XV.

Quelles qu’aient été les vertus de Yousof—et les faquis affirmaient qu’il en avait beaucoup—la magnanimité envers les vaincus n’en faisait pas partie. Sa conduite à l’égard des princes andalous qu’il avait fait prisonniers, fut cruelle et odieuse. Il est vrai que les deux petits-fils de Bâdîs furent traités convenablement: ils recouvrèrent la liberté à condition qu’ils ne quitteraient pas le Maroc, et reçurent un traitement assez considérable, de sorte qu’Abdallâh put laisser une belle fortune à ses enfants. C’est que Yousof avait pour ces deux princes, qui étaient de sa nation, un certain faible; c’étaient en outre des hommes incapables dont il n’avait rien à craindre et qui le flattaient[270]. Quant aux autres princes, nous avons déjà vu quel fut le sort de Râdhî, de Motawakkil, de Fadhl, d’Abbâs; et celui de Motamid, quoiqu’on ne lui ôtât pas la vie, ne fut pas moins déplorable.

Après la prise de Séville, l’ordre avait été donné de le transporter à Tanger. Au moment où il s’embarquait avec ses femmes et plusieurs de ses enfants, une foule innombrable couvrait les rives du Guadalquivir pour lui dire un dernier adieu. Dans une de ses élégies, le poète Ibn-al-labbâna a décrit cette scène en ces termes:

Vaincus après une vaillante résistance, les princes furent poussés vers le navire. La foule encombrait les rives du fleuve; les femmes étaient sans voile et elles se déchiraient le visage de douleur. Au moment des adieux, que de cris, que de larmes! Que nous reste-t-il à présent? Pars d’ici, ô étranger! rassemble tes bagages et fais tes provisions, car la demeure de la générosité est désormais déserte. Et toi qui avais l’intention, de t’établir dans cette vallée, sache que la famille que tu cherchais n’y est plus et que la sécheresse a détruit notre moisson. Et toi, chevalier au superbe cortége, dépose tes armes qui ne te serviraient à rien, car le lion a déjà ouvert sa gueule pour te dévorer[271].

Quand Motamid fut arrivé à Tanger, où il resta quelques jours, le poète Hoçrî qui y habitait et qui avait passé quelque temps à la cour de Séville, lui envoya des poèmes qu’il avait composés en son honneur. Parmi ces pièces une seule était nouvelle, et dans celle-là Hoçrî demandait un cadeau, quoiqu’il dût savoir que Motamid n’était plus en état d’en faire. En effet, l’ex-roi de Séville n’avait conservé de toutes ses richesses que trente-six ducats, qu’il avait cachés dans sa bottine et que ses pieds avaient empreints de leur sang; mais telle était sa générosité, qu’il n’hésita pas à sacrifier cette dernière ressource: il enveloppa les ducats dans un morceau de papier, et y ayant ajouté une pièce de vers dans laquelle il s’excusait de l’exiguïté de son cadeau, il les envoya à Hoçrî. Ce mendiant éhonté n’eut pas même la politesse de l’en remercier, et quand les autres rimeurs de Tanger et des environs eurent appris que Motamid faisait encore des cadeaux, ils survinrent en grand nombre pour lui présenter leurs vers. Hélas! il n’avait plus rien à donner, et à cette occasion il dit:

Les poètes de Tanger, de la Mauritanie entière, se sont évertués à faire des vers, et ils voudraient recevoir quelque chose du captif. Ce serait plutôt à lui de leur demander une aumône; quelle merveille, quelle merveille! Si la pudeur qui est au fond de son âme, si la fierté que lui ont léguée ses ancêtres ne l’en empêchaient pas, il rivaliserait avec eux, il mendierait, lui qui naguère, quand on faisait un appel à sa générosité, répandait l’or à pleines mains[272].

De Tanger on le conduisit à Miquenès. En route il rencontra une procession qui allait implorer de la pluie, et à cette occasion il composa ces vers:

Voyant ces gens qui allaient implorer de la pluie: «Mes larmes, leur dis-je, vous en tiendront lieu.—Tu as raison, me répondirent-ils, tes larmes sont assez abondantes pour cela, mais elles sont mêlées de sang[273]

A Miquenès il resta plusieurs mois[274], jusqu’à ce que Yousof ordonnât de le transporter à la ville d’Aghmât, non loin de Maroc. Pendant qu’on lui faisait faire ce trajet, son fils Rachîd, qu’il avait refusé de voir, parce que, pour un motif que nous ignorons, il était fâché contre lui, lui adressa ces vers pour l’apaiser:

Emule de la pluie bienfaisante, seigneur de la générosité, protecteur des hommes! la plus grande faveur que vous pourriez m’accorder, ce serait de me permettre de contempler un instant ton noble visage, qui, gai et brillant, pourrait nous tenir lieu, la nuit de flambeaux, le jour du soleil.

Motamid lui répondit par ceux-ci:

J’étais l’émule de la pluie bienfaisante, le seigneur de la générosité, le protecteur des hommes, alors que ma main droite prodiguait les dons le jour de la distribution des cadeaux, ou enlevait la vie aux ennemis le jour du combat, et que ma main gauche tenait la bride qui domptait le coursier effrayé par le bruit des lances. Mais à présent je suis au pouvoir de la captivité et de la misère; je ressemble à une chose sacrée qu’on a profanée, à un oiseau dont on a brisé les ailes. Je ne puis plus répondre à l’appel de l’opprimé ou du pauvre. La gaîté de mon visage, à laquelle tu étais accoutumé, s’est changée en une morne tristesse; les soucis ne me permettent plus de penser à la joie; aujourd’hui les regards se détournent de moi, au lieu qu’auparavant ils me cherchaient[275].

A Aghmât il mena dans la prison une existence triste et douloureuse. Le gouvernement s’occupait de lui pour ordonner, tantôt qu’on lui mît des chaînes, tantôt qu’on les lui ôtât, mais au reste il ne prenait pas même soin de sa subsistance. Aussi vivait-il avec sa famille dans la dernière détresse. Pour subvenir à leurs besoins, son épouse et ses filles furent obligées de filer. C’est dans la poésie qu’il cherchait sa consolation. Ainsi, quand il eut aperçu de l’étroite fenêtre de son cachot une volée de ces oiseaux rapides auxquels les Arabes donnent le nom de catâ et qui sont une espèce de perdrix:

Je pleurais, dit-il, en voyant passer auprès de moi une compagnie de catâs; ils étaient libres, ils ne connaissaient ni prison ni chaîne. Ce n’était pas par jalousie que je pleurais, mais parce que j’aurais voulu être comme eux, car alors je pourrais aller où je voudrais, mon bonheur ne se serait pas évanoui, mon cœur ne serait pas rempli de douleur, je ne pleurerais pas la perte de mes enfants. Ils sont heureux: ils ne sont pas séparés l’un de l’autre, aucun d’entre eux n’éprouve la douleur d’être loin de sa famille, ils ne passent pas comme moi la nuit dans d’affreuses angoisses, alors que j’entends grincer la porte de la prison sur ses verrous ou dans sa serrure. Ah! que Dieu leur conserve leurs petits; quant aux miens, ils manquent d’eau et d’ombrage[276]!

Puis c’étaient des vers sur sa grandeur passée, sur les magnifiques palais qui naguère avaient été témoins de son bonheur, sur ses fils qui avaient été massacrés, et à l’occasion de la fête de la rupture du jeûne, il composa ceux-ci:

Autrefois les fêtes te rendaient joyeux, mais la fête qui te trouve captif à Aghmât te rend triste. Tu vois tes filles couvertes de haillons et mourant de faim; elles filent pour ceux qui les paient, car elles ne possèdent plus rien au monde. Elles viennent vers toi pour t’embrasser, fatiguées, brisées par le travail et les yeux baissés. Elles marchent nu-pieds dans la boue des rues, comme si elles n’eussent pas marché jadis sur du musc et du camphre[277]! Leurs joues creuses attestent la misère et les larmes les ont sillonnées.... De même qu’à l’occasion de cette triste fête (Dieu veuille qu’elle ne revienne pas pour toi!) tu as rompu le jeûne, de même ton cœur a rompu le sien: ta douleur, longtemps contenue, a éclaté enfin. Jadis, quand tu commandais, tout le monde t’obéissait: à présent tu en es réduit à recevoir toi-même des ordres. Les rois qui se réjouissent de leur puissance se laissent abuser par un rêve[278]!

La malheureuse Romaiquia n’était pas faite pour une vie si dure: elle tomba dangereusement malade. Motamid en fut fort attristé, d’autant plus qu’il n’y avait à Aghmât personne à qui il osât confier le soin de la guérir. Heureusement le célèbre Abou-’l-Alâ Avenzoar[279], qui, dans les dernières années de son règne, avait été le médecin de sa cour, et auquel il avait rendu les biens de son grand-père que Motadhid avait confisqués[280], se trouvait alors à Maroc. Il lui écrivit pour le prier de vouloir bien se charger du traitement de la maladie de Romaiquia. Avenzoar lui promit de venir; mais comme dans sa lettre il avait souhaité à Motamid une longue vie, celui-ci lui envoya ces vers en le remerciant:

Tu me souhaites une longue vie; mais comment un prisonnier pourrait-il la désirer? La mort n’est-elle pas préférable à une vie qui apporte sans cesse de nouveaux tourments? D’autres peuvent former un tel souhait, car ils ont l’espoir de rencontrer le bonheur; mais le seul souhait que je puisse former, c’est de rencontrer la mort. Voudrais-je vivre pour voir mes filles manquer de vêtements et de souliers? Elles sont à présent les servantes de la fille d’un homme dont l’emploi était d’annoncer ma venue quand je me montrais en public, d’écarter les gens qui se pressaient sur mon passage, de les contenir quand ils encombraient la cour de mon palais, de galoper à ma droite et à ma gauche quand je passais mes troupes en revue, et de prendre soin qu’aucun soldat ne sortît des rangs[281]. Toutefois la prière que tu as faite dans une intention bienveillante m’a fait du bien. Dieu te récompense, Abou-’l-Alâ, tu es un homme de cœur! J’ignore quand le vœu que je forme sera rempli, mais je me console par la pensée que dans ce monde tout a un terme[282].

Ce qui parfois lui apportait un soulagement momentané, c’étaient les lettres et les visites des poètes que jadis il avait comblés de ses bienfaits. Plusieurs d’entre eux firent le voyage d’Aghmât, Abou-Mohammed Hidjârî entre autres, qui, pour un seul poème, avait reçu de lui tant d’argent qu’il put ouvrir une maison de commerce et jouir d’une honnête aisance tant qu’il vécut. Motamid lui avoua qu’il avait eu tort d’appeler Yousof en Andalousie. «En le faisant, dit-il, j’ai creusé ma propre fosse.» Quand le poète vint lui dire adieu pour retourner à Almérie où il demeurait, Motamid voulut encore lui faire un cadeau, malgré l’exiguïté de ses moyens; mais Hidjârî eut la délicatesse de le refuser et improvisa ces deux vers:

Je jure que je n’accepterai rien de vous, à présent que la destinée vous a frappé d’une manière si cruelle et si injuste. Ce que vous m’avez donné autrefois est bien suffisant, quoique vous-même vous l’ayez oublié[283].

Mais le plus fidèle et le plus assidu de ces amis, c’était Ibn-al-labbâna, et une fois qu’il arriva à Aghmât, il apporta de bonnes nouvelles d’Andalousie. Les esprits, disait-il, y étaient en émoi. Les patriciens, qui n’avaient jamais voulu de la domination de Yousof, s’agitaient et conspiraient pour replacer Motamid sur le trône[284]. Il disait vrai; le mécontentement était très-grand dans les classes éclairées, et le gouvernement ne tarda pas à en acquérir des preuves. Aussi prit-il des mesures de précaution; il fit arrêter plusieurs personnes suspectes, notamment à Malaga; mais les conjurés de cette ville, dont Ibn-Khalaf, un patricien très-considéré, était le chef, profitèrent de l’obscurité de la nuit pour s’échapper de prison, après quoi ils se rendirent maîtres du château de Montemayor[285]. Bientôt Abd-al-djabbâr, un fils de Motamid qui était resté en Andalousie avec sa mère et que le peuple prenait pour Râdhî (celui qui avait été assassiné à Ronda), se rendit auprès d’eux. Ils le nommèrent leur chef, et tout semblait aller selon leurs souhaits. Un navire de guerre marocain qui échoua dans le voisinage du château, leur fournit des vivres, des munitions, des armes. Algéziras se déclara pour eux de même qu’Arcos, et s’étant rendu dans cette dernière ville en 1095, Abd-al-djabbâr se mit à faire des razzias jusqu’aux portes de l’ancienne capitale du royaume de ses ancêtres[286].

La première nouvelle de la révolte de son fils causa à Motamid une profonde douleur. La témérité de l’entreprise l’effrayait; il craignait pour Abd-al-djabbâr un sort aussi dur que celui qui avait déjà frappé plusieurs de ses fils. Mais ces sentiments firent bientôt place à l’espérance; il entrevoyait la possibilité de retourner dans son pays, de reconquérir son trône[287], et devant ses amis il ne s’en cachait pas. Ecrivant, par exemple, au poète Ibn-Hamdîs, qui était retourné à Mahdia après lui avoir rendu visite, il lui envoya un poème qui commençait ainsi:

La chaire dans la mosquée et le trône dans le palais pleurent le captif que le destin a jeté sur la plage africaine,

et dans lequel il disait:

Oh! je voudrais savoir si je reverrai mon jardin et mon lac dans ce noble pays où croissent les oliviers, où roucoulent les colombes, où les oiseaux font entendre leur doux ramage[288].

Ibn-al-labbâna nourrissait ces espérances. A la veille de retourner en Andalousie, il avait reçu de Motamid vingt ducats et deux pièces d’étoffe: il lui renvoya ce cadeau et parmi les vers qu’il lui fit parvenir à cette occasion se trouvaient ceux-ci:

Un peu de patience encore! Bientôt tu me combleras de bonheur, car tu remonteras sur le trône. Le jour où tu rentreras dans ton palais, tu m’élèveras aux plus hautes dignités. Tu surpasseras alors le fils de Merwân en générosité, et moi, je surpasserai Djarîr en talent[289]. Prépare-toi à luire de nouveau: une éclipse de lune n’est pas de longue durée[290].

Chargé de chaînes—car Yousof avait ordonné de les lui remettre; «le lionceau ayant rugi, dit un rhéteur de l’époque, on craignait un bond de la part du lion»—Motamid vivait ainsi d’espérance, et cette espérance n’était pas tout à fait sans fondement: le parti d’Abd-al-djabbâr était nombreux et il inspirait au gouvernement de graves inquiétudes; il sut se maintenir pendant plus de deux ans, et il n’était pas encore dompté au moment où Motamid mourut après une longue maladie[291] (1095), à l’âge de cinquante-cinq ans[292].

L’ex-roi de Séville fut inhumé dans le cimetière d’Aghmât. Quelque temps après, à l’occasion de la fête de la rupture du jeune, le poète andalous Ibn-Abd-aç-çamad fit sept fois le tour de son tombeau, à l’instar des pèlerins qui font le tour de la Caba; puis il s’agenouilla, baisa la terre qui couvrait les dépouilles mortelles de son bienfaiteur, et récita une élégie. Touchée par l’exemple qu’il lui avait donné, la foule fit aussi le tour du tombeau à la manière des pèlerins et en poussant de longs gémissements[293].

 

«Tout le monde aime Motamid, dit un historien du XIIIe siècle, tout le monde a pitié de lui, et aujourd’hui encore on le pleure[294].» En effet, il est devenu le plus populaire de tous les princes andalous. Sa générosité, sa bravoure, son caractère chevaleresque le rendaient cher aux hommes cultivés des générations suivantes; les âmes sensibles étaient touchées de son immense infortune; le vulgaire s’intéressait à ses aventures romanesques, et comme poète, il fut admiré même par les Bédouins qui, en fait de langage et de poésie, passaient pour des juges à la fois plus difficiles et plus compétents que les habitants des villes. Voici, par exemple, ce que l’on raconte à ce sujet:

Dans une des premières années du XIIe siècle, un Sévillan, qui voyageait dans le Désert, arriva à un campement de Bédouins Lakhmites. S’étant approché d’une tente et ayant demandé l’hospitalité à celui qui en était le maître, ce dernier, enchanté de pouvoir pratiquer une vertu que sa nation apprécie infiniment, l’accueillit avec une grande cordialité.

Le voyageur avait déjà passé deux ou trois jours auprès de son hôte, lorsque, une nuit, après avoir cherché en vain le sommeil, il sortit de la tente pour aller aspirer le souffle des zéphyrs.

Il faisait une nuit sereine et admirable, dont des brises douces et caressantes tempéraient la tiédeur. Dans un ciel d’azur, semé d’étoiles, la lune s’avançait, lente, majestueuse, éclairant de sa lumière le Désert auguste qu’elle faisait resplendir comme un miroir et qui présentait l’image la plus complète du silence et du repos. Ce spectacle rappela au Sévillan un poème que son ancien souverain avait composé, et il se mit à le réciter. Ce poème, c’était celui-ci:

La nuit ayant étendu les ténèbres sur la terre en guise d’un voile immense, je buvais, à la lueur des flambeaux, le vin qui scintillait dans la coupe, lorsque soudain la lune se montra, accompagnée d’Orion. On eût dit une reine superbe et magnifique, voulant jouir des beautés de la nature, et se servant d’Orion comme d’un dais. Peu à peu d’autres étoiles étincelantes vinrent l’entourer, l’une à l’envi de l’autre; d’instant en instant la splendeur s’augmentait, et dans le cortège les Pléiades semblaient le drapeau de la reine.

Ce qu’elle est là-haut, je le suis ici-bas, entouré de mes nobles chevaliers et des belles jeunes filles de mon sérail, dont la noire chevelure ressemble à l’obscurité de la nuit, tandis que ces coupes resplendissantes sont pour moi des étoiles. Buvons, mes amis, buvons le jus de la treille, pendant que ces belles, s’accompagnant de la guitare, vont nous chanter leurs airs mélodieux[295].

Puis le Sévillan récita encore un long poème, que Motamid avait composé pour apaiser le courroux de son père, irrité du désastre qui avait frappé son armée à Malaga par suite de la négligence de son fils qui la commandait.

A peine eut-il fini, que la toile de la tente devant laquelle il se trouvait par hasard, fut levée, et qu’un homme que l’on aurait reconnu pour le chef de la tribu rien qu’à son aspect vénérable, se montra à ses regards et lui dit avec cette élégance de diction et cette pureté d’accent, pour lesquelles les Bédouins ont toujours été renommés et dont ils sont excessivement fiers:

—Dites-moi donc, citadin que Dieu veuille bénir, de qui sont-ils, ces poèmes, limpides comme un ruisseau, frais comme une pelouse nouvellement arrosée par la pluie, tantôt tendres et suaves comme la voix d’une jeune fille au collier d’or, tantôt vigoureux et sonores comme le cri d’un jeune chameau?

—Ils sont d’un roi qui a régné en Andalousie et qui s’appelait Ibn-Abbâd, répondit l’étranger.

—Je suppose, reprit le chef, que ce roi régnait sur un petit coin de terre, et que, par conséquent, il pouvait consacrer tout son temps à la poésie, car quand on a d’autres occupations, on n’a pas le loisir de composer des vers comme ceux-là.

—Pardonnez-moi; ce roi régnait sur un grand pays.

—Et pourriez-vous me dire à quelle tribu il appartenait?

—Certainement; il était de la tribu de Lakhm.

—Que dites-vous? Il était de Lakhm? Mais il était de ma tribu alors!

Et ravi d’avoir trouvé une nouvelle illustration pour sa tribu, le chef, dans un élan d’enthousiasme, se mit à crier d’une voix retentissante:

—Debout, debout, gens de ma tribu! Alerte, alerte!

En un clin d’œil tous furent sur pied et vinrent entourer leur chef. Les voyant rassemblés:

—Ecoutez, leur dit-il, ce que je viens d’entendre, et retenez bien ce que je viens de graver dans ma mémoire; car c’est un titre de gloire qui s’offre à vous tous, un honneur dont vous avez tous le droit d’être fiers. Citadin, récitez encore une fois, je vous en prie, les poèmes de notre cousin.

Lorsque le Sévillan eut satisfait à ce désir et que tous les Bédouins eurent admiré ces vers avec le même enthousiasme que l’avait fait leur chef, celui-ci leur raconta ce qu’il avait entendu dire à l’étranger au sujet de l’origine des Beni-Abbâd, leurs alliés, leurs parents, puisqu’ils descendaient, eux aussi, d’une famille lakhmite qui parcourait autrefois le Désert avec ses chameaux, et dressait ses tentes là où les sables séparent l’Egypte de la Syrie; après quoi il leur parla de Motamid, le poète tour à tour gracieux ou sublime, le preux chevalier, le puissant monarque de Séville. Quand il eut fini, tous les Bédouins, ivres de joie et d’orgueil, montèrent à cheval pour se livrer à une brillante fantasia qui dura jusqu’aux premiers rayons de l’aurore. Puis le chef choisit vingt de ses meilleurs chameaux et en fit présent à l’étranger. Tous suivirent cet exemple dans la mesure de leurs moyens, et, avant que le soleil se fût levé tout à fait, le Sévillan se vit en possession d’une centaine de chameaux. Après l’avoir caressé, choyé, festoyé et honoré de toutes les manières, ces généreux fils du Désert consentirent à peine à le laisser partir quand le moment de se remettre en voyage fut arrivé pour lui, tant celui qui savait réciter les vers du roi poète qu’ils appelaient leur cousin, était devenu cher à leurs cœurs[296].

Environ deux siècles et demi plus tard, alors que l’Espagne musulmane, autrefois si sceptique, s’était depuis longtemps jetée dans la dévotion, un pèlerin, portant bourdon et rosaire, parcourait le royaume de Maroc, afin de s’entretenir avec les pieux ermites et de visiter les lieux saints. Ce pèlerin, c’était le célèbre Ibn-al-Khatîb, le premier ministre du roi de Grenade. Arrivé dans la petite ville d’Aghmât, il s’achemina vers le cimetière, où reposaient Motamid et son épouse sous un tertre couvert de lotus. A l’aspect de ces deux tombeaux, délabrés par la vétusté et le défaut de soin, le vizir grenadin ne put retenir ses larmes et improvisa ces vers:

Je suis venu à Aghmât pour y accomplir un pieux devoir, pour m’agenouiller sur ta tombe! Ah! pourquoi ne m’a-t-il pas été donné de te connaître vivant et de chanter ta gloire, toi qui surpassais tous les rois en générosité, toi qui brillais comme un flambeau dans l’obscurité de la nuit? Qu’au moins il me soit permis de saluer respectueusement ton tombeau! L’élévation du terrain le distingue de ceux du vulgaire: ayant primé les autres hommes pendant ta vie, tu primes aussi ceux qui à tes pieds dorment du sommeil éternel. O sultan parmi les vivants, et sultan parmi les morts! jamais dans les siècles passés on n’a vu ton égal, et jamais, j’en suis convaincu, on ne verra dans les siècles futurs un roi qui te ressemble[297].

Motamid, à coup sûr, ne fut pas un grand monarque. Régnant sur un peuple énervé par le luxe et ne vivant que pour le plaisir, il le serait devenu difficilement, lors même que son indolence naturelle et cet amour des choses extérieures, qui est le bonheur et l’infirmité des artistes, ne l’en eussent pas empêché. Mais nul autre n’avait dans l’âme tant de sensibilité, tant de poésie. Chez lui le moindre événement dans sa vie, la moindre joie ou le moindre chagrin, se revêtait aussitôt d’une forme poétique, et l’on pourrait écrire sa biographie, sa vie intérieure du moins, rien qu’avec ses vers, révélations intimes du cœur où se reflètent ces joies et ces tristesses que le soleil ou les nuages de chaque jour amènent ou remportent avec eux. Et puis, il eut la bonne fortune d’être le dernier roi indigène qui représentât dignement, brillamment, une nationalité et une culture intellectuelle, qui succombèrent, ou peu s’en faut, sous la domination des barbares qui avaient envahi le pays. Une sorte de prédilection s’attacha à lui, comme au plus jeune, au dernier né de cette nombreuse famille de princes poètes qui avaient régné sur l’Andalousie. On le regrettait plus que tout autre, presque à l’exclusion de tout autre, de même que la dernière rose de la saison, les derniers beaux jours de l’automne, les derniers rayons du soleil qui se couche, inspirent les regrets les plus vifs.

 

 

FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER VOLUME.

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