés, à se faire réciter des poèmes et dédier des livres; mais tout cela, ils le faisaient gauchement, sans grâce et sans goût; quoi qu’ils fissent, ils restaient à demi sauvages et ne prenaient de la civilisation andalouse que son mauvais côté. Le beau-frère du roi Alî, Abou-Becr ibn-Ibrâhîm, qui fut quelque temps gouverneur de Saragosse après l’avoir été de Grenade, fut, pour ainsi dire, le type de ces généraux qui essayèrent, sans trop de succès, de s’andalousiser, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Né dans le Sahara, il avait été élevé dans les principes rigides et austères de sa nation; mais à Saragosse il les oublia et se modela en tout sur l’exemple des Beni-Houd, les anciens rois du pays. Ceux-ci ayant été des bons vivants, il voulut l’être aussi; en conséquence, il s’entoura de viveurs, et quand il buvait avec eux, il portait une couronne et un manteau royal; puis, comme les Beni-Houd avaient été les patrons de la philosophie—deux d’entre eux, Moctadir et Moutamin, avaient même écrit sur cette science—il voulut l’être à son tour, et sans se demander ce que son beau-frère et les faquis en diraient, il choisit pour son ami, son confident, son premier ministre, un homme dont les fidèles ne prononçaient le nom qu’avec horreur, qui ne croyait pas au Coran, qui niait toute révélation, le célèbre philosophe Avempace en un mot[259]. Ses soldats en furent si indignés, qu’un grand nombre d’entre eux l’abandonna[260]. Cependant les soldats, quoique plus orthodoxes, ne valaient pas mieux que leurs chefs. Ce qui les caractérisait, c’était l’insolence envers les Andalous et la lâcheté devant l’ennemi. Leur lâcheté était en effet si grande, que le roi Alî fut obligé de vaincre son aversion pour les chrétiens et d’enrôler ceux que son amiral Ibn-Maimoun, qui faisait une véritable chasse aux hommes, lui amenait des côtes de la Galice, de la Catalogne, de l’Italie, de l’empire byzantin[261]; et quant à leur insolence, elle ne connaissait pas de bornes. Ils traitaient l’Andalousie en pays conquis; ils y prenaient tout ce qui leur plaisait, argent, biens, femmes. Le gouvernement les laissait faire, il n’y pouvait rien. Sa faiblesse faisait pitié à voir. Les faquis avaient dû céder le pouvoir aux femmes ou du moins le partager avec elles. Le roi Alî se laissait dominer par son épouse Camar; d’autres dames gouvernaient à leur gré les hauts dignitaires, et pour peu que l’on contentât leur cupidité, l’on pouvait se permettre tout ce que l’on voulait. Même les bandits avaient le droit de compter sur l’impunité, s’ils avaient les moyens d’acheter la protection de ces dames. C’étaient elles, d’ailleurs, qui donnaient les postes, et d’ordinaire elles les accordaient à des hommes tout à fait incapables. En un mot, le gouvernement devint méprisable et ridicule. L’armée et le peuple se moquaient de lui, parce qu’il révoquait le lendemain les ordres qu’il avait donnés la veille; les grands seigneurs visaient au trône, et on les entendait dire qu’ils gouverneraient bien mieux que le faible Alî, lequel ne savait que jeûner et prier[262].

Pour comble de malheur, une terrible révolte éclata en Afrique (1121). Fanatisés par un prétendu réformateur, qui se donnait pour le Mahdî annoncé par Mahomet, les sauvages habitants de la chaîne de l’Atlas marocain, les Almohades (unitaires) comme ils s’appelaient, prirent les armes contre les Almoravides. Pour une dynastie déjà si faible et si chancelante, un tel coup devait être mortel. A l’exception des chrétiens, les soldats dont elle disposait étaient si mauvais, qu’ordinairement la vue seule de l’ennemi suffisait pour les mettre en déroute. Aussi le gouvernement aux abois ne savait que faire; pour prolonger de quelques instants sa triste existence, il dégarnissait l’Andalousie et en retirait les soldats, les armes, les munitions, les vivres[263]. Les chrétiens ne tardèrent pas à s’en apercevoir et à en profiter. En 1125, quatre ans après le commencement de la révolte des Almohades, Alphonse le Batailleur, roi d’Aragon, ravagea l’Andalousie, comme nous l’avons vu, pendant plus d’une année. En 1133, Alphonse VII de Castille, qui portait le titre d’empereur de même que son aïeul Alphonse VI, mit à feu et à sang les environs de Cordoue, de Séville, de Carmona, prit Xérès, qu’il pilla et brûla, et pénétra jusqu’à ce qu’on appelait alors la tour de Cadix, c’est-à-dire jusqu’aux colonnes d’Hercule[264]. Son aïeul n’avait pas fait pis du temps de Motamid. Cinq ans plus tard, il revint pour ravager les alentours de Jaën, de Baëza, d’Ubeda, d’Andujar. En 1143, ce fut de nouveau le tour de Cordoue, de Séville, de Carmona. L’année suivante, toute l’Andalousie fut pillée et brûlée depuis Calatrava jusqu’à Almérie[265].

Après avoir joui de quelques années prospères, le peuple andalous avait donc gagné ceci à la révolution qu’il avait saluée avec tant d’enthousiasme: un gouvernement impuissant et corrompu; une soldatesque lâche, indisciplinée et brutale; une police pitoyable, car les villes regorgeaient de voleurs et les campagnes étaient infestées par une foule de brigands; la stagnation presque complète du commerce et de l’industrie; la cherté des vivres, pour ne pas dire la disette; enfin, des invasions plus fréquentes qu’elles ne l’avaient jamais été et qui malheureusement tendaient encore à se multiplier[266]. Toutes les espérances avaient été trompées, et l’on maudissait maintenant ces Almoravides dans lesquels on avait vu naguère les sauveurs du pays et de la religion. Dès l’année 1121, les Cordouans se soulevèrent contre la soldatesque qui tenait garnison dans leur ville et qui se livrait à toutes sortes d’excès, sans que le gouvernement l’en empêchât. Ces barbares furent expulsés, leurs demeures pillées. Alors le roi Alî arriva en Andalousie avec une nuée d’Africains; jamais encore une armée aussi considérable n’était débarquée en Espagne. Mais les Cordouans, poussés à bout, étaient déterminés à se défendre avec le courage que donne le désespoir; ils fermèrent leurs portes et barricadèrent leurs rues. Le combat, toutefois, eût été trop inégal, et les faquis s’interposèrent pour prévenir l’effusion du sang. Cette fois, malgré leur servilité habituelle, ils prirent parti pour leurs concitoyens et contre le pouvoir. Ils déclarèrent dans un fetfa que la révolte des Cordouans était juste et légitime, attendu qu’ils n’avaient pris les armes que pour défendre leurs biens, leurs femmes, leur vie. Alî céda, comme de coutume, aux faquis, et après quelques pourparlers, les Cordouans s’engagèrent à payer une amende en dédommagement de ce qu’ils avaient pillé et détruit[267]. Dans d’autres villes le mécontentement croissait toujours, et quoique le passé n’eût pas été brillant, on le regrettait et l’on voulait y revenir, tant le présent était sombre et insupportable. On peut s’en convaincre en lisant le message que les Sévillans envoyèrent en 1133 à Saif-ad-daula, le fils du dernier roi de Saragosse, qui se trouvait dans l’armée d’Alphonse VII, alors que celle-ci était devant les portes de leur ville. «Adressez-vous au roi des chrétiens, lui firent-ils dire; concertez-vous avec lui et faites en sorte que nous soyons délivrés du joug des Almoravides. Une fois libres, nous payerons au roi de Castille un tribut plus considérable que celui que nos pères payaient aux siens, et vous, vous régnerez sur nous, vous et vos fils[268].» Onze ans après, la mesure étant comble et l’empire croulant de toutes parts, on se disait dans les rues et dans les mosquées: «Les Almoravides nous tirent jusqu’à la moelle des os; ils nous enlèvent nos biens, notre argent, nos femmes, nos enfants; soulevons-nous contre eux, chassons-les, tuons-les!» Et d’autres disaient: «Nous devons d’abord faire alliance avec l’empereur de Léon; nous lui payerons un tribut comme nos pères le faisaient.—Oui, oui, criait-on de toutes parts, tous les moyens sont bons pourvu que nous soyons délivrés des Almoravides.» Et l’on appelait la bénédiction du ciel sur les projets qu’on avait formés[269]; toute l’Andalousie se levait comme un seul homme pour massacrer ses oppresseurs, les cadis et les faquis en tête, car le clergé, on le sait, a rarement compté la reconnaissance au nombre de ses vertus.

Nous n’avons à raconter ni l’histoire de cette révolution, ni la conquête de l’Espagne par les Almohades qui avaient renversé les Almoravides dans le Maroc. La tâche que nous nous étions imposée était de retracer l’histoire de l’Andalousie indépendante, et si, en jetant un rapide coup d’œil sur la période où ce pays n’était plus qu’une province d’un autre empire, nous avons passé les bornes de notre sujet, nous l’avons fait parce que nous croyions de notre devoir de montrer que l’Andalousie, quand elle se fut donnée aux Almoravides, fut loin d’être heureuse, et qu’elle en vint même à regretter ses princes indigènes, qu’elle avait tant calomniés, qu’elle avait abandonnés et trahis à l’heure du danger.

Avant de terminer, un seul devoir nous reste à remplir: c’est de raconter l’histoire de Motamid pendant sa captivité.

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